1 INTRODUCTION
Dans son célèbre travail, Bruce Fraser (Reference Fraser1990: 395, cf. Schourup Reference Schourup1999) s’interroge sur le caractère universel de la classe de mots spécialisés dans l’expression de différentes relations sémantico-discursives :
[…] to what extent do all languages share a basic set of discourse markers with the same core pragmatic meaning? While it is unlikely that any language fails to have the pragmatic equivalent of English and, so or now, what about notwithstanding, well, and anyway?
Cet article propose de reprendre, à sa façon, ces réflexions, et ce par un examen comparatif de deux classes de marqueurs reformulatifs (MR) attestées en français et en russe. Alors que la première classe est historiquement dérivée d’une clause verbale finie ce + est (rus. to + estʹ) (1)Footnote 1 , la deuxième est construite autour d’un indéfini en autre (rus. inoj) (2) :
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Sachant que la composition morphosyntaxique des deux classes de MR est similaire sur plusieurs points dans les deux langues, ce travail a pour objectif de comprendre dans quelle mesure les contraintes d’emploi de ces marqueurs convergent sur différents plans: grammatical, sémantique, et pragmatique. Tel est le questionnement central de cette étude. À noter que les mêmes MR sont également attestés dans une série de langues européennes – italien, espagnol, catalan, portugais, roumain, allemand, anglais, etc. (cf. § 3.2) – dans lesquelles on observe une « grande similarité quant aux stratégies qui conduisent à la création de tels marqueurs » (Vassiliadou, Reference Vassiliadou2015: 1).
L’étude de tels marqueurs étant « un domaine de recherche linguistique problématique » (Crible, Reference Crible2015: 181), il existe quantité d’approches différentes, mais aussi toute une série de termes pour référer à cette classe de mots (connecteur, particule discursive, connecteur pragmatique, marqueur pragmatique, etc.) (Brinton, Reference Brinton1996: 29, Dostie, Reference Dostie2004). Si le choix terminologique reflète sûrement les objectifs dressés par différents programmes, nous retiendrons ici le terme de connecteurs pour désigner les deux classes de MR (1)–(2), dans la mesure où ces marqueurs se spécialisent dans la connexion de deux éléments textuels par une relation sémantique de reformulation (Inkova, Reference Inkova2015). Enfin, nous utiliserons également le terme de marqueurs discursifs pour désigner certaines occurrences de nos MR dans le contexte d’interaction spontanée, où leur emploi se spécialiserait plutôt dans une gestion de l’interaction entre interlocuteurs que dans une connexion des éléments textuels. La distinction entre les deux termes a été notamment proposée par Dostie (Reference Dostie2004, Ch. 1: § 3.1):
[le terme de connecteurs textuels] nous semble plus appropri[é] pour identifier le groupe de marqueurs en cause du fait qu’elle traduit justement l’idée de ‘connexion’. Le terme « marqueur discursif » désignera les autres petits mots à valeur pragmatique qui ne sont pas des connecteurs textuels.
Pour éviter tout malentendu, nous voudrions aussi souligner que ce travail n’a pas pour objectif d’analyser les conditions d’interchangeabilité des deux classes de MR dans une variété de contextes sémantico-discursifs. Comme le suggèrent Dupont et Zufferey (Reference Dupont and Zufferey2017: 273), “few one-to-one mappings between connectives can be established across languages, even when they are typologically related”.Footnote 2 Donc, tout en restant conscient des limites de cette étude, nous envisageons ici de mettre en exergue, dans une perspective comparative, quelques parallélismes entre le français et le russe observés dans le fonctionnement de MR.
Ce travail s’organise comme suit : dans un premier temps, nous essaierons de montrer en quoi la reformulation constitue une relation sémantique qui instaure un rapport d’équivalence entre deux objets-de-discours quelconques (§ 2) ; dans un deuxième temps, nous verrons que la nature morphosyntaxique des MR est hétérogène, dans la mesure où la reformulation peut être réalisée non seulement par des marqueurs plus ou moins stabilisés sur le plan grammatical, mais aussi par toute une série de constructions lexicales (§ 3) ; dans un troisième temps, nous examinerons le fonctionnement grammatical et sémantico-pragmatique des deux classes de MR (1)–(2) (§ 4–5) ; enfin, nous terminerons cette étude par quelques conclusions générales (§ 6).
Le corpus utilisé se compose d’exemples provenant essentiellement du Corpus national russe (cnr ; Sharoff, Reference Sharoff2006), de Frantext (fr) et du corpus Google Livres (gl), complétés de quelques exemples d’Ofrom (Avanzi et al., Reference Avanzi, Béguelin and Diémoz2012–Reference Avanzi, Béguelin and Diémoz2020), du corpus « 88milSMS » (Panckhurst et al., Reference Panckhurst, Détrie, Lopez, Moïse, Roche and Verine2014) et du web (w). À des fins d’analyses quantitatives, nous avons également exploré les corpus de CFPP2000 (Branca-Rosoff et al., Reference Branca-Rosoff, Fleury, Lefeuvre and Pires2012) et d’ESLO 2 (Eshkol-Taravella et al., Reference Eshkol-Taravella, Baude, Maurel, Hriba, Dugua and Tellier2010).
2 Reformulation en tant que relation sémantique
Parmi différentes conceptions proposées en linguistique afin de définir la reformulation, nous en considérerons ici deux.
La première conception est d’ordre pragmatique ou cognitive, puisqu’elle conçoit la reformulation de façon plus large, en considérant que celle-ci fait partie de processus cognitifs textuels, tels que les recherches paradigmatiques, les réparations ou la mise en œuvre du texte (Jeanneret, Reference Jeanneret1992: 72 ; Apothéloz, Reference Apothéloz2007). Envisagée comme telle, la reformulation se résumerait à une opération structurelle et serait alors assimilable à des traces d’efforts cognitifs investis par un locuteur dans la structuration du texte, « pouvant se manifester à tous les rangs de la structure linguistique, du segment phonologique aux unités syntaxiques » (Apothéloz, Reference Apothéloz2007: 160–161).
La deuxième conception, que nous adopterons ici, envisage pour sa part la reformulation en tant que relation sémantique, au même titre que d’autres relations sémantiques. En effet, si on traite la reformulation en tant qu’opération sémantique, c’est qu’elle se spécialise dans le marquage des rapports d’équivalence entre deux objets-de-discours, de sorte qu’ils traduisent une seule idée, quand bien même chacun est porteur du contenu lexical original:Footnote 3
Gülich et Kotschi (Reference Gülich and Kotschi1983: 307–308): « Deux énoncés sont produits et enchaînés de telle manière qu’ils doivent et peuvent être compris comme “identiques” ».
Cuenca (Reference Cuenca2003: 1071): “Generally speaking, reformulation is based on an equivalence operation such that two utterances are shown as different ways to express a single idea […].”
Hyland (Reference Hyland2007: 269): “Reformulation is a discourse function whereby the second unit is a restatement or elaboration of the first in different words, to present it from a different point of view and to reinforce the message.”
En nous inspirant notamment de l’approche du Groupe de Fribourg (Reference Groupe2012), nous utiliserons dans cette étude les signes x 0 et x 1 afin de souligner le caractère antérieur du fragment reformulé par rapport au fragment reformulant: on assiste en premier lieu à l’enregistrement de x 0 dans la mémoire discursive (M), avant que cet objet-de-discours (O) ne soit retravaillé en second lieu par x 1 . Le concept de M est compris ici au sens du Groupe de Fribourg (Reference Groupe2012: 22) et réfère aux « représentations publiquement partagées » dont l’état évolue constamment au cours de l’interaction; à son tour, O renvoie à toutes sortes de faits et d’événements dénotés, susceptibles d’alimenter l’état de M.
Il faut souligner, toutefois, que la reformulation n’implique pas d’identité absolue entre le reformulant x 1 et le reformulé x 0 , mais reflète, dans bien des cas, la croyance subjective du locuteur à propos des rapports d’équivalence que maintiennent ces objets-de-discours. Cela peut être observé dans (3), exemple cité par Murat et Cartier-Bresson (Reference Murat and Cartier-Bresson1987: 10), où l’équivalence entre x 0 et x 1 n’est pas objective, mais est posée par le biais de la subjectivité, ou via l’attitude du locuteur à l’égard des faits assertés:
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Si dans cet exemple il est possible de poser une équivalence référentielle entre x 0 et x 1 , c’est que, pour le locuteur, la personne en question a l’habitude d’arriver avec une heure de retard, de sorte que « cinq heures » doit être compris comme « six heures ». Il s’ensuit que le contenu lexical de x 1 peut présenter un degré de distorsion plus ou moins important par rapport à celui de x 0 .
De façon comparable à d’autres relations sémantiques, la reformulation peut être exprimée par une certaine classe de marqueurs réservée à cet effet:
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Une configuration reformulative prototypique est ainsi constituée de trois composantes, à savoir d’un fragment reformulé x 0 , d’un fragment reformulant x 1 , et d’un marqueur reformulatif (MR) (Gülich et Kotschi, Reference Gülich and Kotschi1983).
Certes, dans bon nombre de cas, l’emploi d’un MR est optionnel sur le plan grammatical, et la reformulation est exprimée implicitement par des moyens paralinguistiques, tels que la ponctuation, la prosodie ou des indices mimo-gestuels. Cependant, la présence d’un tel marqueur est censée faciliter la reconnaissance de la visée communicative induite par la reformulation, surtout dans les configurations textuelles qui présentent le cas d’un faible « degré d’équivalence sémantique » (Gülich et Kotschi, Reference Gülich and Kotschi1983: 325–326). C’est le cas en l’occurrence de (3) ou de (5), où l’emploi d’un MR se révèle nécessaire pour une interaction pragmatiquement réussie (cf. Bolly, Reference Bolly2010: 676) :
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En effet, il serait difficile d’imaginer ce genre d’emploi en l’absence de tout MR: c’est la présence même de ce marqueur qui permet de rendre valide l’opération visée par la reformulation (Gülich et Kotschi, Reference Gülich and Kotschi1983; Bach, Reference Bach2017). En bref, l’éventail de MR dont dispose l’énonciateur permet d’« instituer clairement la relation de reformulation » entre x 0 et x 1 (Jeanneret, Reference Jeanneret1992: 74).
3 Des séquences lexicales aux connecteurs grammaticalisés
Les deux langues – le français et le russe – disposent d’une riche variété de moyens dans l’expression de la reformulation, et il serait plutôt naïf de vouloir établir un inventaire exhaustif de tous les MR, « parce qu’on peut en construire de nouveaux et trouver des synonymes » (Jeanneret, Reference Jeanneret1992: 72). En effet, à l’instar d’autres phénomènes à caractère dynamique, les MR feraient l’objet d’un « constant processus de (re)création et de remotivation » (Avanzi et Béguelin, Reference Avanzi and Béguelin2014: 117 ; cf. Steuckardt, Reference Steuckardt2005: 56–58). On peut donc s’attendre naturellement à ce que l’inventaire des MR varie considérablement d’une approche linguistique de la reformulation à une autre (Vassiliadou, Reference Vassiliadou2020a). Ci-dessous, nous citons quelques MR identifiés pour le français par différents auteurs (Jeanneret, Reference Jeanneret1992; Rossari, Reference Rossari1994; Steuckardt, Reference Steuckardt2018; Vassiliadou, Reference Vassiliadou2020a: 88; Bres et al., Reference Bres, Nowakowska and Sarale2019):
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Dans le cas du russe également, cet inventaire est loin d’être homogène. En outre, la tradition grammaticale russe ne distingue pas la relation sémantique de ‘reformulation’, mais utilise le terme de ‘rapports explicatifs’ pour référer à des phénomènes apparentés (rus. пояснительные отношения). De surcroît, les rapports explicatifs sont considérés dans la tradition russe comme des rapports syntaxiques particuliers et sont conçus dans une perspective sémantique plus large – le deuxième fragment textuel étant appelé à expliquer le sens du premier. Conçus comme tels, ils embrassent potentiellement des relations d’ordre différent, telles que la reformulation, la spécification, la correction, etc. Cette approche rencontre ses limites, et il en résulte la présence, plutôt contestable, de certains marqueurs dans cette liste, comme celle du connecteur a imenno (fr. à savoir) traduisant la spécification (infra § 5.1 pour plus de détails). Sont cités ci-dessous quelques marqueurs qui traduisent, selon différents auteurs, les rapports explicatifs en russe (Shvedova, Reference Shvedova1980; Prijatkina, Reference Prijatkina1990; Morkovkin, Reference Morkovkin1997; Glebskaja, Reference Glebskaja2000; Petrunina, Reference Petrunina2008; Perkova, Reference Perkova2011):
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Si les deux langues disposent d’un arsenal important de MR, ceux-ci ne sont pas pour autant concernés par le même stade de grammaticalisation. Le terme de ‘grammaticalisation’ est compris ici au sens de Traugott (Reference Traugott1997), c’est-à-dire comme un processus au cours duquel une unité lexicale, à force d’être régulièrement exposée à un type particulier d’environnement syntactico-discursif, acquiert graduellement le statut d’une unité grammaticale; cette dernière peut à son tour faire l’objet d’une grammaticalisation plus poussée dans le temps (Prévost, Reference Prévost2006: 122):
Traugott (Reference Traugott1997: 15): “[…] grammaticalization should be defined as: the process whereby lexical material in highly constrained pragmatic and morphosyntactic contexts becomes grammatical, and already grammatical material become more grammatical.”
En phase avec ce positionnement, il est possible de situer différents MR sur une échelle (Fig. 1) allant des séquences lexicales non-grammaticalisées (§ 3.1) à des séquences grammaticalisées (§ 3.2), ces dernières étant encore moins avancées dans leur grammaticalisation ou, au contraire, plus avancées (Traugott, Reference Traugott2010):
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Figure. 1 Conception scalaire des processus de grammaticalisation selon Traugott (Reference Traugott2010).
3.1 Séquences lexicales
S’agissant des séquences lexicales, elles ne sont pas suffisamment ancrées dans l’usage pour pouvoir accéder au statut de MR grammaticalisés:
-
– fr. pour dire les choses par leur nom, pour le dire autrement, pour parler en d’autres termes, c’est pour dire, si on peut dire, on peut le dire autrement, etc. ;
-
– rus. esli skazat’ po-drugomu (fr. pour parler autrement), govorja drugimi slovami (fr. pour parler en d’autres termes), skazat’ proshhe (fr. pour dire plus simplement), vyrazhajas’ bolee privychnym jazykom (fr. pour parler d’une manière plus habituelle), etc.
Ces séquences sont clairement métadiscursives: elles ne participent pas au contenu propositionnel de l’énoncé, mais procurent des instructions à partir desquelles l’interlocuteur doit inférer que le locuteur est en train de reformuler son propre dit. En bref, la nature de ces séquences semble peu stable et laisse croire que beaucoup d’entre elles apparaissent comme des phénomènes émergents dans le discours, ou comme des constructions à caractère parenthétique qui assumeraient le rôle de MR sur demande, au cours de l’énonciation.
3.2 Marqueurs grammaticalisés
S’agissant des MR grammaticalisés, ce sont des connecteurs qui se sont spécialisés, au cours de leur évolution grammaticale, dans l’expression de la reformulation. Alors que certains connecteurs, comme évoqué précédemment, sont grammaticalisés dans une moindre mesure, d’autres, en revanche, accèdent au statut d’unités invariables.
Parmi les MR moins avancés dans leur grammaticalisation, on distingue notamment ceux construits autour d’un indéfini en autre (2) (pour les critères infra § 4.1). La sémantique de ces connecteurs, par la présence même dans leur configuration d’un indéfini à valeur anaphorique autre, implique une façon alternative de référer à l’état des choses validé précédemment en mémoire discursive. Les marqueurs de cette classe sont encore ventilés en deux sous-groupes. Les connecteurs du premier sous-groupe se composent de l’adverbe autrement (rus. inače) et d’une forme non-finie du verbe dire (rus. govorit’), à savoir le participe passé pour le français (7) et le gérondif pour le russe (7ʼ) :
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Les connecteurs du deuxième groupe se construisent autour d’un syntagme nominal composé d’une épithète autre (rus. inoj) et d’un nom terme (rus. slovo) au pluriel, le tout étant régi en français par la préposition en (8) ou employé en russe à l’instrumental non prépositionnel (8ʼ). Dans cette configuration, le verbum dicendi est exprimé implicitement (d’où la possibilité d’extensions telles que : on pourrait dire en d’autres termes, govorja inymi slovami, etc.) :
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Moins avancés dans leur stade de grammaticalisation, les MR en autre font l’objet d’une certaine variation morphosyntaxique (infra § 4.1).
Font, en revanche, partie des MR plus grammaticalisés, les connecteurs dérivés de la clause verbale finie ce + est (1) (pour les critères infra § 4.2). Aujourd’hui invariables, ces marqueurs se composent originellement du pronom anaphorique ce (rus. to) et d’une forme finie du verbe être (rus. bytʹ) se conjuguant à la 3ème personne du singulier au présent de l’indicatif : fr. est (9), rus. estʹ (9ʼ). Le marqueur français est encore suivi par une forme non-finie du verbum dicendi, ce dernier étant régi par la préposition à et donc formant avec celle-ci un SPrép (9) :Footnote 4
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Avec ce type de MR, la fonction reformulative est assurée par le biais du mécanisme anaphorique ce + est, de sorte que c’est-à-dire et to estʹ créent un retour réflexif en procédant à une « reprise interprétative » d’un objet-de-discours précédent (Murat et Cartier-Bresson, Reference Murat and Cartier-Bresson1987: 6).
Il conviendrait toutefois de souligner que, bien que les deux classes de MR soient dérivées de configurations morphosyntaxiques distinctes, elles ont finalement pour point commun d’être formées avec des éléments lexico-grammaticaux dont la sémantique implique le retour à un objet-de-discours précédent dans le but de le présenter d’une autre façon. Il est intéressant de noter que l’on retrouve les mêmes MR, ne serait-ce qu’avec quelques possibles variations, dans d’autres langues d’Europe (Vassiliadou, Reference Vassiliadou2013; cf. Murat et Cartier-Bresson, Reference Murat and Cartier-Bresson1987; Manzotti, Reference Manzotti1999; Cuenca, Reference Cuenca2003; Célio Conceição, Reference Célio Conceição2004; Bach, Reference Bach2017; Vassiliadou, Reference Vassiliadou2004, Reference Vassiliadou2005, Reference Vassiliadou2008, Reference Vassiliadou2016, Reference Vassiliadou2019, Reference Vassiliadou2020b) : latin id est, anglais in other words, that is (to say) ; espagnol en otros términos/dicho en otras palabras, es decir (que)/esto es ; catalan dit d’una altra manera/en altres paraules, és a dir (que)/això és; italien cioè, in altre parole ; portugais isto é, por outras palavras ; allemand das heisst, mit anderen Worten. Ceci porte à croire que la reformulation exploite des ressources linguistiques similaires dans une variété de langues humaines.
Enfin, on envisagera ici une hypothèse selon laquelle la grammaticalisation de différents connecteurs reformulatifs s’est accompagnée d’un processus de subjectification. Décrite dans les travaux de Traugott (Reference Traugott1995, Reference Traugott2010), la subjectification aurait pour finalité de renforcer l’attitude subjective du sujet parlant envers son dit (Vassiliadou, Reference Vassiliadou2005; Giacalone Ramat et Mauri, Reference Giacalone Ramat and Mauri2011; cf. Benveniste, Reference Benveniste1966) :
Traugott (Reference Traugott1995: 31): “[…] subjectification’ refers to a pragmatic-semantic process whereby ‘meanings become increasingly based in the speaker’s subjective belief state/attitude toward the proposition’, in other words, towards what the speaker is talking about.”
Il y aurait plusieurs arguments en faveur de cette hypothèse. Premièrement, elle permet d’expliquer pourquoi les connecteurs reformulatifs sont aptes à instaurer un rapport d’équivalence entre deux objets-de-discours, même dans les situations de parole où le contenu du x 1 présente un degré de distorsion important par rapport à celui du x 0 (3), (5). Deuxièmement, dans son étude du parcours diachronique de c’est-à-dire en français, Vassiliadou avance que « d’une étape propositionnelle « objective », càd évolue jusqu’à une étape propositionnelle plus « subjective » » (Reference Vassiliadou2005: 69). Il serait donc loisible de penser que les emplois du type (3) et (5) ne sont devenus accessibles que tardivement, ayant été acquis graduellement par les connecteurs de reformulation au cours du processus de subjectification en diachronie. Troisièmement, il existerait un lien direct entre le degré de subjectivité dont fait l’objet une relation sémantique et la variabilité attestée dans le choix de ses connecteurs (Giacalone Ramat et Mauri, 2011). Par exemple, en considérant la relation adversative, les auteurs notent qu’au contrairement à la jonction (et) ou à la disjonction (ou), celle-ci constitue une relation subjective et peut par conséquent être exprimée par plusieurs connecteurs : « toutefois, mais, par contre, alors que, pourtant » (Giacalone Ramat et Mauri, 2011: 4). Autrement dit, si la reformulation jouit davantage de la variabilité dans le choix de ses connecteurs, c’est qu’elle doit être subjective dans son essence.
4 Le comportement grammatical des deux classes de MR
De prime abord, le comportement des MR en ce + est ou construits autour d’un indéfini en autre serait assez proche de celui des ‘coordonnants’ (Haspelmath, Reference Haspelmath2007). En effet :
-
– x 0 et x 1 , qui sont liés par une relation sémantique de reformulation, sont très souvent des constituants syntaxiques du même rang ayant la même fonction syntaxique;
-
– à l’instar des coordonnants prototypiques, les marqueurs en cause se placent le plus souvent en position canonique initiale : x 0 MR x 1 ;
-
– les deux classes de MR commutent potentiellement (mais pas toujours) avec un coordonnant disjonctif ou (rus. ili) (Tamba, Reference Tamba1987).
Dans le même ordre d’idées, Steuckardt (Reference Steuckardt2005) traite c’est-à-dire comme un coordonnant, et autrement dit comme « une locution adverbiale utilisée comme coordonnant par défaut » (2005: 60). Pour sa part, la Grammaire russe (Shvedova, Reference Shvedova1980: 174) traite to estʹ comme un coordonnant, et inače govorja et inymi slovami comme des mots qui remplissent, sur le plan syntaxique, les mêmes fonctions. Cependant, en dépit de cette similitude formelle avec les coordonnants, nous verrons par la suite qu’il n’est pas toujours évident d’attribuer le statut de ‘coordonnants’ à nos MR.
4.1 MR en « autre »
Formant des séquences dont la composition peut être altérée, ces MR constituent, au sens de Cuenca (Reference Cuenca2003: 1073), des connecteurs « complexes », par opposition à des connecteurs « simples », qui sont figés et invariables dans la forme. La forme de ces marqueurs donne potentiellement lieu à des configurations concurrentes incluant une variation dans l’ordre des mots (10)–(10ʼ) ou dans le choix de ses composantes lexicales (11)–(11ʼ):
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Nous ferons encore deux remarques. Tout d’abord, il existe en français une lecture alternative de autrement dit, le participe passé prenant alors le sens du verbe appeler et s’accordant en nombre et genre avec le SN reformulé; il s’agirait alors plutôt d’une séquence lexicale que d’un connecteur:
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Deuxièmement, les MR russes drugimi slovami et po-drugomu govorja (11ʼ), concurrents de inymi slovami (8ʼ) et inače govorja (7ʼ), se forment à l’aide d’un indéfini adjectival drugoj. Ce dernier se comporte souvent comme un synonyme de inoj et se traduit également par autre en français, mais son emploi semble stylistiquement plus « informel ».Footnote 5 Toutefois, les deux lexèmes, inoj et drugoj, ne sont pas des synonymes absolus: sur le plan sémantique, drugoj semble renvoyer avant tout à la présence du « second » par opposition au « premier ». Autrement dit, l’emploi de drugoj s’associe habituellement à une lecture ‘spécifique’: на другой раз, fr. la prochaine fois; в другом тексте, fr. dans l’autre texte, etc. En revanche, quand sa lecture est celle d’un référent ‘non-spécifique’ (par exemple, au sens de некоторые люди, fr. d’aucuns), l’emploi de drugoj nécessite la présence d’un objet-de-discours introduit préalablement dans le discours ; cf. (13a) vs (13b), où son usage est précédé par l’objet-de-discours одни люди (fr. d’aucuns):
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Cette condition – l’activation préalable d’un objet-de-discours – ne s’applique pas à inoj, lequel accède pleinement à une lecture ‘non-spécifique’:
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Toutefois, à la différence de drugoj, inoj a du mal à accéder à une lecture ‘spécifique’ (*на иной раз, fr. la prochaine fois ; *в ином тексте, fr. dans l’autre texte):
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Nous voyons donc que si les deux, inoj et drugoj, peuvent fonctionner comme des synonymes, ils ne sont pas pour autant toujours interchangeables: l’usage du premier semble restreint à une lecture ‘non-spécifique’ (14), et celui du second assumerait essentiellement une lecture ‘spécifique’ (15); le cas échéant, à condition d’être déclenché par un objet-de-discours activé préalablement, l’emploi de drugoj pourrait aussi avoir une lecture ‘non-spécifique’ (13b).Footnote 6
Du point de vue syntaxique, le statut grammatical des MR en autre est plutôt celui de locutions adverbiales et non celui de coordonnants prototypiques, et ce pour deux raisons (Haspelmath, Reference Haspelmath2007: 48).Footnote 7 D’une part, à l’image d’autres locutions adverbiales, leur emploi peut apparaître en combinaison avec un coordonnant disjonctif: fr. ou, rus. ili. Dans la même veine, Cuenca (Reference Cuenca2003: 1075) affirme que la capacité des MR à se combiner avec le disjonctif témoigne bel et bien de leur stade de grammaticalisation moins avancé. D’autre part, ils font preuve d’une certaine souplesse syntaxique et s’emploient non seulement en position initiale (position par défaut), mais aussi en position finale (16)–(16ʼ) et médiane (17)–(17ʼ). Dans cette dernière position, somme toute assez rare, le MR est alors incorporé au sein même du x 1 reformulant :
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En somme, les connecteurs en autre, tant en français qu’en russe, donnent potentiellement lieu à des configurations concurrentes, se comportent comme des locutions adverbiales et sont plus mobiles que les coordonnants prototypiques.
4.2 MR en « ce + est »
Si les MR formés sur autre sont moins avancés dans leur stade de grammaticalisation, il existe de solides arguments permettant de considérer que la grammaticalisation des MR en ce + est est plus poussée. En français comme en russe, la forme de ces connecteurs présente des signes de figement, si bien que c’est-à-dire et to estʹ ont perdu la lecture prédicative constitutive originellement de la clause ce + est et accèdent désormais au rang d’unités invariables.Footnote 8 À savoir :
-
– le verbe être ne peut changer sa forme (fr. *c’était à dire, rus. *to bylo) et la forme du pronom reste invariable. En russe notamment, l’usage du pronom to (то), dont se compose to estʹ, est devenu aujourd’hui moins productif et se substitue normalement, sauf quelques exceptions, par le pronom neutre eto (это) (Uryson, Reference Uryson2008) : ‘это/?? то хорошо’ (fr. c’est bien). De plus, le verbe russe est’ (originellement la forme finie de l’infinitif byt’ à la 3ème personne du singulier au présent) est défectif : sauf quelques usages archaïques, c’est la seule forme qui soit possible en russe contemporain avec le présent indépendamment de la personne d’usage : ‘Мы есть иная форма жизни’ (fr. nous sommes une autre forme de vie) ; enfin, ce verbe est en règle générale omis dans les constructions prédicatives du type Pierre est enseignant : ‘Петя Ø/?? есть учитель’ ;
-
– à l’oral, la forme de ces marqueurs peut être phonétiquement réduite : par exemple, « [stadi:ʀ] » à la place de « [sϵtadi:ʀ] » (TLFi) ; « [toesʹ] » ou « [to’sʹ] » à la place de « [tojestʹ] » (Perkova, Reference Perkova2011: 43). Cette réduction est la conséquence directe de leur fréquence d’emploi dans le langage, dans lequel s’applique le principe d’économie universel : “More frequent patterns are coded with less material” (Haspelmath, Reference Haspelmath2008: 185 ; cf. Zipf, Reference Zipf1935). En effet, contrairement aux connecteurs en autre, l’usage des MR en ce + est est de loin majoritaire dans le discours oral (infra Fig. 2–3) ;
-
– à l’écrit, ces marqueurs disposent de formes graphiques particulières : en français, les éléments dont se compose c’est-à-dire sont reliés par des traits d’union ; en russe to estʹ (то есть) est fréquemment écrit comme abréviation т. е. Par ailleurs, dans les écrits électroniques (SMS, tchats et forums), une variation graphique assez importante est attestée : c’est-à-dire peut s’écrire càd, cad, c a dire, cest a dire, etc. (18), et to estʹ (то есть) : то-есть, тоесть, тоесь, etc. (18ʼ). Dans les exemples ci-dessous, l’orthographe originale est conservée :
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Si l’emploi des MR en ce + est est en principe exclu des contextes syntaxiques avec d’autres coordonnants, suggérant que leur fonctionnement se rapproche de celui des coordonnants prototypiques (Haspelmath, Reference Haspelmath2007), le comportement de ces marqueurs s’avère pourtant plus complexe et donne lieu à des analyses concurrentes.
L’une des possibilités, notamment, serait d’envisager les MR en ce + est en tant que locutions adverbiales. Par exemple, le TLFi traite c’est-à-dire comme une « locution adverbiale ou conjonctive » (Steuckardt, Reference Steuckardt2005: 60). Cette analyse est du moins corroborée en diachronie par quelques exemples attestés à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle. À l’époque, par analogieFootnote 9 avec l’emploi des MR en autre, certains auteurs français et russes produisent des énonciations dans lesquelles les connecteurs en cause sont précédés par un coordonnant disjonctif (fr. ou/rus. ili) :
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L’analyse de corpus plus volumineux permettrait de déterminer si ce type d’emploi apparaît aussi en synchronie, bien qu’il constitue, toute époque confondue, un phénomène marginal.Footnote 10 Faute d’espace, nous ne pourrons nous attarder sur une analyse plus détaillée de ces exemples, mais ces occurrences mériteraient d’être étudiées dans des travaux à venir.
L’autre possibilité serait encore d’envisager ces marqueurs – nous pensons particulièrement à leurs occurrences dans une interaction informelle – en tant que marqueurs discursifs (MD).Footnote 11 Ces derniers, à l’image des phénomènes « liés à la co-présence et à l’ajustement entre interactants » (Gadet, Reference Gadet2017: 121), se spécialisent dans la gestion des inférences et sont censés faciliter la coordination entre participants au niveau interactionnel (Schiffrin, Reference Schiffrin1987; Brinton, Reference Brinton1996; Hansen, Reference Hansen1998; Dostie et Pusch, Reference Dostie and Pusch2007). Au moins deux arguments vont en faveur de cette analyse. Premièrement, de façon similaire à certains MD (cf. Lefeuvre, Reference Lefeuvre2011 pour l’étude de bon en français), l’emploi des marqueurs en ce + est peut apparaître sous forme d’énoncés autonomes :
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De tels emplois devraient constituer une étape cruciale dans la ‘pragmaticalisation’ de ces marqueurs (infra § 5) : ils permettent de gérer de façon économique les inférences dans une interaction et agissent simultanément comme signaux invitant l’interlocuteur à reformuler son discours précédent. Le terme de pragmaticalisation est compris ici « comme le processus de grammaticalisation qui voit des unités lexicales migrer […] de la sphère lexico-grammaticale vers la sphère pragmatique du discours » (Bolly, Reference Bolly2010: 676, qui cite aussi Erman et Kotsinas, Reference Erman and Kotsinas1993 ; Dostie, Reference Dostie2004).
À noter que, si les marqueurs formés sur autre figurent aussi dans les configurations dialogales, ils le peuvent uniquement à condition d’être suivis d’un énoncé pris en charge par L1, dans lequel celui-ci résume et vérifie les propos assertés précédemment par L2 :
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Deuxièmement, toujours à l’image de certains MD, l’emploi des marqueurs en ce + est fait preuve d’une mobilité syntaxique et peut occuper une position non initiale. C’est exactement là où leur emploi s’éloigne de celui des coordonnants prototypiques (fr. et, mais, car, ou ; rus. i, da, no, ili). Certes, il est moins probable de voir ces marqueurs s’employer en position finale (22)–(22ʼ) ou médiane (23)–(23ʼ), mais ces emplois attestent bel et bien de leur souplesse syntaxique. Cette observation, d’ailleurs, est renforcée par le fait qu’ils sont susceptibles de s’incorporer – même si cet emploi est plutôt rare – au sein d’un SN complexe (23b)–(23ʼb) :
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Pour expliquer la mobilité des marqueurs en ce + est, une hypothèse serait d’envisager le scénario de Traugott (Reference Traugott1997), selon lequel, ils ont développé, au cours de leur évolution, une portée plus large (cf. Hansen, Reference Hansen2005: 49) :
In some languages like English this cline involves increased syntactic freedom and scope, and therefore violates the principles of bonding and reduced scope frequently associated with grammaticalization.Footnote 12 (Traugott, Reference Traugott1997: 1, souligné par nous)
D’ailleurs, ceci est également le cas d’autres marqueurs à valeur pragmatique – tels tu vois en français (Bolly, Reference Bolly2010), you know en anglais, slyšišʹ (fr. tu m’entends) en russe, etc. – qui, formés eux aussi à partir d’un verbe tensé, jouissent d’une certaine mobilité syntaxique. Dans une perspective plus large, ce fonctionnement rappelle celui des incises parenthétiques (je crois, je suppose, je pense, etc.) ayant pour vocation d’introduire un commentaire modal à propos de sa propre énonciation.
Le statut grammatical des MR dérivés de la clause ce + est est donc difficile à cerner. En témoignent notamment différents classements proposés par les grammairiens pour c’est-à-dire en français. Il est analysé tantôt comme ‘locution conjonctive’, tantôt comme ‘locution adverbiale’ ou ‘adverbe’, tantôt comme ‘conjonction de coordination’, voire même ‘conjonction de subordination’ (Vassiliadou et al., Reference Vassiliadou and Gerhard-Krait2013). Enfin, l’emploi de ce marqueur, du moins tel qu’il s’observe dans une interaction informelle, est encore potentiellement celui d’un MD. Les réflexions faites par Dostie et Pusch (Reference Dostie and Pusch2007: 4), qui avancent que les unités difficilement classables sont souvent de bons candidats pour entrer dans la classe des MD, vont aussi dans ce sens:
Premièrement, les classes grammaticales ont des frontières floues et, deuxièmement, le phénomène de la migration d’une classe à l’autre est toujours possible et, même, fréquent. Ce phénomène est particulièrement perceptible en ce qui concerne la classe des MD qui se construit, pour une part importante, à partir de la décatégorisation/recatégorisation d’unités appartenant, initialement, à d’autres classes grammaticales.
5. Le fonctionnement sémantico-pragmatique des deux classes de MR
Il a été argumenté dans § 3.2 que la grammaticalisation des MR fait l’objet d’une subjectification ayant pour vocation de renforcer, au sens de Traugott, l’attitude subjective de l’énonciateur à l’égard de son dit. Mais il se peut encore que les deux classes de MR varient dans leur degré de subjectivité. Ce constat semble aussi corroboré par les observations de Degand et Fagard (Reference Degand and Fagard2008: 122), qui, en analysant les emplois de parce que et de car, postulent que « les différents connecteurs sont ordonnés sur une échelle allant d’une implication minimale du locuteur (relation objective) à une implication maximale (relation subjective) ». Le paragraphe qui suit a pour intention de montrer en quoi les opérations sémantico-discursives instituées par les MR en ce + est impliqueraient un degré de subjectivité plus important que celles véhiculées par les MR formés sur autre. Ceci peut être démontré dans une perspective sémantique (§ 5.1) ou pragmatique (§ 5.2).
5.1. Aspects sémantiques
Les deux classes de connecteurs reformulatifs sont interchangeables dans les contextes sémantiques où les fragments reformulant et reformulé partagent la même intension, autrement dit, là où x 1 constitue une façon alternative et équivalente de nommer x 0 (4)–(4ʼ). Mais, dans les deux langues, contrairement aux connecteurs en autre, les connecteurs en ce + est accèdent à une plus riche variété de contextes sémantiques. Entre autres, c’est le cas des contextes par :
-
– correction, x 1 étant appelé à corriger x 0 :
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-
– reformulation ‘illocutoire’, x 1 étant un commentaire de dicto à propos d’un acte delangage précédent x 0 :
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-
– spécification, où les marqueurs en ce + est commutent, à certaines conditions, avecdes marqueurs de spécification (fr. à savoir, rus. a imenno), х 1 permettantd’expliquer le contenu de х 0 en modifiant l’intension de ce dernier (Inkova et Guryev, Reference Inkova and Guryev2018) :
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Si dans (26)–(26ʼ) l’emploi de ces marqueurs est facilité par la présence d’une construction méta-énonciative adverbiale pour être plus précis, de tels emplois semblent aussi possibles en l’absence de ces dernières :
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Toutefois, contrairement aux connecteurs de spécification (fr. à savoir, rus. a imenno), c’est-à-dire et to est’ sont exclus du contexte où « le référent est donné sur le mode de l’inconnu » (Vassilliadou, 2008: 46; Inkova et Guryev, Reference Inkova and Guryev2018) :
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On peut donc conclure qu’à la différence de to est’ et c’est-à-dire, à savoir et a imenno ne reformulent pas mais procèdent à une spécification (Vassilliadou, 2008; Inkova et Guryev, Reference Inkova and Guryev2018).Footnote 13
5.2 Aspects pragmatiques
Dans une perspective pragmatique, les MR en ce + est font également l’objet d’un stade de pragmaticalisation plus avancé que les MR en autre (supra § 4.2 pour la définition de ce terme).
Comme évoqué précédemment, les marqueurs en ce + est connaissent des emplois constitutifs des marqueurs discursifs (20)–(20ʼ). En témoignent, notamment, les occurrences répétitives de ces marqueurs, signes que l’énonciateur cherche une façon optimale de réaliser son programme communicatif :
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Dans (29)–(29ʼ), l’emploi des marqueurs en ce + est réfère avant tout « à la réalité communicative du discours » (Vassiliadou, Reference Vassiliadou2005: 69) et permet de gérer le déroulement de l’interaction, en réponse à des incidents de parcours ou à des difficultés liées à la planification du discours.
Enfin, si l’emploi des marqueurs formés sur autre est exclu des contextes discursifs du type (29)–(29ʼ), c’est qu’il doit être pragmatiquement moins adapté à des interactions dont les paramètres relèvent de l’immédiat communicatif (Koch et Œsterreicher, Reference Koch and Œsterreicher2001). Il est assez instructif, à ce sujet, de noter que les marqueurs en autre sont très rares dans l’oral spontané en français (Fig. 2) ou en russe (Fig. 3). En effet, autour de 99% de tous les usages à l’oral sont exclusivement réalisés par les MR en ce + est :
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Figure. 2 La distribution des MR dans trois corpus du français parlé : CFPP2000, OFROM et ESLO 2.
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Figure. 3 La distribution des MR dans le sous-corpus oral du Corpus national russe.
On constate donc qu’en français comme en russe, les MR dérivés de la clause ce + est sont plus avancés dans leur subjectification et pragmaticalisation que les MR construits autour d’un indéfini en autre. Il en résulte qu’à la différence de ces derniers, les marqueurs en ce + est seraient également dotés d’un haut potentiel interactif, au sens qu’ils sont davantage prédisposés à faciliter l’interaction entre interlocuteurs. À savoir :
-
– leur sélection fait moins l’objet de contraintes d’ordre sémantico-pragmatique, du fait même qu’ils sont polyvalents et, outre la reformulation, traduisent potentiellement la spécification, la correction et la reformulation au niveau illocutoire ;
-
– ils codent mieux les paramètres de l’immédiat communicatif ou des interactions spontanées (Fig. 2–3).
En revanche, les MR formés sur autre auraient un faible potentiel interactif, dans la mesure où leur emploi fait l’objet de plusieurs contraintes d’ordre sémantico-pragmatique et apparaît de préférence dans les discours formels ou écrits.
6 En résumé
L’analyse des marqueurs de reformulation en français et en russe a montré que, dans les deux langues, la reformulation exploite essentiellement les mêmes ressources linguistiques et que la sélection de ces marqueurs fait l’objet de contraintes du même ordre. Dans cette étude, nous avons en particulier différencié trois classes de MR : le premier type de marqueurs correspond à des séquences lexicales à valeur méta-énonciative ; les deux autres prennent la forme de connecteurs grammaticalisés. À leur tour, ces derniers forment deux sous-classes : marqueurs formés sur autre et marqueurs dérivés de la clause ce + est.
S’agissant des MR formés sur autre, on a affaire à des marqueurs grammaticalisés dans un moindre degré et dont la lecture est celle de locutions adverbiales. Leur emploi est sensible à un degré de distorsion que peut présenter x 1 à l’égard du contenu sémantique de x 0 : plus cet écart est important, moins leur emploi devient évident. En principe, l’emploi de ces marqueurs est restreint à des contextes sémantiques où x 0 et x 1 partagent la même intension : c’est-à-dire où le deuxième constitue une façon alternative de référer au concept désigné par le premier.
S’agissant des MR en ce + est, ce sont des marqueurs invariables dont le stade de grammaticalisation est avancé, ce qui fait qu’ils possèdent un degré de subjectification, mais aussi de pragmaticalisation, plus élevé que les MR formés sur autre. En conséquence, la gamme d’emplois de ces marqueurs est plus riche, allant d’une simple reformulation jusqu’à d’autres opérations sémantiques, telles que la spécification, la correction ou la reformulation au niveau illocutoire. Enfin, dans le langage de tous les jours, leur emploi est souvent assimilable à celui de marqueurs discursifs et peut apparaître sous forme de séquences répétitives, dans lesquelles ces marqueurs se spécialisent dans la gestion de l’interaction.
En conclusion, la prise en compte d’autres langues devrait davantage nous apprendre si les affinités révélées entre le français et le russe caractérisent également d’autres langues du monde. À ce propos, citons une étude faite par Bach (Reference Bach2017), révélant les mêmes tendances pour le catalan. Dans cette langue, le marqueur de reformulation és a dir (fr. c’est-à-dire) est celui qui est le plus grammaticalisé et accède par conséquent à une diversité de configurations discursives. En ce qui concerne les marqueurs dit d’una altra manera (fr. autrement dit) et en altres paraules (fr. en d’autres termes), ils sont grammaticalisés dans une moindre mesure et apparaissent donc dans un nombre limité de configurations sémantico-discursives.
Certes, les universaux linguistiques caractérisant le fonctionnement des connecteurs ou des marqueurs discursifs dans différentes langues devront encore être explorés dans les travaux à venir. Cette étude a eu pour vocation, toutefois, d’offrir quelques intéressantes pistes de réflexion dans cette direction. Finalement, à la question posée par B. Fraser (supra § 1), nous pouvons répondre que les deux systèmes linguistiques – français et russe – engagent potentiellement les mêmes types de marqueurs pour traduire la reformulation et d’autres opérations sémantico-pragmatiques adjacentes, telles la spécification, la correction, la reformulation illocutoire, ou encore la gestion de l’interaction.