En mars 2011, le ministre des Finances du Québec Raymond Bachand annonce dans son budget l'intention du gouvernement de hausser les frais de scolarité universitaires de 1 625 $ sur cinq ans, et ce, dès l'automne 2012. Il provoque alors ce qui deviendra le plus grand mouvement protestataire étudiant de toute l'histoire québécoise et canadienne (Bégin-Caouette et Jones, Reference Bégin-Caouette and Jones2014; Lambert, Reference Lambert2014; Savard et Cyr, Reference Savard, Cyr, Ancelovici and Dupuis-Déri2014 : 50; Theurillat-Cloutier et coll., Reference Theurillat-Cloutier, Leduc, Lacoursière, Ancelovici and Dupuis-Déri2014 : 26). Durant les mois qui suivent, les associations étudiantes collégiales et universitaires mobilisent leurs membres pour en arriver, dans une logique d'escalade des moyens de pression, au déclenchement d'une grève générale illimitée dès les premières semaines de février 2012. Le 22 mars suivant, un peu plus de 75% des quelque 400 000 étudiants québécois de niveau postsecondaire sont en grève et ce même jour une foule d'environ 300 000 personnes manifeste sa colère envers le gouvernement libéral dans les rues de Montréal (Savard et Cyr, Reference Savard, Cyr, Ancelovici and Dupuis-Déri2014 : 50). Ces grandes manifestations se répéteront par la suite tous les 22 du mois (Bonenfant, Glinoer et Lapointe, Reference Bonenfant, Glinoer and Lapointe2013).
Malgré les tentatives du gouvernement Charest de « calmer le jeu », dont l'offre faite le 5 avril de bonifier le régime de prêts et bourses et d'instaurer un remboursement proportionnel aux revenus, plusieurs séances de négociation et la démission de la ministre de l’Éducation Line Beauchamp, le mouvement étudiant ne semble pas s'essouffler. Le 16 mai, le premier ministre annonce le dépôt à l'Assemblée nationale d'un projet de loi spéciale pour mettre un terme au conflit. Deux jours plus tard, le projet de loi 78 (loi 12) – Loi permettant aux étudiants de recevoir l'enseignement dispensé par les établissements de niveau postsecondaire qu'ils fréquentent – est adopté en Chambre, avec l'appui des députés de la Coalition Avenir Québec, après 21 heures consécutives de débats. Les sessions d'hiver des 14 cégeps et des 11 facultés universitaires où les étudiants sont toujours en grève sont suspendues et des mesures strictes viennent encadrer les manifestations. Ces dernières seront d'ailleurs critiquées par plusieurs intervenants en faveur ou non de la grève étudiante, ainsi que par plusieurs groupes et institutions comme la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, le haut-commissariat aux droits de l'homme de l'Organisation des Nations unies et le bâtonnier du Québec (Lemonde et coll., Reference Lemonde, Bourbeau, Fortin, Joly, Poisson, Ancelovici and Dupuis-Déri2014 : 224).
Malgré tout, le mouvement contestataire s'agrandit. À l'aube des 100 jours du conflit, des milliers de citoyens vont joindre les manifestations de rue par le « mouvement des casseroles » qui s'ajoute aux manifestations nocturnes quotidiennes. Chaque soir à 20 h, des citoyens de partout au Québec sortent dans la rue et frappent sur poêlons et marmites pour manifester leur désaccord envers la loi spéciale qui interdit les manifestations spontanées. La popularité du gouvernement est à son plus bas, notamment à cause de nombreuses allégations de corruption dirigées vers le Parti libéral du Québec au pouvoir. Cette perception d'un gouvernement usé, autoritaire et corrompu coalise bon nombre de citoyens contre lui (Bégin-Caouette et Jones, Reference Bégin-Caouette and Jones2014 : 421; Drapeau-Bisson et coll., Reference Drapeau-Bisson, Dupuis-Déri, Ancelovici, Ancelovici and Dupuis-Déri2014; Simard, Reference Simard2013 : 217–218). Le 1er août, le premier ministre déclenche des élections générales prévues pour le 4 septembre. Cette annonce coïncide avec la 100e manifestation nocturne dans les rues de Montréal. Au terme de la campagne électorale, le Parti québécois est porté au pouvoir. Le gouvernement minoritaire de Pauline Marois annule la hausse des frais de scolarité telle qu’établie par l'ancien gouvernement et abroge plusieurs dispositions de la loi 12. Cela met un terme à ce que plusieurs ont surnommé le « printemps érable » (sur cette expression, voir Ancelovici et Dupuis-Déri, Reference Lemieux2014 : 5).
Par le biais d'une analyse de contenu de 424 interventions communicationnelles gouvernementales, cet article relève la nature du cadrage des évènements présenté par le gouvernement à la population québécoise. S'inspirant de la théorie de l'activation en cascade de Robert M. Entman (Reference Entman2004), l'analyse décrit comment le gouvernement a défini les problèmes, les solutions et les protagonistes impliqués dans le conflit sociétal qu'a traversé le Québec en 2012.
État de la question
Les réflexions et analyses sur le conflit étudiant de 2012 sont nombreuses et abordent une diversité de problématiques. Les chercheurs se sont intéressés à ses impacts sur la politique québécoise et les élections générales de septembre 2012 (Dufour, Reference Dufour, Tremblay, Roche and Tremblay2015; Dufour et Savoie, Reference Dufour and Savoie2014; Nadeau et Bélanger, Reference Nadeau-Dubois2013; Sanschagrin et Gagnon, Reference Sanschagrin, Gagnon, Ancelovici and Dupuis-Déri2014) ainsi qu’à ses conséquences sur le vote des étudiants (Stolle et coll., Reference Stolle, Pedersen, Harell, Dufour, Bélanger, Bastien and Gélineau2013).
Aussi, bon nombre d’écrits traitent des éléments du cadrage (framing) présents durant la crise. Le cadrage est une « construction résultant d'une bataille pour la définition du sens » et représente un élément d'analyse intéressant pour l’étude des mouvements sociaux permettant de « comprendre les identités médiatiques construites lors de la progression d'une cause ou des revendications d'un groupe dans l'espace public » (Lemarier-Saulnier, Reference Lemarier-Saulnier2016 : 68–69). Comme le relève la méta-analyse de Lemarier-Saulnier (Reference Lemarier-Saulnier2016 : 67), la définition la plus commune du cadrage dans la littérature est celle de Robert M. Entman : « To frame is to select some aspects of a perceived reality and make them more salient in a communicating text, in such a way as to promote a particular problem definition, causal interpretation, moral evaluation, and/or treatment recommendation for the item described » (Entman, Reference Entman1993 : 52). Celui-ci en proposera une autre, quelques années plus tard, qui résume plus précisément l'objectif du cadrage : « selecting and highlighting some facets of events or issues, and making connections among them so as to promote a particular interpretation, evaluation, and/or solution » (Entman, Reference Entman2003 : 417; Entman, Reference Entman2004 : 5).
Des auteurs se sont intéressés plus particulièrement aux pratiques de certains intervenants et au cadrage du conflit qui en a découlé – volontairement ou non. Entre autres, certains se sont intéressés à la couverture du conflit par les journalistes (Cléroux, Reference Cléroux2015 ; Francoeur, Reference Francoeur2012 ; Sauvageau et Thibault, Reference Sauvageau and Thibault2013; Turcotte-Summers, Reference Turcotte-Summers2016) et les caricaturistes (Simon, Reference Simon2016). Des études portent aussi sur l'impact médiatique de la grève étudiante (Rocheleau, Reference Rocheleau2012a; Rocheleau, Reference Rocheleau2012b). D'autres ont tenté de mieux comprendre le traitement des évènements par les réseaux télévisuels (Giroux et Charlton, Reference Giroux and Charlton2014a) et par les quotidiens montréalais (Giroux et Charlton, Reference Giroux and Charlton2014b). La perception des citoyens face au rôle joué par les médias durant le conflit a également été étudiée (Lemieux, Reference Lemieux2014). En somme, les médias semblent avoir fait l'objet d'une attention particulière des chercheurs. L'utilisation des médias sociaux pendant le conflit (Côté et de Grosbois, Reference Côté, de Grosbois, Ancelovici and Dupuis-Déri2014), notamment Facebook (Gallant et coll., Reference Gallant, Latzko-Toth and Pastinelli2015) et Twitter (Raynauld et coll., Reference Raynauld, Lalancette and Tourigny-Koné2016) a également été étudiée.
D'autres analyses traitent de la stratégie de communication des acteurs non gouvernementaux durant les évènements du printemps 2012. Entre autres, Olivier et Lamoureux (Reference Olivier, Lamoureux, Ancelovici and Dupuis-Déri2014) ainsi que Lacroix, Nadon et Parenteau (Reference Lacroix, Nadon, Parenteau, Ancelovici and Dupuis-Déri2014) se sont intéressés aux pratiques culturelles, artistiques et littéraires engagées. De plus, de nombreux essais et récits ethnographiques ont aussi été rédigés par divers acteurs militants de la Coalition large de l'Association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE) : son co-porte-parole Gabriel Nadeau-Dubois (Reference Nadeau-Dubois2013), ainsi que Renaud Poirier St-Pierre et Philippe Ethier (Reference Poirier St-Pierre and Ethier2013), respectivement attaché de presse et membre du comité exécutif de cette organisation. Ces écrits, qui ne présentent pas d'analyses empiriques des évènements, aident à mieux comprendre l’état d'esprit dans lequel se trouvaient les militants de la plus importante association étudiante nationale et présentent le récit, in situ, de l’élaboration des communications stratégiques au sein du mouvement étudiant.
Certains ont écrit sur des éléments de discours du gouvernement Charest durant cette période. C'est le cas de Gabriel Blouin Genest (Reference Blouin Genest2012), qui traite de la façon dont le gouvernement a voulu définir le mouvement de protestation étudiant. L'auteur souligne que la crise étudiante « s'est [d'abord] jouée au niveau des mots et de leurs significations, au niveau de la construction sociale de la violence et de l'extrémisme politique qui ont été associés aux étudiants » (Blouin Genest, Reference Blouin Genest2012 : 165).
Luc Vaillancourt (Reference Vaillancourt, Tremblay, Roche and Tremblay2015), pour sa part, insiste sur le concept de « majorité silencieuse » qui aurait été maintes fois mobilisé par les acteurs gouvernementaux durant le conflit. Par cet appel à la majorité, le gouvernement libéral aurait tenté de se positionner comme « responsable et démocratique, fort d'un pseudo-consensus » aux yeux de la population passive, et cherchait à « polariser le débat en instrumentalisant une partie de l'opinion publique contre l'autre […] en jouant sur le sentiment d'identification à des valeurs que l'on présente comme étant celles du plus grand nombre, que l'on postule comme forcément plus raisonnables et modérées », le tout dans le but de délégitimer la « minorité tapageuse » que formaient les étudiants grévistes (Vaillancourt, Reference Vaillancourt, Tremblay, Roche and Tremblay2015 : 14–15).
Dans un même ordre d'idée, Christian Nadeau (Reference Nadeau, Pierre-André, Roche and Tremblay2015) soulève le mépris des acteurs gouvernementaux, des médias et de représentants de la société civile envers le mouvement étudiant. Nadeau pose que les interventions communicationnelles de ces acteurs représentent « l'ensemble des gestes paternalistes, d'humiliation, de vexation et d'intolérance commis contre le mouvement social et politique étudiant » (Nadeau, Reference Nadeau, Pierre-André, Roche and Tremblay2015 : 77). Il affirme que l'intensité des propos méprisants à l'endroit des étudiants grévistes et des manifestants a atteint des sommets inégalés depuis une quarantaine d'années au Québec, et qu'ils visaient sciemment à affaiblir moralement, psychologiquement et politiquement le mouvement de contestation en rejetant du revers de la main la valeur de ses revendications (Nadeau, Reference Nadeau, Pierre-André, Roche and Tremblay2015 : 76–77).
Si ces éléments de langages ont joué un rôle dans la définition du conflit et de ses acteurs, ils semblent n'expliquer qu'une partie du cadrage gouvernemental. Josianne Millette (Reference Millette2013) apporte certaines précisions quant au cadrage durant le conflit de 2012. En postulant que « les cadres de représentations diffusés par les médias jouent un rôle central dans les dynamiques de la vie publique contemporaine et participent directement, quoique pas toujours de manière volontaire, aux processus de légitimation ou, au contraire, de trivialisation des mouvements sociaux et des enjeux politiques dont ils sont les porteurs » (Millette, Reference Millette2013 : 62), l'auteure identifie des cadres présents dans le conflit étudiant de 2012, dont certains sont communs à la grève étudiante de 2005.
Tout d'abord, il semble que la personnalisation du conflit mis de l'avant par les médias – et plus particulièrement ceux appartenant au groupe Québecor – est venue cadrer l'enjeu sur certains individus, en faisant d'eux des leaders et en associant la légitimité du mouvement à leur parcours et à leurs actions (Millette, Reference Millette2013 : 66). Elle dénote aussi que l'absence du gouvernement dans le débat durant les premières semaines du conflit a favorisé la naissance médiatique du « contre-mouvement » incarné par le Mouvement des étudiants socialement responsables du Québec et son discours critique envers la démocratie étudiante en général (Millette, Reference Millette2013 : 67–69). Elle identifie également le cadre du « boycottage », largement utilisé par le gouvernement, en opposition au terme « grève » employé et défendu par le mouvement étudiant, et sa reprise par les journalistes pour parler de la crise. Ces derniers, selon Millette, ont donc été « à la fois des cibles, des relais et des acteurs d'une lutte discursive et politique pour l'interprétation du mouvement et l’évaluation de sa légitimité à participer au débat public », ce qui a favorisé l'orientation du débat « non plus sur les finalités de la mobilisation […], mais sur le moyen d'action, sur sa légitimité et, par ricochet, sur celle des organisations étudiantes » (Millette, Reference Millette2013 : 70–74). Finalement, elle soutient que c'est le cadre de la violence et de l'intimidation qui a été au cœur de la stratégie du gouvernement Charest, et que ce dernier occupa de plus en plus d'espace médiatique au cours du conflit jusqu’à éclipser l'enjeu du financement des universités et de la hausse des frais de scolarité (Millette, Reference Millette2013 : 74–82). Sanschagrin et Gagnon (Reference Sanschagrin, Gagnon, Ancelovici and Dupuis-Déri2014) abondent également en ce sens dans leur analyse des positions gouvernementales à l'occasion du conflit étudiant. Pour ces auteurs, le gouvernement Charest a fait appel « à l'autorité, la hiérarchie et l'ordre [pour dépeindre] le mouvement étudiant comme une minorité privilégiée, radicale et violente » (Sanschagrin et Gagnon, Reference Sanschagrin, Gagnon, Ancelovici and Dupuis-Déri2014 : 259).
Bien que l'analyse de Millette, qui repose principalement sur des entretiens de recherche, semble de loin la plus complète concernant l’étude de la communication publique et politique durant le conflit étudiant de 2012, la recherche empirique consacrée à l'examen systématique des interventions communicationnelles du gouvernement est inexistante. Cet article vise ainsi à combler cette lacune dans la production du savoir sur la communication politique menée dans le cadre du conflit de 2012.
Le cadrage et le modèle d'activation en cascade
Le cadrage recèle une importance capitale dans le processus cognitif de l'interprétation des évènements, agissant comme des schémas interprétatifs pour leur donner un sens (Lemarier-Saulnier, Reference Lemarier-Saulnier2016). Les cadres ont la capacité de mobiliser des termes et des images appropriés dans le contexte culturel et social où ils sont émis, et peuvent donc stimuler l'adhésion ou l'opposition à une cause, bien que certains cadres nécessitent plus de répétitions que d'autres pour devenir saillants (Entman, Reference Entman2004 : 6).
Le modèle théorique de l'activation en cascade (cascading activation) développé par Robert M. Entman offre une perspective intéressante pour analyser la communication politique gouvernementale durant le conflit social qu'a connu le Québec en 2012. Entman avance que les différents acteurs en présence – l'exécutif gouvernemental, les autres élites politiques et les médias – ont la possibilité d’émettre des cadres d'interprétation et de les faire valoir de façon inégale (Reference Entman2004 : 9). Il dénote également que « as with real-world cascading waterfalls, each level in the metaphorical cascade also makes its own contribution to the mix and the flow (of ideas) » (Entman, Reference Entman2004 : 10). Ces contributions aux cadrages se font à divers niveaux de réseaux et sont influencées par quatre variables importantes qui contribuent ou non à l'adhésion des publics au cadre émis par l'exécutif politique : les motivations des acteurs qui communiquent, la conformité culturelle (cultural congruence), le pouvoir et la stratégie (Entman, Reference Entman2004 : 13).
Le modèle d’Entman (Reference Entman2004 : 17–22) repose ainsi sur quatre propositions. Premièrement, le gouvernement peut contrôler l'exercice de cadrage lorsqu'il mobilise des cadres culturellement adéquats à la société, réduisant ainsi les autres élites politiques (dont l'opposition) au silence et permettant la transmission sans modification des cadres vers les médias et le public. Deuxièmement, les journalistes sont motivés professionnellement à inclure des cadres différents de ceux du gouvernement lorsque l’évènement ou l'enjeu génère des cadres compétitifs qui ont aussi une résonance culturelle forte. Troisièmement, les autres élites politiques ont également des motivations à s'opposer aux cadres du gouvernement lorsque la population semble partagée face à ces derniers. Enfin, quatrièmement, le gouvernement a tendance à perdre le contrôle de la définition des enjeux ou des évènements au profit des autres élites politiques ou des médias lorsque ses cadres ne sont pas conformes culturellement, donc lorsqu'ils sont en opposition avec un certain « consensus culturel » social. De plus, Entman soutient que les citoyens, bien qu'ils se retrouvent à la fin du processus de cascade, peuvent influencer le processus de cadrage des décideurs publics (Entman, Reference Entman2004 : 13). Il peut donc y avoir une activation inversée, du bas vers le haut, menée par les citoyens qui interpellent leurs décideurs et les forcent à recadrer leur récit.
Cette conceptualisation du cadrage (voir Figure 1) a été développée à l'occasion d'une analyse des cadres médiatiques de l'administration fédérale états-unienne sur des questions d'interventions militaires et de politique étrangère. Nous pensons néanmoins qu'elle peut s'appliquer à l'analyse de crises liées aux politiques intérieures telles que le conflit étudiant de 2012. Les différents acteurs du modèle original pouvant intervenir dans le cadrage des enjeux doivent toutefois être revus afin de mieux représenter les réseaux d'influence propres au Québec. Par exemple, contrairement aux membres du Congrès et à leur personnel politique qui jouissent d'une liberté de vote et de parole sur les enjeux, les députés québécois, astreints à la discipline de parti, restent peu influents lorsqu'ils n'occupent pas un siège au Conseil des ministres. Les élites du modèle d'Entman ne comprennent donc pas, en contexte québécois, les simples députés du parti ministériel, sauf dans les rares cas où un élu déciderait de faire cavalier seul sur un enjeu précis. Cela n'a pas été le cas durant le conflit étudiant de 2012.

Figure 1 Adaptation du modèle d'activation en cascade en contexte québécois
Question et hypothèse de recherche
Cette étude est consacrée à l'analyse des cadres communicationnels développés et communiqués par le gouvernement du Québec durant le conflit. Notre démarche est guidée par la question de recherche suivante : comment le gouvernement québécois a-t-il tenté de cadrer le conflit social de 2012 et ses acteurs dans ses interventions communicationnelles? Nous postulons que le gouvernement n'a pas su maintenir l'initiative dans la définition des cadres interprétatifs du conflit étudiant, l'obligeant ainsi à revoir sa stratégie en réaction à divers évènements qui ont jalonné le déroulement du conflit.
Méthodologie
Aux fins de la présente étude, nous avons analysé le contenu des interventions et déclarations publiques diffusées par l'exécutif gouvernemental, c'est-à-dire le premier ministre et les membres du cabinet ministériel. Pour ce faire, nous avons assemblé un corpus comptant 424 interventions exprimant directement les positions des membres du gouvernement liées au conflit. Il couvre la période comprise entre le 10 novembre 2011, jour de la première manifestation étudiante d'envergure à Montréal, et le 15 juin 2012, date de l'ajournement des travaux de l'Assemblée nationale. Cette date coïncide également avec la « phase de démobilisation » du mouvement étudiant identifiée par Savard et Cyr (Reference Savard, Cyr, Ancelovici and Dupuis-Déri2014), caractérisée par une période de « dormance estivale » précédant son « effondrement » à l'occasion de la campagne électorale d'août 2012. Ainsi, en plus de s'intéresser aux actions strictement gouvernementales de gestion de crise politique, notre corpus couvre le cœur du mouvement de contestation, de ses débuts à son essoufflement.
Le corpus à l'étude, présenté au Tableau 1, est composé des interventions du gouvernement à l'occasion de la période de questions et de réponses orales, des déclarations tirées des communiqués de presse émis par les cabinets ministériels concernés par le conflit, des allocutions présentées en conférences de presse, des réponses à des questions des journalistes ainsi que de la publicité du Gouvernement du Québec diffusée le 17 mai 2012 dans les quotidiens québécois. Il permet de circonscrire les opérations de communications strictement gouvernementales par rapport aux messages partisans.
Tableau 1 Distribution du corpus par type d'intervention

Les réponses en Chambre aux questions des députés des partis d'opposition ont été recensées en utilisant l'index du Journal des débats de l'Assemblée nationale du QuébecFootnote 1. Les questions et réponses portant sur le conflit étudiant et ses conséquences ont été extraites manuellement pour être analysées individuellement. Chacune des réponses données par un membre du Conseil des ministres fut considérée comme une intervention et aucune distinction n'a été faite entre les réponses aux questions principales et les réponses aux questions complémentaires. Les interventions du leader parlementaire du gouvernement ont été exclues lorsque ce dernier ne répondait pas directement à une question de l'opposition, lors d'un appel au règlement par exemple.
Dans le cas des communiqués de presse, nous avons intégré au corpus tous ceux portant sur des enjeux concernant la hausse des frais de scolarité ou le conflit avec les étudiants. Ils ont été recensés directement sur les sites Internet des ministères. Lorsque les archives n'avaient pas été conservées, les communiqués ont été recensés à l'aide du moteur de recherche Eureka.cc. Les communiqués dans lesquels un seul ministre parle au nom du gouvernement ont été considérés comme une seule intervention. Pour les communiqués conjoints dans lesquels plusieurs ministres sont mentionnés, chacun des passages associés à un ministre en particulier a été considéré comme une intervention distincte.
Dans le cas des allocutions et des réponses du gouvernement aux questions des journalistes présentées lors des conférences de presse, elles ont été recensées sur le site de l'Assemblée nationale du Québec, qui en conserve les transcriptions intégrales lorsqu'elles ont eu lieu en l'Hôtel du Parlement et en l’Édifice Pamphile-LemayFootnote 2. Deux autres conférences de presse s’étant déroulées dans le hall de l’Édifice Honoré-Mercier ont été identifiées, soient celle du 27 avril 2012 (annonce par le premier ministre et la ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport Line Beauchamp d'une solution globale favorisant l'accessibilité financière aux études universitaires) et du 16 mai 2012 (annonce du dépôt du projet de loi spéciale par le premier ministre et la ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport Michelle Courchesne). Dans ces deux cas, puisque les transcriptions n’étaient pas disponibles sur le site de l'Assemblée nationale, nous avons obtenu copie des vidéos mises en ligne à l’époque sur le site Internet du premier ministre, puis nous en avons fait le verbatim. Il est à noter que ces vidéos ont été retouchées; il semble y avoir eu du montage et la suppression de certains passages, dont les périodes de questions des journalistes. Cependant, nous avons jugé pertinent de les ajouter au corpus puisqu'il s'agit de deux conférences de presse importantes durant le conflit étudiant qui présentent néanmoins des interventions claires de membres de l'exécutif gouvernemental. Chacune des allocutions des ministres a été analysée séparément, ce qui explique que plus d'une intervention peut être attribuée à un ministre lors d'une même conférence de presse. Chacune des réponses aux questions des journalistes représente une intervention individuelle et a ainsi été analysée séparément.
Le corpus est complété par la publicité du Gouvernement du Québec diffusée dans l’édition du 17 mai 2012 des principaux quotidiens québécois, soit le jour du dépôt du projet de loi spéciale. La distribution temporelle du corpus est illustrée à la Figure 2.

Figure 2 Distribution des interventions gouvernementales par mois
Chacune des 424 interventions a fait l'objet d'une analyse de contenu individuelle et manuelle, par un seul codeur, à l'aide d'une grille catégorielle (disponible sur demande auprès des auteurs) afin d'identifier 11 variables dont la date de l'intervention, l'acteur gouvernemental émetteur, le ou les acteurs non gouvernementaux mentionnés, le thème principal de l'intervention, l'argumentaire utilisé, la présence de références directes aux expressions « juste part », « boycott », « droit aux étudiants à assister à leurs cours » et ses déclinaisons, ainsi que la présence d'associations directes des concepts de « violence » et « d'intimidation » aux manifestations publiques.
Résultats
Les tentatives gouvernementales de cadrage
Comme l'illustrent les données présentées à la Figure 3, le gouvernement libéral a, dans un premier temps, tenté de cadrer l'enjeu du sous-financement des universités québécoises en proposant la hausse des frais de scolarité comme étant la solution privilégiée. En effet, on observe dès le début de la période temporelle étudiée la mobilisation d'arguments relatifs aux besoins financiers des universités québécoises : 1) la nécessité d'y réinvestir afin de leur permettre d'accomplir leurs missions de recherche et d’éducation comme le réclament les recteurs, et 2) l'obligation d'augmenter leur financement pour assurer leur compétitivité sur la scène internationale.

Figure 3 Évolution des deux cadres mobilisés par nombre d'arguments utilisés
Cette définition du problème permet au gouvernement de justifier la hausse des frais de scolarité telle que présentée par le ministre des Finances. En ce sens, plusieurs arguments mis de l'avant dans la communication gouvernementale viennent appuyer cette solution : 1) la « juste part » que doivent assumer les étudiants dans le financement des universités québécoises, 2) les frais de scolarité plus bas au Québec qu'ailleurs au Canada, 3) la volonté du gouvernement à négocier avec les étudiants sur les mesures d'accessibilité aux études supérieures, 4) le choix difficile, mais nécessaire du gouvernement pour assurer la pérennité financière du système universitaire, et 5) les accusations de populisme et d'incohérence portées à l'endroit de l'opposition, particulièrement envers le Parti québécois et sa chef.
Ce cadre devient central dans la communication du gouvernement, notamment à trois moments où il est mis de l'avant par ses représentants. D'abord, dans la semaine du 2 avril, lorsque le gouvernement propose une bonification du programme de prêts et l'instauration d'un régime de remboursement proportionnel au revenu des diplômés, puis dans la semaine du 23 avril, lorsque le gouvernement propose une solution « finale et globale » au conflit se résumant à l’étalement de la hausse sur 7 ans avec une indexation au coût de la vie à partir de la 6e année, et finalement entre le 14 et le 20 mai, période durant laquelle est déposé et adopté le projet de loi spéciale.
Dans un second temps, les données montrent l'apparition d'un autre cadre, celui de la loi et l'ordre servant à délégitimiser la protestation étudiante. Ce nouveau cadre mobilise quatre arguments : 1) l'affirmation par les acteurs gouvernementaux que la grève est en fait un « boycott », 2) le « droit à l’éducation » des étudiants non grévistes, 3) l'association des termes « violence » et « l'intimidation » au mouvement de protestation ainsi que 4) sa dénonciation et son opposition à l'action politique d'un gouvernement légitime et démocratiquement élu. La prise en importance de ce nouveau cadre dans la communication gouvernementale coïncide avec l'aggravation de la crise sociale. Il apparaît d'abord durant le mois d'avril, durant lequel plusieurs manifestations dégénèrent en confrontations et actes de vandalisme et où le gouvernement demande à la CLASSE de condamner fermement tous gestes de violence et d'intimidation pour pouvoir participer aux négociations, puis plus fortement le mois suivant lors des débats portant sur la loi spéciale (Bonenfant, Glinoer et Lapointe, Reference Bonenfant, Glinoer and Lapointe2013).
Consolider les cadres
L'analyse des interventions gouvernementales permet également d'exposer quatre expressions clés venant renforcer les différents cadres mis de l'avant par les membres de l'exécutif gouvernemental. En ce sens, nous avons relevé dans le corpus toutes les allusions directes aux expressions « juste part » (ex. les étudiants doivent faire leur juste part dans le financement des universités), « boycott » (pour remplacer le mot « grève »), « droit à l’éducation » (ex. il faut préserver le droit à l’éducation, tous les étudiants ont le droit d'assister aux cours pour lesquels ils ont payés…) et « violence et intimidation » (toutes les associations entre des gestes de violence ou d'intimidation et le mouvement de protestation à l'encontre des actions du gouvernement).
Comme l'illustre la Figure 4, l'utilisation de ces expressions suit l’évolution des cadres communicationnels mis de l'avant par le gouvernement tout au long du conflit. Les références à la « juste part » (associée au premier cadre), qui représentent 100% des expressions mobilisées en novembre, laissent place progressivement aux autres formules (associées au second cadre), notamment à celle du « boycott » qui est utilisée de façon continue de février à juin. Les références au « droit à l’éducation » et ses dérivés sont particulièrement présentes en mai (50% de toutes les expressions).

Figure 4 Pourcentages des références directes aux différentes expressions proportionnellement au nombre de références totales à ces expressions par mois
En ce qui concerne l'association du mouvement de contestation à la « violence et l'intimidation », on observe deux pointes d'utilisation importantes. Le mois d'avril (61,3% de toutes les expressions mobilisées dans les interventions gouvernementales) est le théâtre de plusieurs évènements turbulents qui peuvent expliquer cette situation. Le 16 avril, plusieurs bureaux de ministres sont vandalisés et les actions coordonnées d'un groupe de militants forcent l'arrêt de trois lignes du métro de Montréal. De plus, les 18 et 19 avril, 300 personnes sont arrêtées durant des affrontements entre policiers et manifestants sur le campus de l'Université du Québec en Outaouais. Le 20 avril, 100 autres personnes sont arrêtées en marge du Salon du Plan Nord à Montréal, où le premier ministre fait une allocution controversée alors que de violents affrontements entre manifestants et policiers ont lieu à l'extérieur de l'édifice. L'exclusion de la CLASSE de la table des négociations vient également attiser la contestation (Bonenfant, Glinoer et Lapointe, Reference Bonenfant, Glinoer and Lapointe2013). Au mois de juin, l'absence d’évènements aussi violents laisse à penser que le gouvernement, effectuant le bilan de la session parlementaire, décide de mobiliser à nouveau l'association des gestes d'intimidation et de violence aux manifestations populaires pour défendre son bilan législatif – dont l'adoption du projet de loi spéciale – et sa gestion de crise. Il est aussi possible qu’à la suite de la parution de plusieurs articles dans lesquels les commerçants du centre-ville se plaignent des conséquences des manifestations, notamment de l'attitude des membres du service de police de la Ville de Montréal (SPVM) (Laplante, Reference Laplante2012; Teisceira-Lessard, Reference Teisceira-Lessard2012), et rapportant les inquiétudes de la Chambre de commerce de Montréal concernant la baisse des chiffres d'affaires au centre-ville (Brousseau-Pouliot, Reference Brousseau-Pouliot2012), le gouvernement soit revenu à la charge en tenant de décrédibiliser le mouvement étudiant.
Les émissaires du gouvernement : les ministres de l’Éducation au front.
L'analyse des interventions indique que les deux ministres de l’Éducation, du Loisir et du Sport ont été privilégiées par l'exécutif comme émettrices principales des messages gouvernementaux. Ensemble, elles cumulent presque la moitié de toutes les interventions analysées. Line Beauchamp, titulaire du portefeuille jusqu’à sa démission le 14 mai 2012, en compte à elle seule 33%, alors que sa remplaçante Michelle Courchesne est associée à 13% des prises de parole du gouvernement. Quant au premier ministre (22%), au ministre de la Justice Jean-Marc Fournier (15%) et à celui de la Sécurité publique Robert Dutil (9%), ils cumulent ensemble la même part des interventions gouvernementales que leurs collègues à l’Éducation. Les autres acteurs du gouvernement ne représentent que 8%. La Figure 5 montre la proportion des interventions gouvernementales par acteurs. On note l'effacement du premier ministre tout au long du conflit, sauf au mois de juin où il devient le principal porte-parole du gouvernement sur cet enjeu. De plus, l'on constate que ce n'est qu’à partir du mois de mai que les autres acteurs du gouvernement deviennent beaucoup plus présents. Avant cela, la ministre Beauchamp agit comme principale (voire presque unique) porte-parole du gouvernement sur cet enjeu.

Figure 5 Évolution du nombre d'interventions (%) par mois selon les acteurs gouvernementaux
De qui parle le gouvernement?
Le processus de cadrage permet non seulement aux dirigeants politiques de définir les problèmes et les solutions liés à une crise sociale, il leur permet aussi d'identifier des coupables, de définir et de qualifier leurs adversaires. Notre analyse révèle deux groupes d'acteurs non gouvernementaux faisant l'objet d'une attention particulière dans la communication du gouvernement. En effet, comme l'indiquent les données de la Figure 6, l'opposition officielle du Parti québécois et sa chef Pauline Marois font l'objet de 26% des interventions gouvernementales durant la période temporelle étudiée. Cela représente un point de pourcentage de plus que les associations étudiantes et de leurs représentants. Pour ces dernières, le corpus présente une combinaison de mentions plus neutres, véhiculées par exemple dans des comptes rendus sur l’état des négociations, et d'autres plus négatives comme des accusations dirigées vers la CLASSE.

Figure 6 Proportion (%) des acteurs non gouvernementaux dont il est principalement question dans les interventions des acteurs gouvernementaux
Analyse et discussion
Notre analyse des 424 interventions gouvernementales recensées durant le conflit étudiant, de novembre 2011 à juin 2012, montre que les cadres explicatifs au cœur de la stratégie de communication de l'exécutif gouvernemental se sont largement adaptés aux évènements qui ont marqué la période de crise. Nous avions émis l'hypothèse d'un changement de cadrage – et donc de stratégie communicationnelle – durant le conflit, ce qui est confirmé.
Nos données indiquent que le gouvernement ne semble pas avoir réussi à maintenir l'initiative du cadrage de la situation. Sa tentative initiale, le cadre du sous-financement universitaire, a été contestée dès les premiers jours du conflit par les associations étudiantes (Sanschagrin et Gagnon, Reference Sanschagrin, Gagnon, Ancelovici and Dupuis-Déri2014 : 265). Selon Entman, « [w]hen counterframes are poorly developed, […] the average citizen may have great difficulty developing a more independent interpretation and evaluation » (Entman, Reference Entman2004 : 23). Dans le cas qui nous intéresse, il semble que la situation inverse se soit produite. Le cadre compétitif mis de l'avant par les associations étudiantes et leurs alliés politiques a vraisemblablement trouvé une résonance culturelle forte dans la population alors que, par exemple, de nombreux récits médiatiques successifs révélaient depuis des mois des cas d'abus liés à la rémunération des recteurs et dirigeants d'universités ou à la gestion financière des établissements. Aux prises avec une dégradation importante du climat social en avril et mai 2012 engendrant notamment critiques et inquiétudes de la part des commerçants montréalais, et constatant que le cadre du sous-financement universitaire n'arrivait pas à s'imposer auprès de la population et des médias, le gouvernement s'est retrouvé en position réactive.
C'est alors qu'apparaît dans le discours gouvernemental le cadre de la délégitimation de la protestation, qui le conduira à imposer une loi spéciale et à subir les manifestations quotidiennes des casseroles. Confronté à l'enjeu des votes de grèves, des demandes d'injonctions des étudiants membres du Mouvement des étudiants socialement responsables du Québec (MESRQ) et face au climat d'instabilité sociale caractérisé par la multiplication des actions politiques contestataires et des manifestations menées par le mouvement étudiant, le gouvernement impose un nouveau cadre où les manifestants sont associés à l'intimidation et la violence. On constate donc l'apparition d'une nouvelle définition du problème : au sous-financement universitaire s'ajoute la nécessité, d'une part, de rétablir un climat social sain et, d'autre part, d'assurer le droit à l’éducation des étudiants non grévistes. L'objectif étant de reprendre le contrôle de la situation et de justifier l'adoption du projet de loi 78. La solution mise de l'avant par le gouvernement se transforme au fil du temps; briser le mouvement de grève pour rétablir l'ordre et garantir un éventuel retour des étudiants dans les salles de classe venant s'ajouter, voire supplanter, la nécessité d'une hausse des droits de scolarité pour les étudiants.
Notre analyse montre également l'effacement relatif du premier ministre dans la communication gouvernementale durant les premiers mois du conflit. Ce n'est qu’à partir du mois de mai 2012, lors de la démission de sa ministre de l'Éducation et à l'apogée de la crise sociale, qu'il devient le principal porte-parole du gouvernement avec plus de 50% de toutes les interventions en juin. Globalement, il n'est à l'origine que de 22% de toutes les interventions du gouvernement sur l'ensemble de la période étudiée, comparativement à 46% pour les ministres de l’Éducation, du Loisir et du Sport. Ces données confirment le changement de stratégie du gouvernement. Misant initialement sur la présence d'une seule porte-parole dans l'espace public, le gouvernement indiquait ainsi clairement que l'enjeu en cause en était un d'éducation uniquement. Le départ de la ministre Beauchamp marque un changement de cap où, confronté à une crise sociale étendue, le gouvernement met à contribution plusieurs autres membres du cabinet dans la livraison du message. L'enjeu ne relève plus seulement du secteur de l'éducation. La crise est globale, sociétale, et impose à l'exécutif de multiplier ses intervenants qui sont guidés par le premier ministre lui-même. Ainsi, le cadre, le ton et le visage des interventions gouvernementales changent.
Notre étude permet de nuancer certaines conclusions précédemment avancées dans la littérature portant sur le conflit étudiant de 2012. Nos données soutiennent les conclusions de Millette (Reference Millette2013) et de Sanschagrin et Gagnon (Reference Sanschagrin, Gagnon, Ancelovici and Dupuis-Déri2014) concernant la mobilisation du thème de « la violence et l'intimidation » dans la communication gouvernementale. Elles confirment que cet argumentaire, que nous associons au cadre de la délégitimation de la protestation, occupe une proportion croissante dans les interventions publiques de l'exécutif alors que la crise progresse et qu'il vient éclipser le premier cadre gouvernemental consacré au financement universitaire et la hausse des droits de scolarité. Toutefois, nos données ne montrent pas que ce second cadre constitue réellement le cœur de la stratégie de cadrage gouvernemental. En fait, nos analyses révèlent plutôt un changement de stratégie gouvernementale à partir de la démission de la ministre Beauchamp. Le cadre de la délégitimation de la protestation est peu présent dans les interventions de communication gouvernementale étudiées avant la fin du mois de mai 2012.
Notre étude permet également de tempérer les écrits qui posent que le concept de la « majorité silencieuse » aurait été largement mobilisé par le gouvernement dans sa communication durant le conflit. Nos données montrent plutôt que 8% de toutes les interventions recensées réfèrent directement aux intérêts de la population québécoise. De plus, nous n'avons relevé aucune référence directe à l'expression « majorité silencieuse » dans le corpus. Trois pistes explicatives peuvent être envisagées. Premièrement, il est possible que cette expression soit davantage associée à la période électorale suivant le conflit qu’à la gestion gouvernementale de ce dernier. Deuxièmement, il se pourrait qu'elle ait été mobilisée dans des interventions médiatiques des porte-paroles gouvernementaux qui ne sont pas comprises dans notre corpus. Enfin, la notion de « majorité silencieuse » a pu être introduite dans le modèle d'activation par d'autres acteurs identifiés par Entman, comme des chroniqueurs politiques dans les médias. Une analyse systématique de la couverture médiatique consacrée à la crise permettrait de valider ces hypothèses.
Nos analyses des interventions gouvernementales montrent que le gouvernement cible prioritairement l'opposition officielle et les associations étudiantes dans sa stratégie de cadrage. Ces données appuient les conclusions d'autres chercheurs (Weinstock, Reference Weinstock2012) qui posent qu'en opposant son action aux gestes de violence et d'intimidation, le gouvernement pourrait avoir tenté d'instrumentaliser la crise à des fins politiques et électorales. Notre analyse indique que plusieurs éléments clés du message électoral qu'allait adopter le Parti libéral du Québec se retrouvent déjà dans la communication du gouvernement au cours de la crise.
En adoptant la perspective de la théorie du cadrage, l'action communicationnelle du gouvernement ne semble pas réussie. Toutefois, lorsque cette même stratégie est analysée selon la théorie du marketing politique, la gestion de crise du gouvernement Charest semble davantage représenter un succès : les segments électoraux traditionnellement acquis au Parti libéral du Québec n’étaient pas ceux qui avaient pris la rue pour protester contre l'action gouvernementale. De plus, le gouvernement semble avoir réussi à contrôler l'agenda politique à son avantage en capitalisant sur le clivage de l'opinion publique face au débat de la hausse des droits de scolarité et du conflit social. En pratiquant cette stratégie de politique de brèche (wedge politics) et en se présentant comme un gouvernement responsable, ouvert à négocier, qui fait des choix difficiles et les respecte, il s'est positionné publiquement comme un gouvernement protégeant la loi et l'ordre et assurant le droit à l’éducation des étudiants face au « boycott » lancé illégalement par les associations étudiantes. Ainsi, alors que les sondages préélectoraux prédisaient une défaite cuisante pour le Parti libéral au scrutin du 4 septembre 2012, la formation obtient une surprenante deuxième place, empêchant ainsi le Parti québécois d'obtenir une majorité parlementaire.
Notre étude examine les interventions gouvernementales dans le cadre du conflit, ce qu'aucune autre analyse empirique n'a encore réalisé. Elle suggère aussi que le modèle d'activation en cascade d'Entman semble pertinent pour l'analyse des crises politiques internes. Toutefois, il serait judicieux d'analyser plus en profondeur la saillance des cadres communicationnels du gouvernement dans la couverture des médias québécois afin d'observer une manifestation d'effet de cadrage sur la population. Cela permettrait également d'isoler les autres cadres communicationnels compétitifs mis de l'avant pendant le conflit, de les comparer à ceux du gouvernement et de mesurer lesquels se sont imposés dans la médiatisation de la grève étudiante. Notre analyse permet de relever comment le gouvernement a défini, dans ses interventions publiques, son action et sa perception du déroulement de la crise sociale qui a secoué le Québec en 2012. Un examen plus englobant de l'ensemble des prises de parole publiques permettrait maintenant d'identifier quelles sont celles qui se sont imposées et qui auront remporté la bataille de l'ordre du jour politique de ce printemps de crise.