Le Canada et le droit international de l’investissement en 2017
L’année 2017 en droit international de l’investissement aura été marquée pour le Canada par l’arrivée de M. Donald Trump à la présidence des États-Unis et la remise en question de l’arbitrage investisseur/État entre pays développés. La ratification de l’Accord économique et commercial global Footnote 1 (AECG) –– et spécialement son chapitre sur l’investissement –– continue d’être contestée en Europe malgré sa mise en application provisoire. La renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain Footnote 2 (ALÉNA) demandée par les États-Unis piétine et pose la question de son éventuelle abrogation, y compris celle de son chapitre sur l’investissement. Enfin, le Partenariat transpacifique Footnote 3 (PTP) a été abandonné en début d’année par les États-Unis, lui qui prévoyait aussi un chapitre sur l’investissement, pour ensuite être repris par les onze autres États ayant participé aux négociations du PTP au début de 2018 dans l’Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste.Footnote 4 Deux sentences arbitrales fort attendues ont été rendues en 2017 dans les affaires Eli Lilly c Canada Footnote 5 et Bear Creek Mining c Pérou,Footnote 6 se soldant par la victoire du Canada dans la première et la défaite du Pérou dans la seconde. Enfin, une société minière québécoise a perdu son recours en dommages-intérêts contre le gouvernement du Québec dans l’affaire Ressources Strateco c Québec (PG),Footnote 7 qui met en lumière la portée de la protection des investisseurs en droit canadien. La remise en question de l’arbitrage investisseur/État entre pays développés et les affaires Eli Lilly et Bear Creek Mining font l’objet de développements particuliers dans la chronique cette année. Un tour d’horizon des principaux faits marquants de 2017 pour le Canada est d’abord effectué.
PRATIQUE CONVENTIONNELLE DU CANADA
Trois nouveaux accords de promotion et de protection des investissements étrangers (APIE) sont entrés en vigueur en 2017, avec le Burkina Faso,Footnote 8 la GuinéeFootnote 9 et la Mongolie.Footnote 10 Il faut rappeler qu’un investisseur canadien a déjà pu faire une réclamation victorieuse contre la Mongolie avant la signature de l’APIE, sur la base du Traité sur la Charte de l’énergie,Footnote 11 dans l’affaire Khan Resources c Mongolie.Footnote 12 Ces derniers accords transposent fidèlement le plus récent APIE-type du Canada et portent leur nombre total à trente-sept à la fin 2017.Footnote 13 L’Équateur a annoncé le 19 mai 2017 son intention de mettre fin à l’APIE qui le lie au Canada, conformément à l’article XVIII:2 qui prévoit que la dénonciation prend effet un an après la réception d’un avis à cette fin par l’autre partie.Footnote 14 La clause de survie insérée dans cette disposition permettra aux investisseurs de continuer de bénéficier de la protection de l’APIE pour une période additionnelle de quinze ans après son extinction, mais seulement pour les investissements effectués ou les démarches entreprises avant celle-ci. Cette dénonciation s’inscrit dans une politique plus vaste du gouvernement qui a vu l’Équateur se retirer de la Convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre États et ressortissants d’autres États Footnote 15 (Convention CIRDI) et dénoncer plus d’une douzaine de traités bilatéraux sur l’investissement (TBI) depuis 2009.Footnote 16 Cette politique s’explique par la controverse causée par le coût des dommages que l’Équateur a dû verser à des investisseurs étrangers lésés au terme de procédures arbitrales engagées en vertu de tels traités. En plus des développements survenus concernant l’AECG et le PTP examinés plus en détails ci-dessous, l’Accord de libre-échange Canada-Ukraine est aussi entré en vigueur en 2017, mais il ne comporte pas de chapitre sur l’investissement, l’APIE Canada-Ukraine de 1994 continuant ainsi de s’appliquer.Footnote 17
Sur le plan multilatéral, la Convention des Nations Unies sur la transparence dans l’arbitrage entre investisseurs et États fondé sur des traités Footnote 18 est entrée en vigueur le 18 octobre 2017, après avoir été ratifiée par trois États dont le Canada. Cette dernière rend le Règlement de la CNUDCI sur la transparence dans l’arbitrage entre investisseurs et États fondé sur des traités Footnote 19 applicable aux traités d’investissement conclus entre ses parties avant le 1er avril 2014. Ce règlement sur la transparence vise à renforcer la transparence dans les arbitrages investisseur/État engagés après cette date conformément au Règlement d’arbitrage de la CNUDCI,Footnote 20 au moyen notamment de la publication des documents de procédure, de la reconnaissance du pouvoir des tribunaux arbitraux de recevoir des mémoires d’amicus curiae, ainsi que de la publicité des audiences. Un registre sur la transparence — embryonnaire et très incomplet comparé au portail de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) sur l’investissement — est maintenant tenu par le secrétariat de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI) pour donner effet aux obligations de publication du Règlement.Footnote 21
DIFFÉRENDS IMPLIQUANT LE CANADA OU DES INVESTISSEURS CANADIENS
Hormis la sentence rendue en faveur du Canada dans l’affaire Eli Lilly, le seul développement à signaler en 2017 dans le contentieux d’investissement contre le Canada est la nouvelle réclamation d’un investisseur américain dans Tennant Energy c Canada.Footnote 22 Cette affaire met à nouveau en cause les agissements du gouvernement de l’Ontario dans l’administration du programme de tarif de rachat garanti d’électricité ou Feed-In Tariff (FIT), qui a déjà donné lieu à deux réclamations contre le Canada, dont une victorieuse, dans les affaires Windstream Energy c Canada et Mesa Power c Canada.Footnote 23 L’investisseur américain allègue la violation de la clause du traitement juste et équitable (TJE) de l’ALÉNA pour réclamer 116 millions $ CA en dommages. Six autres arbitrages étaient pendants contre le Canada à la fin de l’année, dans les affaires Clayton/Bilcon c Canada,Footnote 24 Mercer International c Canada,Footnote 25 Lone Pine Resources c Canada,Footnote 26 Mobil Investments Canada c Canada (II),Footnote 27 Resolute Forest Products c Canada Footnote 28 et Global Telecom Holding SAE c Canada.Footnote 29
Les différends impliquant des investisseurs canadiens à l’étranger ont connu des développements semblables en 2017, avec deux sentences qui ont mis un terme aux affaires Bear Creek Mining et EuroGas c Slovaquie,Footnote 30 ainsi qu’une nouvelle réclamation dans l’affaire Air Canada c Venezuela,Footnote 31 sur laquelle peu de détails ont filtré. Conséquence directe de l’arrivée au pouvoir de l’administration Trump, la pétrolière canadienne TransCanada Corporation a retiré sa réclamation contre les États-Unis dans le dossier de l’oléoduc Keystone XL, après le renversement du refus de l’administration Obama d’autoriser le projet.Footnote 32 Dix autres arbitrages initiés par des investisseurs canadiens à l’étranger étaient toujours pendants à la fin de l’année, dans les affaires Zamora Gold c Équateur,Footnote 33 World Wide Minerals c Kazakhstan,Footnote 34 Infinito Gold c Costa Rica,Footnote 35 Stans Energy c Kirghizstan (II),Footnote 36 Lumina Copper c Pologne,Footnote 37 Lion Mexico Consolidated c Mexique,Footnote 38 Gabriel Resources c Roumanie,Footnote 39 Gold Pool c Kazakhstan,Footnote 40 Eco Oro c Colombie Footnote 41 et Alhambra c Kazakhstan.Footnote 42
JURISPRUDENCE CANADIENNE
Le jugement rendu par la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Ressources Strateco illustre la portée de la protection des investisseurs et de leurs investissements en droit canadien. L’affaire met en cause le refus du ministre québécois de l’environnement d’autoriser l’exploration avancée du projet minier uranifère Matoush, en raison de l’opposition des communautés autochtones locales. La demanderesse, une société minière québécoise détentrice de claims, réclame 200 millions $ CA au gouvernement du Québec. Les faits sont typiques des affaires minières faisant l’objet de réclamations en vertu d’accords internationaux sur l’investissement, à la différence près qu’ils impliquent un investisseur national ne bénéficiant pas de la protection de ces accords contre son propre État. Le projet était soumis à la législation fédérale et provinciale, ainsi qu’au processus de consultation des communautés autochtones prévu par la Convention de la Baie-James et du Nord québécois. Au fil des consultations, l’opposition de ces communautés s’est confirmée, le Grand Conseil des Cris appelant à un moratoire permanent sur la filière uranifère dans le nord du Québec. La Commission canadienne de sécurité nucléaire a autorisé le projet en vertu de la législation fédérale, mais le ministre québécois de l’environnement a refusé de donner son autorisation en vertu de la législation provinciale. La minière québécoise reproche au Québec de ne pas avoir respecté la législation et d’avoir donné aux Cris un droit de veto sur le projet, ce dont le gouvernement se défend puisque la législation prévoit la notion d’acceptabilité sociale et qu’aucune promesse d’autorisation n’a été faite.
Le juge Denis Jacques rappelle d’abord que le ministre jouit d’une large discrétion dans l’exercice de son pouvoir décisionnel et que la minière a le fardeau de prouver qu’il a agi de mauvaise foi.Footnote 43 Il conclut que le ministre avait le droit de prendre en considération l’acceptabilité sociale du projet dans son refus de l’autoriser, puisque la législation provinciale exige qu’il mesure l’impact social des projets et que l’esprit et la lettre de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois le commandent également.Footnote 44 La minière sait depuis le début du processus d’évaluation que son projet devait être acceptable pour les communautés autochtones locales. La notion de mauvaise foi comprend la négligence grossière, l’insouciance déréglée et l’incurie, or la preuve n’est pas faite que le ministre a agi de la sorte.Footnote 45 S’il était favorable au développement minier du nord du Québec, le gouvernement a toujours mentionné que ce développement devait se faire en harmonie avec le milieu social.Footnote 46 Le ministre avait le droit de refuser d’autoriser le projet et il s’est basé sur les critères prévus par la législation pertinente pour le faire.Footnote 47 Cette décision est raisonnable et n’a pas été prise à la légère; elle résulte d’un examen approfondi où toutes les parties concernées ont pu faire valoir leur point de vue.Footnote 48 En présumant que la théorie des fausses attentes serait applicable en l’espèce, le juge Jacques conclut que la minière n’a jamais reçu d’assurances de la part du ministre ou du gouvernement qu’elle obtiendrait son autorisation.Footnote 49 Enfin, le juge refuse de voir dans cette affaire une expropriation directe ou déguisée: la minière n’a pas été dépossédée de ses claims, connaissait le risque de ne pas obtenir l’autorisation du projet uranifère et conserve le droit d’utiliser ses claims pour les autres minéraux.Footnote 50
Les analogies avec la norme minimale de traitement du droit coutumier international sont évidentes, tout comme celles avec la protection contre l’expropriation. L’affaire Ressources Strateco montre que les tribunaux québécois accordent une large marge d’appréciation aux décideurs politiques dans la mesure où ils agissent conformément à la législation pertinente, sont cohérents et ne font pas naître de fausses attentes chez les investisseurs. La minière a décidé de faire appel du jugement devant la Cour d’appel du Québec, en alléguant notamment l’erreur de droit du juge du procès dans son analyse de la notion d’expropriation déguisée.Footnote 51 Indépendamment de la protection sur le fond des investisseurs et de leurs investissements en droit canadien, cette affaire illustre aussi que la possibilité de faire appel et la longueur des délais sont assurément des différences majeures avec l’arbitrage investisseur/État prévu par le droit international de l’investissement.
Remise en question de l’arbitrage investisseur-état entre pays développés?
Le lancement de la renégociation de l’ALÉNA, l’abandon du PTP par les États-Unis et les obstacles à la ratification et l’entrée en vigueur de l’AECG remettent en question l’application de l’arbitrage investisseur/État dans les rapports entre pays développés. Dans les deux premiers cas, l’arbitrage investisseur/État apparaît comme une victime collatérale de la remise en question par les États-Unis du volet commercial des accords de libre-échanges en question. Dans le dernier cas, c’est le chapitre sur l’investissement qui est directement dans le collimateur de plusieurs pays européens.
LA RENÉGOCIATION DE L’ALÉNA
À la demande de l’administration Trump, le Canada, les États-Unis et le Mexique ont lancé en 2017 une série de rondes de négociation visant la modernisation de l’ALÉNA. Cinq rondes ont eu lieu entre le 16 août et le 21 novembre 2017, alors que le gouvernement américain laisse planer le spectre d’un retrait du traité actuel en cas de blocage des négociations.Footnote 52 Bien que le chapitre sur l’investissement ne soit pas un enjeu crucial des négociations, un éventuel retrait des États-Unis transformerait radicalement la situation du Canada face à l’arbitrage investisseur/État. La quasi-totalité des poursuites d’investisseurs étrangers contre le Canada sont fondées sur l’ALÉNA (26 sur 27). Les investisseurs américains et canadiens perdraient ce recours du jour au lendemain, puisque l’ALÉNA ne contient pas de clause de survie prolongeant l’application temporelle du traité au-delà de son extinction pour les parties, pour les investissements effectués avant cette date, contrairement aux APIE du Canada.Footnote 53 Aux termes de l’article 2205, le retrait des États-Unis serait effectif six mois après la signification d’un avis écrit à cette fin au Canada et au Mexique, alors que l’ALÉNA demeurerait en vigueur entre ces derniers. Même si l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis Footnote 54 devait redevenir en vigueur après le retrait des États-Unis de l’ALÉNA, il faut rappeler que son chapitre sur l’investissement est rudimentaire, sans clause de la nation la plus favorisée (NPF) ou clause d’arbitrage investisseur/État.Footnote 55 Dans une telle hypothèse, il faut s’attendre à ce que les investisseurs américains et canadiens emploient des sociétés-écrans créées dans des États tiers afin de profiter de la protection des accords internationaux sur l’investissement liant le Canada ou les États-Unis avec ces derniers. Mais il faut aussi s’attendre à ce que ces investisseurs tentent d’accéder à l’arbitrage par d’autres moyens originaux, notamment la clause NPF prévue dans les accords économiques liant le Canada et les États-Unis. Par exemple, dans l’affaire Menzies Middle East and Africa c Sénégal,Footnote 56 des investisseurs du Luxembourg et des Îles Vierges britanniques ont tenté — sans succès — de poursuivre le Sénégal en se fondant sur la clause NPF de l’Accord général sur le commerce des services,Footnote 57 afin de bénéficier de la clause d’arbitrage investisseur/État prévue par des accords avec des pays tiers. Un investisseur américain fait actuellement une tentative analogue dans l’affaire APR Energy c Australie.Footnote 58 Celui-ci se fonde sur la clause NPF du chapitre sur l’investissement de l’accord de libre-échange Australie-États-Unis, qui ne comporte pourtant pas de clause d’arbitrage investisseur/État, pour bénéficier de la clause d’arbitrage prévue par le TBI Australie-Mexique.Footnote 59
L’APPLICATION PROVISOIRE DE L’AECG ET SA DIFFICILE RATIFICATION
Après la crise ayant entouré sa signature en 2016, l’AECG a finalement pu être mis en application provisoirement le 21 septembre 2017, en attendant que les procédures de ratification soient complétées au niveau de l’Union européenne (UE) et dans chacun de ses États membres.Footnote 60 Dans un avis rendu le 16 mai 2017, la Cour de justice de l’UE a jugé que l’accord de libre-échange entre l’UE et Singapour était un accord mixte nécessitant l’adhésion de l’UE et de tous ses États membres, en raison de ses dispositions sur l’investissement étranger autre que direct et sur l’arbitrage investisseur/État.Footnote 61 Cet avis a confirmé la décision politique de la Commission européenne de considérer l’AECG comme un accord mixte. Ainsi, les dispositions du chapitre sur l’investissement s’appliquent à titre provisoire aux investissements étrangers directs (pas aux investissements de portefeuille), à l’exclusion notable de la clause du TJE, de la clause d’expropriation, ainsi que de l’ensemble du mécanisme de règlement des différends entre investisseur et État. C’est donc le cœur du chapitre qui ne s’applique pas. Par contre, le mécanisme interétatique de règlement des différends pourrait vraisemblablement être employé concernant, par exemple, la clause NPF ou la clause du traitement national. Il faut noter que le régime d’application provisoire de l’AECG ne prévoit aucune clause d’antériorité qui sauvegarderait les mesures existantes incompatibles, contrairement à ce que prévoyait le régime d’application provisoire de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce de 1947 (GATT de 1947).Footnote 62 La clause NPF pourrait-elle être employée par un investisseur pour bénéficier des clauses d’arbitrage investisseur/État prévues dans les accords conclus par les parties avec des pays tiers? Cette hypothèse est exclue par la clause NPF elle-même, qui précise ne pas viser ces procédures de règlement des différends.Footnote 63
À la fin de 2017, sept États membres sur 28 avaient formellement ratifié l’AECG.Footnote 64 En France, le Conseil constitutionnel a rendu le 31 juillet 2017 la première décision sur le fond d’une juridiction nationale sur l’AECG, concluant à sa compatibilité avec la constitution française.Footnote 65 L’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale est toujours attendu sur la compatibilité de l’AECG avec la constitution allemande, après qu’elle eut refusé d’empêcher l’Allemagne de signer le traité à titre de mesure conservatoire.Footnote 66 Il faut aussi rappeler que le compromis belgo-belge qui a permis le déblocage de la signature de l’AECG en 2016 prévoyait que le chapitre sur l’investissement ne devait pas être appliqué provisoirement, que la Belgique demanderait l’avis de Cour de justice de l’UE sur la compatibilité du chapitre avec le droit de l’UE, et que la Belgique ne serait pas en mesure de ratifier l’AECG si le chapitre n’était pas modifié à la satisfaction de ses entités fédérées.Footnote 67 Tel que prévu, la Belgique a introduit son recours à la Cour de Luxembourg le 7 septembre 2017, posant la question de savoir si le mécanisme de règlement des différends entre investisseur et État prévu par le chapitre de l’AECG sur l’investissement est compatible avec les traités de l’UE et les droits fondamentaux qu’ils garantissent.Footnote 68 L’avis rendu par la Cour de justice de l’UE dans affaire Slowakische Republik c Achmea Footnote 69 fournit des éléments de réponse négative à cette question. La Cour conclut que l’arbitrage investisseur/État prévu par un TBI entre deux États membres est incompatible avec le droit de l’UE, alors que l’avocat général était d’avis contraire dans ses conclusions.Footnote 70 Reste à savoir si la Cour adoptera le même raisonnement à l’égard d’un traité conclu avec un pays tiers et prévoyant un mécanisme différent de la clause habituelle d’arbitrage investisseur/État.
Compte tenu des nombreux obstacles qui se dressent encore devant la ratification et l’entrée en vigueur de l’AECG, le meilleur moyen de débloquer la situation pourrait être de laisser tomber complètement le chapitre sur l’investissement. Bruxelles semble maintenant suivre cette voie afin de reprendre la main sur la politique commerciale extérieure de l’UE: l’investissement a été retranché de l’accord de libre-échange avec Singapour pour faire l’objet d’un accord distinct, afin de faciliter la conclusion de l’accord commercial.Footnote 71 Malgré les innovations remarquables introduites dans le chapitre sur l’investissement de l’AECG, cette solution ne placerait pas le Canada dans une situation sans précédent. En effet, ses accords de libre-échange avec les pays membres de l’Association européenne de libre-échange (AELÉ) ou Israël ne comportent pas de chapitre sur l’investissement, tout comme celui avec les États-Unis ne comporte pas de clause d’arbitrage investisseur/État.Footnote 72 Par ailleurs, les sept APIE entre le Canada et des États membres de l’UE demeureraient en vigueur pour protéger les investissements canadiens en Europe centrale et orientale.Footnote 73 Au final, l’abandon du chapitre renforcerait surtout la position des opposants à l’arbitrage investisseur/État entre pays développés, a fortiori si les États-Unis devaient se retirer de l’ALÉNA.
Eli Lilly c Canada: un rendez-vous manqué et des questions en suspens
La sentence dans l’affaire Eli Lilly était très attendue. Elle met en scène l’antagonisme entre médicaments brevetés et médicaments génériques. Il s’agit de la première réclamation d’investissement fondée sur l’ALÉNA concernant des droits de propriété intellectuelle. Elle met en cause la doctrine controversée de la promesse du brevet, développée par la jurisprudence canadienne, qui a mené à l’invalidation de plusieurs brevets pharmaceutiques. Elle soulève la question de la compatibilité de cette doctrine avec les obligations internationales du Canada en matière de propriété intellectuelle. Le montant de la réclamation est très élevé et une victoire de l’investisseur aurait sans doute entraîné des réclamations similaires de la part d’autres sociétés pharmaceutiques étrangères. L’affaire met en lumière la portée de la responsabilité de l’État pour le fait de ses tribunaux dans le contentieux de l’investissement. Elle illustre enfin l’instrumentalisation dont peut faire l’objet l’arbitrage investisseur/État, puisque certains sont d’avis que le véritable objectif poursuivi par l’investisseur est d’amener le Parlement du Canada à modifier la législation sur la propriété intellectuelle afin d’écarter la doctrine de la promesse.Footnote 74
Malgré l’importance des enjeux, l’affaire Eli Lilly constitue un rendez-vous manqué. La sentence rendue par le tribunal arbitral porte essentiellement sur son appréciation de la preuve factuelle, qui lui permet de rejeter la réclamation sans vider les questions de droit soulevées. La victoire du Canada peut certes être vue comme un signal positif dans le débat sur l’arbitrage investisseur/État. Le tribunal arbitral souligne d’ailleurs à plusieurs reprises que son rôle n’est pas de se prononcer sur l’opportunité politique des choix du législateur ou des tribunaux canadiens. Il reste que la Cour suprême du Canada a finalement renversé la jurisprudence pour rejeter la doctrine de la promesse, moins de trois mois après la publication de la sentence.Footnote 75
LA CONTESTATION DE LA DOCTRINE DE LA PROMESSE DU BREVET
Cette affaire tire son origine de l’invalidation de deux brevets de médicaments détenus au Canada par Eli Lilly and Company, une société pharmaceutique américaine possédant une filiale canadienne. Ces brevets ont été invalidés par les tribunaux canadiens au motif qu’ils ne satisfaisaient pas au critère d’utilité prévu par la législation fédérale sur la propriété intellectuelle. En interprétant ce critère, les tribunaux ont développé la doctrine de la promesse du brevet, suivant laquelle l’invention est utile si elle remplit toutes les promesses d’utilités faites lors de la demande de brevet et ce, uniquement sur la base de l’information divulguée à ce moment. Le défaut de réaliser une seule de ces promesses entraîne l’invalidation du brevet, ce qui toucherait plus particulièrement l’industrie pharmaceutique, en raison du processus complexe d’autorisation de commercialisation des médicaments.Footnote 76 L’invalidation des brevets permet aux sociétés pharmaceutiques concurrentes de commercialiser des versions génériques des médicaments, puisque l’inventeur ne jouit alors pas du droit exclusif de le commercialiser que confèrerait un brevet.
Eli Lilly and Company réclame 500 millions $ CA en dommage pour la perte des ventes de médicaments suite à l’annulation de ses brevets. Elle allègue la violation de la clause du TJE (article 1105) et de la clause d’expropriation (article 1110) de l’ALÉNA. Le tribunal arbitral présidé par le Néerlandais Albert Jan van den Berg, assisté de l’Américain Gary Born et du Britannique Daniel Bethlehem, administre les procédures suivant le Règlement d’arbitrage de la CNUDCI.
L’AFFIRMATION DE SA COMPÉTENCE TEMPORELLE PAR LE TRIBUNAL ARBITRAL
Le tribunal arbitral rejette la contestation de sa compétence temporelle par le Canada. Il refuse de considérer que la violation alléguée correspond à l’émergence de la doctrine de la promesse du brevet dans la jurisprudence canadienne, au début des années 2000. Il conclut plutôt que c’est l’application finale de la doctrine aux brevets en cause par les tribunaux canadiens qui constitue la violation alléguée de l’ALÉNA, soit le refus de la Cour suprême du Canada d’entendre l’appel de l’invalidation des brevets en 2011 et 2013.Footnote 77 Comme la demande d’arbitrage a été présentée en 2013 par Eli Lilly and Company, le délai de prescription de trois ans n’était pas écoulé et le tribunal est compétent pour connaître de l’affaire.Footnote 78
LE DÉFAUT DE LA PREUVE FACTUELLE AU SOUTIEN DE LA RÉCLAMATION
Le tribunal arbitral esquive habilement les difficiles questions auxquelles il est confronté, sans même appliquer le droit aux faits. Il s’appuie pour ce faire sur l’aveu de l’investisseur suivant lequel l’ensemble de sa réclamation repose sur la démonstration d’un changement radical dans l’interprétation du critère d’utilité par les tribunaux canadiens.Footnote 79 Or il arrive à la conclusion que cette preuve factuelle n’est pas faite par l’investisseur, aussi rejette-t-il entièrement sa réclamation pour cette seule raison.Footnote 80 En examinant l’évolution du droit canadien de la propriété intellectuelle, il conclut que la jurisprudence portait déjà les germes de la doctrine de la promesse, même si cette dernière n’a initialement pas joué un rôle important.Footnote 81 La doctrine participe d’un changement graduel et évolutif de la jurisprudence, pas d’un revirement soudain.Footnote 82 La modification de la pratique du Bureau des brevets et de son recueil de pratiques ne traduit pas un changement radical dans l’interprétation du critère d’utilité, mais reflète plutôt cette évolution.Footnote 83 L’analyse statistique montrant l’augmentation du nombre d’annulation de brevets ne suffit pas pour établir l’existence d’un changement radical dans l’interprétation de la loi, pas plus que l’analyse de droit comparé avec la législation d’autres pays.Footnote 84 L’existence d’attentes légitimes de l’investisseur qu’aucun changement radical ne survienne dans l’interprétation de la loi devient enfin sans objet, en l’absence d’un tel changement.Footnote 85
LE CARACTÈRE NON ARBITRAIRE ET NON DISCRIMINATOIRE DE LA DOCTRINE DE LA PROMESSE
Bien qu’il rejetterait la réclamation vu l’absence de changement radical dans l’interprétation du critère d’utilité, le tribunal arbitral s’engage au surplus dans l’analyse du caractère arbitraire ou discriminatoire de la doctrine de la promesse. Il le fait par souci de précision puisqu’une conclusion positive en ce sens pourrait constituer une violation des articles 1105 ou 1110, même en l’absence d’un changement radical.Footnote 86 En se gardant bien d’aborder le contenu matériel de ces dispositions et en insistant sur le fait qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur l’opportunité politique des choix du législateur et des tribunaux canadiens, le tribunal arbitral procède à une nouvelle analyse du droit canadien pour conclure que la doctrine n’est ni arbitraire, ni discriminatoire. Il n’est pas convaincu que son application soit imprévisible ou incohérente, alors qu’elle poursuit un objectif d’intérêt public légitime en favorisant la divulgation complète de l’information dans les demandes de brevet.Footnote 87 Le bannissement de la preuve d’utilité postérieure à la demande a le mérite de la clarté et n’est pas arbitraire, tout comme la portée de l’exigence de divulgation de l’information pour appuyer les prédictions valables d’utilité.Footnote 88 Par ailleurs, le tribunal arbitral n’est pas convaincu de l’existence d’une discrimination à l’endroit de l’industrie pharmaceutique en raison de la doctrine de la promesse, malgré le plus haut taux d’invalidation des brevets dans ce secteur.Footnote 89
LES QUESTIONS DE DROIT LAISSÉES EN SUSPENS
En parvenant à rejeter la réclamation essentiellement en raison du défaut de la preuve factuelle d’un changement radical dans l’interprétation de la loi, le tribunal arbitral évite de répondre à plusieurs questions de droit importante qui étaient soulevées. D’abord, la question fondamentale de savoir si un droit de propriété intellectuelle comme un brevet constitue, en soi, un investissement se pose toujours. Une auteure est d’avis que cela ne devrait pas être le cas, malgré les définitions de la notion d’investissement qui indiquent le contraire, puisque la détention d’un brevet n’implique souvent aucun apport dans le pays qui l’a émis, mais vise plutôt à protéger un marché d’exportation pour le produit breveté.Footnote 90 Les droits de propriété intellectuelle pourraient ne pas correspondre facilement au droit de propriété protégé par le droit international de l’investissement, ce qui s’expliquerait par la logique différente entre les deux régimes juridiques. Une autre question cruciale qui demeure sans réponse est celle de savoir si l’invalidation légale d’un brevet est susceptible de constituer une expropriation donnant droit à indemnisation. L’incidence sur le contentieux d’investissement de la compatibilité ou non du droit national avec les obligations internationales de l’État en matière de propriété intellectuelle demeure aussi incertaine. Un tribunal arbitral d’investissement serait-il compétent pour évaluer cette compatibilité?
L’autre série de questions qui restent en suspens concerne la portée de la responsabilité de l’État pour le fait de ses tribunaux. La mesure judiciaire est-elle uniquement susceptible de constituer un déni de justice ou peut-elle violer d’autres aspects de la norme minimale de traitement des étrangers, voire même d’autres dispositions conventionnelles comme la clause d’expropriation? S’il refuse de trancher le débat, le tribunal arbitral offre cette fois quelques observations sur ces questions.Footnote 91 Il rappelle d’abord avec raison la règle coutumière d’attribution voulant que les tribunaux soient des organes de l’État, ce qui signifie que l’État est en principe responsable de leurs agissements.Footnote 92 Il juge ensuite que la définition de la norme minimale de traitement proposée par le tribunal arbitral dans l’affaire Glamis Gold c États-Unis Footnote 93 reflète bien l’état du droit coutumier international, qui dépasse le seul déni de justice pour comprendre aussi le comportement manifestement arbitraire ou inique. Une mesure judiciaire pourrait aussi violer ces aspects de la norme minimale de traitement selon le tribunal arbitral, mais il estime du même souffle que le seuil de violation de la norme minimale de traitement est très élevé et qu’il demeurerait exceptionnel qu’une mesure judiciaire puisse la violer. Enfin, il rappelle que la clause d’expropriation de l’article 1110 comprend une référence à la conformité à la clause du TJE de l’article 1105, ce qui soutient l’argument voulant qu’une mesure judiciaire puisse constituer une expropriation. Bien qu’aucune mention n’en soit faite par le tribunal arbitral, il est important de rappeler que la pratique arbitrale antérieure sous l’ALÉNA veut que la règle de l’épuisement des recours interne s’impose toujours lorsque la mesure attaquée est une mesure judiciaire, contrairement aux mesures des autres organes de l’État.Footnote 94
ÉPILOGUE
Par un étrange concours de circonstances, la Cour suprême du Canada renverse de manière non équivoque la doctrine de la promesse du brevet dans son arrêt AstraZeneca Canada c Apotex,Footnote 95 moins de trois mois après la publication de la sentence arbitrale dans l’affaire Eli Lilly. La Cour décide à l’unanimité que cette doctrine “n’est pas la bonne approche pour établir si un brevet a ou non une utilité suffisante.”Footnote 96 La doctrine ne respecte ni l’esprit, ni la lettre de la législation fédérale sur la propriété intellectuelle en ce qui concerne la condition d’utilité de l’invention.Footnote 97 La Cour juge la doctrine excessivement exigeante car toutes les promesses d’utilité doivent se réaliser pour que l’invention soit brevetable. Il n’appartient pas aux tribunaux d’interpréter la condition d’utilité afin d’éviter que des promesses excessives soient faites par les inventeurs, puisque d’autres dispositions de la loi répriment ce comportement.Footnote 98 Par ailleurs, la loi prévoit clairement qu’une seule utilisation suffit à satisfaire la condition d’utilité.Footnote 99 La Cour poursuit enfin en proposant la bonne interprétation de la loi.
Paradoxalement, même si Eli Lilly and Company n’a pas eu gain de cause dans sa poursuite fondée sur l’ALÉNA, la Cour suprême du Canada lui permet d’atteindre le véritable objectif qu’on lui prêtait, soit l’abandon de la doctrine de la promesse. Il est toutefois impossible de déterminer si la procédure arbitrale internationale a eu un effet sur la décision de la Cour suprême du Canada. Cette dernière se contente de noter que l’argument du décalage du droit canadien par rapport au droit international de la propriété intellectuelle a été présenté devant elle avant la publication de la sentence dans Eli Lilly.Footnote 100 Pourtant, le tribunal arbitral ne se prononce pas du tout sur cet argument dans cette affaire.
La question qui demeure est celle de savoir comment le tribunal arbitral aurait apprécié la preuve factuelle s’il avait pu prendre connaissance de cet arrêt de la Cour suprême du Canada avant de rendre sa décision. La caractérisation de la doctrine de la promesse d’utilité comme étant une mauvaise approche, contraire à l’esprit et à la lettre de la loi, aurait-elle conduit les arbitres à considérer qu’elle constituait, après tout, un changement radical dans l’interprétation de la loi? Il est permis de penser que non. Suivant l’analyse du tribunal arbitral, ce revirement jurisprudentiel peut s’inscrire dans la trame de l’évolution graduelle du droit canadien des brevets, pour laquelle il a manifesté beaucoup d’égards.
Bear Creek Mining c Pérou: acceptabilité sociale et responsabilité de l’État
L’affaire Bear Creek Mining met en lumière la responsabilité de l’État d’accueil devant l’opposition de communautés — autochtones — locales au projet minier d’un investisseur étranger. Elle jette aussi un éclairage sur leur responsabilité respective dans la consultation et la recherche de l’acceptabilité sociale d’un tel projet. Cette affaire basée sur l’Accord de libre-échange entre le Canada et la République du Pérou (ALÉ Canada-Pérou)Footnote 101 offre une première interprétation des exceptions générales que le Canada prévoit dans ses accords internationaux sur l’investissement.
LA CONTROVERSE ENTOURANT LE PROJET MINIER SANTA ANA
La réclamation de la société minière canadienne Bear Creek Mining Corporation découle des agissements du gouvernement du Pérou face à la crise sociale provoquée par le projet Santa Ana, dans le département de Puno, au sud-est du pays. Cette région située à la frontière de la Bolivie est habitée majoritairement par les Aymaras, un peuple autochtone andin. L’article 71 de la Constitution du Pérou interdit la propriété étrangère directe ou indirecte dans les régions frontalières, à moins d’une déclaration de nécessité publique l’autorisant. Bear Creek a manœuvré afin d’obtenir des concessions minières dans le projet Santa Ana, par le truchement d’une employée péruvienne locale, avant d’être autorisée à en devenir propriétaire par une déclaration de nécessité publique. L’employée locale a obtenu les concessions minières en son nom propre en 2006, puis a passé des ententes avec Bear Creek pour lui garantir une option d’achat conditionnelle à l’obtention de la déclaration de nécessité publique. Le gouvernement péruvien a émis cette déclaration en 2007 au moyen du décret suprême 083, à la demande de la minière canadienne, qui a ensuite exercé ses options d’achat sur les concessions minières. Si une autorisation d’exploration avait été obtenue par l’employée locale pour le projet, de nombreuses autorisations devaient encore être émises avant que la mine puisse être exploitée.
Dès 2008, des incidents, parfois violents, ont marqué les relations entre Bear Creek et les communautés autochtones locales. La minière canadienne a multiplié les activités de consultation avec celles-ci afin d’assurer l’acceptabilité sociale du projet Santa Ana. Ces efforts ont été vains puisqu’ils ont divisé les Aymaras et que l’opposition s’est accrue gravement jusqu’à provoquer une véritable crise sociale, affectant même le transit transfrontalier avec la Bolivie voisine. Le gouvernement du Pérou a pris une série de mesure dans la précipitation en juin 2011, sans consulter Bear Creek, afin de restaurer la paix sociale dans le département de Puno. Le décret suprême 032 a été adopté pour révoquer la déclaration de nécessité publique du projet Santa Ana, alors qu’un moratoire de trois ans a été imposé sur toute nouvelle demande de concession minière dans le département. Le gouvernement du Pérou a ensuite entrepris des recours judiciaires afin de faire annuler l’octroi des concessions minières à l’employée locale et leur transfert à Bear Creek. De son côté, Bear Creek a entrepris un recours constitutionnel pour faire annuler le décret suprême 032 ayant révoqué la déclaration de nécessité publique. Alors que son recours faisait l’objet d’un appel après avoir été accueilli en première instance, Bear Creek l’a retiré au moment de la présentation sa réclamation au Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI).
LA PROCÉDURE D’ARBITRAGE AU CIRDI
La minière canadienne a présenté une requête d’arbitrage au CIRDI le 11 août 2014, sa réclamation s’élevant à plus de 500 millions $ US. Les parties se sont entendues facilement sur la composition du tribunal arbitral, réunissant l’Australien Michel Pryles et le Franco-Britannique Philippe Sands, sous la présidence de l’Allemand Karl-Heinz Böckstiegel. La demande de recommandation de mesures conservatoires de Bear Creek a été rejetée par le tribunal arbitral le 19 avril 2015. Le 30 novembre 2017, le tribunal a rendu sa sentence dans laquelle il affirme sa compétence et condamne le Pérou à verser à Bear Creek 18,2 millions $ US en dommage plus intérêts, en plus du remboursement de 75% des frais d’arbitrage de l’investisseur lésé, soit 5,9 millions $ US plus intérêts.Footnote 102 L’arbitre Philippe Sands joint une opinion dissidente partielle à la sentence arbitrale, concernant essentiellement l’évaluation des dommages et le remboursement des frais d’arbitrage.Footnote 103
Au soutien de sa réclamation, Bear Creek allègue que le Pérou a violé la clause du TJE et la clause d’expropriation de l’ALÉ Canada-Pérou. Elle allègue au surplus la violation de la clause NPF, invoquant des obligations prévues par d’autres accords internationaux sur l’investissement conclus par le Pérou avec des pays tiers, mais non prévues par l’ALÉ Canada-Pérou.Footnote 104 Comme le tribunal arbitral conclut que le Pérou a violé la clause d’expropriation, il préfère faire preuve d’économie jurisprudentielle et ne se prononce pas sur les autres allégations de Bear Creek.Footnote 105 Dans son opinion dissidente, l’arbitre Philippe Sands conclut pour sa part que les faits démontrent que le Pérou a aussi violé la clause du TJE en n’offrant pas à Bear Creek l’opportunité d’être entendue lors de l’adoption du décret suprême 032.Footnote 106
L’AFFIRMATION DE SA COMPÉTENCE PAR LE TRIBUNAL ARBITRAL
Le Pérou conteste vainement la compétence du tribunal arbitral pour trois raisons. Il nie d’abord l’existence même d’un investissement dans le pays par Bear Creek. Les arbitres jugent que la déclaration publique de nécessité et les concessions minières acquises dans le projet Santa Ana, de même que les nombreuses activités de consultation menées auprès des communautés locales établissent clairement l’existence d’un investissement. Il s’agit “h. [d’]intérêts découlant de l’engagement de capitaux ou d’autres ressources sur le territoire [du Pérou] pour une activité économique exercée sur ce territoire, par exemple en vertu de: i. contrats qui supposent la présence de biens de l’investisseur sur le territoire [du Pérou], notamment contrats clé en main ou contrats de construction ou concessions” au sens de la définition large de l’article 847 de l’ALÉ Canada-Pérou.Footnote 107 Il faut noter que le tribunal arbitral ne s’attarde pas du tout à la notion d’investissement au sens de l’article 25 de la Convention CIRDI et à la satisfaction d’un éventuel “double test” de qualification, ce qui ne manque pas de surprendre. Ensuite, le Pérou conteste la propriété de Bear Creek des droits à la base de sa réclamation, puisque les autorisations d’exploitation de la mine n’ont pas été obtenues. Le tribunal est d’avis que la simple existence du droit d’exploration du potentiel minier du site suffit pour établir sa compétence.Footnote 108 Enfin le Pérou invoque l’illégalité de l’investissement de Bear Creek et sa mauvaise foi. Le tribunal arbitral refuse de considérer tout principe de droit international qui exigerait la légalité de l’investissement ou la bonne foi de l’investisseur, pour s’en remettre au texte de l’ALÉ Canada-Pérou. Il constate que l’article 816 reconnaît le droit des parties d’exiger des formalités spéciales pour la réalisation des investissements et que le Pérou ne l’a pas exercé.Footnote 109 Cette interprétation des arbitres peut étonner, puisque la pratique arbitrale montre que l’illégalité de l’investissement ou la mauvaise foi de l’investisseur peuvent être sanctionnés même en l’absence d’une clause expresse à cet effet dans le traité applicable.Footnote 110 Le tribunal note par ailleurs l’absence d’allégation de fraude de la part de Bear Creek, argument qui aurait pu changer la donne sur sa compétence.Footnote 111 Le Pérou conteste aussi la recevabilité de la réclamation au motif qu’elle est basée sur un investissement illégal et que l’investisseur n’a pas su garantir son acceptabilité sociale. Les arbitres sont d’avis que ces arguments participent de ceux qu’il rejette contre sa compétence.Footnote 112
L’EXPROPRIATION INDIRECTE DE BEAR CREEK MINING PAR LE DÉCRET 032 DU PÉROU
Le cœur de l’affaire repose sur la question de savoir si les agissements du gouvernement du Pérou face à la crise sociale provoquée par le projet Santa Ana constituent une expropriation illicite de l’investissement de Bear Creek. Avant de répondre à la question, le tribunal arbitral souligne le caractère plus complet et détaillé de l’article 812(1) et de l’annexe 812.1 comparé à la clause d’expropriation généralement prévue par les accords internationaux sur l’investissement.Footnote 113 En effet, la clause d’expropriation de l’ALÉ Canada-Pérou est directement inspirée de l’APIE-type du Canada et définit de manière très précise la notion d’expropriation indirecte. Elle énonce trois facteurs qui doivent être pris en considération dans l’examen des faits visant à établir si une mesure constitue une expropriation indirecte: les effets économiques de la mesure; l’atteinte aux attentes définies et raisonnables fondées sur l’investissement”; la nature de la mesure.Footnote 114 Plutôt que de suivre la méthode habituelle en matière d’expropriation indirecte et de se demander globalement si la mesure en question a pour effet de priver de manière substantielle l’investisseur de la jouissance de son investissement,Footnote 115 les arbitres se concentrent uniquement sur l’examen des trois facteurs précités. La méthode originale du tribunal semble s’expliquer par l’annexe qui complète la clause d’expropriation et prévoit ces facteurs.
Les arbitres constatent que le décret suprême 032 a eu un effet économique évident sur l’investissement de Bear Creek, puisque la révocation de la déclaration de nécessité publique l’a dépouillée des droits de réaliser son projet minier.Footnote 116 Les attentes nées du décret suprême 083 ont été atteintes puisque l’investisseur s’est fié sur la déclaration de nécessité publique pour exercer ses options d’achat sur les concessions minières et investir des capitaux dans le projet.Footnote 117 Les arbitres se penchent ensuite plus longuement sur la nature de la mesure, afin de déterminer si les circonstances ayant conduit au décret suprême 032 peuvent le justifier et écarter sa nature expropriatrice. Ils rejettent l’argument du Pérou voulant que des circonstances nouvelles expliquent la révocation de la déclaration d’intérêt public. Celle-ci n’a jamais été remise en question jusqu’à la réunion extraordinaire du 23 juin 2011 et la preuve de l’existence de nouveaux documents soumis lors de cette réunion n’a pas été faite.Footnote 118 De plus, les liens entre Bear Creek et son employée locale étaient connus puisqu’ils ont été dûment divulgués dans le processus ayant conduit à l’adoption du décret suprême 083 en 2007, ne traduisant aucune mauvaise foi de sa part.Footnote 119 Le tribunal arbitral est d’ailleurs conforté dans son analyse par l’arrêt de la Cour constitutionnelle de Lima qui a confirmé la validité constitutionnelle du décret suprême 083.Footnote 120 Les arbitres ne sont pas davantage convaincus par le second argument du Pérou voulant que la prise du décret suprême 032 soit justifiée par la crise sociale provoquée par le projet Santa Ana, puisque le lien de causalité n’est pas établi entre celle-ci et les démarches de consultation entreprises par Bear Creek en vue d’assurer l’acceptabilité sociale de son projet minier. Le gouvernement du Pérou connaissait ces démarches, ne s’y est jamais opposé et les a même approuvées et soutenues.Footnote 121 Le tribunal conclut que les trois facteurs identifiés à l’annexe 812.1 sont remplis et que le décret suprême 032 constitue une expropriation indirecte de l’investissement de Bear Creek.Footnote 122
Les arbitres sont aussi d’avis que cette expropriation indirecte est illicite parce qu’elle ne respecte pas les conditions posées par l’article 812(1).Footnote 123 Jamais le gouvernement n’a donné l’occasion à Bear Creek d’être entendue avant que la décision de révoquer la déclaration de nécessité publique soit prise, ce qui signifie que le décret suprême 032 n’a pas été pris en conformité avec l’application régulière de la loi (“in accordance with due process of law”) comme l’exige l’article 812(1).Footnote 124 Au surplus, aucune indemnité n’a été versée à la minière canadienne contrairement à ce qu’exige la clause d’expropriation.Footnote 125
Le Pérou ne réussit pas à convaincre les arbitres que sa mesure était justifiée au titre de l’exercice valide de ses pouvoirs de police. Le tribunal ne s’attarde pas réellement à cet argument, le rejetant au motif que toute justification découlant du droit international général est écartée de l’ALÉ Canada-Pérou en raison des exceptions générales prévues à l’article 2201(3), sans en faire la démonstration.Footnote 126 Ce raisonnement discutable rappelle les affaires argentines qui ont mis en lumière l’articulation difficile entre l’exception sécuritaire prévue par un traité et l’état de nécessité prévu par le droit international général.Footnote 127 L’arbitre Philippe Sands exprime d’ailleurs son désaccord avec la majorité à ce sujet, étant d’avis que les exceptions générales n’ont toutefois pas pour effet d’écarter la défense de l’état de nécessité.Footnote 128 Pourtant l’annexe 812.1 fournit une assise textuelle à la défense des pouvoirs de police, en amont du raisonnement, au stade de l’établissement de l’expropriation indirecte, lorsqu’elle prévoit que “[s]auf dans de rares cas, … ne constituent pas une expropriation indirecte les mesures non discriminatoires d’une Partie qui sont conçues et appliquées dans un but légitime de protection du bien-être public, par exemple en matière de santé, de sécurité et d’environnement.”Footnote 129 Jamais le tribunal arbitral ne se pose la question de savoir si le décret suprême 032 constitue une telle mesure, ce qui écarterait sa nature expropriatrice.
Les arbitres s’aventurent ensuite à interpréter l’exception sanitaire prévue par l’article 2201(3)(a), en présumant qu’elle serait applicable au décret suprême 032, pour noter que le Pérou n’a jamais prétendu avoir agi pour protéger la santé et la vie des personnes en prenant cette mesure.Footnote 130 Ils notent aussi que les mesures prises par le Pérou sont destinées à s’appliquer de manière générale aux projets miniers dans le département de Puno et pas uniquement au projet de Bear Creek, ce qui pourrait démontrer qu’il ne s’agit pas d’une mesure “appliquée de façon à constituer soit un moyen de discrimination arbitraire ou injustifiable entre les investissements ou entre investisseurs,” comme l’exige l’article 2201(3).Footnote 131 Cette constatation du tribunal arbitral aurait pu être déterminante s’il s’était donné la peine d’analyser correctement la défense des pouvoirs de police dans l’annexe 812.1, au stade de l’établissement de la nature expropriatrice de la mesure, plutôt qu’à celui de la justification de l’expropriation indirecte au titre des exceptions générales. Pire encore, le tribunal arbitral termine son raisonnement en affirmant, sans le démontrer, que de toute façon, ces exceptions ne pourraient jamais être utilisées pour justifier la violation des conditions de licéité de l’expropriation posées par l’article 812(1), soit les obligations d’indemniser l’investisseur et d’agir en conformité avec l’application régulière de la loi.Footnote 132 Cette interprétation, si elle devait s’imposer, émascule complètement les exceptions générales à l’égard de la clause d’expropriation et leur enlève tout effet utile, puisque l’État demeurerait soumis à l’obligation d’indemnisation même si l’expropriation autrement illicite était justifiée!
L’INDEMNISATION DU PRÉJUDICE DE LA MINIÈRE CANADIENNE ET SA PART DE RESPONSABILITÉ
Bear Creek réclame plus de 500 millions $ US en dommages pour expropriation illicite, y compris la perte de profits escomptés avec son projet minier. Le Pérou est plutôt d’avis que la réclamation ne peut viser que les sommes réellement investies après la déclaration de nécessité publique, soit 18,2 millions $ US. Le tribunal arbitral décide que l’indemnité doit refléter la juste valeur marchande de l’investissement pour un acheteur hypothétique, conformément au droit international général, puisque les dispositions sur le calcul de l’indemnité dans l’article 812(2) visent les expropriations licites.Footnote 133 Considérant l’opposition des communautés locales au projet ainsi que les nombreuses autorisations gouvernementales encore requises pour son exploitation, il conclut que le projet est trop spéculatif et incertain pour que sa juste valeur marchande comprenne l’évaluation de sa profitabilité potentielle avec la méthode des flux de trésorerie actualisés (discounted cash flow).Footnote 134 L’indemnité due se limite donc aux montants investis par Bear Creek après la déclaration de nécessité publique, soit 18,2 millions $ US, ce qui ne comprend pas les sommes investies avant la prise du décret suprême 083.Footnote 135
Pour la majorité, Bear Creek n’a pas contribué à son préjudice et le Pérou doit donc l’indemniser entièrement. L’arbitre Philippe Sands juge au contraire que l’investisseur est en partie responsable de son préjudice en raison de son incapacité à assurer l’acceptabilité sociale du projet minier.Footnote 136 Il limiterait donc le montant des dommages dus par le Pérou à 50 pour cent du préjudice, soit 9,1 millions $ US.Footnote 137 Pour lui, la responsabilité de Bear Creek s’explique par le rôle joué par son employée locale dans l’acquisition des concessions minières et la non-conformité des démarches de consultations entreprises auprès des communautés autochtones locales avec les standards internationaux applicables en la matière, dont la convention n°169 de l’Organisation internationale du travail (OIT).Footnote 138 Sands fait grand cas du témoignage d’un expert présenté par le Pérou, corroboré par un des mémoires d’amici curiae soumis au tribunal, qui affirme que ces démarches de consultation étaient insuffisantes pour obtenir la compréhension et l’acceptation du projet Santa Ana par les Aymaras.Footnote 139 Pour la majorité, ces arguments ne sont pas convaincants puisque les standards internationaux en question sont destinés au Pérou et non à Bear Creek, que le rôle joué par son employée locale ne peut lui être reproché puisqu’il était connu du Pérou et enfin, que le Pérou a appuyé toutes les démarches de consultation entreprises par la minière canadienne.Footnote 140 Ainsi, pour la majorité, la responsabilité de la qualité des démarches de consultation des communautés autochtones locales en vue d’assurer l’acceptabilité sociale du projet minier ne peut être imputée à la minière canadienne, alors que l’arbitre dissident pense le contraire et en tire des conséquences sur la contribution de celle-ci à son préjudice.