Depuis les années 1980, l'histoire de la réception ou Wirkungsgeschichte, dont les fondements ont été jetés par l'herméneutique des années 1960,Footnote 1 attire de plus en plus l'intérêt des exégètesFootnote 2 et pourrait devenir l'un des nouveaux paradigmes de cette discipline. Pourtant, malgré le caractère relativement ancien de sa formulation, ce champ d'investigation reste en friche et manque parfois d'armature notionnelle. On peut en particulier se demander ce qui doit être soumis à l'histoire de la réception. On s'accordera certainement à faire une Wirkungsgeschichte des idées, des scènes bibliques (l'art en a fait plus d'une!), des personnages, mais doit-on s'en arrêter là? En prenant l'exemple d'Haceldama, nous voudrions montrer qu'une histoire de la réception des lieux est possible et qu'elle ouvre même d'intéressantes perspectives. Pour la plupart des commentateurs, en effet, Haceldama est une simple curiosité exégétique. Dans les Actes des Apôtres, on le découvre comme une précision en apparence insignifiante. Pierre explique qu'après avoir reçu l'argent de la livraison, Judas s'est acheté un champ où il est mort de la plus répugnante des façons. Puis, dans un détour de phrase, il affirme:
La chose fut si connue de tous les habitants de Jérusalem que ce domaine fut appelé dans leur langue Hakeldamakh, c'est-à-dire ‘Champ du sang’. Or il est écrit au Livre des Psaumes: Que son enclos devienne désert et qu'il ne se trouve personne pour y habiter. (Ac 1.19–20)
Le dernier grand commentaire en date, celui de Daniel Marguerat, rappelle l'accord du verset avec Mt 27.8 qui parle lui aussi d'Haceldama; il souligne les variations d'orthographe (L'orthographe du mot varie selon les manuscrits: le Sinaïticus et l'Alexandrinus portent Ἀχελδαμάχ, le Vaticanus Ἁκελδαμά, etc.; la Vulgate porte Haceldama qui s'est finalement imposé en français); citant le grand article de Pierre Benoît,Footnote 3 il y voit une étiologie (l'expression vient de Preuschen qui en 1912 parlait déjà d'Ätiologische Sage Footnote 4) pour expliquer le nom d'un lieu que la tradition situe au confluent des vallées du Cédron, du Tyropœon et de la Géhenne.Footnote 5 Arie Zwiep, qui a rédigé un commentaire suivi du chapitre en dit un peu plus, en expliquant, citant Sheeley et Aalbers,Footnote 6 que l'usage d'un terme étranger crée une distance volontaire à l'égard de ses lecteurs hellénistiques.Footnote 7 Il précise ailleurs que l'usage du terme Ἁκελδαμάχ est typiquement non lucanien puisque Luc a l'habitude d'éliminer les termes étrangers et postule donc l'existence d'une autre source: ainsi s'explique la parenté avec Matthieu.Footnote 8 Bien maigre moisson, donc, qui ne vient pas remettre en cause le travail des commentateurs, mais qui peut être nettement enrichie par l'histoire de la réception.
1. Première réception: du texte à la géographie
L'histoire de l'occupation du lieu nous convainc tout d'abord de l'emprise des textes bibliques sur les représentations géographiques. Si le lieu semble toujours avoir été destiné aux inhumations (comme le rappelle l'article de P. Benoît susmentionné qui invoque Jérémie et Isaïe pour en faire un lieu de sépulture ancien), sa réputation le condamnait à le demeurer. Une découverte archéologique faite en 1989 lors de la construction de la route d'Abu Tor à Silwan révèle la présence de trois tombes datant d'avant 70 et utilisées jusqu'à la fin de la période romaine.Footnote 9 On y découvre un grand nombre d'ossuaires avec des inscriptions en grec et en hébreu. Ces trois lieux semblent être des tombes familiales: la tombe 3 paraît avoir appartenu à la famille d'Ariston d'Apamée; la famille de la tombe 2 semble avoir une prédilection pour des noms reprenant le nom d'Éros, ce qui suppose une tradition familiale. Il est possible, en observant l'onomastique et la décoration, que ces familles soient originaires de Syrie et qu'ils soient donc des étrangers. En tout cas, on se trouve face au dernier repos de familles fortunes.Footnote 10 Le fait est confirmé par la découverte en 2000 d'une tombe par des pillards qui recelaient un cadavre bien conservé qui avait la particularité d'être atteint à la fois colonisé par Mycobacterium tuberculosis et Mycobacterium lepræ, autrement dit la lèpre et la tuberculose. Quoique doublement marginalisé par ces maladies hautement contagieuses, l'homme avait les cheveux soignés ce qui prouvait l'appartenance à une haute classe sociale et qu'on avait continué à s'occuper de lui.Footnote 11
Cette vocation funèbre du lieu que Jérôme dans le Liber locorum 39.26 localise au sud du mont Sion, en corrigeant l' Ὀνομαστικών d'Eusèbe de Césarée qui le voyait au septentrionFootnote 12 semble ne pas avoir disparu avec le temps. Le champ est d'ailleurs indiqué par la carte de MadabaFootnote 13 (dans la position septentrionale d'EusèbeFootnote 14), comme une étape comme les autres. Le pèlerin de Plaisance explique au vie siècle qu'on y enterre encore des étrangers (peregrini). Il explique que parmi les sépulcres, il y a aussi des moines (servi Dei) qui accomplissent des prodiges au milieu des vignes et des pommiers.Footnote 15 Rien de bien inquiétant, jusqu'à présent.
Tout change à partir du viie siècle. Vers 670, l'évêque franc Arculfe fait un grand voyage dans toute la Méditerranée. À son retour, il fait naufrage et est recueilli par l'abbé d'Iona, Adomnán (624–704) qui est tellement impressionné par le témoignage de son protégé, qu'il le consigne dans son De loci sancti destiné à servir de ‘manuel’ pour les études monastiques:
Notre cher Arculfe visitait souvent ce tout petit champ situé au midi du mont Sion, où se trouvent des amas de pierres et où la plupart des étrangers sont inhumés avec soin; d'autres cependant, couverts de haillons ou de peaux, sont jetés là avec négligence, sans sépulture, et, putréfiés, ils gisent sur la surface de la terre.Footnote 16
Le paisible verger, la jolie vigne se sont transformés en un épouvantable charnier où pourrissent les peregrini. À la fois pèlerins et étrangers, ils sont bien ces solitaires enterrés dans un lieu solitaire. La prédiction est en train de s'avérer. Et la suite de l'histoire de ce lieu va la confirmer. En effet, une vie anonyme de Constantin et d'Hélène (qui servira de source à l'histoire de Nicéphore CallisteFootnote 17) datant des alentours du ixe siècle, attribue à Sainte Hélène la construction d'une église sur le champ du potier pour la sépulture des pauvres (un πολύανδρον).Footnote 18 Vers la même époque (vers 850) le moine Christian de Stavelot (souvent identifié comme Druthmar de Corbie ou Christian DruthmarFootnote 19) est plus précis:
C'était alors le cimetière des étrangers, et maintenant le même endroit est appelé l'hospice des Francs. Au temps de Charles (Charlemagne) il y avait là des villæ, que le roi [probablement le 5e calife abbasside Haroun al Rachid] a abandonnées par amour pour Charles. Désormais, entièrement soutenus par les aumônes des chrétiens, vivent ici moines et visiteurs. Jusqu'à ce jour, le sacrilège des juifs est attesté non seulement par les écrits des chrétiens mais aussi en vérité par les noms des lieux indigènes [paganorum], bien qu'une église [basilica] occupe une partie du site. Et l'on voit que ce nom est composé en latin, à savoir ‘champ’ [ager], et en grec, à savoir emath [Druthmar pense probablement à αἷμα], c'est-à-dire ‘sang’.Footnote 20
On peut laisser de côté l'étymologie fantaisiste de Haceldama comme un composé d'Ager-αἷμα et se concentrer sur le centre du texte: Haceldama est devenu le lieu de sépulture des pèlerins et le lieu d'un hospice destiné à soigner les étrangers malades. La proximité des deux devait faciliter le passage de l'un à l'autre. S'il est peu vraisemblable de faire remonter leur fondation à Hélène, il est probable que leur érection fut décidée par l'administration byzantine des ξενοδοχεία.Footnote 21
Les Francs du Royaume latin de Jérusalem continuent à utiliser l'endroit pour le même usage, et, selon Jacques de Vitry, en confièrent la responsabilité aux hospitaliers de Saint-Jean.Footnote 22 En 1143, une église funéraire est construite sur l'ordre du patriarche Guillaume et est dédiée à Marie, et il semble qu'on continue à en faire un cimetièreFootnote 23 comme le confirme Guillaume de Tyr vers 1180.Footnote 24 La Palestine Pilgrims Text Society a recensé tous les témoignages de pèlerinages à Jérusalem: tous décrivent l'église de pèlerinage et le charnier, qui est nommé Chaudemar. Le texte du xiie siècle intitulé La Cité de Jherusalem confirme ainsi le fait:
D'autre part la valee, a main senestre, pres d'ilueques a un charnier, c'on apele champ de mar. La getoit on les perlerins qui moroient a l'ospiral de Iherusalem. Cele piece de terre u li charniers est, fu achetee des deniers dont Judas vendi la char Ihesu Cris, si con l'evangelies tesmoigne.Footnote 25
À partir du xive siècle, ce lieu semble être passé dans la possession des Arméniens, et les témoignages des siècles suivants mentionnent encore que des tombeaux y sont installés. Eugène Roger et Henry Maundrell confirment encore le fait au xviie siècle.Footnote 26 Petit à petit, le lieu semble avoir perdu sa sinistre destination et les voyageurs du xixe siècle se bornent à décrire un paysage bucolique dans lequel des bergers font paître leurs moutons et s'abritent à l'occasion dans les cavitésFootnote 27 et où seuls d'intrépides archéologues allemands s'obstinent à descendre dans d'obscures cavités sur des échelles branlantes.Footnote 28
2. Seconde réception: du texte à la légende
L'examen des légendes qui furent associées à Haceldama confirme largement la sinister réputation. Entre 1336 et 1341, Ludolphe, clerc de Sudheim, fait un pèlerinage en Orient. De retour, il écrit son itinéraire et dédie son récit à Baudouin, évêque de Paderborn. Il témoigne d'une légende qui fait florès à l'époque: l'extraordinaire pouvoir de décomposition de la terre qui s'y trouve:
Ici se trouve une grotte profonde, ou les cadavres sont jetés depuis le haut par des trous, et qui sont bientôt décomposés en trois jours.Footnote 29
Exactement à la même époque, en 1335, Jacques de Vérone, un moine augustin explique la légende, mais se montre beaucoup plus audacieux. Il va même jusqu'à mettre la tête dans le trou pour vérifier la véracité de la chose:
Il y a là de nombreux corps que l'on projette d'une grande voûte pourvue de trous au-dessus, et pourtant il n'y a jamais d'odeur. J'ai posé ma tête et j'ai vu les nombreux corps qui venaient d'être déposés là, et cependant il n'y avait pas d'odeur.Footnote 30
On sait que de nombreuses villes en firent transporter de grandes quantités pour accélérer la décomposition des cadavres dans leur cimetière: ainsi le Campo santo de PiseFootnote 31 ou le cimetière des Innocents à Paris.Footnote 32
La légende court jusqu'au xixe siècle, puisque Collin de Plancy s'en fait encore le témoin dans son Dictionnaire infernal: ‘on montre encore ce champ aux étrangers. Il est petit et couvert d'une voûte sous laquelle on prétend que les corps qu'on y dépose sont consumés dans l'espace de trois ou quatre heures’.Footnote 33 Hélas, cette rumeur ne survit pas au véritable esprit scientifique. Le cavaliere dottore Ermete Pierotti, ‘ancien commandant du génie italien, architecte-ingénieur de la Terre sainte et de Son Excellence Surraya Pacha, membre de plusieurs Académies’, qui se voyait bien en concurrent d'Ernest Renan et de Melchior de Vogüé, mena l'enquête. Il se procura plusieurs muids de belle terre d'Haceldama pour y enterrer le cadavre d'un chien, mais rien ne se passa: la terre avait perdu ses propriétés, même si, comme le note le cavaliere avec un sérieux imperturbable, elle convient parfaitement à la culture des fleurs.Footnote 34 Plutôt que de tenter ces insolites expériences, il aurait pu tirer profit de la lecture de Maundrell qui, deux siècles plus tôt en 1697, mettait en doute la légende en remarquant combien on voyait de cadavres, preuve qu'ils ne se décomposaient pas si vite que cela.Footnote 35
Le sens de cette légende est clair: cette terre mange les cadavres. Renouant avec les anciens mythes chthoniens, les Latins firent d'Haceldama une sorte de dévoreuse de cadavres, une sorte de monstre assoiffé de sang, qui venait confirmer la prophétie de Pierre.
3. Troisième réception: du texte au paradigme
Étrange prophétie que celle de Pierre en vérité: non seulement elle se révèle autoréalisatrice pour le lieu sur lequel elle est prononcée qui devient effectivement le champ du sang, mais elle devient le symbole même de tous les charniers. Jean Chrysostome est le premier à ouvrir les hostilités:
Le Seigneur força donc [les juifs] à nommer ce champ ‘Hakeldama’, comme en prévision des malheurs de la nation. Déjà même ce nom prouve un premier accomplissement de la prophétie par rapport à Judas; car ‘il eût mieux valu pour lui de n'être jamais né’ [Mt 26, 24]. Au reste, cette parole s'applique également aux Juifs, qui ne méritaient pas moins que leur guide d'être châtiés. […] Une étude sérieuse des faits nous montre que cette première désolation fut le principe de toutes celles qui accablèrent les Juifs. Eh! ne savons-nous pas que la famine en fit périr des milliers, et que la guerre en moissonna un si grand nombre, que Jérusalem devint le cimetière des étrangers et des soldats ?Footnote 36
L'affinité entre les Juifs et Judas s'affirme ici pleinement. Judas n'est que le ‘guide’ et se trouve moins coupable que les Juifs. Mais sa punition est bien la même: Haceldama, un champ de sang, à l'image de Jérusalem après la prise de la ville par Titus. L'une comme l'autre sont voulus par Dieu, de même que cette non-existence fantasmée: il aurait mieux valu pour cet homme de n'être point né, il aurait mieux valu pour ce peuple de ne pas exister. Tout au long du Moyen Âge, la réputation du lieu est particulièrement sinistre. Un joli exemple est fourni par un texte de la fin de la période, le Songe du Vieil Pèlerin de Philippe de Meizière qui date du xive siècle. L'auteur y construit une sorte de géographie imaginaire à forte tendance symbolique. Et lorsqu'il veut y nommer Chypre, qui venait de tomber aux mains des musulmans, il lui donne le nom de ‘champ d'Acheldemach’.Footnote 37 À cette même époque fleurit la dévotion aux reliques de la Passion et, dans certaines églises comme à Notre-Dame de Béhuard près d'Angers, on associait un peu de la terre d'Haceldama aux deniers de Judas. Comme le note Barbier de Montault,Footnote 38 la terre elle-même devient relique, elle s'associe à ces arma Christi, ce rappel de l'infâme trahison.
Cette réputation ne cesse pas avec le temps, comme le prouve une incursion au xviie siècle. Dans leur lutte contre l'archevêque-électeur de Cologne Maximilien-Henri de Bavière (1621–1688), les habitants de la ville de Liège, qui était également sa sujette, reprirent ces potentialités sinistres. Comme le rappelle Jean-Érard Foullon dans son Histoire de Liège écrite au xviiie siècle, les citoyens se considéraient lésés par leur prince-évêque, qui augmenta le niveau de leurs impôts afin de se faire construire une citadelle.Footnote 39 Ils s'empressèrent donc de donner le nom d'Haceldama à ce symbole à la fois de leur sujétion et de l'impôt:
Entre-temps, tous se lamentaient sur les maux et les calamités du pays. Les citoyens qui résistèrent si longtemps à ce que l'on diminue leur liberté, qui exhibaient leurs privilèges et réclamaient des marques d'honneur s'opposèrent immédiatement à la citadelle et à la place forte. Ils appelaient ce champ Haceldama, c'est-à-dire ‘champ du sang’.Footnote 40
Ce nom même d'Haceldama était codé car il contenait les lettres MDLC (haCeLDaMa) formant le chiffre 1650, date de pose de la première pierre de cette forteresse de Liège.Footnote 41
À la même époque, un piétiste helvète, Schönau, mobilise le nom biblique pour une attaque en règle contre la papauté que l'on ne résiste pas de citer en entier:
Le grand et le plus fameux Akeldama ou Champ du Sang, est l'église de S. Pierre à Rome, laquelle ne sera jamais achevée de bâtir non plus que la tour de Babylone, jusques à ce qu'elle soit désolée jusques à ses fondements. Cette basilique magnifique a été véritablement cimentée du sang et de la sueur de tous les peuples de l'Europe, et même de ceux de tout le monde, afin que tout le sang des âmes trompées et tuées, qu'on a répandues depuis les commencements de l'Église chrétienne, vienne sur Rome.Footnote 42
On voit toute la malice de l'attaque qui, assimilant Saint-Pierre à Haceldama suggère dans l'esprit de son lecteur d'associer le Pape à Judas.
Un siècle après, le poète Piron, grand ennemi de Voltaire, célèbre pour ses traits d'esprits, fait un usage plaisant de la même réputation pour lancer une de ces piques dont il avait le secret.
Un financier demandait à Piron une inscription pour mettre sur la face d'un château qu'il venait de faire bâtir. Le poëte lui dit: —Je ne puis pas vous faire cela sur l'heure, quand j'irai voir votre terre, il me viendra peut-être quelque idée là-dessus… Puis un moment après: « Monsieur, dit-il, j'ai trouvé ce qu'il vous faut: vous mettrez Haceldama, (ce qui signifie le champ du sang). —Je n'entends point cela, dit le richard. —Vous vous le ferez expliquer reprit Piron en quittant brusquement son home.Footnote 43
À la fin du siècle, en 1797, une Anglaise anonyme dont on a conservé le témoignage se rend au Conseil des Anciens qui siège aux Tuileries (le palais qui fermait le Louvre et fut incendié en 1871). En franchissant les portes, elle ne put s'empêcher d'y évoquer le souvenir du massacre des Gardes suisses de Marie-Antoinette le 10 août 1792. Elle note: ‘j'aurais voulu y écrire Aceldama, mais c'eût été bien téméraire de ma part et d'ailleurs je n'avais pas le désir de rester dans ces lieux plus qu'il était nécessaire’.Footnote 44
Au xixe siècle, cette réputation perdure. Bushnell, un théologien américain qui passa sa vie en souffrant de tuberculose (1802–1876), visita la Californie ensoleillée en 1856–1857 dans l'espoir d'y trouver un peu de répit dans son affection. Il est fasciné par la nature mais horrifié par ce que les hommes en ont fait. Avant que la civilisation n'existât, explique-t-il, c'était un monde de beauté, mais lorsque les hommes sont venus, ils ont coupé les arbres, construit des mines et ont saccagé le paysage. L'or et la désolation vont ensemble, affirme Bushnell, et la Californie est devenue un ‘magnifique Aceldama’.Footnote 45 Cette comparaison passionnante décrit bien le transfert de valeurs qui s'opère en Haceldama: un homme pour de l'argent, de l'argent pour un champ, un champ pour du sang—celui de Judas qui s'est ouvert par le milieu—, du sang pour un lieu devenu désert. Et donc, finalement, de l'argent pour un désert. Haceldama devient donc la métaphore du pouvoir maléfique de l'argent et pourrait servir de dénomination à la catastrophe écologique qui s'annonce.
Théophile Gautier, qui fut de tout temps passionné par l'Orient, témoigne de cette réputation. Dans le Capitaine Fracasse, il met en scène Agostin et Chiquita en détrousseurs de cadavres et fait référence à Haceldama:
Agostin, continuant son lugubre travail, sortit encore de cet Haceldama cinq cadavres que la petite rangea auprès du premier, souriant comme une jeune goule prête à faire ripaille dans un cimetière.Footnote 46
Le mot est à la mode au xixe siècle: Victor Hugo, dans un éblouissant passage de Napoléon le Petit l'emploie pour condamner les fusillades du Champ de Mars le 4 décembre 1851, qui suivent le coup d'État du futur Napoléon III:
Ce que le Champ de Mars a vu particulièrement, les effroyables scènes nocturnes qui l'ont épouvanté et déshonoré, l'histoire ne peut les dire encore. Grâce à Louis Bonaparte, ce champ auguste de la Fédération peut s'appeler désormais Haceldama. Un des malheureux soldats que l'homme du 2 décembre a transformés en bourreaux raconte avec horreur et à voix basse que dans une seule nuit le nombre des fusillés n'a pas été de moins de huit cents. Louis Bonaparte a creusé en hâte une fosse et y a jeté son crime. Quelques pelletées de terre, le goupillon d'un prêtre, et tout a été dit. Maintenant, le carnaval impérial danse dessus.Footnote 47
Le Champ de Mars, lieu d'une répression qui tourne à la guerre civile, se métamorphose sous la plume de l'auteur des Contemplation en Champ du Sang pour le nouveau Judas qui a trahi son peuple.
On ne serait pas complet dans ce tour d'horizon des valeurs d'Haceldama sans aller jusqu'en ce début de xxie siècle qui nous impose de citer l'album Akeldama du groupe de rock heavy metal The Faceless, qui, au milieu de titres aussi réjouissants que ‘An Autopsy’, ‘All Dark Graves’, ‘Pestilence’, contient la chanson éponyme ‘Akeldama’.
To live in true freedom is to release all inhibitions/The fears of mortality must be forgotten; no longer living for death; no longer dying to live/Existence and nonexistence coagulating/Safety found through ignorance shackling human individuality.
[Vivre dans la vraie liberté, c'est quitter toutes les inhibitions/les peurs de la mortalité doivent être oubliées; ne plus vivre pour la mort; ne plus mourir pour vivre/L'existence et la non-existence se coagulant,/la sécurité est trouvée dans l'ignorance qui enchaîne l'individualité humaine.]
No longer living for death; no longer dying to live: même si ‘Haceldama’ ne doit plus représenter qu'une vague référence à la trahison et au blasphème pour l'auteur de la chanson, ses connotations sinistres ne se sont pas éteintes. Haceldama est bien une des figures de l'Enfer dans la pensée et la littérature occidentale.
4. Conclusion méthodologique
Faire l'histoire de la réception des lieux bibliques, non seulement cela est possible, mais encore nécessaire, car cela nous permet de détruire deux préjugés méthodologiques qui ont la vie dure.
Primo, contrairement à ce qu'une démarche historique naïve a longtemps cru, le monde du texte influe aussi sur le monde tout court, ce n'est pas uniquement l'inverse qui est vrai. Concernant Haceldama, le cas est véritablement paradigmatique car l'historicité des événements liés au champ de Judas est fragile et la localisation de ces derniers plus qu'hésitante. Pourtant, une fois cette localisation acquise, le texte détermine la géographie et l'usage que l'on fait des lieux. Bien plus, il appose sur d'autres lieux l'empreinte sinistre d'Haceldama, soit par une sorte de ‘contagion’ physique d'un peu de cette terre de Judée déplacée en d'autres lieux pour étendre son pouvoir de dévorer les cadavres comme elle a dévoré Judas, soit par un déplacement symbolique permis par l'imposition du nom.
Secundo, on s'aperçoit ici en retour que l'histoire des réceptions précédentes devient elle-même partie prenante de la réception, comme nous prouve la constante déception de ceux qui, depuis le xviiie siècle, découvrent la banalité de l'endroit. Or cette déception ne saurait s'expliquer uniquement par le texte biblique, qui ne dit rien du lieu choisi par Judas pour prix de son forfait: il n'est qu'un nom. Il y a manifestement plus dans le mot ‘Haceldama’ que nous en disent les Actes. C'est donc que le texte ne suffit pas à expliquer la réception qu'on fait du lieu et que l'exégète ne saurait considérer son travail terminé lorsqu'il s'est borné à déployer le monde du texte. Celui-ci a des potentialités qui ne peuvent se révéler que dans l'histoire des réceptions que l'on en a faites. Une dernière référence le prouve: en 2009, le romancier et journaliste Tom Bissell fit paraître dans la Virginia Quarterly Review un article intitulé ‘Looking for Judas’Footnote 48 dans lequel il racontait la quête qu'il avait entreprise pour retrouver Haceldama dans la Jérusalem d'aujourd'hui. Son article est le récit d'une amère déconvenue. Au bout d'une pénible marche sous l'écrasant soleil d'Israël, l'Américain constatait qu'il ne restait plus rien du ‘Champ du Sang’: sur place, à peine un berger arabe connaissant vaguement la légende et quelques enfants totalement ignorants. Pur produit de l'intelligentsia hypercultivée écrivant dans une prestigieuse revue littéraire qui publia T. S. Eliott, Bertrand Russel ou Mahmoud Darwish, l'article nous convainc d'une chose: Haceldama n'est plus dans Haceldama, elle est toute dans sa légende. Il n'y a plus rien à trouver sur place, à peine davantage à recueillir dans le texte biblique: c'est dans ses réceptions que le champ acheté au prix du sang de Jésus continue à porter son terrible sens.