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Is Russia Fascist? Unraveling Propaganda East and West Marlene Laruelle, Ithaca, NY: Cornell University Press, 2021, pp.264

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Is Russia Fascist? Unraveling Propaganda East and West Marlene Laruelle, Ithaca, NY: Cornell University Press, 2021, pp.264

Published online by Cambridge University Press:  12 May 2022

Guillaume Sauvé*
Affiliation:
Université de Montréal (guillaume.sauve.1@umontreal.ca)
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Book Review/Recension
Copyright
Copyright © The Author(s), 2022. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Political Science Association (l’Association canadienne de science politique) and/et la Société québécoise de science politique

Le 24 février 2022, le président russe Vladimir Poutine annonce le début d'une « opération militaire spéciale » visant à la démilitarisation et à la « dénazification » de l'Ukraine. En réplique, le président ukrainien Volodymyr Zelensky compare l'intervention russe à l'invasion nazie de 1941. Ces accusations mutuelles de nazisme s'inscrivent dans une vaste polémique, à l’échelle de l'Europe de l'Est, au sujet de la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale. Dans ce contexte, l’étude de Marlène Laruelle est plus pertinente que jamais. L'historienne propose une analyse du « fascisme » comme un « paysage discursif » (8) qui participe à la légitimation de l'ordre politique en Russie et au-delà.

L'ouvrage s'ouvre et se clôt par une réponse catégorique à la question qui figure dans son titre. Pour l'autrice, le régime russe n'est pas fasciste. Se défendant d’écrire « dans un esprit polémique » (8), son argumentaire démonte les parallèles historiques entre l'Allemagne nazie et la Russie poutinienne tracés ces dernières années par les historiens Alexander Motyl et Timothy Snyder. Pour Laruelle, ces formes de diabolisation par association sont non seulement « impertinentes en tant que catégorie d'analyses » (138), mais dangereuses en ce qu'elles font perdre de vue la spécificité du mal incarné par le nazisme. L'argumentaire, tout à fait convaincant, ne surprendra certes pas les politologues spécialistes de la Russie qui, comme le reconnaît l'autrice (19), n'utilisent à peu près jamais le concept de fascisme. Cette section a pour principal mérite de tordre le cou à certains clichés répandus dans les médias, où l'indignation prend parfois le pas sur la rigueur de l'analyse. Sa lecture profitera surtout à celles et à ceux que la Russie intrigue et inquiète, mais qui n'en sont pas des spécialistes.

La partie la plus substantielle du livre (chapitres 2 à 7) examine la place qu'occupe réellement le fascisme en Russie. Dans cette section remarquablement bien documentée, on retrouve en Marlène Laruelle l'une des grands spécialistes du nationalisme russe, auquel elle a consacré plusieurs ouvrages. Son premier constat est que le fascisme joue essentiellement en Russie un rôle de repoussoir. Les sondages et groupes témoins organisés par l'autrice en 2015 indiquent que les Russes considèrent le fascisme soit comme une insulte sans contenu précis ou comme une référence à l'ennemi lors de la Grande Guerre patriotique (1941–1945). Certes, Laruelle identifie plusieurs activistes et penseurs russes que l'on peut qualifier de « parafascistes » du fait de leur adhésion à certains aspects de la doctrine fasciste. Or, aucun d'entre eux n'a réussi à obtenir un soutien populaire significatif, ce pourquoi ils tendent à évoluer vers des références réactionnaires plus russo-centrées, comme le national-bolchévisme ou l'eurasisme. Toute proportion gardée, la Russie ne compte donc pas de mouvement populaire fascisant bien établi comme on peut par exemple en trouver aux États-Unis.

Deuxième constat de l'autrice : loin d'embrasser le fascisme, le régime politique russe se présente comme un rempart contre les résurgences contemporaines de cette idéologie et, à ce titre, se targue de défendre les acquis de la victoire soviétique sur l'Allemagne nazie. Dans des pages passionnantes, Laruelle déploie une analyse fine de la pluralité doctrinale du régime de Poutine, qui construit son discours suivant une logique managériale, par une combinaison mouvante de « produits idéologiques » destinés à coaliser différents segments de la population. Ce syncrétisme idéologique comporte des éléments fascistes, comme la promotion officielle d'une sous-culture d'activisme paramilitaire empreinte de virilisme. Le Kremlin, par ailleurs, n'hésite pas à collaborer avec des forces politiques qui abritent en leur sein des éléments fascistes, comme le complexe militaro-industriel et le monde religieux orthodoxe, tout en cultivant des relations privilégiées avec des partis européens d'extrême-droite. Pour Laruelle, il ne faut toutefois pas surestimer l'importance de ces relations, lesquelles demeurent périphériques et n'autorisent pas à désigner l'ensemble du régime russe sous l’étiquette de « fasciste » ou même de « parafasciste ». S'il faut identifier un dénominateur commun à la pluralité d'idées réactionnaires avancées par le Kremlin, ce serait plutôt le terme d’« illibéralisme » qu'il conviendrait d'employer; terme que Laruelle propose de définir non pas seulement comme l'absence de libéralisme, mais comme un « paradigme politique post-libéral » (22) propre aux sociétés qui ont connu le libéralisme et l'ont abandonné. Cette proposition conceptuelle originale apporte une contribution pertinente aux débats contemporains sur la nature du régime politique russe. Elle a le mérite de tracer le cadre d'une comparaison potentiellement fructueuse avec la Pologne et la Hongrie, par exemple, tout en distinguant le cas russe de régimes antilibéraux fort différents, comme ceux de la Chine et de l'Iran.

Au terme de cet examen du régime politique russe et de son horizon idéologique fragmenté, la conclusion de l'ouvrage prend un pas de recul pour offrir une analyse de l'acrimonieuse polémique qui voit la Russie et ses voisins occidentaux (Pologne, Ukraine, pays baltes) s'accuser mutuellement de fascisme. Pour Laruelle, cette guerre mémorielle témoigne plus profondément d'un conflit entre différentes formes de « normalité » ayant pour enjeu l'avenir de l'Europe. La Russie, d'une part, cherche à préserver l'ordre « normal » établi en 1945 à Yalta, en vertu duquel la Russie triomphante du fascisme se voyait accorder une voix au chapitre de la politique européenne. C'est en ce sens que la Russie se présente comme la protectrice de la « vraie Europe » et assimile toute remise en cause de son rôle historique émancipateur à une résurgence du fascisme. Les pays occidentaux et les nouveaux pays membres de l'OTAN, d'autre part, prennent implicitement pour point de référence la « normalité » établie en 1989, qui relègue la Russie au mieux au statut de mauvais élève de l'Europe et au pire, à celui de paria et de menace. Derrière la douloureuse question du fascisme, affirme Laruelle, c'est la ligne de démarcation de l'Europe qui se dessine : avec ou sans la Russie?

En plus de son traitement rigoureusement documenté d'une question d'une actualité brûlante, l'intérêt de cet ouvrage tient en grande partie à l'approche que propose Laruelle de la politique russe. Cette approche rejette la présomption souvent implicite de son « altérité radicale » à l'Occident, présomption que partagent aussi bien les adversaires du régime russe–sur le thème de la monstruosité ou de l'archaïsme–que ses défenseurs les plus enthousiastes–sur fond d'exceptionnalisme civilisationnel. L'analyse de Laruelle, au contraire, cherche à « normaliser » le régime russe. Ceci n'implique pas de le défendre, mais bien de le replacer dans un cadre comparatif où « les différences entre les États-Unis, l'Europe et la Russie relèvent moins d'une différence d’essence, mais de degrés le long d'un continuum partagé » (159).