Théorie du Super Soldat: La Moralité des Technologies D'Augmentation dans l'Armée, de Jean-François Caron, contient une réflexion prolongée sur les enjeux moraux découlant de l'utilisation par les forces armées de nouvelles technologies d'augmentation psychologiques et physiques. Observant que ces technologies semblent annoncer un « changement de paradigme en ce qui a trait à la nature des guerres » (35), l'argument central de Caron est que « l'adoption de technologies d'amélioration des capacités peut être considérée comme un devoir moral de la part de l'armée et que ces technologies doivent uniquement être utilisées si elles ne présentent pas une menace pour la santé des soldats et ne vont pas à l'encontre des principes de la théorie de la juste guerre en privant les combattants de leur libre arbitre moral et de leur responsabilité individuelle » (121).
Le premier chapitre pose les bases de son argument en définissant les technologies d'augmentation comme des technologies qui visent à permettre « aux soldats de développer des caractéristiques surhumaines » (16). Situant leur utilisation dans le contexte d'un système international fondamentalement asymétrique dans lequel la guerre représente un outil politique légitime, Caron propose que ces technologies puissent être conçues comme une extension, non moins légitime, des stratégies militaires traditionnelles (27–31). En outre, Caron explique qu'en tant qu'employeur, les forces armées ont une obligation morale d'utiliser des technologies d'augmentation afin d'améliorer la performance de leurs soldats et d'assurer qu'ils puissent accomplir leurs tâches avec le minimum possible de risques à leurs vies (36–45); non dissimilaire à des gilets pare-balles, des casques ou des véhicules blindés (55).
Dans le deuxième chapitre, Caron examine l'idée selon laquelle certaines technologies d'augmentation pourraient rendre la guerre plus éthique en rendant les soldats plus résistant au stress et à la fatigue, en leur permettant de mieux contrôler leurs émotions, en limitant ainsi leur ‘agression impulsive’ de façon à minimiser les chances qu'ils entrent « dans un état d'esprit meurtrier » (52), ou en augmentant leur capacité de distinguer combattants de non-combattants (47–52). Changeant de registre, dans le troisième chapitre Caron explique que, d'une part, les technologies d'augmentation ayant des effets temporaires ou permanents sur la psychologie des soldats pourraient rendre l'attribution de la responsabilité légale pour des actes criminels commis par des soldats considérablement plus difficile (82). De plus, il suggère que les technologies qui portent atteinte à ‘l'intégrité morale’ des soldats, les rendant ainsi « entièrement obéissant —même aux ordres les plus odieux et immoraux » (76), ou les transformant en « machines de destruction inhumaine » (77), devraient être rejetées comme immorales.
Le quatrième chapitre est dédié à l’élaboration d'un cadre éthique pouvant guider le processus de recherche et développement des technologies d'augmentation afin d'assurer que « les soldats ne sont pas simplement traités comme des moyens, mais plutôt comme des fins en soi » (109). Le cinquième et dernier chapitre se nourrit d'un engagement avec la littérature du mouvement transhumaniste (123) afin d'explorer le potentiel que des technologies d'augmentation qui donneraient aux soldats des avantages non-naturels et permanents—comme les modifications génétiques (124)—puisse ‘saper’ la solidarité sociale des sociétés modernes en remettant en question le principe fondamental de l’égalité (132) mais aussi créer des inconvénients non négligeables pour les individus modifiés en raison du risque qu'ils pourraient poser aux secrets militaires des États (143–6).
Écrit d'une façon éminemment lisible, Théorie du Super Soldat promet une lecture enrichissante aussi bien pour les spécialistes de l’éthique et du droit international de la guerre qu'au lectorat plus général. Il est toutefois notable que le texte ne contient pas une discussion de la relation entre le droit international, la politique internationale, et la moralité. Afin d'illustrer l'importance de cette omission, il importe de noter que dans sa conceptualisation du système international comme domaine fondamentalement ‘amorale’ dans lequel la guerre représente un outil politique légitime, Caron adopte une perspective qui porte les éléments caractéristiques de la discipline des Relations Internationales (RI). Cependant, il existe une tension entre cette perspective et l'utilisation par Caron des principes du droit international comme un baromètre pour évaluer la moralité des différentes technologies d'augmentation (30–1, 88, 98–9). Ayant été développée largement sur la base d'une critique de la perspective ‘moralisante’ qui dominait l’étude du droit international dans la période de l'entre-guerre (Koskenniemi Reference Koskenniemi and Byers2000; Byers Reference Byers1999, Reference Byers2000; Kratochwil Reference Kratochwil and Byers2000), la discipline (RI) continue d’être caractérisée par des (différentes) lectures fondamentalement politiques (et non morales) du droit international (Bull Reference Bull1977; Goldsmith and Posner Reference Goldsmith and Posner.2007; Bobbitt Reference Bobbitt2002). Voyant que Caron s'intéresse spécifiquement à la moralité de l'utilisation militaire des technologies d'augmentation et non leurs déterminants politiques, son analyse aurait bénéficié d'une clarification de la relation entre sa compréhension du droit international et celle qui caractérise les RI.
Or, même selon une lecture kantienne du droit international (Téson Reference Téson1998) qui s'aligne bien avec son analyse (7, 11), il n'est pas évident que le droit international représente une bonne fondation pour alimenter le genre de réflexion morale qu'entreprend Caron. Plusieurs des principes centraux du droit international furent développés dans le contexte de la période coloniale afin de permettre aux puissances Européennes de créer un système légal capable d'accommoder les différences entre les sociétés ‘civilisées’ et les sociétés ‘barbares’ (Anghie Reference Anghie2005). Malgré le remplacement progressif d'une terminologie issue du droit naturel (Koskenniemi Reference Koskenniemi2001) par des critères de ‘bonne gouvernance’ et du respect de certaines libertés humaines fondamentales (Thibault Reference Thibault2013), ceux-ci continus de former la base d'un système de différenciation institutionnelle permettant de distinguer entre différent ‘types’ de pays (Simpson Reference Simpson2004). Concentrant sur cette dimension, des analyses post-coloniales ont persuasivement souligné que le droit international continue de fonctionner comme le valet d'une nouvelle forme d'impérialisme sous l’égide de l'intervention humanitaire (Hobson Reference Hobson and Barnett2016). La poursuite fructueuse du débat que pose avec succès le livre de Caron (154) devra inclure une considération de ces caractéristiques du droit international. Cet engagement nécessaire pourrait utilement prendre la forme d'un ‘cosmopolitisme critique’ (Mignolo Reference Mignolo2000) capable d’incorporer des considérations éthiques fondées sur de différentes conceptions de l’être humain et de sa relation avec le monde naturel (Beck Reference Beck2004; Latour Reference Latour2004).