La réflexion sur la méthode légitime de la philosophie, et de la métaphysique en particulier, est une préoccupation durable de la pensée de Jean Bernard MérianFootnote 1, de 1749 à 1797. À ce titre, l’examen des prétentions systématiques de la philosophie l’occupe de manière constanteFootnote 2. Dès son premier mémoire présenté devant la classe de philosophie en 1749, Mérian revendique une méthode empiriste que l’on peut qualifier d’analytico-génétique : «on trouverait sans doute une solution aisée de la plupart des paradoxes de l’esprit humain, si l’on pouvait toujours reprendre le fil des pensées, et remonter jusqu’au point d’où elles sont parties»Footnote 3. Il s’inscrit ainsi dans la continuité de la pensée de Condillac, qui fait de la nouvelle métaphysique une anatomie des facultésFootnote 4. Du point de vue de la méthode philosophique, Mérian opposera toujours la science idéale, calquée sur la méthode géométrique et visant la production d’un système de savoir, à la science qu’il appelle réelle, qui repose sur l’analyseFootnote 5. La voie mathématique, qui consiste à poser des définitions et à démontrer par des propositions identiques ce que l’on a supposé dans la définition, est fermée à la philosophie, qu’elle soit spéculative ou expérimentale, celle-ci devant s’en remettre à l’expérience, qui commande de ne pas s’écarter de la route que Nature elle-même semble avoir tracée à nos spéculationsFootnote 6. Il insistera à plusieurs reprises sur la particularité des objets de la métaphysique par rapport à ceux de la physique. Les objets métaphysiques possèdent une finesse et une subtilité particulières (Mérian, 1765, p. 456). Mérian réfère ici à la difficulté qu’éprouve notre esprit à se replier sur lui-même. La métaphysique nous révèle la difficulté qu’il y a à être à la fois l’observateur et la chose observée, c’est-à-dire à nous placer en quelque sorte hors de nous-mêmes. Quel que soit l’acte que nous contemplons, nous n’y avons accès que comme un acte passé, déjà accompli (ibid., p. 457). Le «Mémoire sur l’aperception de sa propre existence» précisera que nous ne pouvons pas saisir les facultés de l’entendement «sur le fait», dans leur opération même; en croyant les saisir, on les met en usage et on ne les saisit qu’a posteriori, tels qu’ils se manifestent à nous. Pour apercevoir l’aperception, il faudrait que nous soyons une sorte de Janus, capable d’apercevoir et de réfléchir dans le même instant (Mérian, 1749a, p. 417). Tout comme «l’œil ne se voit pas voir», l’esprit ne se voit pas apercevoir. La méthode empiriste, en métaphysique, prétend parvenir, par la décomposition des connaissances humaines, à des perceptions primitives (ibid., p. 416). Or, Mérian considère ces perceptions primitives comme les objets d’un sentiment immédiat dans l’âme, c’est-à-dire, justement, d’une aperception possible. Il semble donc qu’au sein de ces perceptions primitives, nous soyons ramenés à un fait «plus primitif» que les autres, en l’occurrence celui de l’aperception. Le caractère premier et prépondérant de l’aperception de soi-même, qui est reconduit dans l’ensemble de l’œuvre de Mérian, est lié à une forte préoccupation de notre philosophe envers les dangers potentiels du scepticisme.
Mais Mérian est également l’un des premiers penseurs de son époque à s’intéresser à la manière dont les discours philosophiques se constituent et, parfois, en viennent à dégénérer dans des formes sectaires et dans le dogmatismeFootnote 7. Dans le prolongement de la conférence prononcée en 1750 par Maupertuis et consacrée aux «devoirs de l’académicien»Footnote 8, où ce dernier soutenait que «l’esprit académique» s’identifie au véritable «esprit philosophique» en tant qu’entreprise collective, Mérian est sensible aux conditions externes — institutionnelles, politiques, théologiques ou nationales — qui peuvent favoriser le développement d’un esprit scientifique et philosophique véritable, ou au contraire l’entraver jusqu’à entraîner sa dégradation dans le sectarisme. Dans cette perspective, le dogmatisme et la tendance à produire des systèmes sont étroitement liés; de la même manière, la véritable «méthode» philosophique, celle de l’expérience et de l’observation, tend à s’identifier à une certaine forme d’attitude ou d’ethos philosophique que Mérian en viendra tardivement à nommer éclectique. C’est à repérer cet éclecticisme — pour reprendre le terme utilisé par Mérian lui-même — que sont consacrées les remarques qui suivent, ainsi qu’à essayer de saisir son articulation à la notion de système.
Les commentateurs du XIXe siècle, comme BartholmèssFootnote 9, nous ont habitués à considérer le thème de l’éclectisme comme allant de soi chez les académiciens de Berlin, comme s’il s’agissait-là d’une image évidente par laquelle ils auraient cherché à se définir. Or, les termes «éclectique» ou «éclectisme», appliqués à la méthode et à l’esprit académique, n’apparaissent que très tardivement sous la plume de Mérian. Dans le «Discours sur la métaphysique», lu en 1765 devant l’assemblée générale de l’Académie, il est fait mention en passant de l’école éclectique de l’Antiquité, mais sans intention d’appliquer ce concept à l’activité contemporaine des académiciens berlinois. Ce n’est que dans le mémoire de 1797 sur le «Parallèle historique de nos deux philosophies nationales» — celles de Leibniz et de Kant — que le concept apparaît explicitement pour désigner, d’une part, la façon de pratiquer la philosophie instaurée par Maupertuis au moment du renouveau de l’Académie de Berlin, et, d’autre part, une attitude philosophique qui sert d’antidote à «l’esprit de secte» et à «l’enthousiasme zélé» (Mérian, 1765, p. 65 et p. 66) induit par l’esprit de système.
Arrêtons-nous brièvement à ce mémoire tardif. On peut d’abord rappeler le contexte de cette réflexion, qui s’inscrit dans la foulée de l’attribution du prix pour le concours de l’Académie portant sur les progrès de la métaphysique en AllemagneFootnote 10. Il s’agit pour Mérian d’établir un parallèle «purement historique» entre les deux philosophies «nationales» de l’Allemagne, à savoir entre la philosophie de Leibniz et de son successeur Christian WolffFootnote 11, qui est alors en déclin, et la philosophie critique de Kant, qui est en plein essor et qui étend son emprise sur presque tous les esprits. Caché derrière une prétention de «neutralité», Mérian souhaite agir en historien, c’est-à-dire porter un regard strictement comparatif sur ces philosophies, en tenant compte de leur apparition, de leur développement et de leur avenir éventuelFootnote 12. Ces deux philosophies ont pour caractéristique commune de former des systèmes. Selon Mérian, c’est le principe de raison suffisante qui constituerait «l’arc-boutant du système [de Leibniz], le ressort qui fait procéder ce système suivant une méthode rigide et avec une évidence pleinement démonstrative» (Mérian, 1797, p. 57). De son côté, le criticisme kantien, même s’il a «renversé le trône de la métaphysique», se présente avec le même dogmatisme que les systèmes opposés : «s’il n’a pas tous les dehors d’un système, écrit Mérian, il en a la ténacité» (ibid., p. 68). L’insistance sur la manière de philosopher, d’écrire et de communiquer la philosophie est une constante dans l’œuvre de Mérian, mais elle s’accentue dans ce texte de vieillesse. La pensée et l’écriture systématiques ne relèvent pas seulement d’une erreur intellectuelle, mais elles reposent sur une disposition affective particulière, l’enthousiasme dogmatique, qu’elles nourrissent en retour. Mérian est frappé par la particularité de la vie philosophique allemande, qui donne — selon lui — le spectacle désolant d’un sectarisme que la philosophie moderne, depuis Descartes et Locke, avait pourtant réussi à expurger partiellement. La caractéristique de la philosophie allemande serait de «pousser les débats philosophiques jusqu’à la passion violente» (ibid., p. 82). Il en irait en fait de la philosophie comme de la politique : lorsque deux ou plusieurs philosophies s’équilibrent, la «collision et le frottement des esprits» opèrent un effet de pacification, en plus de «faire jaillir des idées neuves» et de «seconder le jeu libre de la raison» (ibid., p. 84); mais lorsqu’une seule philosophie prédomine, elle ne tarde pas à opprimer la liberté de philosopher. L’une des conséquences d’une telle situation est que la philosophie devient alors une sorte de métier. Tel aurait été l’effet du wolffianisme et le criticisme est menacé d’un destin semblable.
Certes, pour entrer plus avant dans la critique qu’adresse Mérian à la philosophie transcendantale kantienne, qui reste à bien des égards extérieure à son objet et parfois superficielle, il faudrait accorder plus d’attention à l’une des préoccupations les plus durables de Mérian, à savoir la critique du scepticisme Footnote 13. Mérian est conscient du fait que son empirisme métaphysique radical, qui repose en dernière instance sur une théorie des faits primitifs de l’expérience qui attirera l’attention de Maine de BiranFootnote 14, est ouvert comme tout empirisme sur le risque de conduire à l’idéalisme subjectif, c’est-à-dire à l’enfermement de l’esprit dans ses idées ou ses représentations. C’est cette erreur que Mérian voit à l’œuvre chez Hume, qui pousse l’idéalisme une étape plus loin que Berkeley, jusqu’à produire ce qu’il va appeler, dans son mémoire consacré à la pensée de Hume, un phénoménisme Footnote 15. La critique adressée à Hume remplit deux fonctions chez Mérian : en premier lieu, elle vise à exonérer sa propre pensée de la conséquence sceptique qui semble la hanter; en second lieu, elle permet d’identifier le criticisme kantien comme le prolongement du phénoménisme humien, et de pointer par-là même les dangers inhérents à la métaphysique critique. Mérian a bien vu que la seule façon réelle de pallier à cette conséquence du criticisme se trouve, chez Kant lui-même, dans l’affirmation de la liberté, mais il semble considérer que la théorie du fait de la raison, ou de la liberté, ne suffit pas à arracher la pensée critique à ses conséquences sceptiques potentielles.
Selon Mérian, la tendance au zèle dogmatique qui caractérise la pensée allemande s’accompagnerait d’une dépréciation de la philosophie étrangère — entendons ici les philosophies britannique et française —, à laquelle on donne le nom d’empirique. Pourtant, c’est bien à cette philosophie qui suit la «route des idées», inaugurée par Locke et poursuivie par les Anglais, par Condillac et par BonnetFootnote 16, que Mérian se rattache. Loin d’être une insulte, cet empirisme fondé sur l’expérience et l’observation, y compris dans les matières métaphysiques, est la seule voie praticable en philosophie selon lui. «L’observation et l’expérience demeurent toujours les sources vraies et primitives de tout ce que nous apprenons» (Mérian, 1797, p. 88). Même les «spéculateurs transcendants» — par quoi il convient d’entendre tout simplement ceux qui pratiquent l’une des sciences métaphysiques : l’ontologie, la cosmologie, la psychologie ou la théologie — ne sauraient s’en dispenser : «ce qui préexiste ou existe en nous a priori, nous ne le découvrons qu’a posteriori» (ibid., p. 88)Footnote 17. Toutes les facultés et les forces auxquelles s’applique l’analyse métaphysique «ne nous sont pas connues avant qu’elles se déploient et que leur action nous avertisse de leur existence» (ibid., p. 88). On retrouve ici la théorie des faits et des vérités primitifs qui forme l’armature de l’empirisme métaphysique de Mérian.
Dans ce contexte, Mérian va saluer LambertFootnote 18 pour avoir ramené la métaphysique à la «physique de l’esprit humain» (Mérian, 1797, p. 90); il étend son éloge à tous ceux qui ont pratiqué ce type de philosophie (ibid., 91)Footnote 19. Ce qui mérite d’être souligné, c’est que Mérian va poser une équivalence entre empirique et éclectique. Leurs essais, dit-il, leur valurent «[…] le sobriquet d’empiriques, si c’en est un, ou bien aussi le titre d’éclectiques, parce qu’ils prenaient partout, et admettaient indifféremment ce qui leur paraissait vrai et bien vu, sans déférer aux noms et aux autorités, sans se rendre clients ou satellites de qui que ce soit» (ibid., p. 91). Mérian ajoute que
le philosophe qui observe et expérimente, peut sans crainte proposer le résultat de ses expériences et de ses observations; il peut y revenir, les refaire, les changer, les varier à son gré; de même le philosophe qui choisit, car c’est ce que signifie le mot d’Éclectique, demeure toujours le maître de son choix […]; au lieu que la concaténation systématique exclut cette flexibilité (ibid., p. 91).
L’opposition entre «choix» et «concaténation», ici, laisse entendre que le raisonnement systématique contraint la pensée, l’enchaîne, pour ainsi dire, en la réduisant à une déduction opérée à partir de prémisses acceptées comme établies, quand la pensée éclectique doit plutôt s’appuyer sur les observations répétées et la variation intentionnelle des expériences.
C’est à Maupertuis, le premier président de la nouvelle académie refondée par Frédéric II, que revient le mérite d’avoir posé les conditions de ce que Mérian appelle une «pleine liberté de penser et de manifester sa pensée» (Mérian, 1797, p. 94). Dans son discours de 1750 «Sur les devoirs de l’académicien», Maupertuis comparait le milieu académique à une république, en demandant quel intérêt avaient les savants à renoncer à une partie de leur liberté individuelle pour s’assujettir à des devoirs, qui seraient pour ainsi dire analogues aux obligations que créent les lois. Cet intérêt, dit Maupertuis,
[c]’est celui que les hommes retirent de toutes les sociétés : c’est le secours mutuel que se prêtent tous ceux qui en sont les membres. […]
Qu’un homme qui s’applique aux sciences, veuille se suffire à lui-même; qu’il ne veuille emprunter d’aucun autre les connaissances dont il a besoin; quand même je supposerai qu’il ait tout le génie possible; avec quelle peine, avec quelle lenteur, ne fera-t-il pas ses progrès! […]
Tous ces secours qu’on trouve dispersés dans les ouvrages et dans le commerce des savants, l’académicien les trouve rassemblés dans une académie; il en profite sans peine dans la douceur de la société; et il a le plaisir de les devoir à des confrères et à des amis. Ajoutons-y ce qui est plus important encore; il acquiert dans nos assemblées cet esprit académique, cette espèce de sentiment du vrai, qui le lui fait découvrir partout où il est, et l’empêche de le chercher là où il n’est pas. Combien différents auteurs ont hasardé de systèmes dont la discussion académique leur aurait fait connaître le faux! Combien de chimères qu’ils n’auraient osé produire dans une académie! […] Les devoirs mêmes que l’Académie vous impose sont-ils autre chose que ce que l’amour seul des sciences vous ferait faire? Trouveriez-vous trop de contraintes dans l’académie de l’Europe la plus libre (Maupertuis, 1750, p. 512-513)?
À cette espèce de «république des philosophes», où la collision «polie» ou «civile» des esprits est garante à la fois de liberté et de vérité, Mérian oppose le dogmatisme systématique de Wolff et de ses épigones, qu’il affuble des termes dépréciatifs de secte et de tribu : sous la direction d’un Wolff ou de l’un de ses disciples, la classe de philosophie serait devenue «une secte, régentée par un chef de secte, tout ce qu’il y a de plus contraire à une académie, et d’où le vrai esprit philosophique et académique eût été totalement exilé» (Mérian, 1797, p. 95). L’éclecticisme valorisé par Mérian a donc existé en Allemagne, puisqu’il a «rempli […] l’intervalle entre Wolff et Kant» (ibid., p. 95). Il a été encouragé par l’Académie et c’est cet esprit qui régnait dans la classe de philosophie. C’est d’ailleurs «la seule secte ou non secte, dit Mérian, qui doit régner dans une Académie» (ibid., p. 95; je souligne). Ainsi la classe de philosophie «n’a jamais eu de secte avouée, quoique nous y eussions des hommes de toute secte, aussi bien que de hommes de nulle secte, qui malgré la différence de leurs sentiments vivaient ensemble dans une parfaite harmonie» (ibid., p. 95). L’attribution même des prix aux différents concours en serait un exemple, si l’on en croit Mérian, et la décision qui a suivi le concours sur les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolff, où des tenants de tous les camps ont été couronnés ou félicités, aurait été «vraiment éclectique et vraiment académique» (ibid., p. 96)Footnote 20.
Bref, on peut en tirer la conclusion partielle que les termes «éclectique» ou «éclecticisme» désignent aussi bien une méthode philosophique — l’empirisme —, qu’une attitude d’esprit ou un ethos spécifique — l’attitude comparatiste, non dogmatique, voire une conception de la vérité, basée sur l’acte consistant à choisir des éléments vrais parmi plusieurs théories. L’approche éclectique semble aussi désigner un mode de recherche et de diffusion de la vérité au sein d’une «communauté» de penseurs — «éclectique» étant alors un équivalent d’«académique». Par contraste, l’esprit systématique trahit non seulement une erreur de type intellectuel, mais également une disposition déplorable et dangereuse au plan individuel et collectif, dans la mesure où la nature même de la pensée systématique engendre le dogmatisme et encourage la «fermentation» enthousiaste des esprits.
Le «Discours sur la métaphysique», prononcé trente ans plus tôt par Mérian, en 1765, permet de jeter un éclairage supplémentaire sur sa conception de la méthode en métaphysique; l’auteur s’y penche sur la nature des démonstrations et de l’évidence en métaphysique, notamment en comparaison à celles que produisent les mathématiques ou la physique, et sur les causes et les conséquences du dogmatisme fréquemment associé à la pensée systématique en métaphysique. Je m’attarde d’abord à ce dernier point, qui permet de repérer ce que l’on pourrait appeler une théorie des dispositions ou des affects philosophiques, qui se dessine en filigrane dans l’œuvre de Mérian de 1749 à 1797. Après avoir posé un constat historique sur le «triste état» dans lequel «les sciences spéculatives sont arrivées jusqu’à nous» (Mérian, 1765, p. 465) malgré les efforts des Descartes, Leibniz et Locke, et après avoir souligné que l’émergence des académies permettait d’espérer une transformation de cette situation, Mérian aborde directement la question de l’attitude dogmatique et de sa diffusion. Si la métaphysique n’a pas encore connu tous les succès dont elle est capable, et si elle est encore déconsidérée, «c’est moins à elle qu’il faut s’en prendre qu’à ceux qui la cultivent» (ibid., p. 465). Mérian passe donc d’une analyse des conditions extérieures dans lesquelles s’élabore la métaphysique à celle des dispositions intellectuelles et affectives des philosophes eux-mêmes. Mérian est frappé par deux paradoxes inter-reliés : le premier est celui de l’orgueil métaphysique; le second est celui de l’imagination métaphysique. On voit déjà que l’ethos éclectique, soutenu par l’institution éclectique, vise aussi à dompter deux «passions» nuisibles à la philosophie : l’orgueil et l’enthousiasme.
Commençons par analyser le paradoxe soulevé par cette première passion. La métaphysique, qui se veut «l’étude réfléchie des premiers éléments de nos connaissances» (Mérian, 1765, p. 465) en réponse à l’injonction de «se connaître soi-même», ce qui fait d’elle la véritable science de l’être humain, devrait nous reconduire à un relatif constat d’ignorance et à la délimitation des bornes de nos connaissances. Comment expliquer alors que l’examen métaphysique, qui semble être de nature à «humilier l’esprit humain» et à modérer «les fumées de l’amour-propre», engendre au contraire un mouvement d’orgueil qui inverse la modestie en arrogance? «Quel est ce germe corrompu et corrupteur, demande Mérian, qui infecte l’esprit du métaphysicien au point de lui faire prendre sa faiblesse pour de la force […], ses ténèbres pour de la lumière?» (ibid., p. 465). Si la question est cruciale, c’est qu’elle vise, dans la métaphysique même, quelque chose qui la précède, une tendance profonde de la raison humaine à affirmer subrepticement une réalité qui dépasse les limites de la connaissance; cette illusion oblitère le sens même de la démarche métaphysique véritable en la rapprochant davantage de la croyance et de la superstition. En d’autres termes, il s’agit ici de la tendance à transformer l’ignorance en prétendu «savoir». La méthode pédagogique généralement préconisée par les universités ne fait qu’empirer la situation, puisqu’en «initiant les jeunes gens dans les spéculations philosophiques, on commence par les jeter dans un système» (ibid., p. 465), et ce à un âge où l’esprit prend facilement des plis profonds et durables. En perdant sa liberté de penser, le jeune étudiant «a quitté les sentiers de la nature, il est devenu raide, opiniâtre, hautain» (ibid., p. 466). Il croit posséder la «sagesse universelle» en copiant les opinions de son maître, et il apprend à «mépriser les plus grands hommes avant de les lire» (ibid., p. 466). C’est cette attitude qu’il adoptera et transmettra lorsqu’il deviendra un maître à son tour; «c’est ainsi que le mal se perpétue» (ibid., p. 466). La pensée systématique n’est pas seulement mauvaise en elle-même, dans ses résultats; elle manifeste également sa nocivité en s’attaquant à la racine même de la liberté de penser, en renforçant la tendance spontanée des esprits à chercher orgueilleusement à avoir raison.
Il est étonnant de constater — et c’est là le second paradoxe mentionné précédemment — que la science métaphysique, «qui semble prêter si peu à l’imagination, est peut-être de toutes les sciences la plus fertile en enthousiastes» (Mérian, 1765, p. 467). Ce zèle enthousiaste, qu’inspire «l’éducation systématique» (ibid., p. 467), semble l’une des conséquences funestes de la métaphysique, qui «peut se convertir en poison», dit Mérian, lorsqu’elle est «mal dirigée» (ibid., p. 469). Elle ne se contente pas alors de produire des erreurs et des préjugés; elle «ajoute les vices du cœur aux erreurs de l’esprit» (ibid., p. 469). Il y a une prétention sublime et démesurée dans la fabrication de systèmes qui se proposent de soumettre la totalité du monde à nos idées. Cet excès des «génies créateurs» qui proposent ces grandes vues en impose à l’imagination de leurs sectateurs. Dans cette science où l’imagination est censée n’avoir aucune part, c’est la grandeur et la puissance de l’imagination créatrice qui suscitent un enthousiasme pouvant aller jusqu’à la discorde et aux conflits. Alors que la science devait réunir les hommes, elle en fait «d’irréconciliables ennemis» (ibid., p. 468). C’est ce que montre bien le passage suivant :
Ce zèle pour des opinions, et pour des autorités, que l’éducation systématique inspire, remplit, pour l’ordinaire, l’esprit de fiel, et d’aigreur, et allume le tison de la discorde. Comment un homme qui toute sa vie n’a fait que démontrer, et qui n’a jamais su douter, souffrira-t-il qu’on le contredise, ou qu’on balance à adopter ses assertions? Quelque système que vous embrassiez, vous avez pour ennemis tous ceux qui suivent d’autres étendards; et si vous n’en embrassez aucun, les forces réunies de tous les systèmes vont fondre sur vous. Où sommes-nous? Dans une république de sages, dont les lettres épurent et adoucissent les mœurs? Ou dans une anarchie de sauvages, dans un état de guerre de tous contre tous (ibid., p. 467)?
D’ailleurs, Mérian soutient que «toutes les disputes de religion», qui sont responsables de tellement de conflits à travers l’histoire, «sont, à proprement parler, des disputes de métaphysique» (ibid., p. 468). On comprend alors l’importance de rectifier l’étude de la métaphysique. Mérian, dans une description qui n’est pas sans rappeler «Le Philosophe» de César Chesneau Du MarsaisFootnote 21, trace alors le portrait des dispositions affectives, intellectuelles et sociales du «vrai philosophe» éclectique, même si le terme n’apparaît pas encore explicitement à cette époque :
[Celui-ci] vogue tranquillement sur cette mer orageuse. Il voit, d’œil indifférent, naître et mourir les opinions. Il prend le vrai et le bon partout où il se trouve; les grands noms, les partis puissants ne lui imposent jamais au point de lui faire digérer le faux et le chimérique. Toujours libre, toujours maître de lui-même, humain, équitable, ami de la paix et de la vertu, les sciences transcendantes embellissent son caractère, au lieu de le corrompre. Dans cette parfaite égalité d’âme qui fait la récompense et le triomphe du sage, il goûte, tour à tour, les douceurs de la vie sociale, et les agréments de la vie contemplative (ibid., p. 470; je souligne).
Dans le «Discours sur la métaphysique», Mérian voit dans les transformations politiques de son époque les conditions requises pour la mise en œuvre de cette réforme de la manière de penser en métaphysique et pour la diffusion de «cet esprit philosophique qu’elle a répandu dans toutes les recherches de l’esprit humain» (Mérian, 1765, p. 464). «C’est à notre siècle, dit-il, que la postérité devra l’édifice immense de l’Encyclopédie» (ibid., p. 472)Footnote 22, qui est particulièrement emblématique de ce changement dans la manière de penser. Mais dans le «Parallèle historique», trente ans plus tard, Mérian, comme on l’a vu, se désolera de voir ressurgir le spectre de l’enthousiasme métaphysique, laissant entendre que l’esprit académique et éclectique du XVIIIe siècle n’aura été qu’une accalmie dans un mouvement d’aller et de retour de l’histoire.
La pratique éclectique de la philosophie repose sur la comparaison des sentiments des philosophes qui ont enrichi les sciences par leurs découvertesFootnote 23.
En les plaçant vis à vis les uns des autres, on apprend à les mieux connaître; on y remarque des nuances qui échappent lorsqu’on les considère séparément : ils se réfléchissent réciproquement un nouveau jour; et de leur collision sortent souvent des vues auxquelles on ne s’attendait pas. Toutes nos connaissances sont nées de la comparaison (ibid., p. 375).
Que la comparaison soit le principe fondamental de la connaissance humaine, c’est ce que développe le mémoire de 1751 consacré au problème de la ressemblanceFootnote 24. Toutefois, dans le contexte de la question qui nous occupe ici, il convient de s’arrêter brièvement sur la comparaison qu’établit Mérian, dans son mémoire important de 1757, entre les deux principes de psychologie établis par deux écoles métaphysiques concurrentes, à savoir la sensation, qui sert de principe à la psychologie empiriste de Locke et surtout de Condillac, et la représentation, qui définit l’essence de l’âme dans la pensée de Leibniz et de Wolff. On a ici l’un des exercices les plus exemplaires de la méthode éclectique de Mérian, qui ne sera surpassé que par les huit mémoires «Sur le problème de Molyneux» parus dans les années 1770. Mérian va comparer ces deux philosophies à partir de deux perspectives, ou selon deux ordres de considérations. D’une part, il les compare suivant des considérations proprement «métaphysiques», qui exigent une étude plus attentive et plus approfondie; mais d’autre part, il déploie une série de réflexions qu’il appelle «morales», censées être «aisées et naturelles» (Mérian, 1757, p. 377).
Ce sont ces considérations «morales» qui me retiennent surtout, parce que Mérian s’en sert pour mettre en place une véritable théorie des affects philosophiques qui préfigure certaines des questions que nous avons déjà rencontrées dans l’examen des mémoires plus tardifs. Les différences métaphysiques sont marquées par des différences de tempérament. Mérian avance que dans les sciences où «les phénomènes se prêtent à différentes hypothèses», ce qui est le cas de la métaphysique, «chacun choisit le point de vue le plus conforme à ses inclinations, soit naturelles, soit acquises» (ibid., p. 378). Mérian part ici des deux systèmes psychologiques de Leibniz et de Condillac. Il faut garder à l’esprit que, bien qu’il soit philosophiquement très proche de Condillac, Mérian traite ici la pensée de l’auteur du Traité des systèmes comme un système Footnote 25, dans la mesure où l’Essai sur l’origine des connaissances humaines et le Traité des sensations visent à montrer comment on peut voir se former, à partir d’un même principe — celui de la sensation —, toutes les facultés et toutes les opérations de notre intelligence. De plus, dans les sciences «moins sévères», comme la psychologie, qui autorisent plusieurs hypothèses pour rendre compte des phénomènes, les théories sont, au sens strict, «indémontrables», et cela vaut aussi bien pour Condillac que pour Leibniz, même si la généalogie empiriste, qui plaît davantage aux philosophes «observateurs», a «quelque chose de naturel et de lumineux» dans la mesure où l’esprit humain «croit [y] lire ou plutôt [y] faire sa propre histoire» (Mérian, 1757, p. 378). Du point de vue, donc, des différences de tempérament philosophique, Mérian affirme que les «esprits unis, qui aiment la clarté et la simplicité», préféreront toujours la théorie de Locke ou de Condillac; or, ajoute-t-il, cela est vrai également des «esprits timides, qui craignent les spéculations hasardées» (ibid., p. 378). D’un autre côté, la personne qui a «l’esprit élevé et du feu dans l’imagination se préviendra aisément en faveur de Leibniz» (ibid., p. 379), puisque le système de l’âme fondé sur le principe de la force de représentation contentera en même temps son goût pour la philosophie et celui pour le «sublime». On retrouve ici le lien entre l’imagination et la métaphysique systématique, dont j’ai parlé précédemment et que Mérian a pu voir à l’œuvre dans le Traité des systèmes, et peut-être aussi dans l’article «Éclectisme» de DiderotFootnote 26, et que développera plus tard le baron d’Holbach. Sous l’éloge apparent, la critique est sévère : les idées de Leibniz sont «propres à enchanter les esprits» et son système «forme une très belle poésie» (ibid., p. 380). Cette philosophie, en soulevant une pulsion «enthousiaste» pour le «sublime», fait naître de véritables passions chez ses sectateurs.
Cependant, cette théorie des affects ne se veut pas une réfutation de Leibniz. Il semble que l’impartialité philosophique consiste à dépasser les points de vue unilatéraux et biaisés par les préférences affectives. Chacune de ces philosophies semble avoir son mérite propre et contribuer à sa manière à l’avancement des connaissances. Chacune actualise une dimension spécifique de l’esprit humain : l’analyse et le jugement sont en opposition complémentaire avec le «génie» pour la spéculation architectonique et la production de rapports éloignés.
Un observateur exact et judicieux, qui porte le flambeau de l’analyse dans l’esprit humain, remonte à l’origine des idées, en suit les transformations, et s’arrête là où l’expérience lui manque, est aussi peu un esprit superficiel qu’un génie créateur qui fait étendre les observations et les généraliser, imaginer plans et hypothèses, lier diverses branches de la connaissance, peut passer pour esprit romanesque (ibid., p. 380-381).
On sent pourtant que pour Mérian, si cette complémentarité est incontestable en général, elle ne va pas de soi en métaphysique, et que l’esprit de système est affecté d’une tare fatale. Aussi, si Leibniz s’était trompé — admirons le conditionnel — ce serait «pour s’être laissé emporter au feu de son génie»; tandis que si «Locke et son sectateur» sont tombés dans l’erreur, «ce n’est que pour s’être écartés de leur propre méthode, en substituant des conjectures à des observations» (ibid., p. 381). L’erreur des empiristes est posée comme réelle, mais elle découle du fait qu’ils n’ont pas suffisamment adhéré à leur méthode observatrice. Mérian met donc en scène un fort déséquilibre : l’erreur est inhérente à la philosophie de Leibniz, même lorsque l’on reconnaît qu’elle repose sur une disposition essentielle de l’esprit humain; l’erreur empiriste — de Locke, mais surtout de son «sectateur» Condillac — n’est peut-être pas obligatoire : il y a un point, que l’on peut identifier, où l’observation s’est changée en conjecture, où l’analyse est devenue système. Dans les Réflexions philosophiques sur la ressemblance (1751), Mérian parle de la «[…] vanité systématique [d]es efforts des génies sublimes […]» et de leurs «brillantes hypothèses», avant de leur opposer les «vérités primitives, fondées sur l’évidence naturelle plus forte et plus victorieuse toute seule que tous les systèmes réunis» (Mérian, 1751, p. 54).
Au chapitre 7 du Traité des systèmes, Condillac parlait également, mais cette fois à propos de Malebranche, de ces «systèmes abstraits [qui] construisent des édifices extraordinaires sur des fondements peu solides»; «par-là, poursuivait-il, ils sont plus faits pour plaire à l’imagination»Footnote 27. C’est aussi dans le même ouvrage que Condillac accentue le lien entre l’imagination et le «génie de ceux qui font des systèmes abstraits ou des hypothèses gratuites» (ibid., p. 237). Condillac insiste sur deux aspects fondamentaux de l’imagination, qui correspondent également aux dimensions que Mérian voit à l’œuvre dans l’imagination systématique. L’imagination est d’abord un principe de liaison entre les idées, et à ce titre elle suit une démarche associative qui est productrice de «rapports» plus ou moins éloignés, plus ou moins nouveaux. Mais elle est aussi la faculté de rendre sensible des concepts ou des pensées par les images. C’est cette double dimension d’étendue et de vivacité qui rend compte du pouvoir de fascination de l’imagination métaphysique et de «l’enthousiasme» qu’elle peut susciter dans l’esprit qui y est disposé. Sans surprise, Condillac reconnaît le bien-fondé de l’imagination en science, mais il considère que l’imagination et l’analyse doivent se tempérer mutuellement. Comme la plupart des erreurs philosophiques proviennent de la distinction inadéquate entre ce que l’on imagine et ce que l’on conçoit (ibid., p. 242), la meilleure protection contre les erreurs des systèmes philosophiques consiste à se demander comment ils se sont formés. «Telle est, précise Condillac, la pierre de touche de l’erreur et de la vérité : remontez à l’origine de l’une et de l’autre, voyez comment elles sont entrées dans l’esprit, et vous les distinguerez parfaitement» (ibid., p. 243). Il me paraît clair que Mérian aurait pu signer ce programme, dont il se réclame pour l’essentiel.
Les excès de la métaphysique sont souvent motivés par ce que Mérian appelle les «besoins» des systèmes. En métaphysique ou ailleurs, ces besoins correspondent à des solutions qui semblent exigées par les prémisses — ou les principes — du système lui-même. Ils peuvent aussi être engendrés par des présuppositions de l’esprit qui est exposé à ses propres limites et à sa propre faiblesse. Il en va ainsi, par exemple, de l’hypothèse de la simplicité et de l’uniformité de la nature dans ses productions; le philosophe suppose que la nature «n’a qu’une seule méthode» et qu’elle opère nécessairement en suivant «des lois constantes et invariables» (Mérian, 1757, p. 386). Cette supposition peut induire des raisonnements fautifs dans les esprits qui cherchent, à leur insu, à imiter la nature «en simplifiant leurs spéculations». Mérian, qui travaille à cette époque à une traduction française des œuvres de David Hume, tient à affirmer que «notre esprit est trop borné pour embrasser, dans toute son étendue, ce vaste et magnifique plan où nous supposons que l’unité domine» (ibid., p. 386). C’est bien là la particularité des systèmes que de secréter subrepticement des «besoins» qui appellent alors des solutions. «Tous les systèmes ont leurs besoins; plus ils sont vastes, plus ils en ont; les plus spécieux sont ceux où les besoins sont le mieux remplis, ou le plus adroitement déguisés» (ibid., p. 387).
Le «Parallèle de deux principes de psychologie» vise à comparer deux approches distinctes de l’âme humaine, la pensée de Leibniz, qui en ramène l’explication au principe de la représentation, et la pensée de Condillac, qui cherche le principe dans la sensation. On aura compris que les affinités philosophiques de Mérian avec l’empirisme le rapprochent de Condillac, dans la mesure où celui-ci veut dépeindre «l’homme naturel, et non point l’homme systématique» (ibid., p. 389); c’est pourquoi, selon Mérian, il est probable qu’il soit «moins exposé aux besoins que les autres philosophes» et qu’il ait senti mieux que quiconque «les inconvénients des systèmes» (ibid., p. 389). Cela n’empêche pas Mérian d’adresser une critique au principe même du système condillacien de la Théorie des sensations. Mérian remarque que la sensation présuppose une valence affective inhérente dont la nature n’a pas été examinée, laissant entendre que Condillac pourrait bien ainsi avoir «caché des vues systématiques sous la modeste apparence de la simple observation» (ibid., p. 389). De quelle nature sont le plaisir et la douleur que le Traité des sensations suppose liés aux sensations, à telle enseigne que sans cet «intérêt», la statue pourrait ne jamais sortir du simple sentiment (i.e. de la simple perception sensible)? Condillac, en effet, «semble supposer que le plaisir ou la peine qui résulte d’une sensation n’est autre chose que cette sensation même. Je vois bien que cela est commode pour remuer la statue par un seul et unique principe; mais cela n’en paraît pas moins difficile à digérer» (ibid., p. 389). Si le plaisir et la peine ne se réduisent pas à la sensation (de couleur, son, etc.), il se pourrait que Condillac ait introduit dans son raisonnement une supposition qui n’a pas le fondement empirique qu’il lui prête.
En guise de conclusion, il convient de suggérer que cette étude de la «méthode» et de l’attitude éclectiques selon Mérian pourrait se prolonger par l’examen de la façon dont il a appliqué cet esprit «éclectique» à l’histoire des problèmes métaphysiques. Mérian met en avant une pratique éclectique de l’histoire de la philosophie qui tend à généraliser l’esprit «académique» à l’histoire des débats philosophiques, aussi bien sur le long terme que pour reconstruire des séquences historiques plus restreintes. En continuité avec sa compréhension de l’éclectisme académique, il accorde dans ses reconstructions historiques des problèmes métaphysiques une attention particulière à des penseurs «mineurs», qui ne peuvent être mis de plain-pied avec les grands génies ou les grands réformateurs de la pensée, mais dont l’action vise à mettre à l’épreuve les théories des grands philosophes, à élargir et à consolider, en quelque sorte, leurs acquis (Mérian, 1765, p. 463-464). C’est surtout dans les mémoires «Sur le problème de Molyneux» qu’il mettra en œuvre cette approche. Le «Discours sur la métaphysique» soutenait que chaque science avait sa métaphysique et que ce n’étaient pas les physiciens, mais les métaphysiciens qui avaient fait avancer notre connaissance de la perceptionFootnote 28. En retraçant les étapes du débat lancé par Molyneux et Locke et en mettant en balance les diverses solutions proposées par les philosophes, l’intention de Mérian était d’entrer lui-même en lice et de formuler les conclusions philosophiques les plus plausibles de ces échanges. Ainsi peut-il souligner que son dessein était
d’écrire une histoire raisonnée, où l’on verra les diverses solutions qui ont été données de ce problème, les principes et les arguments qui leur servent de base et d’appui, les conséquences que les philosophes en ont tirées, enfin les idées et les théories nouvelles qui ont résulté du conflit de leurs opinions. Je voudrais tracer un tableau qui représentât ces matières subtiles et abstraites sous toutes leurs faces, et avec toute la clarté dont elles sont susceptiblesFootnote 29.
Mais l’histoire «raisonnée» suppose, d’une part, que l’histoire des idées philosophiques elle-même soit dotée, dans une certaine mesure, de «l’esprit académique», et d’autre part, que le philosophe éclectique, l’«homme de nulle secte», le penseur qui «choisit», vienne finalement montrer que cette histoire «raisonnée» est en même temps, jusqu’à un certain point, une histoire «raisonnable», parce qu’elle réalise une forme d’éclectisme objectif, par-delà même les intentions manifestes des acteurs ou les effets forcément circonscrits des institutions politiques du savoir que sont les académies. Rien ne prouve toutefois que Jean Bernard Mérian aurait été prêt à étendre ces suppositions jusqu’à subordonner l’histoire des doctrines et des problèmes philosophiques à une philosophie de l’histoire.