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Ottawa, lieu de vie français Dirigé par Anne Gilbert, Linda Cardinal, Michel Bock, Lucie Hotte et François Charbonneau. Presses de l'université d'Ottawa2018, Ottawa, 515 pages

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Ottawa, lieu de vie français Dirigé par Anne Gilbert, Linda Cardinal, Michel Bock, Lucie Hotte et François Charbonneau. Presses de l'université d'Ottawa2018, Ottawa, 515 pages

Published online by Cambridge University Press:  18 September 2018

Anne Trépanier*
Affiliation:
Université Carleton
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Book Review/Recension
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association (l'Association canadienne de science politique) and/et la Société québécoise de science politique 2018 

Ottawa, lieu de vie français. Un titre qui fait tout de suite entrer la dissonance. Il est surprenant de ne pas lire Ottawa, lieu de vie en français. On y verrait même bien un point d'interrogation. On se doute bien, à la lecture de l’incipit sous les auspices de l’Histoire de rien de Daniel Poliquin, qu'il ne s'agit pas d'un clin d’œil à un imaginaire hexagonal. Cette langue française à l'accent franco-ontarien est lisible dans une quasi-oralité de la langue écrite de l'introduction, une franche simplicité, un ton pédagogique, des enjeux précis, un mandat clair : que les intellectuels et chercheurs contribuent à la vie communautaire et au resserrement de l'identitaire franco-ontarien à Ottawa… Ottawa, ville capitale d'un pays à deux langues officielles dont le français, mais aussi, Ottawa comme lieu de vie où la place symbolique des Canadiens-français se rétrécit, s’éclaire ou s'efface selon les moments et la géographie historiques où l’œil se pose.

Multidisciplinaire, pensé par plusieurs équipes de recherche (universités Laval, Concordia et UQAM), il est aussi soutenu par l'association des résidents de la Basse-Ville d'Ottawa, collaboratrice au projet au même titre que les chaires de la francophonie et le Centre interdisciplinaire d’études sur la citoyenneté et les minorités (CIRCEM). Inscrit et écrit dans la tradition de dialogue du CIRCEM, le grand ouvrage collectif est issu d'une démarche en atelier, c'est-à-dire que les idées et les textes, les méthodologies, les approches et les sources ont été validées à la suite d'une joute académique au cours de laquelle chaque auteur aura dû défendre son point de vue et sa plume et, sans aucun doute…remettre son ouvrage sur le métier. Il s'agit donc d'un ouvrage collectif de grande qualité auquel chaque chapitre contribue également.

Les études du Canada français dans le milieu académique ottavien sont portées presque exclusivement par les cinq directeurs de cet ouvrage, bien connus pour leurs publications et leurs interventions publiques, voire pour leur investissement personnel dans la cause de la langue française et de la communauté franco-ontarienne à Ottawa. Anne Gilbert, Linda Cardinal, Michel Bock, Lucie Hotte et François Charbonneau sont, avec leurs collaborateurs dont nous retiendrons Caroline Ramirez pour ses importantes contributions à l'ouvrage, des révélateurs d'histoires et d’études de façons de vivre, de se définir et de faire de la politique en français à Ottawa (8).

L'ouvrage manipule trois objectifs, pris aux sens photographiques : la pluralité des regards, des espaces, du temps des enjeux de la communauté canadienne-française d'Ottawa, et les développe en treize chapitres qui constituent souvent en eux-mêmes une étude complète d'une problématique bien identifiée, avec sa méthodologie propre et son type de sources. Plusieurs auteurs nourrissent leur analyse à des documents gouvernementaux tels des statistiques, des agrégés de recensement et des tableaux provenant du commissariat aux langues officielles, des cartes géographiques, des images anciennes, mais d'autres ont réalisé des entrevues et ont constitué leur propre banque de données à interpréter.

La première section, « Les gens et des lieux », étudie la population canadienne-française d'Ottawa entre 1867 et les années du changement (les années 1960). Aidés par les recensements, Yves Frenette et Paul L. Gareau observent la mutation du nombre de Canadiens-français dans l'agglomération selon trois indices : la ville, les quartiers et les sous-districts. Soutenue par des cartes colorées et des tableaux chiffrés, agrégés des recensements du Canada, faciles à lire – origine ethnique, confession religieuse – les auteurs montrent que la population de la Basse ville a augmenté de plus de la moitié en une seule génération (35). En effet, dans les années 1930, les Canadiens-français la dominent et constituent des foyers dans la Côte-de-sable et Chaudière-LeBreton. La Basse-ville est un lieu de pauvreté, mais aussi « de solidarité ethnique et nationale » (43) avec ses nombreuses institutions religieuses et culturelles. C'est un « village francophone au cœur de la capitale canadienne », écrit Caroline Ramirez, qui poursuit l’étude entre 1966 et 1978, en concentrant son étude sur les rénovations urbaines, ciblant les quartiers populaires – et ses « taudis » – observant « les gestes banals de résistance » (46). En exploitant plusieurs sources primaires, dont des archives du Centre de recherche en civilisation canadienne-française, elle fait une chronologie détaillée et émouvante de la tension entre le maintien de la communauté et les intérêts individuels. Cette ambitieuse étude met au jour le lien entre l'histoire, la mémoire et la conservation du patrimoine dans ce qui ressemble à une cartographie de l'expérience canadienne-française à Ottawa. Rosalie Thibeault s'intéresse, quant à elle, au tournant des années 1960 dans une enquête sociologique pour comprendre la gentrification de ces quartiers qui s'est opérée entre 1961 et 2011. Elle remarque que le sentiment d'appartenance à la communauté semble s'exprimer dans une réalité bilingue. Le chapitre de Kenza Benali et de Caroline Ramirez s'attache à la mémoire de la communauté francophone, en particulier dans le patrimoine bâti, une réalité blessée (121) sur le terrain des Plaines LeBreton en particulier… sur lequel on trouve d'ailleurs maintenant le Musée de la guerre. Leur enquête pose la difficile question du vide mémoriel laissé par les grandes entreprises de construction des années Trudeau (père) et de la différence de traitement négation symbolique inscrite dans les travaux de préservation patrimoniale au détriment de la communauté francophone (126). Réactualisation de la mémoire douloureuse (130), héritage fragilisé s'il en est (135). Vanier serait-il le dernier patrimoine vivant francophone (140) ? C'est l'ultime question qu'elles amènent aux lecteurs. Il s'agit de construire et de reconstruire une histoire locale à l'aune de la langue, d'un héritage, d'un patrimoine, mais aussi d'une situation précaire et d'une pauvreté souvent dominante. Pour Kenza Benali, qui étudie les revendications patrimoniales de trois quartiers centraux (Basse Ville, Plaines Le Breton, Vanier), les mutations de la francophonie depuis 1981 ont joué un rôle de plus en plus important dans la définition des communautés francophones de l'Ontario (165), d'autant qu'Ottawa est la plus grande ville hors Québec qui se targue d'avoir la plus forte proportion d'immigrants francophones (168).

La deuxième grande section de l'ouvrage traite de la communauté et des institutions qui la préservent, l'enrichissent ou encore la transforment. Michel Bock et Geneviève Richer discutent de la mutation effective et sémantique de la « métropole canadienne-française ignorée à la métropole franco-ontarienne contestée » (191) en employant pour leur analyse des catégories de centre et de périphérie, une discussion intéressante sur les termes de métropole et d'institutions afin de dessiner une configuration « référentielle » (Fernand Dumont) entre l’église-nation canadienne-française (194) à laquelle contribuent les Oblats de façon déterminante et l’élite laïque, active dans les journaux de langue française d'Ottawa. Ils rappellent et soulignent que le Canada français était un projet, c'est-à-dire qu'il visait à transformer la communauté en vue de constituer un sujet politique autoréférentiel (218).

Lucie Hotte, Joël Beddows et Isabelle Kirouac Massicotte posent la question du rôle d'Ottawa au sein de l'espace culturel franco-ontarien en particulier dans les années de changement qui sonnent un renouveau culturel dans les missions et les choix esthétiques de théâtres qui existent toujours aujourd'hui et d'institutions littéraires (maisons d’édition et revue). Après avoir perdu sa fonction de capitale culturelle de l'Ontario français en faveur de Sudbury dans les années 1960, Ottawa voit la fondation de théâtres et l'institutionnalisation de la création littéraire au département de français et au département de théâtre de l'université d'Ottawa, desquels émergent une esthétique et un propos originaux. Ceci aurait dû contribuer, selon les auteurs, à imposer Ottawa comme nouvelle capitale symbolique de l'Ontario français dans un avenir prochain. Une continuité dans la rupture ? Jean-Philippe Croteau pose la question thématique de la résistance à l'assimilation linguistique et culturelle, bien présente dans toute l'historiographie de l'Ontario français, en étudiant les réseaux associatifs canadiens-français à Ottawa et les effectifs scolaires. E.-Martin Meunier et Sara-Eve Valiquette-Tessier réfléchissent aux transformations récentes qu'ont subies l'université Saint-Paul et le Collège universitaire dominicain, en lien avec le développement de leur clientèle. Le premier connaît une baisse de son programme de théologie mais une hausse dans le programme des sciences sociales, tandis que le second, peut-être en lien avec son mariage « contre-nature » avec l'université Carleton en 2012, voit sa francophonie s'effriter, l'appartenance catholique prévalant sur l'identité francophone de l'institution (340). Les auteurs font voir le rapport différencié entre la vision du catholicisme québécois et la sécularisation entre le Québec et le reste du Canada, à commencer par l'Ontario français (343).

La troisième grande section de cet ouvrage concerne la politique et les mobilisations des francophones d'Ottawa. Les questions sont encore brûlantes d'actualité dans cette ville au statut particulier, qui fut capitale du Canada-Uni avant d’être la capitale fédérale mais qui est, depuis les années 1970, capitale d'un service public bilingue. Cette nouvelle fonction aura permis à Ottawa de prendre les rênes de la francophonie hors Québec, « entre la nation et l'ethnie », pour reprendre une expression de Joseph-Yvon Thériault (Sociologie et sociétés, vol. 26, no 1, printemps 1994, 15-32) devant Sudbury sur le plan culturel et devant Toronto sur le plan politique (14).

Marie Hélène Eddie et Linda Cardinal s'intéressent au rôle de premier plan du journal Le Droit dans l'affirmation des francophones dans l'espace public d'Ottawa; François Charbonneau fait l'historique de la politique de bilinguisme depuis 1970 et dénonce le manque de volonté politique, qui serait la première cause de l'absence de politique officielle, que Linda Cardinal et Anne Mévellec explorent dans un chapitre qui invoque le rôle crucial des conseillers municipaux francophiles pour porter « les dossiers francophones ». Plus de 100 ans après le Règlement 17, Pierre Foucher remet les pendules à l'heure en observant à la loupe l'angle juridique du bilinguisme de la ville d'Ottawa lors des États Généraux la francophonie d'Ottawa en novembre 2012. En finale, Anne Gilbert et Danielle Migeon présentent de grands témoins de l'expérience franco-ontarienne et de ses luttes. Ces portraits touchants, illustrés par des photographies en couleur, permettent au lecteur de mettre un visage sur les personnalités franco-ottaviennes, actives depuis les trente dernières années, telles Georges Bédard, Lucien Bradet, Fernan Carrière, Pierre de Blois, Rolande Faucher, Gérard Lévesque, Jacqueline Pelletier et Alain Poirier. L'ouvrage se clôt sur une biographie des auteurs du collectif.

Dans les histoires officielles, l'histoire de la communauté francophone d'Ottawa est souvent à contre-jour, la grande tache d'ombre au centre de la photo ancienne. La trame particulière de l'histoire de cette communauté ébranlée se révèle dans ce livre puisqu'elle est surexposée en trois parties et treize chapitres, une synthèse des travaux du Chantier Ottawa (2019-2017) offerte à la mémoire de Robert Yergeau, celui-là même qui écrivit, entre plusieurs essais et recueils de poème, sa Prière pour un fantôme (1991).

Le livre traite bel et bien d'une communauté ébranlée, depuis les balbutiements de Bytown jusqu’à la capitale d'un pays officiellement bilingue où le français est minoritaire jusque dans sa capitale nationale, qui compte néanmoins un centre de recherche sur la civilisation canadienne-française dont est issu cet ouvrage. Collectivement, ces textes font voir les changements dans la communauté franco-ontarienne d'Ottawa, et ont aussi le mérite de problématiser la notion de Canadien-français de la capitale fédérale pour penser la francophonie minoritaire. Si ce livre s'intéresse au changement dans ses multiples expressions (12), des conséquences et des tensions constituantes ou résultantes des Canadiens-français dans la région d'Ottawa, la fin de la première section ouvre tout un pan de recherche qui aurait mérité être un livre en soi. En effet, elle traite des rapprochements avec d'autres expériences minoritaires qui frottent une plaie encore vive. Rappelons avec Caroline Ramirez que lors du réaménagement de la rue Saint-Patrick et l'expropriation de 80 familles, des habitants avaient scandé « Acadie! Acadie! insinuant que l'urbanisation était une arme pour servir à la dispersion des Canadiens-français » (Le Droit, 6 mai 1972, p. 5, cité p. 73). En effet, et depuis les années 1980 en particulier, l'augmentation du nombre de francophones dans la région de la capitale nationale projette une ombre multiple à l'Autre décrit par Jean Bouthilliette en d'autres temps (Le Canadien français et son double, 1989, réédité en 2018). Le Canadien-français n'a plus un seul double mais plusieurs… De même, le francophone ontarien relève de multiples héritages. De qui est faite la communauté ?

Ottawa lieu de vie français permet certaines généralisations des études quantitatives mais permet aussi, et c'est sa grande force, de prendre en compte la richesse et la complexité des études qualitatives, surtout lorsque les auteurs se permettent d'interroger la sémantique (capitale, référence, identité, francophone). En effet, les analyses combinées permettent de lire quelque chose comme une configuration de causes et d'effets, de volonté en dépit des agressions subies, des régressions, des évolutions, des mutations et des changements. Cependant, au moment où nous lisons ce livre et écrivons ces pages, l’École de traduction de l'université d'Ottawa vient d'annoncer le démantèlement de la section française de son programme de doctorat (Charles Le Blanc, Le Droit, 2 avril 2018). À quand une université francophone en Ontario ? C'est une des nombreuses questions qui restent ouvertes une fois cet imposant ouvrage refermé.