1. INTRODUCTION
Cette contribution rend compte des questions méthodologiques liées à une étude en cours sur l’entrée dans l’écrit de quatre jeunes enfants sourds profondsFootnote 1 locuteurs de la langue des signes française (LSF).
Langues naturelles des sourds,Footnote 2 les langues des signes (LS) sont de notre point de vue les langues les plus adéquates au plein développement cognitif de l’enfant sourd (voir aussi Courtin, Reference Courtin2002 ; Marschark, Reference Marschark2007, entre autres). Langues visuo-gestuelles, mettant en jeu tous les articulateurs corporels, les LS sont, foncièrement, des langues du face-à-face, langues de l’oralité : elles ne disposent pas de forme écrite ni de système de transcription institués (voir Garcia, Reference Garcia1997, Reference Garcia2010 ; Pizzuto et Pietrandrea Reference Pizzuto and Pietrandrea2001). Reconnue officiellement comme langue depuis 2005Footnote 3 seulement, la LSF peine encore à s’imposer dans l’éducation des jeunes sourds où elle reste peu enseignée et n’est qu’exceptionnellement langue d’enseignement. La majorité des jeunes sourds en effet reçoit son enseignement en français oral ou, pour partie, en « français signé », interlangue gestuelle associant la syntaxe linéaire de la langue vocale à des unités lexicales de la LS.Footnote 4
L’atypie des conditions de transmission des LS réinterroge par ailleurs les notions de langue maternelle et de langue première. Les enfants sourds naissent en effet très majoritairement (± 95%) de parents entendants non locuteurs d’une LS. La LSF n’est ainsi langue maternelle que pour 5% des sourds français. Pourtant, quelque 60 à 100000 adultes sourds aujourd’hui en France, issus le plus souvent de parents entendants et n’ayant acquis la LSF que tardivement, la considèrent comme leur « langue de référence », leur langue identitaire, i.e. leur langue première.Footnote 5 Ainsi pour les sourds la « langue 1 » n’est-elle que rarement langue maternelle.
Les enfants sourds constituent de fait un public très hétérogène en termes linguistiques. Les parents entendants choisissent majoritairement pour leur enfant une éducation en français oral, ceci s’accompagnant d’une implantation cochléaireFootnote 6 ou autre appareillageFootnote 7 et d’une rééducation orthophonique longue. Dès lors, ces enfants (par ailleurs coupés de l’accès à la LS) n’ont pas non plus d’accès précoce, ni naturel, à leur langue d’enseignement (ici le français oral). En outre, les compétences en LS des parents sourds varient considérablement selon qu’ils y ont eux-mêmes eu un accès précoce ou tardif. Ajoutons que, quoique minoritaires, certains d’entre eux font aussi le choix pour leur enfant du français oral, soit parce qu’ils ont eux-mêmes reçu une éducation oraliste, soit parce qu’aucune structure bilingue ne leur est géographiquement accessible.Footnote 8 Ainsi, au final, très rares sont les enfants sourds qui bénéficient, durant leur scolarité, d’un input substantiel en LS et sont en mesure d’acquérir tôt un haut niveau de compétences dans cette langue. De nombreux auteurs voient pourtant dans le développement précoce d’une LS un facteur facilitant, voire déterminant, pour l’accès des enfants sourds au lire-écrire (cf. Goldin-Meadow et Mayberry Reference Goldin-Meadow and Mayberry2001 ; Niederberger Reference Niederberger2004 ; Clark et al. Reference Clark and Miller2016). Ces auteurs montrent en effet que leurs performances à l’écrit sont directement corrélées à leur niveau de compétence en LS, cette langue apportant, comme toute langue 1, des savoirs généraux sur le monde et, a minima, la compréhension de ce qu’est une langue (voir aussi Courtin Reference Courtin2002, Daigle et Armand Reference Daigle and Armand2004, Berthiaume Reference Berthiaume2008). Pour ces auteurs, une LS bien installée est le support essentiel de l’accès à une langue 2 et donc de l’apprentissage scolaire de la langue écrite.
C’est dans cette perspective que s’inscrit notre étude. Après avoir décrit notre cadre théorique et précisé nos questions de recherche, nous exposons nos choix méthodologiques et les ajustements qu’il nous a fallu effectuer pour le choix du public et le recueil de données. Puis nous proposons quelques réflexions préalables à l’analyse des données écrites telle que nous permet de l’envisager notre cadre théorique, et en discutons, au final, les tout premiers résultats.
2. OPTIONS THÉORIQUES ET QUESTIONS DE RECHERCHE
La section précédente l’a montré : comprendre les modalités d’entrée dans l’écrit des enfants sourds requiert la prise en compte d’un grand nombre de variables : accès à la L1, LSF ou français oral, précoce ou non ; parents sourds ou entendants, signeurs (locuteurs de la LSF) ou oralisants (locuteurs du français oral). Ajoutons que l’enfant sourd peut être scolarisé dans une classe de l’éducation nationale, en inclusion en milieu ordinaire (le plus souvent seul) ou en classe bilingue, ou encore dans une classe spécialisée de centre médico-social. Ces types de classe se distinguent par ailleurs par les méthodes d’enseignement, elles-mêmes liées au statut octroyé aux langues en jeu : en classe bilingue, on s’appuie sur la LSF pour enseigner l’écrit, considéré comme langue seconde. En classe spécialisée comme en inclusion, l’écrit est enseigné à partir du français oral, posé comme L1 de l’enfant.
Pour appréhender cette pluralité spécifique de variables, nous recourons à trois ensembles théoriques rarement réunis.
2.1 L’emergent literacy, approche pluri- et transdisciplinaire
Les travaux sur l’emergent literacy avancent l’idée que, loin de commencer avec l’apprentissage formel, la litéracieFootnote 9 se développe dès la naissance, pour peu que l’enfant soit entouré d’écrits divers auxquels les adultes qui l’accompagnent donnent sens. Selon Joigneaux (Reference Joigneaux2013), ces travaux se sont largement développés dans le monde anglophone depuis une quarantaine d’années et, de façon plus restreinte, en FranceFootnote 10 (Besse Reference Besse1990, Gombert et Fayol Reference Gombert and Fayol1992, Fijalkow et Liva Reference Fijalkow, Liva, Jaffré, Sprenger-Charolles and Fayol1993 notamment). Des chercheurs de disciplines diverses (linguistique, psychologie cognitive, sciences de l’éducation, sociologie, neurosciences) y ont contribué, multipliant ainsi les points de vue sur l’apprentissage du lire-écrire et bousculant les conceptions traditionnelles jusqu’alors dominantes. Les études sur la litéracie précoce en langue seconde, plus rares, s’intéressent particulièrement à l’importance des transferts de connaissances de la L1 à la L2 et à celle des ressources socioculturelles auxquelles les enfants peuvent faire appel pour entrer dans l’écrit de la L2. Elles montrent (Williams, Lowrance-Faulhaber Reference Williams and Lowrance-Faulhaber2018) que les très jeunes enfants bilingues utilisent des stratégies qui leur sont propres et que leurs compétences orthographiques peuvent être étroitement liées aux pratiques litéraciques familiales et à la place respective des langues dans la famille (Fleuret, Reference Fleuret2008).
L’emergent literacy Footnote 11 a rapidement été perçue dans le monde anglophone comme un cadre fécond pour les études sur les enfants sourds, son intérêt résidant dans l’ouverture à des composants de la litéracie qui n’étaient pas jusqu’alors pris en compte dans l’analyse de leurs difficultés avec l’écrit (Andrews Reference Andrews1992, Ruiz Reference Ruiz1995, Williams Reference Williams2004, Allen et al. Reference Allen, Letteri, Choi and Dang2014, Williams et Mayer Reference Williams and Mayer2015, Andrews et al. Reference Andrews2017). L’explication la plus courante, encore dominante en France aujourd’hui (cf. Gombert, Reference Gombert2005 ; Alegria et Leybaert, Reference Alegria, Leybaert and Transler2005, Colin et al. Reference Colin, Magnan, Ecalle and Leybaert2007, Reference Colin, Leybaert, Ecalle and Magnan2013, Ecalle et Magnan Reference Écalle and Magnan2015, Leybaert et al. Reference Lussier2018) pointe en effet l’absence d’audition et le manque corollaire de compétences phonologiques comme facteurs explicatifs majeurs des difficultés des sourds à l’écrit. La conscience phonologique, garante selon un nombre conséquent d’auteurs du développement des compétences en lecture-écriture (voir par exemple Dehaene Reference Dehaene2007, Fayol Reference Fayol2013, Ecalle et Magnan Reference Écalle and Magnan2015), doit être, chez les enfants sourds, « rééduquée » afin que ceux-ci aient accès aux correspondances graphophonologiques qui, seules, permettraient d’apprendre à lire et à écrire. De nombreux travaux anglophones récents montrent au contraire que la conscience phonologique n’intervient que peu voire pas du tout dans les stratégies déployées par les enfants sourds pour accéder à l’écrit (Bélanger, Baum, Mayberry Reference Bélanger, Baum and Mayberry2012, Bélanger et Rayner Reference Bélanger and Rayner2015, Bélanger, Lee et Schotter Reference Bélanger, Lee and Schotter2017 ; Mayberry, Del Giudice, Lieberman Reference Mayberry, Del Giudice and Lieberman2011 ; Miller et Clark Reference Miller and Clark2011, Hoffmeister, Caldwell-Harris Reference Hoffmeister and Caldwell-Harris2014, Kuntze, Golos, Enns Reference Kuntze, Golos and Enns2014) et que ceux-ci peuvent devenir de très bons lecteurs-scripteurs sans avoir développé cette conscience phonologique. Les stratégies qu’ils utilisent demeurent cependant largement inexplorées et donc peu connues,Footnote 12 les auteurs cités appelant précisément à des études sur ces processus, selon eux susceptibles d’éclairer la façon dont les enfants entendants eux-mêmes accèdent à l’écrit.
Le cadre de l’emergent literacy a permis à certains auteurs d’interroger le contexte familial et les pratiques litéraciques de familles d’enfants sourds (Van de Lem, Timmerman Reference Van der Lem and Timmerman2018, Andrews et Zmijewski Reference Andrews and Zmijewski1997, Heineman-Gosschalk et Webster Reference Heineman-Gosschalk and Webster2003, Brown et Watson Reference Brown and Watson2017) ainsi que le contexte pédagogique dans lequel évoluent ces enfants (Marschark, Knoors Reference Marschark and Knoors2012, Dirks et Wauters Reference Dirks, Wauters, Knoors and Marschark2015). Il en ressort qu’un environnement et une langue privilégiant le visuel sont des précurseurs d’habiletés litéraciques futures chez les enfants sourds. Les auteurs montrent que, dans un environnement propice, les premières acquisitions des enfants sourds anglophones sur l’écrit sont similaires à celles des enfants entendants. Des modèles d’enseignement-apprentissage visuel de l’anglais écrit ont ainsi été proposés (voir Andrews et al. Reference Andrews2016 pour une synthèse), insistant par ailleurs, pour une meilleure réussite des enfants à l’écrit, sur le caractère complémentaire d’une prise en charge familiale et pédagogique et soutenant que ce n’est pas la surdité per se qui entraîne des difficultés en lecture, mais le manque d’accès précoce à une LS. D’autres auteurs (Herbold Reference Herbold2008) insistent sur l’efficacité d’une approche top down (soit un accès par le sens des textes) dans laquelle la littérature de jeunesse joue un rôle essentiel pour acquérir des connaissances et des concepts fondamentaux sur l’écrit. Ces approches, pertinentes pour explorer la multifactorialité qui nous intéresse sont toutefois à adapter car la plupart d’entre elles concernent des locuteurs de l’ASL (la LS américaine, différente de la LSF) et de l’anglais écrit.
Avec l’emergent literacy et son intérêt pour le rapport à l’écrit des jeunes enfants naît la notion d’ « invented spelling » ou « creative spelling » (Chomsky Reference Chomsky1971, Read Reference Read1986), en français « orthographes inventées », « écritures inventées » ou encore « orthographes approchées ».Footnote 13 Selon Chomsky et Read, les écrits de jeunes enfants ne sont pas aléatoires : ils présentent des liens avec l’oral (pour une synthèse, voir Fijalkow et al. Reference Fijalkow2009). D’outil pédagogique favorisant le développement d’une conscience métalinguistique, les écritures inventées sont devenues objet heuristique permettant de comprendre les mécanismes cognitifs qui sous-tendent les premières rencontres avec l’écrit.Footnote 14 Les études francophones, dont les premières s’inspirent largement des travaux de Ferreiro (Reference Ferreiro2000) sur l’écrit d’enfants hispanophones, relèvent de chercheurs de diverses disciplines : psycholinguistes (Besse, Reference Besse1990, Fijalkow et Fijalkow Reference Fijalkow and Fijalkow1991), centrés sur le développement cognitif de l’enfant, ou linguistes (Jaffré et al. Reference Jaffré1999, David, Reference David2008), intéressés par l’effet des systèmes linguistiques sur les productions écrites des jeunes enfants. Certains étudient l’influence des contextes didactiques sur la mise en place des relations oral-écrit (David et Fraquet Reference David and Fraquet2013) ou, plus généralement, sur l’acquisition des principes de base d’une écriture alphabétique (Pasa Reference Pasa2002, Montésinos-Gelet et Besse, Reference Montésinos-Gelet and Besse2003, Morin et Montésinos-Gelet Reference Morin and Montésinos-Gelet2005), d’autres insistant sur la disposition des écritures dans la page et leur forme (Sarris Reference Sarris1996, Cazes Reference Cazes1996 cités par Fijalkow et al. Reference Fijalkow2009), ou encore sur leur bénéfice pédagogique (Charron Reference Charron2006). Des entretiens métagraphiques (Jaffré Reference Jaffré2003, Hassan Reference Hassan2004, David Reference David2008) accompagnent fréquemment les tâches d’écritures inventées ; ils sont définis comme les « explications, libres ou sollicitées, que donnent les enfants pour justifier leurs options graphiques [et qui] fournissent des indices externes du raisonnement métalinguistique produit lors de l’écriture » (Jaffré Reference Jaffré2003, p. 66).
Toutefois les études francophones consacrées à des stratégies autres que celles visant la mise en correspondance oral-écrit restent rares. Nous nous appuyons pour pallier ce manque sur une conception spécifique des LS et de leur rapport avec la surdité, décrite dans la section suivante.
2.2 L’approche dite « sémiologique » de description de la LSF et des langues des signes : vers l’hypothèse d’un traitement cognitif de l’information propre aux sourds
L’approche sémiologique élaborée par Cuxac (Reference Cuxac2000, Reference Cuxac2014 ; Cuxac et Antinoro Pizzuto Reference Cuxac and Antinoro Pizzuto2010) et son équipe (notamment Fusellier-Souza, Reference Fusellier-Souza2004 ; Garcia, Reference Garcia2010 ; Garcia et Sallandre, Reference Garcia and Sallandre2014; Sallandre, Reference Sallandre2003, Reference Sallandre2014) défend une conception selon laquelle les LS sont linguistiquement structurées par l’iconicité, se démarquant sur ce point de nombre de recherches menées sur ces langues. Selon cette approche, les structures-mêmes des LS sont tributaires du fait que ces langues sont créées par des individus sourds : contrairement à l’enfant entendant qui, disposant de deux canaux, l’un visuo-gestuel pour donner à voir à l’aide de la gestualité coverbale, l’autre audio-phonatoire pour « dire », l’enfant sourd ne dispose que du canal visuo-gestuel pour dire et pour dire en montrant (Cuxac Reference Cuxac2000, Reference GarciaGarcia en révision). Les productions gestuelles qui, chez l’enfant entendant, évoluent en gestualité coverbale, sont chez l’enfant sourd des structures linguistiques. Cette hypothèse explicative, au fondement de l’approche sémiologique, étaye celle d’une prédominance, dans le fonctionnement cognitif et le développement langagier de l’enfant sourd, d’une « logique de l’iconicité »,Footnote 15 fondée sur l’expérience perceptivo-pratique dans laquelle prédomine le visuel (voir Cuxac Reference Cuxac2000 : 179–209, appuyé sur Arnheim 1969). Poser l’hypothèse d’une organisation de la pensée des sourds selon un tel mode visuo-iconique autorise à poser celle d’une langue écrite au moins en partie typiquement sourde. Garcia et Perini (Reference Garcia and Perini2010) citent à ce propos les travaux québécois (Dubuisson et Daigle Reference Dubuisson and Daigle1998) qui ont souligné la présence des mêmes particularités dans l’écrit de sourds oralisants (non signeurs) et de sourds signeurs (Lacerte Reference Lacerte1989, Daigle Reference Daigle, Dubuisson and Daigle1998). Elles en concluent que, pour ces particularités au moins, l’influence de la LS ne peut être seule en cause et proposent deux pistes explicatives : d’une part l’existence d’une “norme sourde” dès le traitement cognitif de l’information, soit en amont des langues (LS et LV écrite) ; d’autre part, sur la base de l’observation de similarités entre écrits des sourds et écrits d’apprenants langue seconde, le statut de L2 de l’écrit pour les sourds. Cette dernière piste constitue le troisième axe de notre corps théorique, que nous abordons à présent.
2.3 Acquisition des langues secondes et « Approche des lectes d’apprenants » : l’écrit L2 pour les sourds
Les études sur l’acquisition d’une langue seconde apportent un éclairage indispensable à notre réflexion théorique et méthodologique. L’Approche dite des Lectes d’Apprenant (ALA, Klein et Perdue, Reference Klein and Perdue1997) permet d’envisager les écrits des apprenants langue seconde non comme des écarts par rapport à la norme mais comme des « systèmes cohérents et transitoires » (Watorek, Reference Watorek2010) qui les amène peu à peu vers une « maîtrise » de la langue cible. Une étude française (Perini Reference Perini2013), centrée sur les adultes sourds et s’appuyant sur l’ALA, a de fait ouvert de nouvelles perspectives. A partir de l'étude fine d’un corpus de productions écrites d’adultes sourds, l’auteure étaye l’hypothèse d’itinéraires spécifiques d’acquisition de l'écrit, selon un ordre ou à un rythme d’apprentissage propres à ces personnes sourdes.
Ces travaux présentent l’intérêt de proposer un regard nouveau sur l’apprentissage de l'écrit. Loin d'être réduit au décodage de correspondances graphophonologiques, l’écrit est ainsi d’abord vu comme une activité conceptualisatrice originale (voir aussi Besse Reference Besse2000). L’ALA nous permet de considérer les écrits des enfants sourds comme les traces de procédures et stratégies évolutives et d’avancer l’hypothèse d’itinéraires d’acquisition de l’écrit spécifiques aux enfants sourds, dont nous supposons qu’ils sont détectables dès les tout débuts de l’entrée en litéracie. Ceci fonde notre choix de nous intéresser à un public d’enfants sourds scolarisés en maternelle, i.e. en amont de l’apprentissage formel.
2.4 Questions de recherche
Retrouverons-nous, chez les enfants de notre étude, des stratégies d’écriture liées à leur utilisation de la LSF ou, plus largement, au fait qu’ils sont sourds, i.e. des stratégies attribuables à un traitement cognitif qui leur serait propre, ancré sur une logique visuo-iconique ? Quel(s) processus remplace(nt), le cas échéant, la mise en place des correspondances oral-écrit et le développement de la conscience phonologique ? La spécificité des itinéraires d’acquisition de l’écrit des sourds français relève-t-elle, comme l’avancent les recherches en emergent literacy sur les enfants sourds américains, d’une multifactorialité, c’est-à-dire de raisons à la fois cognitives, perceptuelles, linguistiques et socio-culturelles ?
Le défi de l’étude qui est l’arrière-plan du présent article (Beaujard, thèse en cours), pionnière pour la France, est de répondre à ces questions en proposant une analyse qui s’appuie sur un corpus représentatif de la pluralité des domaines concernés par cette problématique de l’entrée dans l’écrit des enfants sourds. Notre propos se centre ici toutefois sur les choix méthodologiques à la clé, particulièrement complexes : comment en effet croiser, dans la constitution du corpus, le grand nombre de variables pertinentes ? Comment penser notre étude en référence aux éléments apportés par notre cadre théorique, c’est-à- dire en combinant les exigences d’une approche en emergent literacy qui s’appuie sur les écrits de tout jeunes enfants, celle de l’ALA et celles du modèle sémiologique qui étaye l’hypothèse d’une prédominance de stratégies renvoyant à un traitement cognitif de type « visuo-iconique » ?
La section suivante décrit le protocole méthodologique que nous avons élaboré dans cette perspective.
3. UN PROTOCOLE MÉTHODOLOGIQUE ORIGINAL
Le cadre de l’emergent literacy nous permet d’envisager les stratégies particulières d’acquisition de l’écrit des enfants sourds comme pouvant résulter de facteurs à la fois linguistiques, cognitifs, pédagogiques et sociolinguistiques. Prendre en compte ces différents facteurs requérait d’envisager un corpus multiforme, constitué d’écrits, de séquences pédagogiques filmées et d’entretiens. Les échantillons d’écrits des enfants est notre corpus central. Les enfants ont été filmés lors de la passation des tâches pour garder trace du processus d’écriture et des interactions avec la chercheuse, et permettre à celle-ci de rester présente dans sa relation à l’enfant. Les vidéos réalisées en classe, qui ciblent des activités de lecture-écriture, doivent fournir une vision précise de la façon dont la langue écrite est enseignée et dont la LSF est utilisée dans cet enseignement. Des entretiens semi-dirigés ont été réalisés avec les parents des enfants et avec les enseignantes. Ces entretiens alimentent les métadonnées qui permettront une description précise des contextes pédagogiques, familiaux et sociolinguistiques. Ils seront à articuler avec l’analyse des écrits pour dégager des facteurs explicatifs à telle particularité scripturale. Nous nous centrons cependant ici sur les seules données écrites assorties de leur processus génétique filmé. Nous exposons en premier lieu notre démarche quant au choix du public et les difficultés impondérables auxquelles nous nous sommes heurtées.
3.1 Choix du public et métadonnées
Le choix du niveau scolaire des enfants était primordial : en grande section de maternelle les enfants n’ont pas encore bénéficié d’un apprentissage systématique de l’écrit mais leur LSF est déjà suffisamment installée. Ceci était important pour que nous puissions communiquer avec eux lors des tests d’écritures inventées et réaliser des transcriptions fiables.
Concernant le choix des profils, nous avons fait intervenir des variables liées au contexte familial : nous souhaitions trouver des enfants de parents sourds et d’autres de parents entendants. Nous voulions aussi initialement que certains enfants aient la LSF comme langue première, et d’autres le français oral. Enfin, nous souhaitions faire varier le contexte pédagogique avec certains enfants scolarisés dans une classe bilingue LSF-français écrit et d’autres dans une classe bilingue LSF-français oral-français écrit. Notre projet de départ était de trouver deux enfants de parents sourds signants et deux de parents entendants, le contexte sociolinguistique pouvant lui aussi être très différent.Footnote 16 Par ailleurs, la variable « langue première » était bien sûr pertinente pour contrôler au mieux l’hypothèse selon laquelle les enfants sourds, signeurs ou non, privilégieraient des stratégies visuelles ou n’utiliseraient pas en priorité des stratégies fondées sur la dimension phonologique. Enfin, le contexte pédagogique est lié aux deux variables précédentes. Dans la classe bilingue LSF-français écrit, le français oral est absent et l’enseignement du français écrit est dispensé en privilégiant la méthode directe.Footnote 17 L’autre classe assure un enseignement mixant LSF et français oral et propose aux enfants un accès à l’écrit fondé sur le développement de la conscience phonologique : des temps de remédiation et de rééducation sont pour cela inclus dans l’emploi du temps scolaire. Toutefois, trouver des enfants croisant exactement toutes ces variables s’est avéré impossible, la difficulté, impondérable, ayant été de trouver une classe d’institut spécialisé qui accepte de nous accueillir.Footnote 18
Au final, notre étude concerne quatre enfants sourds profonds, deux garçons de 5 et 6 ans et deux filles de 5 ans, tous locuteurs de la LSF. Trois d’entre eux ont des parents sourds signeurs, le quatrième a une mère sourde et un père entendant également signeurs. Mais la variable « langue première » s’est avérée encore plus complexe à prendre en compte que prévu : l’un des enfants a vécu au Vietnam jusqu’à l’âge de trois ans avant d’être adopté par un couple mixte (père entendant, mère sourde). Il n’a donc pas eu d’accès à la LSF avant cet âge. Une des fillettes a une mère sourde d’origine espagnole et a vécu jusqu’à trois ans en Belgique. Pour ces deux enfants donc, le contexte linguistique est complexe et l’accès à la LSF n’a pas été précoce. Les quatre enfants sont scolarisés en grande section de maternelle. Deux d’entre eux, non appareillés, sont dans une classe bilingue LSF-français écrit de l’éducation nationale, l’enseignement étant dispensé en LSF par une enseignante sourde ; la classe, multi-niveaux et bilingue, accueille exclusivement des enfants sourds, mêlés aux enfants entendants lors des cours de sport et des récréations. Les deux autres enfants, appareillés, sont scolarisés dans la classe externalisée d’un Institut de Jeunes Sourds ; l’enseignement y est dispensé à la fois en français oral et en LSF par deux enseignantes entendantes spécialisées. L’emploi du temps quotidien des enfants y alterne entre temps d’inclusion dans une classe d’entendants pour les apprentissages fondamentaux et temps adaptés de soutien et de rééducation de la parole avec des enseignantes spécialisées.
Reste donc une forte pluralité de variables, qui fait que l’élaboration d’une méthodologie appropriée constitue un apport en soi de notre étude. La constitution du corpus est particulièrement complexe, soumise en outre aux aléas liés à un très jeune public (Fialip-Baratte Reference Fialip-Baratte2005), aux contextes scolaire et administratif et à un contexte sociolinguistique très sensible. L’emploi du temps dans une école maternelle est toujours fluctuant (absences, maladies, contretemps divers liés au jeune âge des enfants). Le chercheur s’y fraye difficilement un chemin et doit intégrer dans sa méthodologie les imprévus à la clé. De plus, filmer de jeunes enfants dans leur classe nécessite d’obtenir une cascade d’autorisations, le temps administratif n’étant pas toujours celui du chercheur. Enfin, les réticences aux entretiens sont fortes, chez les enseignants et chez les parents : gagner la confiance des uns et des autres reste difficile. Nous décrivons ci-dessous la démarche adoptée dans ce contexte concernant le corpus d’écrits.
3.2 Réflexions préalables à l’élaboration des tâches
L’enjeu étant celui de l’approche d’une écriture alphabétique par des enfants n’ayant pas accès au son, nous avons dû repenser les tâches d’écritures inventées, le plus souvent conçues en lien avec l’aspect phonographique de l’écrit. Par ailleurs, les études anglophones consacrées aux enfants sourds fournissent des réflexions et résultats intéressants sur le développement scriptural de ce public, mais les langues en jeu (anglais écrit et ASL) sont différentes. Enfin, certains travaux étudiant des écritures inventées (d’enfants entendants) concernent tel ou tel aspect non phonologique de ces premiers écritsFootnote 19 : Treiman et al. (Reference Treiman2016) ont ainsi exploré les écrits d’enfants entendants en phase « pré-phonologique », c’est-à-dire n’ayant pas encore commencé à établir des relations entre oral et écrit. Dyson (Reference Dyson1983) ; Otake et al. (Reference Otake, Treiman and Yin2017) se sont penchées sur l’étape de différenciation entre dessin et écriture ; Treiman et Kessler (Reference Treiman and Kessler2004) ont analysé l’usage par de jeunes enfants des minuscules et des majuscules ; Gingras et Sénéchal (Reference Gingras and Sénéchal2018) décrivent les représentations d’enfants français concernant les lettres muettes et les consonnes doubles. Le défi au final, pour nous, est de garder une cohérence dans l’établissement de nos critères, en glanant dans chaque corps d’études ce qui nous semble le plus pertinent pour l’élaboration des tâches d’écriture. Enfin, nous recherchons, dans les écrits des enfants, des procédés sémiographiques, c’est-à-dire l’ensemble des normes « qui régissent le fonctionnement sémiologique d’un système graphique comme système d’écriture […], c’est-à-dire en tant que, de nature visuo-graphique, il est, d’une manière ou d’une autre, […] en correspondance avec une langue particulière. » (Garcia Reference Garcia2010 : p.106).
Il nous fallait donc concevoir les tâches de façon suffisamment souple et innovante pour pouvoir analyser ensuite, en tirant parti à la fois des études précitées et des apports et hypothèses liés à nos trois ensembles théoriques (section 2, supra), à la fois les orthographes inventées proprement dites et l’utilisation que font les enfants de l’espace graphique. Par ailleurs, le seul moyen d’étudier les interrelations de la LSF avec l’écrit des enfants était de filmer la passation des tâches : garder une trace vidéo de l’acte d’écriture permet d’une part d’analyser les réactions des enfants face à l’acte d’écrire (refus, questionnements, besoin d’étayage, etc.) et d’ainsi comprendre le rapport à l’écrit qu’ils ont commencé à construire ; d’autre part d’analyser leur recours éventuel à la LSF à tel moment précis de l’acte graphique.
3.3 Présentation des tâches, des conditions de passation et des critères d’analyse
Si, pour le recueil d’écritures inventées, nous avons repris en partie la méthodologie des études citées, il a cependant été nécessaire de réfléchir aux stimuli les mieux adaptés : dans la plupart des études en effet, la présentation des mots est faite en langue vocale orale, parfois sous la forme d’images. Nous avons toutefois exclu l’utilisation de la LSF dans ce cas, certains signes comportant une ressemblance iconique avec la première lettre des mots écrits qui pouvait biaiser les tests en donnant aux enfants des indices. Les tâches, dont chacune nécessite environ quinze minutes de passation, ont été proposées à chaque enfant une fois par mois durant les sept mois d’accueil de la chercheuse dans l’établissement. Celle-ci leur demande d’écrire, sur une feuille blanche non lignée (pour préserver la liberté graphique des enfants), quelques mots à partir d’images représentant un animal, une personne ou un objet (Figure 1). Les images leur sont montrées sur tablette numérique, ceci conférant aux tâches une dimension ludique. La consigne, formulée en LSF, s’inspire de Fialip-Baratte (2004) et David (Reference David2008) : « Je vais te montrer une image ; tu vas essayer d’écrire le nom de l’animal/objet/personne que tu vois sur l’image. Je sais que tu n’as pas appris à écrire, mais imagine comment ça peut s’écrire ». Aucune autre consigne n’est donnée aux enfants, libres par ailleurs de chercher dans la classe des ressources qu’ils jugeraient utiles.
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20200923105612867-0777:S0959269520000095:S0959269520000095_fig1.png?pub-status=live)
Figure 1. Gabriel (5,9 ans), session 1. Images montrées : un escargot, un lion, un bébé, du riz.
Le lieu et le moment des épreuves d’écriture ont été laissés au libre choix des enseignantes, le but de la chercheuse étant d’être la moins intrusive possible, de ne pas perturber le rythme des classes et de mettre en confiance les enseignantes, filmées en parallèle. Pour deux des enfants, les épreuves ont été menées dans la classe, en présence d’autres enfants et des enseignants. Pour les deux autres, elles ont été proposées dans deux petites salles vides et non dans la classe principale. Ces précisions sont évidemment importantes et font partie intégrante des métadonnées : ainsi, le moment a souvent déterminé le degré de disposition des enfants à jouer le jeu et, par ailleurs, les deux autres salles (une salle de classe et une salle d’activités secondaires) n’offraient pas les mêmes ressources visuelles, ce qui a pu avoir une incidence sur le contenu des écrits.
Chaque session comprenait l’écriture de quatre à six mots. Les mots suscités par les images devaient pouvoir subir une analyse visuographique, orthographique ou phonographique. La littérature francophone ne nous fournissant pas d’exemple pour la première, nous nous sommes largement inspirées de l’étude de Padden (Reference Padden1993) concernant les écrits d’enfants sourds anglophones pour choisir des mots aux propriétés visuographiques variables, tout en vérifiant que chacun d’entre eux pouvait également être écrit selon des procédés phonographiques. Leur choix s’est fait selon deux principes. Certains mots étaient choisis à l’avance. Ainsi, les mots potentiellement associés aux images sont de longueur variable (RIZ, ESCARGOT, LAPIN), présentent des structures voyelles-consonnes diverses (BEBE, ESCARGOT), permettent de tester la relation entre taille du référent et longueur du mot (ESCARGOT/LION), comportent des lettres muettes (RIZ, CERISE, CHAT), des lettres doubles (BALLON), des consonnes saillantes si l’écriture est cursive (g, h, l, t, p). D’autres ont dû être choisis sur le moment, selon des critères divers comme le travail effectué en classe en amont et rapporté par les enseignantes à la chercheuse en début de journée, la disposition des enfants à plus ou moins bien accepter ce que nous leur proposions —nous leur faisions alors choisir eux-mêmes l’image dont ils écriraient le mot correspondant—, et le temps disponible. Certaines images ont aussi pu être choisies par les enfants selon des critères surtout affectifs (j’aime/j’aime pas), comme celles figurant un hérisson, des billes, une mouche, une araignée ou encore une poule. Notre méthodologie prévoyait de courts entretiens métagraphiques après chaque session d’écriture mais leur mise en place systématique a été difficile. Les échanges de la chercheuse avec les enfants, que nous exploitons tout de même dans l’analyse lorsque cela est possible, ont été ponctuels et clairsemés.
Le tableau 1 ci-dessous présente les critères d’analyse finalement retenus, établis en référence aux études longitudinales qui se sont intéressées aux aspects visuographiques de l’écriture des jeunes enfants sourds anglophones et plus rarement francophones. La difficulté était de s’éloigner de l’analyse phonographique traditionnellement appliquée aux écritures inventées (un grand nombre d’études s’intéressent par exemple à la syllabe, unité orale-vocale, et à sa mise en place progressive grâce aux correspondances grapho-phonologiques). L’ajout des dimensions affective et socio-culturelle était par ailleurs pour nous essentielle car elles peuvent avoir une influence directe sur les productions d’écrits.
Tableau 1. Critères d’analyse retenus pour les échantillons d’écrits
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Nous discutons dans ce qui suit les premiers résultats de nos analyses.
4. STRATÉGIES D’ENTRÉE DANS L’ÉCRIT DE QUATRE ENFANTS SOURDS : PREMIÈRES ANALYSES ET DISCUSSION
Nous rendons compte tout d’abord de réactions des enfants qui nous permettent de cerner leur rapport à l’écrit et aux tâches demandées puis nous mettons en évidence et discutons, au regard de l’état de l’art et de nos hypothèses théoriques, ce qui nous semble, à ce stade de notre étude, pouvoir être interprété comme des stratégies propres à ces enfants sourds.
4.1 Comprendre ce qu’est l’écrit : des compétences en construction
Les enfants ont une maîtrise de la LSF leur ayant permis de s’exprimer aisément lors des épreuves d’écritures inventées. Pour tous, nous notons une progression entre la première et la dernière session, concernant à la fois leurs interactions avec nous et la compréhension de l’épreuve. Les premières sessions sont ponctuées de « Je ne sais pas » en réponse à la consigne, réponse dont nous pouvons supposer qu’elle est suscitée par la nouveauté de l’exercice, une compréhension incertaine des consignes et le fait, pour les enfants, de penser qu’ils ne sont pas encore capables d’écrire. De fait, deux d’entre eux, lors de la session 1, ont commencé par produire des dessins, représentés en Figures 1 et 2.
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Figure 2. Lucian (6.3 ans), session 1. Images montrées : un escargot, un lion, un bébé, du riz.
Nous pouvons supposer que les enfants ont dessiné parce qu’ils ne comprenaient pas ce que nous attendions d’eux en leur demandant d’« écrire ». Dans leurs premières productions lors de la session 1 (Figures 1 et 2), le dessin se substitue, pour les premiers mots demandés, à l’écriture sans que cela signifie nécessairement une confusion entre « dessiner » et « écrire » : l’acte de dessiner étant plutôt une conséquence du manque de compréhension de la consigne la première fois que celle-ci a été donnée.Footnote 20 Après répétition de celle-ci, les enfants ont tracé des lettres sans recourir à nouveau au dessin. Nous retrouvons des dessins dans des productions ultérieures, avec des fonctions diversifiées, notamment illustratives ; par exemple, le dessin peut illustrer le nom écrit au-dessous : la Figure 3 en fournit un exemple.
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Figure 3. Lucian (6.6 ans), session 5. Image montrée : un lapin.
Les sessions étaient souvent explicitement présentées comme des jeux, ce qui a permis à la chercheuse d’obtenir plus facilement la participation des enfants, même si leur concentration a été fluctuante sur la durée. Leurs productions sont fréquemment liées aux apprentissages scolaires récents, par exemple l’écriture cursive dans le cas illustré par les Figures 4 et 5. Enfin, les productions sont souvent liées à l’affect des enfants, ainsi de la fillette qui, lorsqu’elle voit l’image d’un bébé, écrit le prénom de son petit frère encore nourrisson.
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Figure 4. Gabriel (6.3 ans), session 5. Images montrées : un escargot, un lapin, des billes, un chat, un bébé.
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Figure 5. Lucian (6.8 ans), session 5. Image montrée : un bébé.
Pour les quatre enfants, ce qui est en jeu tout au long des sessions est la construction d’une confiance : confiance en l’adulte qui leur demande d’écrire, confiance en eux et en leurs capacités de produire de l’écrit. Il était délicat d’évaluer sur place ce degré de confiance. Les vidéos des sessions de tests nous permettront d’en affiner l’analyse.
4.2 Des préoccupations visuographiques non-spécifiques
Les enfants sourds observés ont, comme les enfants entendants du même âge (voir par exemple Noyer Reference Noyer2005, Noyer-Martin et Baldy Reference Noyer-Martin and Baldy2008) acquis les principes de base du fonctionnement de l’écrit (du français) : disposition dans la page (début en haut à gauche), écriture de gauche à droite.Footnote 21 Mayer (Reference Mayer2007) le remarque elle aussi chez les enfants anglophones de son étude, en constatant que la spécificité des enfants sourds devient flagrante au moment supposé (en référence aux travaux de Ferreiro) de l’entrée dans la phonétisation de l’écriture, qui ne s’effectue pas chez ces enfants. Par ailleurs, pratiquement tous les échantillons sont présentés en colonne (Fijalkow et al. Reference Fijalkow2009, Pomel Reference Pomel2008), disposition qui entraîne des phénomènes de transport-copieFootnote 22 – visibles en Figures 6 et 7 – d’un mot à l’autre. Les enfants, pour générer et écrire de nouveaux mots, en même temps qu’ils s’appuient sur le répertoire qu’ils connaissent, soit les lettres de leur prénom, utilisent la proximité visuelle des mots écrits au-dessus.Footnote 23 Le choix d’une présentation en colonne ne serait dès lors pas le fruit du hasard, cette disposition graphique leur permettant de recourir à cette stratégie visuelle.
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Figure 6. Lucian (6.4 ans), session 4. Transport-copie des lettres en colonne.
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Figure 7. Gabriel (6.6 ans), session 4. Ecriture en liste et transport-copie.
Certains des phénomènes observés dans notre corpus d’écrits montrent un traitement orthographique commun avec celui d’enfants entendants. Ainsi, l’utilisation des lettres du prénom pour générer des mots nouveaux a été étudiée à maintes reprises (voir la synthèse de Fijalkow, 2009). Pour écrire des mots nouveaux, les enfants de notre étude utilisent plus de lettres de leurs prénoms que d’autres lettres (Figure 7), ceci étant d’autant plus vrai que le prénom figure sur la page. Gabriel utilise son prénom pour écrire « escargot » : GABRILE, et « bébé » : GAILEGGM. Lucian utilise le sien pour écrire « lion » : LUCNAWCIA, « billes » : LUCINAPMO. Comme les enfants entendants, nos enfants sourds jouent avec de multiples combinaisons de lettres Fijalkow et al. (Reference Fijalkow2009). L’alternance et la succession consonnes-voyelles n’obéissent toutefois à aucune régularité évidente, trois consonnes ou trois voyelles pouvant se succéder. La stratégie privilégiée pour enchaîner les lettres est une fois encore l’autocopie : la Figure 6 nous montre par exemple le jeu de miroir entre un W et un M, entre un V et un U.
4.3 Des stratégies orthographiques spécifiques ?
La mémorisation visuelle de la première lettre des mots est fréquente chez nos enfants sourds, comme l’observe aussi Padden (Reference Padden1993) : « lapin » est écrit une fois LELEJRIÊ, une autre fois LBROL par Gabriel. Selon Padden, les enfants sourds reproduisent plus systématiquement les lettres en position initiale, qui est une position saillante.
Un phénomène particulièrement remarquable est l’utilisation, chez deux des enfants, de signes et de pseudo-signes de ponctuation (Figures 4 et 9) qu’ils s’avèrent capables de justifier (Ruiz Reference Ruiz1995, Williams Reference Williams2004, Herbold Reference Herbold2008). Ainsi, la Figure 4 ci-dessus (p. 29) nous montre que Gabriel a tracé des barres entre les mots qu’il a écrits. En même temps qu’il écrit, il explique en LSF : « c’est pour séparer ». Lucian, lui, ponctue de points l’écriture, linéaire, de ses mots, qu’il sépare ainsi l’un de l’autre (Figure 8). Il précise : « C’est une virgule ».
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Figure 9. Unité lexicale [escargot] en LSF. Collectif (1997, p.104).
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Figure 8. Lucian (6.5 ans) sépare les mots par des « virgules » (session 2).
Il est intéressant de remarquer que ces marques de ponctuation apparaissent chez les enfants avec la linéarisation de leurs écrits. Ces marques traduisent probablement la mise en place de la compréhension de ce qu’est un mot graphique, mais également, selon nous, la préoccupation de prendre en compte le lecteur de leur message, ce dernier devant donc être « lisible ». Plus largement, ce souci de l’autre et ce « discours sur » attestent l’élaboration de la « théorie de l’esprit » (voir Courtin Reference Courtin1998, Reference Courtin2002 notamment) et un recul métacognitif sur la « matière linguistique » dont on sait qu’ils sont tous deux une condition à l’entrée dans l’écrit. Les vidéos des moments d’écriture nous montrent en effet que certains enfants prennent le temps, lorsqu’ils écrivent, de s’interrompre pour nous expliquer ce que sont les signes qu’ils sont en train de tracer ou parfois pour nommer en LSF, à notre intention, telle ou telle lettre.
Une autre stratégie particulièrement remarquable est, elle, directement liée à la présence de la LSF mais elle illustre aussi, très probablement, la sensibilité visuelle particulière de ces enfants sourds. En LSF, l’unité lexicale [escargot]Footnote 24 (fig. 9) comporte une configuration (terme consacré dans la littérature pour désigner la forme de la main) qui se trouve être similaire à celle utilisée pour figurer le H dans l’alphabet dactylologique.Footnote 25 Deux des enfants ont ainsi écrit le nom ESCARGOT avec un H comme première lettre, stratégie présente également chez les enfants sourds des études de Ruiz (Reference Ruiz1995) et Herbold (Reference Herbold2008) : en voyant l’image d’un escargot, Gabriel (6.6 ans) écrit HAIJIEF et Nezha (6.3 ans) écrit HAINZAEZIO, alors même qu’il n’y aucun rapport sémantique entre le concept d’escargot et la lettre H : le lien que fait l’enfant entre la forme de la configuration de la main dans le signe lexical de LSF correspondant au concept de l’image-stimulus (‘escargot’) et celle du H dactylologique est purement visuel. Il résulte d’une heureuse coïncidence entre la configuration de ESCARGOT (figurant par ailleurs iconiquement les deux cornes de l’escargot) et celle qui, en LSF, caractérise l’unité dactylologique H, renvoyant, de manière elle aussi iconique, au H de l’alphabet latin. On notera d’ailleurs que les sourds de tous âges sont particulièrement sensibles à ce type de « coïncidence visuelle », qu’il serait plus exact d’appeler des « jeux de signes ». Ainsi, parmi de nombreux autres exemples, le signe récent CORPUS se fait-il en LSF avec la configuration en C qui, simultanément, renvoie à la lettre C du mot français « corpus » (via le C dactylologique) et à la forme de la main utilisée en LSF pour désigner toute forme volumineuse, la diffusion rapide de ce signe tenant probablement à ladite coïncidence (voir Garcia et Perini Reference Garcia and Perini2010).
Un second exemple d’incidence de la LSF est de prime abord de nature très différente. Il s’agit de son utilisation en soutien à l’écriture, pour se dicter à soi-même la prochaine lettre à écrire (voir Figure 10). Il est possible ici que l’enfant s’appuie sur la relation iconique existant entre le « i » dactylologique en LSF et la lettre « i ». Mais cette interprétation ne pourrait être corroborée que si ce phénomène était isolé. Or, nous observons ce comportement à maintes reprises chez les quatre enfants pour l’écriture d’autres lettres de l’alphabet qui n’ont pas de relation iconique avec la lettre en LSF (par ex. « p » et « s »).
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Figure 10. Lucian signe la lettre « i » juste avant de l’écrire.
5. CONCLUSION
Notre étude, pionnière pour la France, vise à mettre en évidence les stratégies utilisées par de jeunes enfants sourds pour entrer dans l’écrit, à partir d’une méthodologie dont nous avons montré les aléas de sa mise en œuvre mais aussi les complexités liées à l’interprétation des données obtenues.
Nos toutes premières analyses nous permettent en effet de déceler chez les enfants de notre échantillon des comportements qui ne leur sont pas spécifiques, la littérature, très prolixe à ce sujet, les signalant aussi chez les enfants entendants. Toutefois, les outils méthodologiques, initialement pensés pour comprendre la litéracie émergente des enfants entendants, ne permettent pas à eux seuls de saisir la spécificité de ce qui se joue chez les jeunes enfants sourds. La tentation est grande en effet, si l’on ne tient pas compte de la prédominance d’un traitement cognitif visuo-iconique chez ces enfants, de comparer leurs écrits avec ceux d’enfants entendants plus jeunes en phase pré-phonologique (Treiman et al. Reference Treiman2016) qui ne rapprochent pas encore la chaîne orale de la chaîne écrite, et de conclure à un retard dans l’acquisition. De là, a contrario, l’importance que nous accordons, dans nos observations, à la façon originale qu’ont ces enfants sourds d’aborder l’écrit avec l’aide de la LSF et, surtout, à leur sensibilité particulière aux jeux visuels. Ces toutes premières observations, cohérentes avec les résultats d’autres études sur le même public (Ruiz Reference Ruiz1995, William Reference Williams2004, Herbold Reference Herbold2008, Hoffmeister, Caldwell-Harris Reference Hoffmeister and Caldwell-Harris2014, Kuntze, Golos, Enns Reference Kuntze, Golos and Enns2014) nous incitent ainsi à envisager, plutôt qu’un modèle de déficience, des itinéraires litéraciques spécifiques.