Introduction
On observe, depuis la fin de la guerre froide et dans un contexte d'accélération et de facilitation des flux transnationaux de biens et de capitaux, une multiplication des instruments internationaux et nationaux de contrôle des mouvements migratoires transfrontaliers et un recours accru des États à divers mécanismes d'exclusion et de mise à l’écart des immigrants jugés indésirables: construction de murs (Vallet et David, Reference Vallet and David2012), patrouilles frontalières (Rosenblum, Reference Rosemblum2012), sanctions aux transporteurs aériens et interceptions maritimes (Brouwer et Kumin, Reference Brouwer and Kumin2003), détention des migrants irréguliers (Bourbeau, Reference Bourbeau2013: 21) et ainsi de suite. Malgré la persistance dans l'imaginaire collectif canadien d'un fort attachement à la « tradition humanitaire canadienne » en matière d'immigration (Bauder, Reference Bauder2008a), le Canada n’échappe pas à cette tendance. Plusieurs modifications législatives intervenues dans les dernières années témoignent en effet d'une volonté de sécuriser le Canada face aux menaces que pourrait comporter l'immigration internationale. Les plus importantes de ces lois sont la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (2001) et la Loi visant à protéger le système d'immigration du Canada (2012). Entre autres, ces deux lois facilitent le recours à la détention (Silverman, Reference Silverman2014), augmentent les pénalités pour l'organisation d'entrée illégale au Canada (Jimenez, Reference Jimenez2013), élargissent les catégories d'inadmissibilité pour sécurité et limitent le droit d'appel des décisions de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (Crépeau et Nakache, Reference Crépeau and Nakache2006). Elles s'accompagnent en outre d'une batterie de mesures administratives restrictives telles que l'imposition de nouvelles obligations de visa, le filtrage des dossiers des demandeurs d'asile par le Service canadien de renseignements de sécurité, la mise en place d'un mécanisme de tiers pays sûrs (Haince, Reference Haince2011: 171–175) et l'implantation d'une autorisation de voyage électronique (Topak et coll., Reference Topak, Bracken-Roche, Saulnier and Lyon2015).
Pour comprendre ce phénomène d’érection de l'immigration en préoccupation de sécurité pour l’État-nation et sa population, les études constructivistes critiques de la sécurité ont recours au concept de sécuritisation. La sécuritisation désigne le processus intersubjectif par lequel un objet social ou politique est transformé en enjeu de sécurité. En proposant une compréhension de la sécurité comme un construit social relationnel, ce concept ouvre la porte à un questionnement relatif au rôle joué par divers agents sociaux dans la désignation des objets menacés et la sélection des menaces pesant sur ces derniers.
Acceptant le constat d'une sécuritisation effective de l'immigration au Canada et les démonstrations de ses diverses manifestations dans la pratique législative et administrative (Crépeau et Nakache, Reference Crépeau and Nakache2006; Antonius et coll., Reference Antonius, Labelle and Rocher2007; Haince, Reference Haince2011; Nakache, Reference Nakache2013; Silverman, Reference Silverman2014) comme dans le discours politique, institutionnel et médiatique (Ibrahim, Reference Ibrahim2005; Bauder, Reference Bauder2008b; Bradimore et Bauder, Reference Bradimore and Bauder2010; Bourbeau, Reference Bourbeau2011), cet article vise l'atteinte d'une meilleure compréhension des mécanismes sociaux à l’œuvre dans le processus de construction sociale de l'immigration comme un sujet référent de l'activité de sécurité dans l'espace socio-politique canadien par l’étude de son déploiement sur une période de 18 ans. Il investigue le rôle joué par deux agents importants de la scène journalistique canadienne, La Presse et le National Post, dans la diffusion et la normalisation d'une compréhension de l'immigration comme menace. Il poursuit trois objectifs principaux: (1) évaluer si les médias écrits participent au processus de sécuritisation à l’œuvre au Canada, (2) déterminer si le discours sécuritaire constitue le discours dominant sur l'immigration dans la presse canadienne en comparant sa fréquence à celle de trois discours-types concurrents: le discours économique, le discours identitaire et le discours humanitaire et (3) tester la thèse de l'intensification, selon laquelle le discours sécuritaire occuperait, depuis les années 1990, mais surtout depuis 2001, une part relative croissante du discours journalistique canadien sur l'immigration.
Dans une première section, nous proposons une courte introduction au concept de sécuritisation, suivie, dans la deuxième section, d'un survol de la littérature sur la sécuritisation de l'immigration au Canada. La troisième section de cet article décrit ses objectifs et la démarche mise en œuvre pour les atteindre. Nous présentons par la suite les résultats de cette analyse de contenu thématique de 4 464 articles de La Presse et du National Post, en commençant par une comparaison de la fréquence des quatre discours-types et une description de leur contenu qualitatif pour ensuite analyser l’évolution temporelle de la fréquence du discours sécuritaire.
La notion de sécuritisation
La notion de sécuritisation, telle que développée par l’École de Copenhague des études de sécurité (Waever, Reference Waever1989; Waever, Reference Waever and Lipschutz1995; Buzan et coll., Reference Buzan, Waever and de Wilde1998) et subséquemment reformulée comme sociologique par Thierry Balzacq (Reference Balzacq2011), désigne le processus intersubjectif, discursif et non-discursif, par lequel un objet est constitué en un enjeu de sécurité nécessitant le recours à des pratiques de défense et de contrôle. La sécurité est appréhendée comme à la fois socialement construite et autoréférentielle. En effet, lorsqu'un agent social qualifie un objet de problème sécuritaire ou agit à son égard comme tel et que cette interprétation est acceptée par un public significatif, il crée un problème de sécurité, c'est-à-dire qu'il déplace cet objet vers un champ de pratique précis, celui de la sécurité. Le champ sécuritaire est distinct du politique par le répertoire d'action (usage de la force, restrictions aux libertés civiles, recours au secret) comme les acteurs (forces armées, forces policières, services de renseignement, firmes de sécurité privées) qu'il invoque. La sécuritisation est ainsi un processus par lequel sont définis un objet référent méritant d’être protégé et un sujet référent représentant une menace pour cet objet. Ce processus est relationnel et repose sur l'interaction entre un agent sécuritisateur, qui par son discours ou ses actions formule une tentative de sécuritisation, et un public, qui est responsable de l'approbation ou du rejet de cette tentative. Le concept de sécuritisation offre ainsi une alternative à la conception duelle de la sécurité comme à la fois objective (il y a une menace réelle) et subjective (il y a une menace perçue) et propose une conception de la sécurité comme le résultat d'une négociation intersubjective entre acteurs sociaux.
Revue de la littérature
Depuis sa première formulation par le politologue danois Ole Waever (Reference Waever1989), le concept de sécuritisation a été appliqué à un large éventail d'objets d’étude, allant de la prolifération nucléaire (Buzan, Reference Buzan and Brauch2008: 556) à la dégradation environnementale (Floyd, Reference Floyd2010; Jägeskog, Reference Jägerskog and Brauch2011) en passant par le VIH/SIDA (McInnes et Rushton, Reference Mcinnes and Rushton2011; Sjöstedt, Reference Sjöstedt and Balzacq2011). Bien qu'en principe parfaitement apte à l’étude d'enjeux de sécurité traditionnels ou militaires, il a plus souvent qu'autrement été utilisé pour comprendre comment des enjeux de sécurité non-traditionnels sont transformés en sujets référents de la sécurité (Lupovici, Reference Lupovici2014: 401). Parmi ces « nouvelles » menaces sécuritaires, l'immigration est l'un des principaux axes thématiques des études de sécuritisation. La sécuritisation de l'immigration a généré un vaste corpus d’études empiriques abordant une pluralité de cas nationaux, bien que gravitant autour de son foyer originel de l'Europe de l'ouest, avec au premier plan la France, l'Italie, le Royaume-Uni (Buonfino, Reference Buonfino2004; Caviedes, Reference Caviedes2014), la Grèce (Mantouvalou, Reference Mantouvalou2005; Karyotis et Patrikios, Reference Karyotis and Patrikio2010; Swarts et Karakatsanis, Reference Swarts and Karakatsanis2013) et la Turquie (Bilgin, Reference Bilgin2011; Togral, Reference Togral2012). Le cas du Canada a été comparativement peu analysé sous l'angle de la sécuritisation. Pourtant, il apparaît particulièrement intéressant pour trois ensembles de raisons. D'abord, l'application d'un modèle théorique essentiellement eurocentré–en ce qui concerne son institutionnalisation académique autant que sa vérification empirique (Lupovici, Reference Lupovici2014: 391)–à un cas externe à l'espace européen présente un intérêt certain en matière de confrontation empirique de développements théoriques. Ensuite, le Canada présente un profil historique, démographique et géographique original qui conditionne sa politique migratoire. Considéré comme un pays traditionnel d'immigration en raison d'un niveau d'immigration élevé (Statistiques Canada, 2016a) hérité de son passé colonial et stimulé par une chute de l'accroissement naturel de sa population (Statistiques Canada, 2018), la situation géographique du pays lui permet d'adopter une politique migratoire relativement autonome des pressions externes. Ces dispositions résultent dans l’étonnante combinaison d'une politique d'immigration à la fois de grande envergure et hautement sélective. Le Canada se démarque en effet par une immigration choisie (Haince, Reference Haince2011: 131–148) et principalement composée de travailleurs qualifiés (Statistiques Canada, 2016b). L'immigration y est par ailleurs un marqueur identitaire fort (Bauder, Reference Bauder2008a) et la population canadienne est généralement favorable à l'immigration (Bourbeau, Reference Bourbeau2011: 118). On pourrait donc s'attendre à ce que le pays, bien qu'apte à appliquer des contrôles migratoires efficaces, soit plutôt réticent à appréhender l'immigration en termes sécuritaires. En raison d'une proximité géographique, économique et culturelle avec les États-Unis, le Canada est, enfin, particulièrement susceptible d'avoir été affecté par les attentats du 11 septembre 2001. Cela nous permet de vérifier l'hypothèse d'un fort impact de cet événement sur les représentations sociales de l'immigration.
De manière générale, la littérature sur la sécuritisation reconnaît trois catégories principales d'agents sécuritisateurs: l'agent politique, l'agent bureaucratique et l'agent médiatique. Parmi ceux-ci, les médias font, en raison de leur rôle central de diffusion de l'information, l'objet d'une attention particulière, bien que partagée: considérés par les uns comme d'influents agents sécuritisateurs possédant la capacité de façonner la discussion publique sur l'immigration (Buonfino, Reference Buonfino2004: 30; Bauder, Reference Bauder2008b: 290), ils sont compris par les autres comme des joueurs mineurs (Bourbeau, Reference Bourbeau2011: 96) et confinés au rôle d'agents intermédiaires, c'est-à-dire de relais entre l'agent sécuritisateur et le public (Karyotis et Patrikios, Reference Karyotis and Patrikio2010: 46; Messina, Reference Messina2014: 543).
La littérature canadienne sur la sécuritisation présente quatre caractéristiques d'intérêts, qui se sont révélées déterminantes dans l’élaboration de notre devis de recherche. D'abord, elle est animée d’évaluations contradictoires de l'importance du discours sécuritaire dans la couverture journalistique canadienne du fait migratoire, et ainsi, du rôle joué par les médias écrits dans le processus de sécuritisation. Alors que, d'une part, Philippe Bourbeau, dans une étude comparative de la sécuritisation en France et au Canada entre 1989 et 2005, conclut que les journaux n'ont pas ou peu contribué à la construction de la menace migratoire (Reference Bourbeau2011: 81–90), d'autres ont, dans le cadre d’études de cas portant sur des événements tels que l’été chinois de 1999 (Ibrahim, Reference Ibrahim2005), les attentats du 11 septembre 2001 (Tolazzi et Maserati, Reference Tolazzi and Maserati2009), l'adoption de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (Bauder, Reference Bauder2008b) ou l'arrivée de migrants tamouls par bateau (Bradimore et Bauder, Reference Bradimore and Bauder2010), enregistré de nombreuses tentatives de sécuritisation dans la presse écrite. Au-delà des divergences attribuables aux choix des quotidiens, des périodes et des cas étudiés, nous estimons que ce désaccord est en partie lié à la décision de Bourbeau d'analyser exclusivement les éditoriaux. En effet, ce choix de privilégier les articles ouvertement partiaux comporte un risque de sous-représentation du discours sécuritaire routinier. Comprenant l'agent sécuritisateur comme une fonction plutôt qu'une identité, nous analyserons de manière indiscriminée l'ensemble du contenu qu'il produit pour y identifier toutes tentatives de sécuritisation, que celles-ci soient exprimées de manière active ou passive, intentionnelle ou non-intentionnelle. Dans un second temps, on observe, dans la littérature canadienne (Tolazzi et Maserati, Reference Tolazzi and Maserati2009; Bauder, Reference Bauder2008b: 306; Bourbeau, Reference Bourbeau2013: 21) comme européenne (Buonfino, Reference Buonfino2004: 24; Caviedes, Reference Caviedes2014: 898), l'assertion que l'immigration, auparavant abordée comme une question d'ordre économique, serait à présent avant tout conçue comme un enjeu de sécurité. Malheureusement, cette affirmation du statut dominant du discours sécuritaire est trop rarement appuyée d'une démonstration empirique de sa prédominance. Elle s'accompagne du postulat d'une intensification temporelle de la sécuritisation, selon lequel la tendance actuelle de sécuritisation, propulsée à la fin de la guerre froide sous l'effet conjugué d'une mobilité croissante et de la désintégration du système bipolaire structurant l'environnement sécuritaire mondial (Bigo, Reference Bigo2002: 77; Ibrahim, Reference Ibrahim2005: 168; Bourbeau, Reference Bourbeau2011: 101), suivrait une trajectoire de croissance, qui aurait été accélérée sous l'impact des événements du 11 septembre 2001 (Ibrahim, Reference Ibrahim2005: 173; Antonius et coll., Reference Antonius, Labelle and Rocher2007: 206; Tolazzi et Maserati, Reference Tolazzi and Maserati2009; Messina, Reference Messina2014: 532). L'immigration serait non seulement perçue comme un problème de sécurité, ce serait aussi de plus en plus le cas. Nous trouvons cependant peu de démonstrations empiriques de cette intensification ou d'un impact durable du 11 septembre sur le discours sécuritaire à l’égard de l'immigration. Enfin, à l'exception de Bourbeau (Reference Bourbeau2011), qui opère une étude systématique du discours de sécuritisation des agents politiques et médiatiques de 1989 à 2005, la plupart des recherches dans le domaine adoptent un cadre temporel restreint, se concentrant sur l’étude d'un événement ou d'une pièce de législation précise. Elles ne peuvent ainsi aspirer offrir un portrait du discours sur l'immigration dans son ensemble. Ainsi, si plusieurs travaux ont démontré de manière satisfaisante l'existence d'un processus de sécuritisation de l'immigration au Canada, la faible disponibilité de données quantitatives témoignant des pratiques de sécuritisation sur une période de temps étendue demeure l'un des obstacles principaux à une compréhension approfondie du phénomène.
Objectifs et devis de recherche
Dans une optique de complémentarité avec la littérature scientifique existante sur la sécuritisation de l'immigration au Canada, le présent article propose une contribution empirique, quantitative et longitudinale documentant le déploiement temporel d'un élément constitutif du processus (le discours) et le rôle d'un type particulier d'agent sécuritisateur (l'agent médiatique) par une analyse du contenu des productions écrites de deux joueurs importants de la presse écrite canadienne: La Presse et le National Post. Cette étude est motivée par trois objectifs principaux. D'abord, elle entend établir si La Presse et le National Post agissent comme agents sécuritisateurs dans le processus de sécuritisation de l'immigration à l’œuvre au Canada. Les productions écrites des deux journaux contribuent-elles, par la présence régulière d'une association sémantique entre immigration et (in)sécurité, à la diffusion d'un discours sécuritaire sur l'immigration? Ensuite, pour donner suite à la suggestion d'une dominance établie (Buonfino, Reference Buonfino2004)–voire d'une hégémonie (Ibrahim, Reference Ibrahim2005: 176)–du discours sécuritaire, elle évalue son importance relative au sein du discours journalistique sur l'immigration. Pour ce faire, elle compare la fréquence du discours de sécurité publique à celle de trois autres discours-types sur l'immigration: le discours économique, le discours identitaire et le discours humanitaire, qui ressortent de la littérature théorique comme empirique, comme les principaux concurrents du discours sécuritaire au titre de discours dominant (Bauder, Reference Bauder2008b; Ceysan et Tsoulaka, Reference Ceysan and Tsoulaka2002; Caviedes, Reference Caviedes2014). Enfin, elle teste la thèse de l'intensification, qui suggère une croissance soutenue depuis les années 1990, mais surtout depuis 2001, de la part relative occupée par le discours de sécurité publique au sein du discours médiatique canadien sur l'immigration. Elle répond aux questions suivantes: La fréquence du discours sécuritaire dans les articles de La Presse et du National Post ayant pour thème l'immigration canadienne augmente-t-elle de façon significative entre 1998 et 2015? Cette trajectoire de croissance connaît-elle une accélération notable suite au 11 septembre 2001?
Pour atteindre ces objectifs, nous opérons une analyse de contenu thématique d'articles parus dans La Presse et dans le National Post sur le thème de l'immigration canadienne entre 1998 et 2015. Notre corpus consiste en 4 464 articles de journaux publiés dans La Presse (n = 1 203) et le National Post (n = 3 261) entre le 1er janvier 1998 et le 31 décembre 2015. Ces articles ont été localisés via une recherche par mots clés dans les banques de données Euréka et Canadian Newsstand. Il s'agit de l'intégralité des articles informatifs, éditoriaux, chroniques, tribunes libres et courriers des lecteurs disponibles sur ces plateformes en format électronique contenant dans leur titre ou paragraphe introductif les mots clés « migrant », « migration », « immigrant », « immigration », « réfugié » et « demandeur d'asile », ainsi que leur déclinaisons et équivalents en langue anglaise. Une lecture préliminaire a ensuite permis d'identifier et de retenir uniquement les articles traitant d'immigration internationale à destination du Canada.
Afin d'offrir un portrait comparatif de la composition thématique des publications journalistiques sur l'immigration et de son évolution sur une période chronologique de 18 ans, l'analyse prend l'article individuel comme unité de numération. À la suite d'une lecture intégrale de son contenu textuel, chacun des articles a été systématiquement codé selon la présence ou l'absence en son sein de quatre catégories de sens–le discours sécuritaire, le discours économique, le discours identitaire et le discours humanitaire–et de leur déclinaison selon deux catégories de ton–positif ou négatif–selon les instructions de codages détaillées dans le Tableau 1. Il s'agit, pour chaque catégorie et sous-catégorie, non pas de quantifier l'espace qu'elle occupe au sein de l'article, mais plutôt de dénombrer les articles l’évoquant. Plusieurs discours-types peuvent être observés dans un même article. Par exemple, un article peut à la fois présenter l'accueil de réfugiés comme un devoir humanitaire et comme un risque pour la sécurité publique. Il sera en ce cas codé comme contenant un discours humanitaire positif et un discours sécuritaire positif. De la même façon, le ton d'un article peut être nuancé et inclure un discours économique positif et un discours économique négatif, par exemple en présentant d'un côté l'immigration comme une source importante de main d’œuvre qualifiée et de l'autre le nombre élevé d'immigrants ayant recours à l'aide sociale. Ces données ont ensuite été agrégées pour obtenir des fréquences annuelles traduisant le nombre d'articles engageant chacun des discours-types pour chaque année, puis, afin de faciliter la comparaison des années entre elles, traduites sous forme de pourcentages.
Les deux quotidiens ont été sélectionnés sur la base de critères de taille du lectorat, de distribution, de géographie, de langue et d'idéologie politique. Les critères de la langue et situation géographique du journal sont considérés comme particulièrement importants en raison de la division de la population et du lectorat canadien en deux grandes communautés linguistiques, la population francophone étant principalement concentrée dans l'est du pays. La Presse est, avec un tirage hebdomadaire de 1 739 598 exemplaires (Journaux Canadiens, 2015), le quotidien de langue française le plus lu au Canada en 2015. Même si principalement distribué au Québec, La Presse est accessible aux communautés francophones partout au pays (Centre d’études sur les médias, 2015.). Il est généralement considéré comme partageant des affinités idéologiques avec le Parti libéral du Canada. Imprimé à hauteur de 1 116 647 exemplaires par semaine en 2015, le National Post est le deuxième quotidien national en importance (Journaux Canadiens, 2015). Le quotidien conservateur, basé à Toronto, est distribué dans tout le Canada. Il appartient à l'entreprise médiatique Postmedia Network Corp., qui détient également d'importants journaux de l'ouest du pays tels que le Calgary Herald et the Vancouver Sun, dont il rediffuse régulièrement les articles. Ce faisant, il reproduit, contrairement à La Presse qui incarne essentiellement le Québec francophone, les réalités et préoccupations particulières des provinces de l'ouest. Ensemble, ces deux quotidiens offrent un portrait intéressant des réalités divergentes de l'est et de l'ouest du pays, de la dualité francophone-anglophone et des idéologies libérale et conservatrice.
Le découpage de la période d’échantillonnage repose avant tout sur des considérations d'ordre pratique. Elle est conçue de manière à comprendre un nombre suffisant d'années avant et après les attentats du 11 septembre 2001 pour permettre d'isoler son impact particulier. L'année 1998 représente également le point de départ d'une importante période de remise en question du système d'immigration canadien. C'est en 1998, peu après la parution du rapport du Groupe consultatif pour la révision en matière d'immigration Au-delà des chiffres: l'immigration de demain au Canada (Trempe, Reference Trempe1997), que la ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration Lucienne Robillard annonce la tenue d'une série de consultations publiques en vue d'une réforme majeure de la Loi sur l'immigration de 1976 (Toupin, Reference Toupin1998), qui aboutit en 2001 avec l'adoption de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés. La discussion publique s'articule autour de l'idée d'une crise structurelle du système d'immigration se manifestant par des délais excessifs dans le traitement des dossiers comme dans le renvoi des personnes jugées inadmissibles.
Dans un souci de veiller à la validité interne de cette recherche, un échantillon non-aléatoire de 20 articles a été codé indépendamment par deux personnes ayant reçu les mêmes instructions de façon à mesurer l'accord inter-codeurs, et, ainsi, évaluer la fiabilité du processus de codage et des données en résultant. Il importe néanmoins de souligner que l'ensemble du codage a ultimement été effectué par une seule personne. Cet exercice visait à estimer le degré de précision de la grille de codage et à minimiser l'impact de la subjectivité de la chercheure. Afin d'optimiser l'uniformité du codage (accord intra-codeur), le codage en cours a été régulièrement comparé au codage déjà effectué, de manière à s'assurer qu'un même article soit codé de la même manière tout au long de l'effort de catégorisation des articles, qui s'est échelonné sur une période de neuf mois. Compte tenu de la relative simplicité des variables codées–une valeur binaire assignée selon la présence ou l'absence de qualités établies, l'alpha de Krippendorff est calculé dans sa forme la plus simple: $\alpha = 1-{{Do} \over {De}}$, Do correspondant au désaccord observé entre les valeurs attribuées par les deux codeurs et De étant le désaccord attendu, c'est-à-dire le désaccord qui aurait été produit par une attribution aléatoire (Krippendorff, Reference Krippendorff2011: 1–3). Les coefficients de fiabilité résultant sont de α = 0,79 pour le discours sécuritaire, α = 0,58 pour le discours économique, α = 0,67 pour le discours identitaire, α = 0,77 pour le discours humanitaire, pour une correspondance inter-codeurs moyenne de α = 0,70, ce qui est satisfaisant en raison de la petite taille de l’échantillon (n = 20) et sa sélection non-probabiliste. En général, un score de α ≥ 0,67 constitue le seuil minimal pour regarder un ensemble de données comme fiable et un résultat supérieur à 0,80 est considéré comme optimal (Krippendorff, Reference Krippendorff2004: 241). Le faible score obtenu pour le discours économique est en bonne partie attribuable à la faible représentation du discours économique dans l’échantillon tiré, qui augmente le poids relatif de chaque désaccord. En somme, trois articles ont été codés comme comprenant un discours économique par le codeur principal, alors que le second codeur n'a pas identifié d'occurrence. Ce désaccord témoigne possiblement du profond enracinement du discours économique dans la discussion publique sur l'immigration, qui le rend plus difficile à déceler. Les résultats obtenus pour le discours économique présentent néanmoins un risque de surestimation et méritent en cela d’être appréhendés avec prudence.
Il importe également de souligner d'autres limites de cette analyse. D'abord, la taille du corpus, qui se limite à deux quotidiens, restreint les possibilités de généralisation des résultats obtenus. La Presse et le National Post ne représentent pas la presse canadienne dans sa totalité. De plus, l'opération de découpage de l'information en catégories thématiques fixes, bien que comportant des vertus explicatives évidentes en permettant la quantification de données qualitatives, entraîne la perte d'une certaine richesse d'information. Elle résulte dans une simplification du contenu multidimensionnel du discours et gomme les variations qui pourraient être observées à l'intérieur de ces catégories, par exemple dans le vocabulaire employé. La contribution de cet article sur le plan quantitatif ne réduit pas la pertinence d'analyses qualitatives plus fines.
Résultats généraux
Le Tableau 2 présente les résultats généraux de notre opération de collecte de données. Il illustre la fréquence globale des discours sécuritaire, économique, humanitaire et identitaire au sein des 1 203 de La Presse et 3 261 articles du National Post soumis à l'analyse de contenu. Celle-ci est exprimée sous forme de fréquence absolue (nombre d'articles comprenant le discours-type) et de fréquence relative (pourcentage du nombre d'articles total comprenant le discours-type). Puisque plusieurs discours-types peuvent être présents dans un article, la somme des occurrences des différents discours-types excède le nombre total d'articles analysés. La ligne « Aucun » comptabilise les articles n'abordant aucun des quatre discours-types. Les thèmes résiduaires les plus fréquents sont l'enjeu de la reconnaissance des compétences professionnelles, les pratiques frauduleuses de consultants en immigration et le problème de l'encadrement de cette profession, la mauvaise gestion et la corruption à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié ainsi que la question du partage des compétences entre les différents paliers de gouvernement. De manière générale, ces questions demeurent d'ordre plus technique, et concernent les modalités de gestion de l'immigration plutôt que sa légitimité.
Le discours sécuritaire sur l'immigration, observé dans 28,5 pour cent des articles de La Presse et 53 pour cent des articles du National Post, présente l'immigration comme une préoccupation de sécurité publique pour le Canada, c'est-à-dire comme une menace potentielle à l'intégrité physique de l’État ou de sa population. Nous comprenons ici le concept de sécurité publique de manière assez large comme englobant les questions de sécurité civile comme de sécurité nationale. Il exclut cependant les menaces aux composantes non-matérielles du corps national telles que l'identité et se limite aux secteurs de compétence des professionnels de l'activité de sécurité que sont les services de polices, les forces armées, les agences de renseignement et les agences de sécurité privées (Cusson et coll., Reference Cusson, Dupont and Lemieux2007: 30). Dans le matériel textuel à l’étude, le discours sécuritaire s'exprime d'abord par une association entre le statut d'immigrant et la criminalité (que ce soit sous la forme de gang de rues, de fraude, de vol, de viol, de trafic de stupéfiants, de meurtre, de crime de guerre ou de crime contre l'humanité) ou le terrorisme (il est question principalement du terrorisme islamique, tamil, sikh et basque) ainsi que par la description de mesures coercitives prises à l'encontre d'individus migrants (arrestation, détention, renvoi, émission d'un certificat de sécurité et ainsi de suite) ou destinées à la sécurisation des mouvements migratoires de manière plus générale. Les descriptions d'infractions à la loi sur l'immigration sont également consignées comme des occurrences de discours sécuritaire lorsqu'elles recourent au lexique de l'illégalité. Il comporte enfin une dimension de santé publique, allant d'inquiétudes concernant les maladies dont les immigrants pourraient être porteurs à la proposition d'imposer un dépistage systématique du VIH/SIDA et de la tuberculose pour tous les migrants entrants afin de protéger la population locale contre ces dangers. Le discours sécuritaire est réparti dans La Presse à hauteur de 87,2 et 16,6 pour cent entre sa forme positive et sa forme négative. Dans le National Post, le discours sécuritaire se manifeste de manière positive dans 96,2 pour cent des articles comprenant un discours sécuritaire sur l'immigration et adopte dans 5,6 pour cent des articles un ton négatif. La forme négative du discours sécuritaire correspond au concept de dé-sécuritisation, c'est-à-dire au processus par lequel un enjeu est déplacé hors du paradigme sécuritaire vers la sphère de la politique ordinaire (à ce sujet, voir Buzan et coll., Reference Buzan, Waever and de Wilde1998: 29). Elle procède à une négation de l'impératif sécuritaire associé à l'immigration ou, de façon plus localisée, du danger présenté par certains individus ou groupes d'individus. Il convient néanmoins de nuancer l'impact de ce discours : en utilisant le lexique de la sécurité pour s'y opposer, il contribue à l'association discursive entre immigration et sécurité. On note par ailleurs l’écrasante supériorité numérique des tentatives de sécuritisation sur les tentatives de dé-sécuritisation. Les deux journaux contribuent à la production et à la reproduction d'une conception sécuritaire de l'immigrant bien davantage qu'ils ne la contestent.
Le discours économique, présent dans 31,8 pour cent des articles de La Presse et 28,3 pour cent de ceux du National Post, aborde l'utilité économique de l'immigration pour le pays receveur. Il s'articule autour de deux thèmes principaux: l’évaluation des contributions de l'immigration à l’économie canadienne (en termes de croissance économique, de bassin de main d’œuvre qualifiée ou comme entrée de capital) et sa capacité à pallier le déficit démographique entraîné par les contrecoups du baby-boom des années 1946–1965 (Statistiques Canada, 2012). Il se répartit plutôt équitablement entre sa forme positive et négative. Le discours économique positif, qui représente 58,2 pour cent des occurrences de discours économique dans La Presse et 52,9 pour cent de celles-ci dans le National Post, présente l'immigration comme un facteur de prospérité économique pour le Canada. Il prend particulièrement pour cibles le Programme d'immigrants-investisseurs et le Programme de travailleurs étrangers temporaires et souligne des besoins de main d’œuvre dans des secteurs d'activité précis. Ce discours est régulièrement exprimé par la voix d'agents économiques ou de personnalités politiques. Le discours économique négatif, qui représente 51,7 et 54,9 pour cent du discours économique dans La Presse et le National Post respectivement, s'exprime par une mise en évidence des dépenses étatiques associées à l'accueil d'immigrants, du fardeau que ceux-ci représentent pour les services sociaux et de leur dépendance à l'aide sociale. Il vise particulièrement les catégories de la réunification familiale et de l'immigration humanitaire, la première étant présentée comme composée d'immigrants âgés pouvant réclamer une pension de vieillesse et induisant une pression sur le système de santé public et la deuxième comme une source d'individus peu qualifiés venant au Canada d'abord pour profiter du généreux filet social.
Le discours identitaire sur l'immigration traite de la dimension culturelle des mouvements de population et de leur implication pour l'identité nationale. Sa forme positive représente 61,6 pour cent des articles comprenant des préoccupations d'ordre identitaire dans La Presse et 43,7 pour cent de ceux-ci dans le National Post. Elle est composée de deux arguments principaux: (1) une conception de la diversité culturelle comme un atout, voire une part intégrante de l'identité canadienne et (2) une célébration de la bonne intégration et de l'appartenance des immigrants à la Nation (canadienne ou québécoise). Le discours identitaire négatif représente 49,3 pour cent du discours identitaire dans La Presse et 49,9 pour cent de celui-ci dans le National Post. Il se décline en trois arguments distincts: (1) l'installation massive d'immigrants non-européens, jointe à une politique de multiculturalisme favorisant la préservation de leur identité culturelle, provoque une fragmentation de la société qui présente un danger pour le vivre ensemble et la paix sociale, (2) l'intégration des immigrants est un défi considérable à la fois pour ceux-ci et pour la société d'accueil et (3) certains traits culturels sont foncièrement incompatibles avec les valeurs canadiennes et menacent la survie de l'identité canadienne. Ce dernier argument, qui cible tout particulièrement la figure de l'immigrant musulman, culmine en 2007 avec la relance du débat sur les accommodements raisonnables. À l'exception de sa fréquence élevée en 2007 (41,3% dans La Presse et 32% dans le National Post), la question identitaire est comparativement peu problématisée par les quotidiens étudiés. Avec une fréquence globale de 17,5 pour cent dans La Presse et de 15,2 pour cent dans le National Post, elle reçoit moitié moins d'attention médiatique que ses homologues sécuritaire, économique et humanitaire.
Le discours humanitaire, enfin, envisage l'immigration sous l'angle de ses motivations humanitaires. Il est présent dans 30 pour cent des articles parus dans La Presse sur le thème de l'immigration entre 1998 et 2015 et dans 30,2 pour cent de ceux parus dans le National Post. Ce discours-type, qui adopte dans la grande majorité des cas (96,4% dans La Presse et 85,4% dans le National Post) un ton positif, est structuré par l'idée d'une responsabilité morale et légale de l’État à offrir son secours aux plus vulnérables. Il se manifeste principalement par des récits individuels soulignant les persécutions vécues par les immigrants dans leur pays d'origine ou les dangers qu'ils encourent en cas de retour. Sa forme négative, qui est exprimée dans respectivement 7,2 et 24,8 pour cent des occurrences de discours humanitaire dans La Presse et le National Post, nie l'impératif humanitaire associé à l'immigration en contestant la réalité du besoin d'aide d'une frange importante des demandeurs d'asile. Elle s'articule autour de la notion de « faux réfugié » et d'une perception du système d'asile canadien comme sujet à des abus de grande envergure. Elle s'accompagne également de l'idée que l'accueil de réfugiés relève non pas d'une responsabilité morale ou légale, mais plutôt de la générosité du pays receveur.
Ces résultats viennent appuyer, à l'encontre de Bourbeau (Reference Bourbeau2011), les résultats obtenus par Ibrahim (Reference Ibrahim2005), Bauder (Reference Bauder2008b), Tolazzi et Maserati (Reference Tolazzi and Maserati2009) et Bradimore et Bauder (Reference Bradimore and Bauder2010) et nous permettent de répondre par l'affirmative à notre première question de recherche. Les deux journaux ont bel et bien participé au processus de sécuritisation de l'immigration en formulant l'immigration comme un problème de sécurité publique pour le Canada et sa population et agissent à ce titre comme des agents sécuritisateurs. Notre analyse a en effet identifié 343 occurrences de ce discours dans La Presse et 1 729 dans le National Post. D'autre part, si le discours sécuritaire est exprimé dans 53 pour cent des articles du National Post parus sur le thème de l'immigration canadienne, dominant largement la couverture de l'enjeu faite par ce quotidien en se positionnant plus de 20 points de pourcentage au-dessus de ses plus proches concurrents que sont le discours humanitaire (30,2%) et le discours économique (28,3%), son importance relative est plus modérée dans La Presse, où il se situe avec 28,5 pour cent au troisième rang en termes de fréquence globale, derrière le discours économique (31,8%) et le discours humanitaire (30%). Il faut donc apporter une réponse nuancée à la question du statut relatif du discours de sécurité publique au sein du discours journalistique canadien sur l'immigration. Bien qu'occupant indéniablement une part considérable de la discussion médiatique sur l'immigration, il cohabite avec des représentations alternatives, qui peuvent parfois le renforcer mais également servir de contrepoids pro-immigration. L’écart important observé entre La Presse et le National Post au niveau de la fréquence du discours sécuritaire, alors même que les discours économique, identitaire et humanitaire présentent des fréquences assez similaires pour les deux quotidiens, est révélateur d'un discours de sécuritisation plus décomplexé et normalisé du côté du National Post, qui s'illustre par l'espace considérable donné à des journalistes polémistes tels que Stewart Bell, Adrian Humphreys et Diane Francis. La Presse adopte pour sa part une ligne éditoriale plutôt favorable à une libéralisation de l'immigration, qui s'exprime également par un discours de dé-sécuritisation plus présent. Le discours sécuritaire s'y manifeste de façon plus indirecte, par un relais des propos d'agents politiques.
Évolution temporelle
Il importe à présent d'examiner la distribution temporelle des tentatives de sécuritisation de l'immigration enregistrées dans La Presse et le National Post. À cet effet, nos résultats ont été agrégés sous forme de fréquences annuelles. En raison d'une variation considérable de la taille de l’échantillon au fil du temps comme de son inégale répartition entre les deux journaux, nous présentons ces résultats sous forme de fréquences relatives.
Le Graphique 1 illustre la fréquence relative annuelle du discours sécuritaire, pour La Presse et le National Post individuellement ainsi que la moyenne pour les deux journaux. La fréquence relative annuelle correspond au pourcentage des articles retenus pour chaque année ayant été codés comme comprenant le discours-type. Par exemple, parmi les 63 articles publiés en 2001 par La Presse sur le thème de l'immigration à destination du Canada, 31 contenaient un discours sécuritaire, pour une fréquence relative de 49,2 pour cent.
Un premier coup d’œil jeté sur le graphique permet de constater que, bien que sa fréquence soit en moyenne de 23,9 pour cent plus élevée dans le National Post que dans La Presse, le discours-type emprunte une trajectoire temporelle analogue dans les deux quotidiens, ce qui se révèle assez intéressant au moment d’évaluer la validité externe de nos résultats. Une tendance se dégage, qui dépasse les réalités particulières à chacun des journaux (affinités idéologiques, culture institutionnelle, ligne éditoriale, contraintes matérielles). Les deux courbes partagent en effet un coefficient de corrélation (r de Pearson) de 0,58, une valeur exprimant une relation forte et positive entre les deux séries temporelles. Le discours sécuritaire des deux journaux paraît fluctuer en fonction d'un contexte commun.
Le discours sécuritaire connaît par ailleurs une variation assez importante sur l'ensemble de la période. À son niveau le plus élevé en 2001, alors qu'il est représenté en moyenne dans 59,6 pour cent des articles, il touche son point le plus bas en 2008 avec une fréquence moyenne de 19,1 pour cent, pour une étendue de 40,5 points de pourcentage. Contrairement à nos attentes, il n'existe pas de corrélation significative entre la fréquence du discours sécuritaire et le temps écoulé. La fréquence annuelle du discours sécuritaire ne suit pas de trajectoire d'intensification linéaire. Il convient plutôt de diviser la période en trois sous-périodes: la période 1998–2001, pendant laquelle on observe une croissance annuelle moyenne de la fréquence relative du discours-type de 8,6 pour cent, la période 2001–2008, caractérisée par une diminution moyenne de 5 pour cent par année, et la période 2008–2015. Entre 2008 et 2015, le discours sécuritaire, stimulé par des événements tels que l'arrivée irrégulière de 568 migrants sri-lankais en octobre 2009 (Bell, Reference Bell2009) et août 2010 (Nicoud, Reference Nicoud2012) et la réinstallation de près de 25 000 réfugiés syriens depuis des camps de réfugiés établis en Turquie, au Liban et en Jordanie (Gouvernement du Canada, 2017), suit un parcours trop saccadé pour permettre l'observation d'une tendance. Ainsi, si l'année 2001, marquée par les attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center et le Pentagone et une intensification subséquente du débat public entourant le projet de loi C-11, Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, qui recevra la sanction royale le 1er novembre 2001, est caractérisée par une fréquence particulièrement élevée du discours sécuritaire sur l'immigration, elle ne provoque pas d'augmentation durable de celle-ci, initiant plutôt une période de décroissance relative. Il importe d'ailleurs de souligner la fréquence élevée du discours sécuritaire en 1999 (43,8%) et 2000 (50,3%), c'est-à-dire avant le 11 septembre 2001. Après 2003, il faut attendre 2010 et l'arrivée du MV Sun Sea, un navire de cargo thaïlandais transportant 492 demandeurs d'asile sri-lankais rapidement dépeints comme des membres potentiels des Tigres de libération de l'Eelam tamoul, une organisation considérée terroriste par Ottawa (Sécurité publique Canada, 2018), pour voir la fréquence relative moyenne du discours sécuritaire dépasser le niveau de 1999, avec une fréquence de 44,6 pour cent. De nouveaux sommets se dessinent ensuite en 2012 (42,9%), alors qu'est débattu le projet de loi C-31, Loi visant à protéger le système d'immigration du Canada, qui se propose de lutter contre les arrivées clandestines groupées de demandeurs d'asile en introduisant la notion de pays d'origine désignés, qui prévoit un traitement accéléré et retire le droit à l'appel pour les demandeurs d'asile provenant de pays listés comme sûrs, et la catégorie d’étranger désigné, qui permet de désigner l'arrivée au Canada d'un groupe de deux personnes ou plus comme une arrivée irrégulière, soumettant ainsi ses membres à un processus d'asile différencié prévoyant une détention automatique et un délais de carence de cinq ans pour l'admissibilité à la résidence permanente et à la réunification familiale (Béchard et Elgersma, Reference Béchard and Elgersma2012), puis en 2015 (46,5%), année caractérisée par la mise à l'agenda politique et sécuritaire de la question de l'accueil de réfugiés issus de la guerre civile syrienne.
En bref, notre analyse de l’évolution temporelle du discours sécuritaire nous permet de dresser deux constats principaux: d'abord, que le discours sécuritaire ne suit pas de trajectoire d'intensification linéaire et semble fortement lié à la conjoncture événementielle et à la pratique législative, ensuite, que les attentats de 2001 n'ont pas eu d'impact durable sur l'importance relative du discours sécuritaire sur l'immigration dans La Presse et le National Post. Le 11 septembre 2001 n'est pas–comme le suggèrent Ibrahim (Reference Ibrahim2005), Antonius (Reference Antonius, Labelle and Rocher2007), Tolazzi et Maserati (Reference Tolazzi and Maserati2009) et Messina (Reference Messina2014)–l’événement déclencheur d'une accélération de la sécuritisation. Le discours sécuritaire sur l'immigration, tout comme l'association entre immigration et terrorisme, est décidément antérieur à 2001.
Conclusion
Au fil des dernières pages, nous avons démontré que La Presse et le National Post ont fréquemment abordé l'immigration sous l'angle de le sécurité publique et, ainsi, participé à la production et la reproduction d'une compréhension de l'immigration comme un problème de sécurité pour l’État et sa population. Ils agissent à ce titre comme agents sécuritisateurs. Bien qu'occupant une part considérable de la couverture journalistique du fait migratoire, le discours sécuritaire ne se distingue néanmoins pas de façon claire comme le discours dominant sur l'immigration dans les deux journaux et cohabite avec d'autres discours-types alternatifs tel que le discours économique, humanitaire et identitaire.
Ce discours de sécuritisation, dont l’émergence précède 1998, fluctue de façon marquée au cours de la période étudiée. Contrairement au postulat souvent évoqué dans la littérature, nous n'avons pu observer de lien significatif entre le temps écoulé et la fréquence du discours sécuritaire. La sécuritisation ne suit pas–du moins sur le plan quantitatif–un schéma linéaire d'intensification. Le discours sécuritaire de l'agent médiatique se manifeste plutôt de façon saccadée et semble étroitement lié à la conjoncture événementielle et législative. Nos résultats nous permettent par ailleurs d'infirmer l'idée que les attentats du 11 septembre 2001, en bouleversant le paradigme sécuritaire en place, aient impulsé une croissance accélérée du discours de sécurité publique. Au contraire, leur impact, bien que notable, semble assez circonscrit dans le temps et ne provoque pas d'augmentation durable de la fréquence du discours sécuritaire sur l'immigration. Ces deux constats démontrent la pertinence de validations empiriques quantitatives et longitudinales.
Le discours sécuritaire suit par ailleurs une trajectoire temporelle convergente dans les deux journaux, ce qui laisse deviner une interaction étroite du discours médiatique avec d'autres agents et composantes de la sécuritisation. L’étude d'un seul agent (les médias) et d'une forme d'action (le discours) ne suffit pas à l'atteinte d'une compréhension globale du processus complexe par lequel le contenu significatif de la sécurité est défini. Celle-ci doit être réinscrite dans son contexte ainsi que placée en relation avec le discours d'autres agents sécuritisateurs, la réponse de leur public(s) et les pratiques matérielles.