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How History Gets Things Wrong: The Neuroscience of Our Addiction to Stories ALEX ROSENBERG Cambridge (MA), MIT Press, 2018, 289 p.

Published online by Cambridge University Press:  15 November 2019

YVES LABERGE*
Affiliation:
Université d’Ottawa
*
*<ylaberge@uottawa.ca>
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Book Review/Compte rendu
Copyright
Copyright © Canadian Philosophical Association 2019 

«à quel point l’esprit humain est avide de fables» Lucrèce, De rerum natura

«Dieu a créé l’homme parce qu’il aime les histoires» — Élie Wiesel, Les portes de la forêt (1964)

Incontestablement, nous vivons dans un monde rempli d’histoires racontées et de mises en récit — il ne s’agit pas de l’omniprésence de «la grande Histoire» émanant des grands historiens ni de l’intrusion des sciences historiques dans notre quotidien, mais plutôt de la coexistence d’une infinité de petites histoires, de moments historiques marquants ou anodins, d’événements relatés et répétés à l’infini qui formeraient, lorsque mis ensemble, quelque chose comme une «grande histoire» ou, à la limite, «l’Histoire» avec un grand «H». Au-delà des événements et des faits, petits et grands, il y a les récits que l’on s’en fait, inévitablement, par exemple dans ce passage indiscernable et incernable entre l’actualité et l’Histoire. N’emploie-t-on pas, en anglais, les termes «story» et «stories» pour désigner un reportage lors du bulletin de nouvelles télévisées?

Ce livre au titre ambigu et à la couverture provocatrice — montrant sciemment une image placée à l’envers — questionne et conteste les manières dont des faits historiques isolés seraient mis en scène, (ré)interprétés, (re)construits, (ré)agencés, chronologisés et surtout mis en récit durant le processus d’historisation. Il est ici question autant de la «grande histoire» que de la «petite histoire» dont il faudrait scruter les fondements moraux (p. 27). Pour Alex Rosenberg, qui est professeur de philosophie à la prestigieuse université de Duke, l’Histoire — mais en réalité, il faudrait plutôt parler de certains historiens influents — abuserait de sa capacité de mise en récit en déduisant trop de liens gratuits entre des événements disparates, avec comme conséquence d’établir entre eux un fil conducteur qui serait exagéré et artificiel, voire infondé : nous créerions trop d’histoires, trop de récits et trop de corrélations autour d’événements apparemment proches dans la temporalité et l’espace, mais pas forcément reliés les uns aux autres (p. 26). C’est la thèse principale de ce livre assez unique qui présente une dizaine d’études de cas, allant de Talleyrand jusqu’à la thèse du jeune Henry Kissinger ou encore la création de L’archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne. Selon Alex Rosenberg, «toutes les narrations historiques sont erronées, toutes» (p. 29, ma traduction : «It [ce livre] will show that all historical narratives are wrong — all of them»).

Mais d’abord, comment définit-on toutes ces petites histoires qui ne seraient pas de l’Histoire? Et comment ce processus de mise en récit opère-t-il? Selon Alex Rosenberg, les historiens et les chroniqueurs feraient de l’histoire tout comme les écrivains inventent leurs fictions, en se conformant aux mêmes procédés narratifs : «Nous, les humains, avons un appétit insatiable pour les histoires avec des héros identifiables [c’est-à-dire auxquels on peut s’identifier], la tension d’une quête, des obstacles surmontés d’un «happy end» ou, du moins, d’un dénouement satisfaisant sur le plan émotionnel» (p. 10). Cette prémisse permet par exemple à Alex Rosenberg d’affirmer que l’histoire de la Guerre de Sécession a été réécrite à la fin du XXe siècle (p. 27).

L’explication de ces agglomérats abusifs et de ces conclusions hâtives serait simple : pour bon nombre d’historiens, la tentation serait trop forte de créer des récits contenant des relations de cause à effet pour tenter d’expliquer (et de faire comprendre) l’enchevêtrement de certains phénomènes complexes qui ont eu lieu presque simultanément, car le public semble apprécier les récits bien ficelés : «Now we see why we love stories — plot-driven narratives — why we crave them, are addicted to them, need them. Our minds are hardwired to impose the theory of mind on chronologies — to make them into narratives histories — and to find pleasure in doing so» (p. 87).

L’argumentation théorique d’Alex Rosenberg constitue la dimension la plus intéressante de ce How History Gets Things Wrong. Dans l’élaboration de son cadre théorique, au cours des deux premiers chapitres, l’auteur invoque, pour la critiquer et la discréditer, la «théorie de l’esprit» (Theory of Mind, en anglais), écrivant à son propos qu’il ne s’agirait «pas d’une très bonne théorie» (p. 87), car celle-ci contribuerait à établir beaucoup trop facilement des corrélations infondées.

Plusieurs compléments et prolongements pourraient s’ajouter à ce livre qui inspire et qui invite à la réflexion, car le sujet est vaste. On sait qu’il existe une longue tradition de philosophie de l’histoire en France, tradition philosophique à laquelle le présent ouvrage d’Alex Rosenberg fait peu allusion (sauf pour ses deux chapitres consacrés aux motivations de Talleyrand). Pensons par exemple à La philosophie critique de l’histoire de Raymond Aron (réédité chez Points en 2018), mais aussi à ce collectif méconnu en hommage au même Raymond Aron, publié sous la direction conjointe de Georges Canguilhem, François Furet, Alain Boyer, Jean Gatty et Jean-Claude Chamboredon, et intitulé Raymond Aron, la philosophie de l’histoire et les sciences sociales (2005). Certains éléments théoriques pourraient être ajoutés à la démonstration d’Alex Rosenberg, qui se concentre, pour la disqualifier, sur la théorie de l’esprit. Ainsi, à la suite des recherches fondatrices du philosophe français Tzvetan Todorov — auteur non cité ici — en sociolinguistique et en philosophie de l’histoire, on a théorisé deux concepts de «récit» et d’«histoire» (devenus en anglais respectivement «narrative plot» et «story») pour expliquer comment les événements sont relatés lorsque nous racontons des histoires, authentiques ou fictives. Il y a près d’un demi-siècle, Todorov avait élaboré ce modèle novateur dans son livre Poétique de la prose (1971), non mentionné ici. Néanmoins, ces deux termes («narrative» et «story») reviendront fréquemment dans le livre d’Alex Rosenberg.

Loin de tout condamner et sans vouloir disqualifier le métier d’historien, Alex Rosenberg conclut en invitant à reconsidérer l’importance de l’histoire officielle et du récit national, qui demeurent pourtant irremplaçables : «S’il y a un sens à l’histoire, si les récits nationaux peuvent avoir un sens, cela ne peut être que par le sens des actes individuels» (p. 249).

Les recherches d’Alex Rosenberg ne sont pas isolées et s’inscrivent dans une continuité à laquelle il manque toujours une synthèse. Depuis une vingtaine d’années, les livres prenant en compte la narration abondent en langue anglaise; pensons à The Storytelling Animal: How Stories Make Us Human, de Jonathan Gottschall (2013). Mais en France, on peine même à retraduire le terme figurant au centre du travail de Gottschall, comme le montre le titre anglicisé du livre — au demeurant excellent — de Christian Salmon, Storytelling (2007).

En somme, How History Gets Things Wrong: The Neuroscience of Our Addiction to Stories propose une critique originale mais rigoureuse des processus d’historisation, mais aussi de la théorie de l’esprit. C’est un livre bien écrit et clair, qui certainement fera date dans le domaine de la philosophie de l’histoire. Pour le lecteur canadien, qui assiste aux débats incessants entre les versions anglophone et francophone de son histoire nationale — ou, dans le cas canadien, à une opposition entre l’histoire coloniale et l’histoire envisagée selon le point de vue des opprimés —, ce livre d’Alex Rosenberg — qui ne traite aucunement du Canada — apparaît comme une invitation à prolonger la réflexion sur les usages, les limites et les récupérations possibles de l’histoire. Ouvrage peu recensé dans le monde francophone, on espère que How History Gets Things Wrong sera traduit en français.

References

Références bibliographiques

Aron, Raymond 1987 La philosophie critique de l’histoire [1938], Paris, Julliard.Google Scholar
Canguilhem, Georges, et al., dir. 2005 Raymond Aron, la philosophie de l’histoire et les sciences sociales, Paris, Éditions Rue d’Ulm (coll. «Figures normaliennes»).Google Scholar
Gottschall, Jonathan 2013 The Storytelling Animal: How Stories Make Us Human, Boston (MA)/New York (NY), Houghton Mifflin Harcourt.Google Scholar
Kukkonen, Karin 2014 «Plot», dans The Living Handbook of Narratology [en ligne], <https://www.lhn.uni-hamburg.de/node/115.html>, mis en ligne le 25 janvier 2014, consulté le 1er août 2019.,+mis+en+ligne+le+25+janvier+2014,+consulté+le+1er+août+2019.>Google Scholar
Salmon, Christian 2007 Storytelling, Paris, La Découverte (coll. «Cahiers libres»).Google Scholar
Todorov, Tzvetan 1971 Poétique de la prose, Paris, Seuil.Google Scholar