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La morphologie du conservatisme américain à l’ère Trump

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2019

Philippe Fournier*
Affiliation:
Centre d’études et de recherches internationales (CERIUM) 3744, rue Jean-Brillant Montréal QC H3T 1P1
*
*auteur correspondant. Courriel: philippe.fournier@umontreal.ca
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Résumé

Cet article vise à identifier et analyser les idées qui ont accompagné l’émergence et la victoire de Donald Trump. Nous nous intéressons tout particulièrement au paléoconservatisme, un courant idéologique jusque-là méconnu, qui a néanmoins su articuler les frustrations et aspirations d'une partie importante de l’électorat américain. Critique des élites économiques et politiques associées aux deux grands partis, le paléoconservatisme prône un nationalisme identitaire qui menace de bouleverser l’équilibre déjà fragile entre les variantes libertarienne et socialement conservatrice qui dominent au Parti républicain depuis quelques décennies.

Abstract

This article seeks to identify and analyze the ideas that have accompanied the emergence and electoral victory of Donald Trump. To do so, we focus on a little-known ideological current, namely paleoconservatism, which has been able to articulate the resentment and aspirations of a sizeable part of the American electorate. Highly critical of the economic and political elites associated with the two main political parties, paleoconservatism upholds a nationalistic and identitarian brand of conservatism that threatens the delicate balance between libertarian and socially conservative streams, which has defined the Republican Party over the last few decades.

Type
Research Article/Étude originale
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association (l'Association canadienne de science politique) and/et la Société québécoise de science politique 2019 

Introduction

À bien des égards, l’élection d'un candidat comme Donald Trump se prépare depuis déjà longtemps aux États-Unis. L'expression politique et idéologique du ressentiment lié à l'augmentation des inégalités, la stagnation des revenus, la diminution du poids démographique des Blancs de classes moyenne et populaire, l’élitisme des dirigeants politiques et économiques et la prééminence culturelle des élites libérales urbaines, s'est concrétisée à travers l’émergence d'un candidat populiste sans expérience politique. Au-delà de la singularité du personnage qui a donné forme à ce ressentiment, ces développements pourraient bien redéfinir le paysage politique américain et, plus particulièrement, la morphologie du conservatisme américain. Si Trump lui-même n'est pas un idéologue, son ascension au pouvoir a été portée par certains courants idéologiques et constitue un ensemble de symptômes qui émanent de la société américaine. Plus encore, la consécration de Trump révèle toute une série de tensions et de contradictions au sein du mouvement conservateur américain.

Le présent article vise à identifier et analyser ces courants de pensée. À l'issue de cette réflexion, deux observations s'imposent. Premièrement, le conservatisme américain est plus que jamais confronté à la réalité des inégalités matérielles et des changements démographiques engendrés par l'immigration dans le sillage de la mondialisation. Cela a entrainé une remise en question des créneaux du conservatisme dominant par une base électorale de plus en plus nationaliste, protectionniste et hostile aux élites politiques et économiques. Deuxièmement, on note une multiplication et une intensification des contradictions philosophiques au sein de la droite américaine, principalement entre les courants historiciste et universaliste et entre les variantes méritocratique et populiste.

Après avoir brièvement relevé les difficultés ayant trait à l’étude du conservatisme américain, l'article s'intéresse au programme politique de Donald Trump et aux variantes idéologiques qui s'y associent, en particulier celles qui oscillent autour du paléoconservatisme. Nous suggérons que la diffusion et l'intériorisation des idées paléoconservatrices sont un symptôme des problèmes et contradictions qui menacent la pérennité du mouvement conservateur américain.

Le conservatisme américain, en mal de définition

Comme l'affirme Corey Robin, toutes les variétés de conservatisme constituent des réactions aux bouleversements culturels et économiques. Ces réactions s'accompagnent le plus souvent d'une impression chez une partie de la population et de la classe politique d'avoir été dépouillée d'un statut social et politique lié à l'identité ethnonationale ou la classe (Robin, Reference Robin2011: 58). Cependant, la morphologie précise du conservatisme américain demeure difficile à cerner puisque celui-ci est composé de multiples courants contradictoires et qu'il ne se fonde pas sur une tradition intellectuelle bien établie. Selon la typologie bien connue de Nash (Reference Nash2006), le mouvement conservateur aux États-Unis, qui émerge graduellement à partir des années 1950 dans les milieux universitaires et journalistiques, peut être divisé en trois grandes branches, soit celle des Libéraux,Footnote 1 des traditionalistes et des anticommunistes. Nous nous permettons ici d'ajouter à la typologie de Nash une discussion sommaire du néoconservatisme, qui ne cadre pas entièrement avec les trois catégories mentionnées ci-haut et qui constitue un référent important au sein du conservatisme américain.

Les Libéraux insistent sur l'importance de la liberté individuelle et la réduction de la taille et de la portée de l’État. On associe souvent le Libéralisme américain à sa variante libertarienne, qui est caractérisée par une association étroite entre la liberté et la propriété privée (Freeden, Reference Freeden1996: 371). Inspirés par des auteurs classiques comme Adam Smith ou par des penseurs plus contemporains comme Friedrich von Hayek (Reference Von Hayek1944), ils puisent dans la tradition libérale pour vanter les mérites du libre marché et rejeter la planification keynésienne. Cette tendance libertarienne demeure bien représentée jusqu’à aujourd'hui dans le mouvement conservateur américain et au sein du Parti républicain. L'inimitié à l’égard de l'interventionnisme étatique a mené à l’émergence de mouvements insurrectionnels comme le Tea Party en 2011 (Skocpol et Williamson, Reference Skocpol and Williamson.2016).

Les traditionalistes, qui demeurent une famille idéologique hétéroclite, sont généralement favorables au maintien des structures et des institutions familiales et religieuses. Composée de conservateurs burkéens, qui s'inscrivent dans la lignée du conservatisme européen plus axé sur l'appartenance ethnonationale et favorable à l’évolution prudente et organique des sociétés, cette variante est associée à des penseurs américains comme Russell Kirk, Robert Nisbet et Richard Weaver. Pour une majorité d'entre eux, la société américaine est sur le déclin dans l'Après-Guerre à cause de l'influence et de l'ambition grandissantes d'un État planificateur qui vise à façonner les individus à son image. Cette méfiance à l’égard d'une élite bureaucratique progressiste traverse l'ensemble du mouvement conservateur américain, des néoconservateurs qui entendent contrer la dépendance à l’État et instiller la responsabilité citoyenne, aux traditionalistes et aux libertariens qui décrient la perte d'autonomie et de résilience des citoyens américains. Chez certains d'entre eux, on note aussi une nostalgie pour la culture et les traditions du sud des États-Unis avant la Guerre de Sécession, c'est-à-dire un penchant pour une vie rurale dépouillée, un respect de la hiérarchie sociale, un certain esprit chevaleresque et une spiritualité sans artifice. Selon la formulation classique de Clinton Rossiter (Reference Rossiter1962), qui s'inscrit dans cette lignée, le conservatisme est plus un état d'esprit qu'une philosophie ou une idéologie. C'est une perspective pratique, ancrée dans l'action politique, qui s'intéresse peu à l'abstraction et qui tend à favoriser des institutions et pratiques qui se sont constituées au fil du temps. Comme nous le verrons plus loin, les paléoconservateurs partagent plusieurs traits avec les traditionalistes, mais affichent leur populisme et leur nationalisme de manière plus explicite et mènent une charge plus agressive contre leurs adversaires idéologiques et les élites politiques. Les conservateurs traditionnels vont être particulièrement choqués par les bouleversements culturels et politiques de la fin des années soixante et tâcheront de diagnostiquer et de renverser leurs conséquences sur le tissu social.

La troisième branche est celle des anticommunistes. Beaucoup moins pertinente aujourd'hui, cette variante, aussi associée au « fusionnisme » initialement suggéré par William F. Buckley, fondateur de la National Review, a pourtant l’été l'occasion pour les traditionalistes et les Libéraux d'unir leurs efforts afin d'interrompre le règne du Parti démocrate et de mettre à mal l’État providence. L'anticommunisme aura effectivement été un thème fort dans le mouvement conservateur américain. L'opposition à l'Union soviétique a aussi permis aux conservateurs de fustiger le relativisme libéral pour son incapacité à départager le bien du mal et à qualifier le communisme de menace existentielle. La coalition électorale qui émergea éventuellement du « fusionnisme » contribua grandement à l’élection de Ronald Reagan, qui personnifiera le retour en force du conservatisme aux États-Unis (Nash, Reference Nash2006: 6).

Le néoconservatisme, qui émerge dans la foulée des bouleversements contre-culturels des années soixante, se préoccupe avant tout de restaurer une mesure d'ordre et d'unité au sein de la société américaine. Plus encore, les penseurs néoconservateurs, dont le plus important est sans doute Irving Kristol, entendent préserver les leçons du libéralisme classique. Kristol affirme que l’œuvre d'Adam Smith, qui déploie une combinaison de prescription morale et d'apologie de la rationalité et de l'intérêt individuel, est la preuve que « l'individualisme primordial de la pensée politique et sociale moderne culmine dans une vision de la bonne communauté » (Kristol, Reference Kristol1983: 149). Notant l’érosion des institutions sociales et religieuses traditionnelles, ainsi que la dilution du sentiment patriotique et l'attachement aux valeurs fondamentales des États-Unis, les néoconservateurs proposent à la fois de raviver l'implication citoyenne et d'investir l’État de la mission de freiner la dégénérescence morale et culturelle du pays en formulant une vision claire du bien commun. Suivant Leo Strauss, les néoconservateurs tendent à vouloir limiter l'influence de l'opinion publique dans la détermination du bien commun. La définition précise du discours politique et des valeurs fondamentales du pays par l’État est pour eux une façon de préserver la population du relativisme moral qui a contribué à l'atomisation et la décadence de la société américaine.

Les néoconservateurs sont particulièrement troublés par l’émergence d'une « nouvelle classe » progressiste qui noyaute les universités, la fonction publique et les institutions culturelles et médiatiques et qui contribue activement à la désagrégation du tissu social (Horwitz, Reference Horwitz2013: 121). Outre Irving Kristol, les néoconservateurs de la première génération regroupaient une grande variété de chercheurs, dont des sociologues bien connus comme Nathan Glazer, James Q. Wilson et Daniel Bell, des journalistes comme Norman Podhoretz et des politiciens comme Daniel P. Moynihan. Ceux-ci ont grandement contribué à la rénovation idéologique et stratégique du mouvement conservateur qui a culminé dans l’élection de Ronald Reagan. Commentateurs et organisateurs infatigables, ils ont été aux commandes de publications influentes comme Commentary, National Review et Weekly Standard et ont su intégrer une variété de think tanks importants dont le American Enterprise Institute et la Heritage Foundation, afin d'influencer les décideurs et les politiques publiques (Steinfels, Reference Steinfels1979).

Les néoconservateurs de deuxième génération, influencés notamment par de fervents anticommunistes comme John Podhoretz et Jeanne Kirkpatrick, étaient tenaillés par l'impression que les politiques beaucoup moins ambitieuses en matière de défense et de politique étrangère de l'administration Clinton constituaient un danger imminent pour les États-Unis. Tel que formulé par William Kristol et Robert Kagan, l'objectif principal des néoconservateurs de deuxième génération était de « re-moraliser la politique étrangère » (Reference Kristol and Kagan.1996: 26) des États-Unis afin de renouveler l'attachement citoyen aux valeurs américaines. Cette re-moralisation passait non seulement par une appréciation plus explicite des valeurs nationales, qui contrastait avec le diagnostic plus sombre des premiers néoconservateurs, mais aussi par l'universalisation de ces mêmes valeurs. Le programme de cette nouvelle génération d'intellectuels et de dirigeants politiques, tel qu'il s'articulait dans les différents rapports du Project for the New American Century (Donnelly et coll., Reference Donnelly, Kagan and Schmitt.2000), insistait sur la nécessité d'augmenter les dépenses en défense, de contrer les régimes hostiles aux valeurs et aux intérêts américains, de promouvoir la liberté économique et politique à l’étranger et d'instaurer un ordre international favorable à la prospérité et la sécurité des États-Unis, par la force si nécessaire (voir Légaré-Tremblay, Reference Légaré-Tremblay, Philippe and Toureille2007).

Le néoconservatisme se distingue donc du Libéralisme, en ce qu'il ne s'oppose pas à l'interventionnisme étatique et l'ingénierie sociale et en ce qu'il lègue un contenu plus explicitement moral et prescriptif à la vie individuelle et collective. De la même façon, le néoconservatisme se distingue du traditionalisme, puisque sa volonté de préserver les institutions traditionnelles tient plus de leur utilité sociale que d'un sentiment religieux authentique. L'universalisation de la Constitution et des valeurs américaines détone aussi avec la croyance des traditionalistes que l'expérience américaine est liée à une configuration historique, culturelle, linguistique et ethnique particulière. Comme nous le verrons plus loin, l’étatisme et l'internationalisme messianique des néoconservateurs susciteront une opposition très vigoureuse de la part des paléoconservateurs.

Des prétentions universelles à la critique de l'abstraction, de l'individualisme radical à l'abnégation citoyenne, du changement organique au militantisme politique, d'une répudiation de l'autorité de l’État chez les traditionalistes et les libertariens à une valorisation de son rôle chez les néoconservateurs (Kristol, Reference Kristol1993), des contradictions importantes sillonnent la philosophie conservatrice. Pourtant, malgré le caractère hétéroclite du mouvement conservateur, on peut tout de même identifier quelques constantes comme la foi en l'entreprise privée, l'opposition au communisme et au socialisme, un respect pour les pratiques et valeurs judéo-chrétiennes et une affirmation de la supériorité morale des États-Unis, si bien que les différents courants qui composent le conservatisme dominant peuvent paraître complémentaires. La coexistence parfois tendue entre le traditionalisme et le Libéralisme a néanmoins débouché sur une coalition électorale relativement durable de Ronald Reagan jusqu’à aujourd'hui. La victoire de Donald Trump en 2016 montre bien que cette coalition est en péril, et qu'elle est assaillie par des idées longtemps tenues à la marge du mouvement conservateur américain.

Comme nous nous intéressons au rôle des idées dans la redéfinition graduelle du mouvement conservateur américain, nous faisons appel à la notion d'idéologie. Longtemps associée à une perspective marxiste orthodoxe qui tend à voir l'idéologie comme un voile qui masque et légitime les rapports de domination capitalistes, l’étude de l'idéologie est devenue une perspective bien établie en science politique (Parenteau et Parenteau, Reference Parentau and Parenteau.2008; Heywood Reference Heywood2017; Thérien et Noël, Reference Noël and Thérien.2010). L'approche utilisée ici se concentre sur les liens entre le contexte social, historique et culturel, l'action politique et la philosophie politique. À ce titre, l'article s'inspire librementFootnote 2 du cadre interprétatif de Michael Freeden (Reference Freeden1996), qui a la particularité de faire le pont entre la philosophie et la pratique politiques en mettant en scène la vie, la circulation et la morphologie des idées politiques dans un univers social, politique et culturel changeant. Sans nier que les idéologies comportent une part d'imposition et d'inconscient, Freeden soutient qu'elles sont aussi des codes que l'on déploie sciemment pour déchiffrer, mais aussi intervenir sur la réalité sociale et politique. Toujours selon Freeden, les idéologies contribuent activement à la production de la réalité sociale et politique, elles sont inévitablement associées au pouvoir, compris ici comme la possibilité d'influencer et de diriger les êtres humains et, loin d'exister à l’état pur, elles se constituent à travers leurs interrelations avec d'autres idéologies, soit en s'y opposant ou en les cooptant en partie ou en totalité (Freeden, Reference Freeden1996: 24).

L'idéologie est mouvante et vivante parce qu'elle résulte de la rencontre toujours renouvelée entre plusieurs courants philosophiques, mais aussi parce qu'elle est portée et intériorisée par les citoyens qui s'y réfèrent pour tenter de faire sens de la chose politique. Si le principal objectif de cet article est de présenter et d'analyser les variantes idéologiques qui s'associent au programme politique de Donald Trump, il importe de dresser un portrait sommaire du discours politique de Donald Trump et de l’évolution des tendances électorales au sein des différents groupes socioculturels et économiques aux États-Unis dans les dernières années.

Est-ce que Trump a une philosophie politique?

Ce qu'on serait tenté d'appeler communément le « trumpisme » n'est pas une idéologie formelle, mais un ensemble de propositions, souvent contradictoires, sur l'identité nationale, l’économie, le rôle et la position des États-Unis dans le monde et les relations culturelles et sociales à l'intérieur du pays.

Alors qu'il était dans la course pour la nomination de son Parti, Donald Trump (Reference Trump2016a) a révélé l'essence de son programme politique à travers le slogan de « l'Amérique d'abord » (America First). Dans l'optique où les élites politiques et économiques du pays avaient largement profité d'une configuration sociale et économique axée sur la libre circulation mondiale des biens, des personnes et des actifs financiers aux dépens des travailleurs américains, Donald Trump promettait de mettre fin à cette injustice en privilégiant les intérêts de la population nationale. Cette nouvelle orientation allait s'accompagner de politiques comme le contrôle plus strict de l'immigration, la construction d'un mur à la frontière méridionale, le retrait d'accords de libre-échange comme l'ALÉNA et l'exigence d'une contribution supplémentaire des alliés traditionnels en matière de défense. En clair, le président promettait de réaffirmer la souveraineté nationale des États-Unis afin d'interrompre ou de renverser les effets délétères de la mondialisation. Tel qu'illustré par son discours aux Nations Unies du 25 septembre 2018, Donald Trump (Reference Trump2018) rejette explicitement « l'idéologie du globalisme » et considère la gouvernance globale comme une menace à l'indépendance des nations.

Cette posture déteint sur l'ensemble de son programme politique, qui implique une reconfiguration du rapport des États-Unis au monde. En matière d'immigration, Trump (Reference Trump2016b) précise ses intentions dans un discours tenu en Arizona en août 2016. À l'instar de plusieurs figures de proue de la droite américaine comme Steve Bannon, il affirme que « le problème avec le système d'immigration des États-Unis est qu'il dessert l'intérêt des riches donateurs, des activistes politiques et des politiciens puissants ». Un peu plus loin dans le discours, il suggère de mettre en place un processus de « certification idéologique », qui évalue le degré d'adhésion des nouveaux arrivants aux valeurs américaines.

Plusieurs commentateurs ont interprété l'un des principaux slogans de campagne de Donald Trump, soit « Rendons sa grandeur à l'Amérique » (Make America Great Again), par ailleurs invoqué par d'autres présidents avant lui, comme une volonté d'en revenir à une Amérique plus homogène tant au niveau ethnique que culturel. Pour l'essentiel, le discours politique de Donald Trump s'associe de façon plus explicite aux doléances d'une tranche de l’électorat américain qui voit l'avenir avec peu d'optimisme, partage l'impression que les États-Unis se dirigent dans la mauvaise direction, est hostile à l'immigration et est très préoccupée par les relations raciales (Jones, Cox et Lienesch, Reference Jones, Cox and Lienesch.2017).

Il convient aussi de relever les références à la notion d’« État profond » dans les interventions publiques du président, sur les réseaux sociaux ou ailleurs. Cette notion, que nous associerons plus loin à celle d’État managérial, se réfère à un obscur regroupement de fonctionnaires qui impose un agenda libéral-progressiste à la population américaine et qui s'affaire à bloquer ou saboter le programme politique du président Trump. Usant de tropes populistes, Trump oppose les élites économiques et politiques associées aux deux grands partis, qui prescrivent le multiculturalisme débridé, la financiarisation et la délocalisation, aux travailleurs américains, qui sont honnêtes et authentiques et qui n'ont jamais voulu ces transformations sociales, culturelles et économiques.

Enfin, Donald Trump s'est entouré de stratèges et d'idéologues comme Steve Bannon. Même s'il fut congédié en 2017, Bannon légua une certaine cohérence au programme politique du candidat et président Trump. La philosophie politique de Bannon s'articule autour de trois axes soit la crise du capitalisme, causée selon lui par la cupidité et l'intempérance des « baby-boomers », l'importance des valeurs judéo-chrétiennes pour le maintien de la cohésion sociale et un nationalisme économique et culturel doublé d'une critique virulente de l'interventionnisme en politique étrangère (Guilford et Sonnad, Reference Guilford and Sonnad.2017). Il apparaît clair que Bannon a puisé abondamment dans le registre du paléoconservatisme pour construire sa vision politique. Par contre, si Bannon partage l'hostilité pour l’« État profond », l'immigration, la rectitude politique, les élites libérales et conservatrices et le globalisme économique avec Donald Trump, il faut préciser qu'il accorde une importance particulière à l'augmentation des inégalités et à l’érosion de la classe moyenne. Bien que ce message fût relayé par Donald Trump en campagne électorale, sa réforme fiscale fut le produit d'un programme libéral-républicain classique, largement à l'avantage des élites économiques.

Le programme politique de Trump s'associe aussi à plusieurs tendances au sein de l'opinion publique dans les dernières décennies. Comme le note Alan Abramowitz (Reference Abramowitz2018), l’élection de Trump doit être comprise dans le contexte d'une augmentation significative de la polarisation politique aux États-Unis. Cette polarisation s'articule autour de la notion de « partisanerie négative », qui se réfère à une hausse de l'inimitié envers le parti d'opposition et de l'identification à un seul parti (Abramowitz, Reference Abramowitz2018: 5). Ce réalignement se traduit par un vote de plus en plus tranché et homogène à tous les niveaux législatifs.

À l'instar d'analystes qui se sont intéressés à la « Southern Strategy » mise en branle par Richard Nixon (voir par exemple Aistrup, Reference Aistrup1996) ou à la reconstitution graduelle du mouvement conservateur (Micklethwait et Wooldridge, Reference Micklethwait and Wooldridge.2005), Abramowitz retrace la migration progressive des électeurs blancs du sud des États-Unis du Parti démocrate vers le Parti républicain à partir des années soixante. Contrariés notamment par la loi sur les droits civils entérinée par l'administration Johnson en 1964, plusieurs électeurs démocrates blancs ont déserté le Parti. De concert avec la réorientation idéologique opérée par des candidats comme Barry Goldwater (Horwirtz, Reference Horwitz2013: 48–50), qui s'opposa à la loi sur les droits civils de 1964, plaida en faveur d'un plus grand conservatisme fiscal et exigea un durcissement de la stratégie américaine face à la menace soviétique, le Parti républicain en est venu à représenter les Américains blancs conservateurs, généralement plus religieux et plus hostiles à la représentation politique des minorités. À partir des années soixante, le Parti démocrate, jusqu'alors solidement implanté dans le sud du pays, en vint à représenter les minorités et les électeurs progressistes des régions métropolitaines et côtières. La polarisation politique suit donc des divisions de plus en plus saillantes sur les enjeux raciaux, culturels et sociaux.

L’élection de Donald Trump est le point culminant de cette tendance, mais aussi la matérialisation d'une crainte au sujet des changements démographiques aux États-Unis qui menacent la prédominance politique et culturelle des Blancs aux États-Unis (Mutz, Reference Mutz2018). Cette impression s'est aussi manifestée dans les différentes réactions populaires à l’élection de Barack Obama en 2008. Si le Tea Party s'est présenté comme un mouvement social opposé à l'intervention de l’État et à l'augmentation des impôts, il était aussi une réaction à l’élection d'un premier président afro-américain et fut noyauté par plusieurs éléments racistes (Horwitz, Reference Horwitz2013: 171, 172; Neiwert Reference Neiwert2017), particulièrement dans les chapitres du Sud du pays (Maxwell, Reference Maxwell2016). Les références codées à la race abondent de Nixon à George W. Bush, mais elles sont certainement plus explicites dans le discours de Donald Trump, qui, entre autres choses, s'en est pris directement aux immigrants et citoyens d'origine mexicaine et a remis en doute publiquement le lieu de naissance du président Obama de 2010 à 2016. En examinant une variété de sondages, il semble clair que le ressentiment racial a joué un rôle important dans l’élection de Donald Trump (Hooghe and Dassonneville, Reference Hooghe and Dassonneville.2018). Dans quatre États, soit la Caroline du Sud, l'Alabama, le Michigan et la Pennsylvanie, une moyenne de 52% des électeurs qui étaient en faveur de la déportation de tous les immigrants illégaux et d'une interdiction d'entrée pour tous les musulmans a voté pour Trump (Abramowitz, Reference Abramowitz2018: 124–125).

Comme le démontrent nombre d’études récentes, l’élection de Trump cadre avec l’évolution des tendances électorales et socioculturelles dans les dernières décennies. Par contre, peu d’études se sont jusqu'ici intéressées aux sources idéologiques, voire même philosophiques du programme politique de Donald Trump. Dans le contexte de la domination historique de la coalition libérale/traditionaliste au Parti républicain, sa victoire peut paraître surprenante. Pourtant, le ressentiment racial, le nationalisme économique et la critique des élites qui émanent de son discours trouvent leurs sources dans des variantes conservatrices moins connues.

Paléoconservatisme : le conservatisme insurgé

Dans cette partie du texte, nous nous concentrons sur les productions intellectuelles de philosophes politiques, commentateurs et plateformes médiatiques qui ont constitué une partie du registre de la campagne électorale de Donald Trump et de ceux et celles qui l'ont élu. La configuration idéologique qui en résulte est assimilée à une variété particulière de conservatisme américain, soit le paléoconservatisme. Cette idéologie somme toute marginale dans le panthéon de la droite américaine et du Parti républicain, englobe pourtant une part importante du discours et de la plateforme de Donald Trump. Le paléoconservatisme partage bien quelques traits avec les autres variantes du conservatisme américain comme la critique de l’État managérial, que nous détaillerons plus loin, et l'impression que la société américaine a sombré dans la dégénérescence morale et culturelle, particulièrement après l'agitation contre-culturelle des années soixante, mais elle est avant tout une réaction au conservatisme dominant. De fait, le paléoconservatisme dénote un durcissement de la critique des élites politiques et culturelles au sein des deux principaux partis et une radicalisation des positions conservatrices sur le multiculturalisme, la mondialisation, l'interventionnisme libéral et les inégalités socioéconomiques. Nous verrons que cette variété idéologique n'est pas un univers sémantique clos, puisqu'elle se définit à travers son opposition et ses combinaisons à d'autres idéologies.

Quoique l'on puisse certainement affirmer que Donald Trump incarne les principales caractéristiques du populisme, soit l'antiélitisme, du moins sur le plan discursif, et l'anti-pluralisme (voir Muller, Reference Muller2016; Mudde Reference Mudde2007), la perspective idéologique a l'avantage de fournir une représentation plus précise et plus complète de son programme politique. Comme l'affirme Paris Aslanidis (Reference Aslanidis2016), il est plus approprié de qualifier le populisme de phénomène discursif que d'idéologie, en bonne partie parce que le populisme peut être l'apanage de différentes idéologies et peut émerger dans une grande variété de contextes historico-politiques. Le flou conceptuel entourant cette notion et l'incapacité de plusieurs études sur le sujet à distinguer adéquatement les populismes de gauche et de droite, de fournir un portrait de l’évolution et des combinaisons entre différents courants de pensée et d'offrir une contextualisation historique précise, rendent l'analyse de la configuration sociopolitique aux États-Unis difficile. Nous préférons donc faire appel à la notion d'idéologie puisqu'elle offre une théorisation plus nuancée et plus spécifique des liens entre les idées politiques, le contexte sociohistorique, les élites politiques et les citoyens.

De par sa nature, le paléoconservatisme introduit quelques difficultés supplémentaires dans la tentative de définir le conservatisme américain puisqu'il canalise le ressentiment d'un électorat jusque-là marginalisé, tout en critiquant les excès du capitalisme néolibéral sanctionné par l’élite des deux principaux partis politiques. Peu enclin à remettre en question la hiérarchie sociale, l’économie de marché et les inégalités, le conservatisme dominant n'a pas su articuler l'anxiété économique, mais aussi culturelle qui accompagne la mondialisation. Cette incapacité du conservatisme à capter les doléances et aspirations d'une tranche importante de la population a mené à l’émergence des idées paléoconservatrices. Nous tenterons de montrer que cette résurgence débouche sur une série de contradictions philosophiques qui mettent en péril la pérennité et la cohérence du conservatisme dominant aux États-Unis. Elle impose aussi un correctif à la conceptualisation de l'idéologie chez Freeden dans la mesure où son cadre d'analyse tend à préférer l’étude détaillée de la pensée de certains auteurs à la considération des facteurs matériels et culturels dans la contextualisation d'une philosophie politique et à celle du lien direct ou indirect entre les intellectuels et les électeurs.

Quoiqu'il n'y ait pas d'homologie parfaite entre les intellectuels paléoconservateurs, les électeurs de Trump et Trump lui-même, l'adoption et la dissémination des idées paléoconservatrices constituent un ensemble de symptômes qu'il serait dangereux d'ignorer. Dans ce qui suit, nous dressons une brève généalogie du mouvement et des débats intellectuels qui ont accompagné l’émergence de Donald Trump. Nous commencerons par définir le paléoconservatisme pour ensuite décliner son rapport avec le conservatisme dominant.

Malgré sa proximité avec ce qu'on appelle communément la « vieille droite » (voir Kirk, Reference Kirk1953; Weaver, Reference Weaver1948), qui s'apparente au courant traditionaliste mentionné plus haut, le paléoconservatisme est une mouvance idéologique assez récente. Selon Joseph Scotchie (Reference Scotchie2002), les paléoconservateurs, parmi lesquels il inclut Paul Gottfried, Samuel Francis et Thomas Fleming, rejettent avant tout le concept d’« État Léviathan » qui est apparu à la suite de la guerre de Sécession et s'est manifesté à nouveau lors des deux guerres mondiales. À cet État centralisé et dirigiste, ils préfèrent la culture politique du Sud, plus traditionaliste, hiérarchisée et indépendante. Ils entretiennent aussi une certaine méfiance, voire une hostilité manifeste, envers le capitalisme contemporain qui dilue selon eux la conscience citoyenne dans une culture de masse superficielle et matérialiste, et envers l'immigration, qui dilue la population américaine de souche, c'est-à-dire blanche et chrétienne, et tire les salaires des Américains vers le bas. À tous ces niveaux, les paléoconservateurs se distinguent du conservatisme dominant. Ils manifestent une inimitié particulière à l'endroit des néoconservateurs, qui incarnent selon eux la capitulation du conservatisme face à la montée en force de la classe managériale et la fuite dans l'abstraction morale aux dépens des aspirations populaires. Gottfried se réclame d'un conservatisme authentique qui prend racine dans la vieille droite américaine et européenne et dénonce l'influence corrosive du néoconservatisme, selon lui éminemment moderne et internationaliste (Gottfried, Reference Gottfried1999 et Reference Gottfried2011).

Par la même, les paléoconservateurs rejettent l'interventionnisme et le globalisme qui a caractérisé la politique étrangère des États-Unis dans les années 1990 et 2000, privilégiant l'idée de République, où les citoyens s'affairent à se gouverner eux-mêmes, à celle d'Empire, qui s'affaire à pacifier des contrées lointaines (Francis, Reference Francis2002). De fait, les paléoconservateurs considèrent que la survie de la République dépend d'une expérience culturelle et d'un parcours historique donné, d'une identité ethnique et raciale spécifique et d'institutions communes. Le besoin de préserver la tradition, la localité et la nation est pour eux d'autant plus criant dans le contexte de la mondialisation, qui tend à aplanir les spécificités culturelles et déposséder les classes travaillantes. Là encore, les paléoconservateurs rompent avec le conservatisme dominant, qui donne selon eux dans l'abstraction et l'universalisme (Francis, Reference Francis2002; Gottfried, Reference Gottfried2007: xii), plutôt que de s'en tenir à la tradition et l'histoire, comme l'a soutenu l'un des Pères fondateurs du conservatisme, Edmund Burke.

La hantise de l’État dirigiste, qui déploie un programme permanent d'ingénierie sociale à l'aide d'un nombre grandissant d'experts d'allégeance libérale, est l'un des thèmes forts du paléoconservatisme. Selon Francis, l'idéologie de cette classe managériale, en place de manière plus formelle depuis le New Deal, dérive de la tradition progressiste américaine, associée notamment à la philosophie sociale de John Dewey, qui prendra éventuellement la forme d'un « humanisme managérial » (Francis, Reference Francis1993: 98). Cette idéologie conçoit l'homme comme un produit de son environnement social et économique, susceptible d’être façonné et perfectionné par une coterie d'experts qui déploie les dernières avancées philosophiques et scientifiques pour guider la conduite des citoyens et concevoir les politiques publiques. Toujours selon Francis, cette idéologie collectiviste a graduellement délogé les institutions bourgeoises traditionnelles, c'est-à-dire l'attachement à la communauté locale, la religion, la famille et d'autres formes d'identification comme la classe sociale, le statut et la propriété (1993: 99).

Francis s'inspire ici clairement de son maître à penser James Burnham. Dans The Managerial Revolution (Reference Burnham1941), Burhnam note une certaine équivalence entre le communisme soviétique, l’État providence et le fascisme. Ce qu'il appelle la société managériale n'est ni proprement capitaliste ou socialiste, et ne fait qu'attribuer le pouvoir à une nouvelle classe bureaucratique qui se charge de définir la redistribution économique, les politiques sociales et éventuellement d'imposer le respect des droits des minorités ethniques ou sexuelles à l'ensemble de la société américaine. Cette critique se retrouve notamment dans les injonctions récentes à démanteler ce que Steve Bannon appelle l’« État administratif », aussi désigné sous le nom d’État profond (Fisher, Reference Fisher2017). Cette critique de l’État dirigiste a une longue histoire au sein de la droite américaine, qui tend à privilégier l'autonomie et la résilience et à rejeter les tentatives de l’État de légiférer dans les sphères morales et culturelles.

Critique du capitalisme contemporain et de l'immigration

La critique paléoconservatrice s’étend aussi, et c'est ce qui fait sa spécificité, au capitalisme contemporain et à l'immigration. Bien que les paléoconservateurs soient généralement favorables au libre marché, certains d'entre eux comme Samuel Francis critiquent ouvertement le capitalisme contemporain, ou en tout cas son rôle dans la dégénérescence sociale et culturelle de l'Amérique. Comme l'affirme Francis :

Le capitalisme, un système économique qui, selon sa propre théorie, est fondé sur l'accumulation des profits, est autant l'ennemi de la tradition que la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) ou le communisme, et ceux qui, à droite, vénèrent le profit, le comprenne et l'applaudisse. L'hostilité du capitalisme envers la tradition est d'autant plus claire qu'il réduit tous les enjeux sociaux à des considérations économiques. Plus encore, comme le communisme, le capitalisme est basé sur un égalitarisme qui refuse de distinguer les dollars d'un consommateur de ceux d'un autre. Le réductionnisme et l’égalitarisme inhérents au capitalisme expliquent son impact corrosif sur les institutions sociales. En ce qui a trait à l'immigration, le capitalisme est tristement célèbre pour son utilisation d'une main-d’œuvre bon marché au profit d'une main-d’œuvre locale (Francis, Reference Francis2000; traduction libre).

Cette hostilité au capitalisme, principalement dans ses déclinaisons néolibérales, marque une rupture avec le conservatisme dominant, tout particulièrement avec la variante libertarienne qui s'est imposée au sein du Parti républicain à partir des années 1980. Sous l'influence de Milton Friedman (Reference Friedman and Friedman.1980) et d'autres (Murray, Reference Murray1984; Gilder, Reference Gilder1981), la volonté d'arrimer la gestion sociale et économique à une rationalité micro-économique, qui repose sur l'hypothèse que le consommateur est suffisamment rationnel pour calculer les coûts et bénéfices liés à un certain choix, ne s'accompagne pas d'un crédo moral ou identitaire particulier. Comme le dit Francis, cette logique ne fait aucune distinction sur la base des croyances morales ou religieuses, de l'ethnicité, du genre ou de l'orientation sexuelle, et accommode un nombre théoriquement infini d'identités, ce qui, en définitive, effrite le tissu social. De la même façon, la délocalisation importante des activités de production ainsi que l'amélioration et la plus grande accessibilité des modes de transport modernes ont accéléré la mobilité de la main-d’œuvre, mettant ainsi les travailleurs américains en concurrence avec des travailleurs de pays moins nantis qui commandent un salaire inférieur.

De manière plus ou moins directe, la critique de Francis cible le capitalisme financier, dont l’émergence —en parallèle à la délocalisation et l'automation grandissante de la production industrielle— marque l'implosion du secteur manufacturier américain, particulièrement dans les États du Rust Belt. Les pertes d'emplois et la stagnation ou la diminution des salaires qui s'observent des années 1970 aux années 1990 (Duménil et Lévy, Reference Duménil and Lévy.2004), déjà relevées par le candidat à la présidence Patrick J. Buchanan en 1991, créeront la base d'un ressentiment et d'une aliénation qui formeront le socle de la campagne électorale de Donald Trump. Dans The Great Betrayal (Reference Buchanan1998), Buchanan fait état des ravages de la politique commerciale des États-Unis, et notamment des traités de libre-échange comme l'ALÉNA, qu'il rend responsable de la disparation des emplois manufacturiers, un argument que Donald Trump a repris à son compte avec succès. En parallèle, Buchanan réitère son crédo isolationniste et nationaliste, deux vecteurs importants de la campagne de Donald Trump. Pour les intellectuels paléoconservateurs, la mise en place d'un nouveau nationalisme économique, qui s'accompagne d'une réduction de l'immigration, constitue l'un des principaux remèdes à la paupérisation des travailleurs américains et à la perte de souveraineté des États-Unis (Francis, Reference Francis and Scotchie1999: 193).

Au travers de sa critique du capitalisme contemporain, Francis évoque les difficultés et les angoisses qui plombent les classes moyennes et ouvrières blanches, particulièrement à l'heure de la mondialisation des marchés. Pour pallier ces maux culturels et économiques, Francis ne propose rien de moins que la refondation du crédo américain, qui ne serait plus basé sur des valeurs universelles, mais bien sur une communauté de destin qui n'hésiterait pas à exclure les groupes sociaux qui n'y adhèrent pas. Pour ce faire, il suggère de s'engager dans une « guerre de position » gramscienne, mais cette fois contre l'universalisme et le multiculturalisme épousés par la classe politique permanente (Francis, Reference Francis and Scotchie1999: 193–194). Ce nouveau compact social et culturel ne serait pourtant pas la pure expression des aspirations de l'Amérique moyenne, car Francis semble proposer un retour à une Amérique précapitaliste, où la bourgeoisie terrienne de l'antebellum serait à la tête d'un ordre social rigide et hiérarchique. Cette vision évoque le caractère nostalgique du conservatisme traditionaliste, mais Francis précise que la superficialité ambiante qui caractérise la culture populaire dans les années 1980 et 1990 et sa tendance à être aisément manipulée par les médias et la classe politique ont été indirectement encouragées par les conservateurs traditionalistes, qui y opposent des « platitudes » comme les « prières à l’école », les « valeurs familiales » et l’« agitation de drapeau » (2002). Les paléoconservateurs se distinguent donc autant des Libéraux que des traditionalistes et des néoconservateurs, qu'ils tiennent tous responsables de la dégénérescence morale et culturelle des États-Unis.

Les figures emblématiques du mouvement comme Samuel Francis et Paul Gottfried affichent aussi une hostilité marquée envers l'immigration. Cette position vient conforter la perception que l'immigration contribue à affaiblir et diluer un héritage culturel et intellectuel proprement occidental et américain. Sur ce plan, les paléoconservateurs se distinguent encore une fois du conservatisme dominant, beaucoup mieux disposé à l'immigration à cause de la vocation aspirationnelle du projet politique américain, de l'intériorisation du crédo et du mode de vie américain chez plusieurs immigrants et de l'afflux de nouveaux talents et de travailleurs bon marché qui contribuent à la prospérité des États-Unis.

Il va sans dire qu'un tel diagnostic sur l'immigration peut facilement basculer dans une vision raciste et eugéniste. Dans un article très controversé intitulé Why race matters, Francis (Reference Francis1994) affirme la supériorité inhérente de la race blanche et invite les Blancs américains, qu'il croit menacés de disparition et qu'il accuse de sombrer dans l'autostigmatisation, à prendre conscience de leur spécificité et à renverser leur déclin démographique en, entre autres choses, éliminant les subventions gouvernementales pour les naissances des non-Blancs et contrôlant l'immigration de manière très stricte. De telles mesures sont selon lui essentielles à la survie de la civilisation occidentale, telle qu'incarnée par la République américaine. Selon Francis, l'identité américaine est non seulement menacée par l'immigration, mais aussi par les citoyens américains non-Blancs qui affichent des taux de natalité plus élevés. Moins ouvertement raciste que Francis, Gottfried (Reference Gottfried2007) croit néanmoins que le multiculturalisme affiché de l’establishment conservateur symbolise l'ascendant de la gauche libérale, qui a su imposer la rectitude politique au camp adverse, notamment sur les questions des droits des minorités, de l'immigration et des différences raciales.

À ce titre, il existe une certaine convergence entre les paléoconservateurs et un mouvement connu sous le nom de « droite alternative » (alt-right). À bien des égards, la droite alternative incarne un durcissement des positions paléoconservatrices sur les questions raciale et politique (Sheffield, Reference Sheffield2016). Le terme lui-même est attribué à Richard B. Spencer, ex-protégé de Paul Gottfried, qui a graduellement affirmé son crédo suprémaciste. Le Southern Poverty Law Center défini la « droite alternative » comme un ensemble d'idéologies d'extrême droite, de groupes et d'individus considérant que l'identité blanche est menacée par les forces du multiculturalisme qui usent de la rectitude politique et de la justice sociale pour dénigrer la race blanche et sa civilisation. C'est un mouvement qui regroupe une majorité de jeunes et est caractérisé par un usage important des médias sociaux (Southern Poverty Law Center, Reference Southern Poverty Law Center2018).

Il convient de noter que si la droite alternative partage un certain mépris pour les « masses » avec la vieille droite américaine, elle ne partage pas entièrement le conservatisme social des mouvances plus traditionalistes au sein du Parti républicain et demeure ouverte aux progrès technologiques et à une organisation économique moderne (Nagle, Reference Nagle2017). Les adeptes de la droite alternative sont aussi particulièrement cinglants à l'endroit de l’establishment conservateur, qu'ils accusent d'avoir encouragé l'immigration de masse et d'avoir ramolli et « féminiser » la société américaine. Le mouvement bénéficie de plusieurs plateformes pour diffuser ses idées dont des publications comme Radix, American Rennaissance, VDARE, Taki's et the Occidental Observer, des « think tanks » comme le National Policy Institute et une présence significative sur forums comme 4chan et Reddit. Quoique marginale, la droite alternative a obtenu une tribune inespérée durant la campagne et la présidence de Donald Trump (Neiwert, Reference Neiwert2017). Cette visibilité momentanée souligne la persistance des tensions raciales aux États-Unis et exacerbe aussi le sentiment de menace existentielle chez certains Blancs américains, déjà présent chez Samuel Francis.

Le programme politique de Trump et sa justification intellectuelle

Le paléoconservatisme est l'une des principales souches intellectuelles de la réaction culturelle et politique conservatrice qui se concrétisa dans l'ascension de Donald Trump. Pourtant, certaines des figures centrales du mouvement comme Gottfried et Francis n'ont pas de liens directs avec lui. Gottfried va même jusqu’à s'en dissocier et l'a critiqué publiquement à plusieurs reprises. Bien que fortement inspirés par le paléoconservatisme, les quelques intellectuels qui affichèrent ouvertement leur sympathie avec le nouveau président et qui tentèrent de fournir une justification philosophique de son programme puisent dans un autre courant de pensée associé au Claremont McKenna College en Californie. Il importe d’évoquer brièvement les arguments de ces intellectuels pro-Trump afin d'illustrer le caractère poreux et multiforme du conservatisme américain, mais aussi les contradictions philosophiques qui le sillonnent.

Claremont et sa publication phare la Claremont Review of Books, regroupent plusieurs straussiens dits de la Côte Ouest, dont Harry Jaffa et plus récemment Charles R. Kesler. Ces derniers se réclament d'une lecture particulière de Leo Strauss qui tend vers une valorisation du mode de vie, des institutions et des valeurs proprement américaines. Les straussiens de la Côte Ouest considèrent qu'il est de leur devoir de s'impliquer activement dans le débat public et ils éprouvent un certain appétit pour la joute politique. En cela, ils se distinguent absolument des straussiens de la Côte Est comme Irving Kristol, mais surtout Allan Bloom (Reference Bloom1987), qui considèrent la philosophie comme une activité infiniment plus noble que la politique. Alors que Kristol et Bloom tendent vers un diagnostic négatif de la société américaine, une valorisation du rôle de « l'homme-philosophe », un respect des institutions et un plus grand libéralisme social et culturel, Jaffa et ses disciples demeurent discrets quant au rôle des intellectuels, louangent les vertus de la Constitution et du projet politique américain et se veulent tributaires de la sagesse populaire qui s'observe dans l'amour de la patrie et l'observance religieuse. Plus nationalistes, les straussiens de la Côte Ouest sont ainsi nettement moins portés à défendre une politique étrangère interventionniste.

Dans son œuvre la plus importante, Crisis and the House Divided (Reference Jaffa1959), Jaffa propose une lecture détaillée du débat qui opposa Stephan A. Douglas et Abraham Lincoln, pour en venir à la conclusion que Lincoln avait réfuté la défense philosophique de l'esclavage chez Douglas en invoquant les sources aristotéliciennes de la déclaration d'indépendance, qui postule l’égalité comme principe premier, contre la mobilisation de la thèse de la souveraineté populaire par Douglas. Selon cette lecture, Lincoln viendrait en quelque sorte transcender la philosophie politique des Pères fondateurs, qui penche vers la notion d'intérêt personnel, en donnant une définition plus précise et substantielle de l’égalité. Plus tard dans sa carrière, Jaffa retrouvera dans la pensée politique des Pères fondateurs une modération et une sagesse pouvant servir de guide politique et moral pour le pays et ses citoyens. Il faut préciser que Jaffa voit la déclaration d'indépendance et les autres proclamations des Pères fondateurs comme un amalgame complexe de modernité et de vertu antique. En vérité, il perçoit les éléments prémodernes qui sillonnent la société américaine comme des marques de vertu qu'il faut préserver.

Selon Strauss, maître à penser de Jaffa, la modernité qui s'initie dans les écrits de Machiavel annonce la récusation de la théologie et de la tradition philosophique classique, ce qui ouvre la voie à une modernité toujours plus historiciste, agnostique et nihiliste, conception qui retrouvera sa forme la plus achevée dans l’œuvre de Nietzsche. Bien que Strauss ne répudie pas complètement la modernité ou encore la raison, il entretient de sérieux doutes à l’égard de leurs manifestations contemporaines, particulièrement au sein de l'intelligentsia libérale et de la population américaine à partir des années soixante. Néanmoins, il voit la démocratie américaine comme le régime politique le plus accompli dans l’ère contemporaine.

Plusieurs auteurs associent Strauss au « noble mensonge » platonicien et le soupçonnent fortement d’élitisme (voir par exemple Drury, Reference Drury1999; Drolet, Reference Drolet2011). Selon cette interprétation, il serait préférable d'octroyer le pouvoir politique aux philosophes ou aux grands hommes d’État, qui se feraient un devoir de gouverner sagement et d’être guidés par la vérité, mais aussi de préserver les masses du nihilisme moderne. Jaffa, en bon disciple de Strauss, présente de ce fait Lincoln comme un homme d'une vertu supérieure, mais qui résiste à l'appel de l'honneur et de la gloire.

Dans un article polémique publié en 2016 sous le pseudonyme Decius Publius Mus (en hommage au consul romain qui se sacrifia lors d'une bataille), celui qui a été identifié comme Michael Anton, directeur de la communication stratégique du Conseil National de Sécurité jusqu'au 9 avril 2018 et ancien étudiant de Claremont, tente de fournir une justification intellectuelle pour l’élection de Donald Trump. Son texte, intitulé « the flight 93 election » (Mus, Reference Mus2016), a atteint une notoriété considérable après avoir été relayé par Steve Bannon et l'animateur radio Rush Limbaugh, qui dispose d'une tribune importante auprès de la base républicaine. Anton suggère que les conservateurs américains font face à une menace existentielle pressante et que l’élection de Donald Trump offrirait un sursis à la domination culturelle et politique des élites libérales et du Parti démocrate. Selon lui, le Parti républicain et les intellectuels conservateurs qui travaillent dans la fonction publique ou dans divers think tanks ont accepté leur propre subordination et n'ont pas examiné les véritables causes de leur déclin. Anton considère que le refus des conservateurs américains d'admettre que les États-Unis et, plus encore, la civilisation occidentale se dirigent droit vers la faillite est un manquement potentiellement fatal qui revient à céder l'arène politique à la gauche libérale. Évoquant les nombreuses dérives de la société américaine comme la criminalité élevée, l'augmentation marquée des inégalités, l'interventionnisme étatique à outrance, la détérioration des infrastructures et l'embourbement dans des guerres inutiles, il conclut que la supériorité morale et philosophique du conservatisme ne s'est pas traduite en une force politique conséquente. Pire, plusieurs conservateurs soutiennent ouvertement l'agenda libéral/globaliste (« la davoisie ») qui a rationalisé l'ouverture des frontières, la baisse des salaires, la délocalisation et l'immigration excessive.

D'autres intellectuels, fonctionnaires et journalistes associés à Anton, aussi membres du collectif anonyme à l'origine du Journal of American Greatness (JAG), fourniront l'une des défenses intellectuelles les plus crédibles et cohérentes du programme de Donald Trump. Tel que formulé explicitement par le collectif, la théorie politique du JAGFootnote 3 repose sur des postulats philosophiques à la fois straussiens et paléoconservateurs. Dans un essai intitulé « Paleo-Straussianism, Part I: Metaphysics and Epistemology » (Anonyme, 2016), les auteurs du JAG suggèrent, à l'instar de Strauss, que la philosophie doit tendre vers la recherche de la vérité. Par contre, cette recherche de la vérité doit éviter de tomber dans la « certitude rigide » ou le « doute aveugle » comme chez certains adeptes de Strauss. Au scepticisme straussien, qui mesure la distance entre l'opinion et la vérité sur la chose politique tout en considérant l'importance de la première pour la cohésion sociale, s'ajouterait donc un ensemble de préceptes associés au paléoconservatisme. Le conservatisme straussien, caractérisé par une inquiétude face à la dégénérescence morale, culturelle et politique des États-Unis et une appréciation prudente pour les vérités premières, est ici jumelé à une vision nationaliste plus étroite, à une critique plus appuyée du capitalisme dans ses déclinaisons contemporaines et à une critique frontale des élites autant libérales que conservatrices, tout particulièrement celles qui sont venues à constituer l'appareil gouvernemental.

Cette combinaison a de quoi surprendre. Comme le souligne Gottfried (Reference Gottfried2002), l'association est suspecte dans la mesure où l'interprétation dominante de Strauss aux États-Unis, dont l'articulation la plus sophistiquée se trouve chez les idéologues néoconservateurs comme Irving Kristol, implique un globalisme et un moralisme quasi messianique contraire au localisme identitaire et à l'historicisme des paléoconservateurs. Cette combinaison traduit une volonté d'unifier une philosophie conservatrice toujours plus morcelée et contradictoire. Elle traduit également une volonté de mitiger le caractère abstrait, détaché et universalisant du conservatisme dominant, en particulier chez les néoconservateurs, mais aussi à certains égards chez Jaffa lui-même. Si les valeurs fondatrices de la république ont pour certains intellectuels américains une portée universelle, il s'ensuit que ces valeurs doivent être diffusées et étendues à l'extérieur des frontières des États-Unis. À l'inverse, les paléoconservateurs n'associent pas le crédo américain à une vérité supérieure qui doit être imposée à l'ensemble de l'humanité, ce qui explique leur anti-interventionnisme sur la scène internationale. Il apparaît clair que ces deux positions sont extrêmement difficiles, voire impossibles à concilier.

Cela nous amène à considérer les conceptualisations de la vérité et l’égalité qui s'entrechoquent dans cette tentative de refonder la philosophie conservatrice. À la mesure de l'importance qu'il accorde au principe d’égalité, Jaffa est résolument plus « populiste », ou du moins s'appuie sur les dispositions existantes d'une partie de la population américaine. Toujours selon une lecture straussienne, on peut se permettre de croire que l’égalité est ici moins une vérité absolue qu'une vérité politique (Zuckert et Zuckert, Reference Zuckert and Zuckert.2006: 224), c'est-à-dire que Jaffa accepte la notion que l’égalité est une fin morale plus qu'une situation objective, ce qui reviendrait à nier les différences de talents et de tempérament. Il faut cependant noter que pour lui, cette égalité s'applique aux différentes ethnies qui constituent la population du pays.

De la même façon, le collectif du JAG entretient une relation paradoxale avec la vérité. D'une part, celle-ci varie selon les aléas de l'histoire et de la tradition, ce qui les éloigne encore une fois de l'abstraction prônée par les néoconservateurs. D'autre part, les penchants straussiens des auteurs laissent croire que la vérité s'approche d'un absolu vers lequel il faut tendre, avec toute la prudence qu'une telle quête impose. Les auteurs suggèrent que cette perspective permet d’éviter les écueils de l'historicisme, autant chez les conservateurs que les penseurs libéraux. Quoique les auteurs associés au JAG ne nous en disent pas plus sur la substance de cette vérité, il est légitime de penser qu'ils s'en remettent avant tout à la sagesse des croyances et des dispositions d'un électorat essentiellement républicain, blanc, rural et avec moins d’éducation formelle, qui ferait figure de rempart contre le multiculturalisme libéral et de socle pour une éventuelle rédemption du pays. À ce sujet, si la victoire de Trump s'explique en bonne partie par le maintien des lignes partisanes, le soutien massif de cette tranche de l’électorat s'est avéré déterminant (Flowers, Reference Flowers2016).

S'il y a une corrélation entre les différentes justifications intellectuelles du programme de Donald Trump, la combinaison forcée d’éléments straussiens et paléoconservateurs trahit le désir d'amoindrir les différences philosophiques au sein du conservatisme américain afin de constituer un mouvement unifié et cohérent et de construire une coalition électorale viable dans un contexte démographique peu favorable à plus long terme. Les soi-disant paléostraussiens laissent entendre que le « sens commun » qui émane des masses ignorées et humiliées est moins une vérité première qu'une vérité politique. En définitive, un électorat avec une identité et des valeurs circonscrites constituerait une société plus ordonnée et homogène. Idéalement, les dirigeants politiques devraient préserver cette vérité politique en maintenant l’électorat dans une ignorance relative.

Cette hésitation autour des modalités de la souveraineté populaire est symptomatique d'une déconnexion entre la base électorale et l’élite du Parti républicain, elle-même reflétée dans les contradictions philosophiques au sein du mouvement conservateur. Le fait d'assumer l'universalité des valeurs et de la Constitution américaine est une façon de contourner les aspirations populaires ou de leur imposer un contenu spécifique. C'est aussi une façon d'accueillir tout individu qui désire participer à l'expérience américaine, indépendamment de sa nationalité, et de faire front contre le relativisme culturel. Les nouveaux venus peuvent renouveler l'attachement à la patrie qui, selon les néoconservateurs, s'est amenuisé dans le sillage de la libéralisation de la société américaine à partir des années soixante. Les paléoconservateurs s'opposent à l'universalisme précisément pour cette raison, mais, comme les conservateurs universalistes, s'opposent tout aussi fortement au relativisme libéral. Somme toute, les contradictions qui sillonnent la philosophie conservatrice, qui oscille entre élitisme et égalitarisme, universalisme et nationalisme ethnoculturel et entre libre marché et protectionnisme, évoquent des lendemains difficiles.

Conclusion

L‘appui des électeurs républicains à des dispositions comme le nationalisme économique, l'hostilité à l'immigration et à une politique étrangère qui se déleste des alliances traditionnelles des États-Unis, aura été décisif pour l'actuel président. Le programme politique de Donald Trump correspond moins au mélange de conservatisme social et de libertarisme économique qui caractérise le Parti républicain depuis Ronald Reagan qu’à des courants idéologiques minoritaires qui gravitent autour du paléoconservatisme. Plusieurs enquêtes démontrent qu'une partie importante de la base de Donald Trump craint de perdre sa prééminence culturelle et politique dans le sillage des changements démographiques qui façonnent les États-Unis. L'expression de ce ressentiment et les formes idéologiques qui s'y associent ne se déclinent toutefois pas en un mouvement de masse ou une vision qui pourrait rallier une forte majorité d'Américains, notamment à cause du caractère exclusif du projet paléoconservateur. En revanche, si la base électorale qui a été réactivée par le discours de Donald Trump demeure minoritaire, il serait très imprudent pour les deux partis de l'exclure, la mépriser ou la censurer dans les années à venir.

La réémergence des idées paléoconservatrices a à la fois bousculé l'alliance parfois tendue entre traditionalistes et Libéraux en place depuis les années 1980 au Parti républicain, et illustré la coupure entre la base électorale et l’élite républicaine. La cohabitation forcée entre ces trois courants mène droit sur des contradictions philosophiques insurmontables autour de questions comme la souveraineté populaire, l’égalité et la vérité. Elle menace auspsi la pérennité du mouvement conservateur tant au niveau de sa plateforme idéologique que de son attrait auprès de l’électorat américain à plus long terme.

Footnotes

1 Afin d’éviter toute confusion et conformément aux distinctions qui s'opèrent dans le discours public américain, j'utilise les majuscules pour faire référence au courant de la droite américaine (Libéraux et Libéralisme) et les minuscules pour faire aux mouvements politiques progressistes (libéraux, libéralisme).

2 Bien qu'inspiré de la grille de Freeden, l'article ne reproduit pas intégralement ce qu'il appelle l'analyse morphologique, qui décline une série de concepts « cœurs » ou « adjacents » pour ensuite examiner leurs interrelations formelles.

3 Il faut noter que certains anciens auteurs du JAG comme Julius Krein se sont depuis dissociés de Donald Trump, notamment à cause de ses positions ambiguës face au suprémacisme blanc. Depuis la disparition de Journal of American Greatness, d'autres publications similaires comme American Greatness et American Affairs ont vu le jour.

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