1. Introduction
Dans «Mind-Independence without the Mystery: Why Quasi-Realists Can’t Have it Both Ways» (2011), Sharon Street soutient que le quasi-réalisme, projet métaéthique qui consiste à expliquer le caractère réaliste du discours normatif sans postuler l’existence d’entités normatives, est sujet aux mêmes objections que le réalisme. Plus spécifiquement, Street déclare que les quasi-réalistes, parce qu’ils soutiennent, tout comme les réalistes, que les entités normatives (ou les valeurs) existent de manière indépendante de nos attitudes, sont sujets à «l’argument de la coïncidence» (2006, p. 122). Cet argument a pour conclusion que, s’il est vrai que des vérités normatives existent indépendamment de nos attitudes, alors il est fort probable que nos attitudes évaluatives actuelles ne correspondent pas à ces vérités. Cette conclusion serait justifiée par le fait que le contenu de nos attitudes évaluatives actuelles a été grandement influencé par les forces de l’évolution et que ces forces n’ont aucune relation avec les vérités normatives indépendantes. Dans cet article, j’avancerai que l’argument de la coïncidence ne peut pas être appliqué au quasi-réalisme moralFootnote 1. Ceci ne veut évidemment pas dire que le quasi-réalisme est vrai, mais simplement que l’argument de Street contre le quasi-réalisme n’est pas valide.
Le quasi-réalisme est un projet métaéthique ou «métanormatif» associé à l’expressivisme moral ou normatif et qui cherche à préserver les avantages du réalisme normatif tout en évitant les écueils ontologiques de ce dernier. Tout comme la plupart des réalistes normatifs, les quasi-réalistes normatifs cherchent à préserver l’idée qu’il existe des vérités normatives, que la normativité et la moralité sont objectives, et ainsi de suiteFootnote 2. Ils considèrent qu’ils peuvent éviter les écueils ontologiques du réalisme normatif, car ils pensent qu’il est possible d’expliquer tout ce que les réalistes cherchent à expliquer sans postuler l’existence d’entités ontologiques normatives robustes, tels que des faits normatifs ou des propriétés normatives (Gibbard, Reference Gibbard2011, p. 44).
Ce projet est toutefois sujet à une critique importante : si les quasi-réalistes réussissent à expliquer tout ce que les réalistes cherchent à expliquer, alors il n’est plus possible de distinguer le quasi-réalisme du réalisme. Street porte cette objection à un autre niveau : elle soutient en effet que, si le quasi-réalisme est vrai, non seulement celui-ci devient-il impossible à distinguer du réalisme, mais il fait alors face aux mêmes objections que le réalisme. Elle adresse, comme elle l’a fait pour le réalisme dans «A Darwinian Dilemma» (2006), une objection essentiellement épistémologique au quasi-réalisme : s’il existe des vérités normatives indépendantes de nos attitudes, comme le soutiennent les quasi-réalistes, alors il ne nous est pas possible de les connaître. Il ne nous serait pas possible de connaître ces vérités car, dans un premier temps, le contenu de nos attitudes évaluatives a été grandement influencé par les forces de l’évolution, et, dans un deuxième temps, parce que les vérités normatives indépendantes n’ont aucun lien avec les forces de l’évolution.
Ceci forcerait les quasi-réalistes à conclure que nous n’avons aucun espoir («hopeless») de reconnaître lesquelles de nos attitudes évaluatives sont vraies, car nous n’avons aucun espoir de reconnaître les vérités normatives indépendantes. Cette affirmation contrevient, comme je l’expliquerai plus tard, à un élément que Street considère comme étant essentiel à toute pratique normative : un agent ne peut pas occuper le point de vue pratique (le point de vue d’une créature qui valorise quelque chose) tout en se croyant être sans espoir de reconnaître les vérités normatives.
La réponse que je développerai dans cet article est différente de celles déjà offertes par les quasi-réalistes. Dans «How Much Realism? Evolved Thinkers and Normative Concepts» (2011), un article qui se veut une réponse directe à Street, Allan Gibbard soutient que les quasi-réalistes n’ont aucune difficulté à expliquer les désaccords moraux et les questions reliées à la justification de nos attitudes évaluatives. Toutefois, il me semble que Gibbard manque de clarté concernant l’élément essentiel de la critique de Street, soit l’idée selon laquelle nous n’aurions aucun espoir de reconnaître les vérités normatives. Gibbard utilise une distinction entre «réalisme vaste» et «réalisme tempéré» pour soutenir que seul le réalisme vaste est sujet à la critique de Street. Pour Gibbard, il est préférable de comprendre le quasi-réalisme comme étant plus proche du réalisme tempéré que du réalisme vaste. La différence entre ces deux formes de réalisme tient à ce que le réaliste vaste soutient que les faits normatifs doivent respecter les mêmes standards que les faits «ordinaires», par exemple les faits naturels ou empiriques. Le réaliste tempéré, de son côté, nie cette thèse. Toutefois, pour des raisons qui devraient apparaître claires plus tard, cette réponse échoue à établir clairement ce qui distingue le quasi-réalisme, et ce qui est justement la raison pour laquelle l’argument de la coïncidence ne s’applique pas à cette théorie. En d’autres termes, je ne considère pas qu’il soit avantageux pour les quasi-réalistes d’affirmer, comme semble le faire Gibbard, qu’ils sont plus proches du réalisme tempéré que du réalisme vaste.
Simon Blackburn, dans un article publié sur son site webFootnote 3, a introduit une réponse quasi-réaliste intéressante à l’argument de Street; or, celle-ci demeure incomplète, car elle n’identifie pas pourquoi l’argument de la coïncidence ne pourrait s’appliquer au quasi-réalisme. En effet, Blackburn soutient que ce qu’il appelle le réalisme cartésien, thèse similaire au réalisme vaste introduit par Gibbard, est aux prises avec le scepticisme cartésien. Si le réalisme cartésien est vrai, il serait alors possible de dériver la possibilité de l’erreur globale en s’appuyant sur des cas locaux de faillibilité, un peu comme le fait Street. Blackburn énonce clairement pourquoi il n’est pas troublé par le scepticisme cartésien, mais il ne formule pas nettement ce qui fait que le quasi-réalisme n’est pas affecté par le scepticisme cartésien et par l’argument de la coïncidence. En un certain sens, bien qu’il soit possible de dire que tous les éléments de réponse se trouvent chez Blackburn, ceux-ci ne sont pas organisés de façon assez systématique pour offrir une explication convaincante des raisons pour lesquelles l’argument de la coïncidence ne peut être appliqué au quasi-réalisme.
Jamie Dreier, dans «Quasi-Realism and the Problem of Unexplained Coincidence» (2012), propose une réponse élaborée qui consiste en une reconstruction d’une sémantique évaluative qui permettrait de répondre aux doutes avancés par Street. Même si ce que dit Dreier est fort probablement vrai, il consent plus que nécessaire à l’argument de Street et, de son propre aveu, il échoue à identifier pourquoi l’argument de la coïncidence ne peut s’appliquer au quasi-réalisme (2012, p. 287). Je considère le présent article comme étant une contribution essentielle à la littérature, car il vient justement éclairer et préciser pourquoi l’argument de la coïncidence ne pourrait pas s’appliquer au quasi-réalisme.
Ma thèse est que l’élément nécessaire qui fait de l’argument de la coïncidence un argument potentiellement convaincant contre le réalisme ne se retrouve pas dans le quasi-réalisme. Il s’agit du fait que les entités (faits, propriétés, etc.) normatives et les vérités normatives indépendantes doivent jouer un quelconque rôle explicatif, ce qui nécessite un engagement ontologique envers des entités normatives robustes. Pour les réalistes, il est nécessaire d’attribuer un rôle explicatif à ces entités; et c’est exactement ce qui fait que l’argument de la coïncidence est, pour eux, aussi troublant. Toutefois, comme je vais l’expliquer dans la deuxième section de cet article, les quasi-réalistes ne sont pas dans l’obligation d’attribuer un quelconque rôle explicatif aux entités et aux vérités normatives; c’est d’ailleurs ce qui distingue le quasi-réalisme du réalisme, même dans sa version tempérée. Je soutiendrai dans la quatrième section qu’une telle absence rend l’argument de la coïncidence obsolète contre le quasi-réalisme. C’est également ce qui distingue ma réponse au problème de la coïncidence des autres réponses quasi-réalistes.
Par le fait même, je montrerai que l’argument de Street pour une position selon laquelle les vérités normatives sont dépendantes de l’esprit des agents est trop rapide, car il échoue à prendre en compte le quasi-réalisme. En effet, Street introduit le problème de la coïncidence dans le but de soutenir qu’il est préférable de comprendre les vérités normatives comme étant dépendantes de l’esprit des agents. Toutefois, considérant que l’argument de la coïncidence ne s’applique pas au quasi-réalisme (dans la mesure où l’argument que je défends dans cet article est valide), il n’est pas possible de soutenir aussi rapidement que les vérités normatives sont dépendantes de l’esprit des agents.
Le plan de l’article est le suivant. À la deuxième section, je présenterai brièvement ce qu’est le quasi-réalisme. Cette présentation ne se veut pas exhaustive, mais plutôt schématique. Dans la troisième section, je vais introduire l’argument de la coïncidence, tel qu’appliqué au quasi-réalisme. À la quatrième section, j’expliquerai pourquoi je considère que l’argument de la coïncidence ne peut pas s’appliquer au quasi-réalisme. Finalement, à la cinquième section, je vais discuter une réponse à mon argument.
2. Qu’est-ce que le quasi-réalisme?
Je comprends le quasi-réalisme comme étant la conjonction des quatre thèses suivantes :
1. Les jugements normatifs expriment des attitudes conatives;
2. Les attitudes exprimées par les jugements normatifs expliquent la signification de ces jugements;
3. Le caractère factuel du discours normatif (ainsi que l’idée qu’il existe des faits normatifs) peut être expliqué par une lecture «interne» au discours normatif;
4. Le minimalisme comme théorie de la vérité permet d’expliquer comment il est possible de parler de vérité morale, de connaissance morale, de faits moraux, etc.
Les deux premières thèses représentent ce qui est spécifique à l’expressivisme, et les deux dernières représentent l’ajout du projet quasi-réaliste à l’expressivismeFootnote 4. La première thèse est ce qui distingue le cognitivisme du non-cognitivisme normatif. Pour les cognitivistes, les jugements normatifs expriment des croyances, c’est-à-dire des attitudes qui cherchent à décrire le monde. Les expressivistes croient plutôt que les jugements normatifs expriment des attitudes d’un autre type : des attitudes conatives. L’objectif des attitudes conatives n’est pas de décrire le monde, mais plutôt d’exprimer comment nous voudrions que le monde soit. À ce sujet, Blackburn dit que les jugements normatifs expriment des attitudes d’approbation et de désapprobation (1998), alors que Gibbard soutient que les jugements normatifs expriment des plans d’action que nous proposons d’accepter (2003).
La deuxième thèse est une thèse sémantique, selon laquelle ce sont les attitudes exprimées par les jugements normatifs qui déterminent et permettent d’expliquer la signification de ces jugements. Comme le résume Gibbard, «pour expliquer la signification d’un terme, il s’agit d’expliquer quels états d’esprit ce terme sert à exprimer» (2003, p. 7)Footnote 5.
La troisième thèse est la thèse focale du projet quasi-réaliste et celle qui permet de distinguer cette option du réalisme. Pour les quasi-réalistes, les réalistes ont raison de croire que le discours normatif est essentiellement factuel, au sens où il attribue des propriétés normatives aux entités du monde. Les réalistes ont également raison de croire que la normativité (et surtout la moralité) est objective, au moins au sens où il n’est pas vrai que tout se vaut en matière de normativitéFootnote 6. Ainsi, pour les quasi-réalistes, l’aspect factuelFootnote 7 du discours normatif doit être préservé et expliqué, car il représente un élément essentiel de la manière dont nous appréhendons ce phénomène. C’est d’ailleurs ce qui distingue l’expressivisme du subjectivisme. D’après les subjectivistes, les jugements normatifs rendent compte des attitudes d’approbation et de désapprobation. C’est pourquoi ils soutiennent que les expressions «mentir est mal» et «je désapprouve le mensonge» ont la même signification. Pour les expressivistes, les subjectivistes échouent à reconnaître une distinction essentielle entre, d’un côté, exprimer une attitude, et, de l’autre, rendre compte d’une attitude. Nos jugements moraux expriment des attitudes d’approbation et de désapprobation, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’ils rendent compte de telles attitudes. Soutenir que les jugements moraux expriment des attitudes d’approbation et de désapprobation permet aux quasi-réalistes de préserver le caractère factuel du discours normatif.
Les quasi-réalistes considèrent qu’il est possible d’expliquer l’aspect factuel du discours normatif de la manière suivante : il s’agit d’opérer une «lecture interne» au discours normatifFootnote 8 des questions concernant les faits normatifs et les vérités normatives. Par exemple, plutôt que de dire que les questions sur les vérités normatives sont des questions métanormatives, les quasi-réalistes soutiennent que ces questions sont des questions purement normatives. Ainsi, si un agent exprime le jugement «il est vrai qu’il est mal de torturer les autres par pur plaisir», il exprime, nous dira un quasi-réaliste, un jugement de premier ordre selon lequel il est moralement inadmissible de torturer les autres par pur plaisir. La même chose peut être dite à propos des jugements concernant les faits normatifs, tels que «c’est un fait qu’il est mal de torturer les autres par pur plaisir». Ces jugements doivent être compris comme étant des jugements normatifs de premier ordre plutôt que des jugements métanormatifs de deuxième ordre.
Pour reprendre l’explication de Blackburn, le jugement «il est vrai qu’il est mal de torturer les autres par pur plaisir» est l’expression, du moins indirectement, d’une attitude d’approbation envers une «sensibilité» selon laquelle les vérités normatives tiennent indépendamment de nos attitudes (1993b, p. 153 et 1998, chapitre 8). Une sensibilité est comprise comme étant l’ensemble des jugements normatifs qu’un agent (ou un groupe d’agents) propose d’accepter, ou tout simplement comme une théorie des valeurs (Blackburn, Reference Blackburn1993d, p. 92). De plus, pour les quasi-réalistes, certaines sensibilités sont meilleures que d’autres, au sens où certaines sensibilités morales sont préférables à d’autres. Pour Blackburn, il est indéniable que les sensibilités qui soutiennent que les vérités normatives sont indépendantes de nos attitudes sont préférables aux sensibilités qui soutiennent le contraire, mais ce débat est strictement normatif plutôt que métanormatif. Comme il l’affirme dans «How to Be an Ethical Anti-Realist», «[…] il y a une seule manière correcte de comprendre la question “De quoi le caractère mauvais de la cruauté gratuite dépend-il?” : comme une question morale, à laquelle correspond une réponse où aucune mention de nos attitudes réelles ne peut figurer correctement […]» (1993c, p. 173). Les quasi-réalistes appliquent la même stratégie aux jugements qui sont moins spécifiques, tels que «il existe des vérités normatives». Un tel jugement peut apparaître comme étant un jugement purement métanormatif, mais, pour un quasi-réaliste, il doit être compris comme un jugement normatif. Cette stratégie permet aussi de dire qu’il existe des propriétés et des faits normatifs objectifs, car une telle affirmation revient à accepter une certaine sensibilité plutôt qu’une autre, ce qui n’a aucune implication ontologiqueFootnote 9.
Cette troisième thèse doit, à mon avis, être comprise en conjonction avec la quatrième, le minimalisme comme théorie de la vérité, stratégie que les quasi-réalistes appliquent aussi à la connaissance normative et aux entités normativesFootnote 10. La thèse principale du minimalisme sémantique est la suivante : la proposition p est vraie si, et seulement si, p (Horwich, Reference Horwich2001, p. 149). L’idée des minimalistes est qu’une telle affirmation dit tout ce qu’il y aurait à dire à propos de la véritéFootnote 11. Ainsi, dire de la proposition p qu’elle est vraie veut simplement dire que p est le cas. Blackburn, dans Ruling Passions, résume de la manière suivante le minimalisme et ses implications.
Après tout, le minimalisme à propos de la vérité nous permet de dire «il est vrai que la gentillesse est bonne». Ceci ne veut rien dire de plus que la gentillesse est bonne, une attitude que nous pouvons très bien vouloir exprimer. […] Le minimalisme semble aussi nous permettre de dire, par exemple, que «la gentillesse est bonne» représente un fait. «Représente un fait» ne veut rien dire de plus que «est vrai» (Blackburn, Reference Blackburn1998, p. 78).
C’est avec le minimalisme que les quasi-réalistes considèrent qu’ils ont «gagné le droit» («earn the right») de dire qu’il existe des vérités normatives indépendantes de nos attitudes. Par exemple, affirmer «il est vrai qu’il est mal de torturer des chatons par pur plaisir» revient à la même chose que d’affirmer «il est mal de torturer des chatons par pur plaisir», affirmation qui exprime une attitude de désapprobation envers un certain type d’actions. De même, affirmer «il existe des vérités normatives indépendantes» revient à exprimer une attitude d’approbation envers une sensibilité morale selon laquelle les vérités normatives ne dépendent pas de nos attitudes.
Mon propos ici n’est pas d’évaluer si le minimalisme est vrai; ceci représente une tâche qui dépasse le contexte de cet article et il existe déjà plusieurs contributions intéressantes dans la littérature sur ce sujetFootnote 12. Cependant, il faut insister sur le fait que le minimalisme permet aux quasi-réalistes de parler de vérités normatives sans pour autant que ces vérités aient les mêmes implications ontologiques que la conception des vérités normatives des réalistes normatifs. En effet, le quasi-réalisme ne requiert pas de postuler l’existence d’entités normatives, car ces entités ne jouent aucun rôle explicatif. Chez les réalistes, il est nécessaire de postuler l’existence d’entités normatives, car elles sont nécessaires pour expliquer nos jugements normatifs. Les réalistes n’ont donc nul autre choix que de postuler l’existence de telles entités ontologiques normatives, comme des faits normatifs ou des propriétés normatives.
Pour récapituler, les quasi-réalistes soutiennent que les jugements normatifs expriment des attitudes conatives, que ce sont les attitudes exprimées par ces jugements qui expliquent la signification de ceux-ci, que le caractère factuel des jugements normatifs est préservé par une lecture interne au discours normatif des expressions sur les faits normatifs et les vérités normatives, et, finalement, que le minimalisme permet de rendre compte des expressions portant sur les vérités normatives sans avoir recours à des entités normatives.
Pour Street, malgré tout ce que les quasi-réalistes disent, ils ont échoué à réellement gagner le droit d’affirmer qu’il existe des vérités normatives indépendantes de nos attitudes. Street justifie cette affirmation en soutenant que, s’il existe des vérités normatives indépendantes de nos attitudes, il est alors peu probable que nous puissions les connaître; et si nous ne pouvons pas les connaître, alors nous n’avons pas gagné le droit d’affirmer qu’elles existent. La raison principale qui soutient que nous sommes incapables de connaître les vérités normatives indépendantes est que, tout comme les réalistes, les quasi-réalistes font face à une objection épistémologique importante : si le quasi-réalisme est vrai, il existerait alors une coïncidence inexpliquée entre les vérités normatives indépendantes et nos attitudes évaluatives.
3. L’argument de la coïncidence
Avant d’introduire l’argument de la coïncidence, il est nécessaire d’en dire plus sur un élément qui a déjà été mentionné dans l’introduction, car il est la motivation principale de cet argument : un agent ne peut occuper le point de vue pratique sans croire qu’il peut savoir et identifier ce qui est bon pour lui, ce qu’il doit faire, ce qui a de la valeur, et qu’au moins certains (sinon la plupart) de ses jugements normatifs sont vrais. Bref, un agent ne peut occuper le point de vue pratique que s’il n’est pas sans espoir de reconnaître les vérités normatives. Pour reprendre les propos de Street, «lorsque j’occupe le point de vue pratique, je juge que j’ai une raison de faire de l’exercice régulièrement, de donner à l’UNICEF et de trouver un équilibre entre le travail et la famille; je pense que ces jugements et bien d’autres de mes jugements à propos de mes raisons normatives sont vrais» (2016, p. 293-294). Nous pouvons aussi occuper un point de vue que Street identifie comme étant «théorique», selon lequel nous nous voyons en tant qu’êtres faisant partie du monde de la causalité où certaines affirmations causales à propos de nous sont vraies. Par exemple, nos jugements normatifs peuvent recevoir une explication, qui pourrait être scientifique, et qui ferait uniquement référence aux origines causales de ces jugements. Ainsi, il peut arriver, lorsque j’occupe ce point de vue théorique, que je réalise que j’ai une raison normative de donner à l’UNICEF parce que mes parents m’ont souvent souligné qu’il était important de faire preuve de générosité et de compassion, que je considère avoir une raison de faire de l’exercice régulièrement parce que je vis dans une société où il est important d’avoir un corps sain, etc.
Pour Street, il est primordial que les points de vue pratique et théorique soient cohérents et que le contenu de chacun n’entre pas en conflit avec celui de l’autre (Street, Reference Street2016, p. 295). Par exemple, il faut que nous puissions voir nos jugements normatifs comme étant à la fois vrais à partir du point de vue pratique et pouvant être expliqués causalement à partir du point de vue théorique. Autrement, il y a conflit entre ces deux points de vue. Il n’est toutefois pas si simple de s’assurer qu’il n’y ait pas de conflit entre eux, et c’est dans ce contexte que Street introduit l’argument de la coïncidence : les théories métaéthiques qui soutiennent qu’il existe des vérités normatives indépendantes de nos attitudes échouent à réconcilier les points de vue pratique et théorique, car elles proposent une conception métaéthique des jugements normatifs qui est en conflit avec les meilleures explications causales de ces jugements. Plus spécifiquement, si ces théories sont vraies (ce qui inclurait aussi le quasi-réalisme), alors nous devons accepter que nous sommes sans espoir de reconnaître ces vérités normatives; nous ne pouvons donc pas voir nos jugements normatifs comme vrais, ce qui nous empêche d’occuper le point de vue pratique. Dans le but d’échapper à cette conclusion indésirable, il faudrait, d’après Street, accepter que les vérités normatives sont dépendantes de nos attitudes. Autrement, il ne serait pas possible pour un agent A d’occuper le point de vue pratique, car A doit pouvoir se considérer comme n’étant pas sans espoir de reconnaître les vérités normatives pour s’engager pleinement dans ce point de vue.
L’argument de la coïncidence, appliqué au quasi-réalisme, est le suivant :
(1) Les forces de l’évolution ont eu une influence causale importante sur la formation de nos jugements normatifs.
(2) Soit les forces de l’évolution ont poussé nos jugements normatifs vers les vérités normatives indépendantes, soit elles ont poussé nos jugements normatifs dans une direction qui n’a pas de lien avec ces vérités.
(3) Les forces de l’évolution ont poussé nos jugements normatifs dans une direction qui n’a pas de lien avec ces vérités et, s’il existe de telles vérités, nous sommes fort probablement incapables de les reconnaître.
(4) Si le quasi-réalisme est vrai, alors il existe des vérités normatives indépendantes.
(5) Le quasi-réalisme est vrai (par hypothèse).
(6) Donc, il existe des vérités normatives indépendantes [de (4) et (5)] et nous sommes fort probablement incapables de reconnaître ces vérités [de (3), (4) et (5)].
L’objectif ultime de l’argument de la coïncidence n’est évidemment pas de soutenir qu’il existe des vérités normatives indépendantes et que nous ne pouvons pas les reconnaître. L’objectif de Street est plutôt de montrer une conséquence importante de la thèse de l’indépendance des vérités normatives : s’il est vrai que les vérités normatives sont indépendantes de nos attitudes, alors nous ne pouvons pas connaître ces vérités. Cependant, Street soutient également qu’un agent ne peut occuper le point de vue pratique s’il est sans espoir de connaître les vérités normatives. C’est en ce sens qu’il serait préférable de soutenir que les vérités normatives sont dépendantes des attitudes des agents. L’argument de la coïncidence doit donc être compris comme étant un argument pour l’antiréalisme normatif. Street cherche également à défendre une version spécifique de l’antiréalisme normatif : le constructivisme humien. Selon cette théorie normative, les vérités normatives dépendent du point de vue pratique d’un agent et, de manière cruciale, le contenu du point de vue pratique de chaque agent est — du moins théoriquement — soumis à la contingence pure (Street, Reference Street2008 et 2009). Ceci veut donc dire qu’il n’y a pas d’attitude évaluative qu’un agent doive accepter du seul fait qu’il valorise quelque choseFootnote 13. Pour Street, le constructivisme humien est la théorie métaéthique qui permet de réconcilier le contenu du point de vue théorique avec celui du point de vue pratiqueFootnote 14.
La première prémisse de l’argument de la coïncidence n’est peut-être pas acceptée par tous, mais elle semble néanmoins difficile à contester. En effet, il semble difficile de nier que le contenu de nos jugements — incluant nos jugements normatifs — ait été formé au moins partiellement par différentes influences causales, incluant les forces de l’évolution. Cette dernière affirmation mériterait évidemment une discussion approfondie, mais il n’est pas nécessaire d’avoir cette discussion dans le contexte de cet article, car il s’agit d’une prémisse que les quasi-réalistes acceptent volontiers.
Cette première prémisse soulève la question suivante : quelle est la relation entre, d’un côté, les influences de l’évolution sur nos jugements normatifs et, de l’autre, les vérités normatives indépendantes? La deuxième prémisse étaye les deux options envisagées par Street pour répondre à cette question, options qui semblent être exclusives et exhaustives. La première option est, pour Street, scientifiquement insoutenable, car elle requiert que nous ayons évolué en «pistant»Footnote 15 les vérités normatives, au sens où il aurait été avantageux d’un point de vue évolutif de reconnaître ces vérités (2006, p. 125-129). Encore ici, il n’est pas nécessaire pour mon propos d’en dire plusFootnote 16, car il semble très peu probable que les quasi-réalistes retiennent cette option. En effet, tel que je l’ai expliqué à la section précédente, les quasi-réalistes pensent qu’il n’est pas nécessaire, au niveau métanormatif, de faire référence aux vérités normatives pour expliquer nos jugements normatifs. D’un point de vue métanormatif, il est suffisant de faire référence aux attitudes que nous exprimons par de tels jugementsFootnote 17. Il semble donc peu probable que les quasi-réalistes optent pour l’hypothèse selon laquelle nous avons évolué tout en pistant les vérités normatives, ce qui requiert d’attribuer un rôle explicatif à ces entités.
Pour Street, considérant que la première option est scientifiquement insoutenable, la seule option que les quasi-réalistes peuvent accepter est la deuxième : les forces de l’évolution nous ont poussés dans une direction qui n’a aucune relation avec ces vérités (Street, Reference Street2011, p. 13-14). Ces forces causales ont influencé la formation de nos jugements normatifs d’une manière complètement aléatoire par rapport à ces vérités. Si nous croyons qu’il existe des vérités normatives indépendantes, c’est donc cette deuxième option que nous sommes forcés de choisir.
La troisième prémisse de l’argument de la coïncidence nous dit que, si nous acceptons qu’il existe des vérités normatives indépendantes et que nous acceptons aussi que les forces de l’évolution nous ont poussés dans une direction complètement aléatoire par rapport à ces vérités, alors nous devons aussi accepter qu’il est fort probable que nous soyons dans une très mauvaise position épistémique pour reconnaître ces vérités. Par exemple, nous n’aurions aucune raison de croire que notre capacité de réflexion (c.-à-d. la rationalité) puisse nous permettre de reconnaître, parmi les jugements que nous avons et qui ont été influencés par l’évolution, lesquels correspondent aux vérités normatives indépendantes. En effet, si nous acceptons que l’évolution a influencé la formation de nos jugements normatifs, et que — comme il semble que cela soit en effet le cas — l’évolution n’a aucun lien avec les vérités normatives indépendantes, alors il faut accepter qu’il est fort probable que le contenu de nos attitudes évaluatives actuelles n’ait rien à voir avec le contenu des vérités normatives indépendantesFootnote 18. Si quelqu’un nie cette prémisse, alors il semble qu’il soit dans l’obligation d’accepter quelque chose comme une coïncidence inexpliquée entre les attitudes évaluatives que nous avons et les vérités normatives indépendantes. À moins qu’il y ait une telle coïncidence inexpliquée, il est ainsi fort probable que nos jugements normatifs soient tous faux (Street, Reference Street2006, p. 122). Bien entendu, le fait qu’une théorie repose sur une coïncidence inexpliquée entre deux entités (ici, entre des attitudes évaluatives et les vérités normatives indépendantes) est une raison de rejeter cette théorie.
La quatrième prémisse semble représenter une idée fondamentale du quasi-réalisme, à tel point que si les quasi-réalistes renonçaient à cette idée, alors ils cesseraient d’être des quasi-réalistes. En effet, il semble primordial pour le projet quasi-réaliste de rendre compte du fait que nous parlons de vérités normatives qui ne dépendent pas de nos attitudes, que notre pratique normative présume l’existence de telles vérités, etc. C’est en ce sens que, si le quasi-réalisme moral est vrai, alors il existe des vérités normatives indépendantes de nos attitudesFootnote 19.
La cinquième prémisse est simplement l’affirmation selon laquelle le quasi-réalisme moral est vrai (cette prémisse est une hypothèse nécessaire pour préserver la validité de l’argument). C’est ainsi qu’il est possible de conclure que, si le quasi-réalisme est vrai, nous devons alors accepter des affirmations qui ne peuvent être vraies en même temps : il existe des vérités normatives, mais nous ne pouvons pas les reconnaître. Ces affirmations ne peuvent être toutes deux vraies, car la conjonction de ces deux affirmations contrevient au fait qu’un agent ne peut occuper le point de vue pratique que s’il croit qu’il est capable de reconnaître les vérités normatives; si nous occupons le point de vue pratique, ce que nous pouvons faire sans aucun doute, nous devons pouvoir reconnaître les vérités normatives. C’est ce qui explique pourquoi, selon Street, le quasi-réalisme échoue à réconcilier les points de vue pratique et théorique.
Je le rappelle, l’objectif de Street, avec l’argument de la coïncidence, est de défendre l’antiréalisme normatif, et plus précisément la thèse selon laquelle les vérités normatives dépendent de nos attitudes. En effet, dans le but de rendre cohérents le point de vue pratique et le point de vue théorique, Street soutient qu’il est nécessaire de soutenir une conception des vérités normatives où celles-ci dépendent des attitudes des agents. Plus spécifiquement, pour Street, un agent a une raison d’agir (ou, en d’autres termes, un jugement à propos des raisons d’un agent spécifique est vrai) lorsque la définition suivante est respectée : «le fait que “X est une raison de faire l’action Y pour l’agent A” est constitué par le fait que “le jugement que X est une raison de faire Y (pour A)” résiste à un examen réflexif fait à partir du point de vue des autres jugements à propos des raisons de A» (2008, p. 223). C’est ce que nous pouvons identifier comme étant une conception purement instrumentaleFootnote 20 de la vérité normative, où la cohérence entre les jugements normatifs d’un agent joue un rôle primordial pour déterminer la vérité normative. Les vérités normatives dépendent ainsi de nos attitudes, car il sera vrai que X est une raison de faire Y pour A seulement s’il y a une relation d’implication instrumentale entre X et les autres jugements normatifs de A. Pour reprendre un exemple de Street (2008, p. 227), si j’ai une raison concluante d’aller à Rome immédiatement et que de prendre un avion est le seul moyen à ma disposition pour aller à Rome immédiatement, alors j’ai une raison de prendre un avion en direction de Rome. Le fait que j’aie une raison de prendre un avion en direction de Rome est impliqué instrumentalement par mes autres jugements normatifs (et, évidemment, par mes jugements à propos de l’état naturel du monde). Pour Street, les vérités normatives dépendent ainsi de ce qui est impliqué instrumentalement du point de vue pratique d’un agent, et, de manière très importante, aucune vérité normative particulière n’est nécessairement impliquée par le point de vue pratique d’un agent.
4. Réponse quasi-réaliste à l’argument de la coïncidence
Je propose de répondre à l’argument de la coïncidence en deux temps. D’abord, il s’agit de montrer que le dilemme proposé par la deuxième prémisse ne s’applique pas au projet quasi-réaliste, bien qu’il s’applique au projet réaliste. Ensuite, il s’agit de mettre au clair que l’argument de la coïncidence n’est pas valide en tant qu’objection contre le quasi-réalisme, car il fait usage de deux notions différentes de vérités normatives indépendantes. Il ne s’agit toutefois pas de deux éléments de réponse distincts, car le deuxième repose sur le premier.
4.1. Rejet de la deuxième prémisse
D’abord, les quasi-réalistes peuvent rejeter la deuxième prémisse de l’argument de la coïncidence, car les deux options introduites par Street pour expliquer la relation entre l’influence de l’évolution sur nos attitudes évaluatives et les vérités normatives indépendantes ne s’appliquent que si un engagement ontologique envers des entités normatives est présupposé. Or nous ne retrouvons pas cet engagement ontologique chez les quasi-réalistes. En effet, pour que cette prémisse ait une force contre une théorie, celle-ci doit postuler ce qu’il est possible d’appeler un «point normatif fixe»Footnote 21, c’est-à-dire quelque chose à quoi nos jugements normatifs doivent correspondre pour être vrais. Autrement, cette prémisse, lorsque appliquée à une théorie spécifique, n’est pas significative. En effet, si une théorie x ne postule pas un tel point normatif fixe, alors cette prémisse disjonctive n’a aucune force contre cette théorie. Justement, le quasi-réalisme ne postule pas un tel point normatif fixe, car ceci n’est pas nécessaire pour expliquer nos jugements normatifs.
C’est ici, je le rappelle, la différence importante entre le réalisme et le quasi-réalisme. Pour les quasi-réalistes, il n’est pas nécessaire de postuler des vérités normatives robustes car celles-ci ne viennent jouer aucun rôle dans l’explication de nos jugements normatifs. En effet, pour les quasi-réalistes, tout ce qui est requis pour expliquer nos jugements normatifs est une référence aux attitudes que nous exprimons lorsque nous faisons de tels jugements. Toutefois, pour les réalistes, il est nécessaire de postuler l’existence de vérités normatives robustes, car celles-ci sont nécessaires pour expliquer nos jugements normatifs.
Une remarque similaire peut également être formulée au sujet des faits normatifs et des propriétés normatives. Les quasi-réalistes n’acceptent pas l’affirmation des réalistes selon laquelle les faits normatifs ou les propriétés normatives doivent dépendre d’une question objective de fait. C’est d’ailleurs pourquoi les quasi-réalistes acceptent une conception minimaliste des entités normatives, alors que les réalistes ont une compréhension plus robuste de la question de l’existence des entités normatives. Pour les quasi-réalistes, la question de l’existence des entités normatives est une question normative et il faut, pour répondre à cette question, s’engager dans le discours normatif de premier ordre qui consiste à identifier quelle sensibilité est préférable. Pour les réalistes, la question de l’existence des entités normatives est essentiellement une question métaéthique, bien qu’elle ait ou puisse avoir des répercussions normatives. Pour que la deuxième prémisse de l’argument de la coïncidence puisse s’appliquer, il faut, au minimum, que les forces de l’évolution puissent nous avoir rapprochés ou éloignés de quelque chose, c’est-à-dire de ce point normatif fixe postulé par les réalistesFootnote 22. Dans la mesure où aucun rôle explicatif n’est attribué aux vérités normatives indépendantes, les quasi-réalistes peuvent se passer de ce point fixe. Et s’ils peuvent se passer de ce point fixe, alors la deuxième prémisse ne peut s’appliquer, car il n’y a rien dont l’évolution puisse nous avoir rapprochés ou éloignés.
Pour expliquer ce dernier élément, il est possible de reprendre, quoique dans un contexte quelque peu différent, une analogie introduite par Street dans «A Darwinian Dilemma» (2006). Selon cette analogie, soutenir que le contenu de nos jugements normatifs a été influencé par les forces de l’évolution revient à soutenir que nous pouvons tenter de nous rendre vers les Bermudes en laissant le vent et les courants marins guider notre bateau, alors que la force du vent et des courants marins n’a rien à voir avec l’endroit que nous cherchons à atteindre (2006, p. 121). Une telle analogie s’applique clairement au réalisme, car les réalistes font usage de la notion de vérités normatives pour expliquer nos jugements normatifs. Ils doivent donc postuler l’existence d’un point moral fixe auquel nous devrions arriver pour que nos jugements soient vrais, comme nous devons postuler l’existence d’un point fixe tel que les Bermudes si nous voulons expliquer comment ceci représente l’endroit que nous voulions atteindre. Tout comme notre destination finale ne sera atteinte que lorsque nous arriverons aux Bermudes, nos jugements normatifs ne seront vrais que lorsqu’ils correspondront aux vérités normatives indépendantes de nos attitudes. Les réalistes doivent cependant accepter que si nos jugements normatifs sont actuellement vrais, ceci est le résultat d’une coïncidence inexpliquée, car il semble qu’il n’y ait aucune relation entre les forces qui ont influencé le contenu de nos jugements normatifs et ces vérités normatives.
Cependant, l’analogie du voyage vers les Bermudes ne peut pas s’appliquer au quasi-réalisme, la raison étant que les quasi-réalistes n’attribuent aucun rôle explicatif aux vérités normatives. En effet, pour les quasi-réalistes, il n’est pas nécessaire de postuler un point normatif fixe auquel nos jugements normatifs doivent correspondre pour être vrais. Il n’existe donc pas de coïncidence inexpliquée entre les vérités normatives et nos attitudes, parce que les quasi-réalistes ne sont pas dans l’obligation d’accepter que les forces de l’évolution nous ont dirigés dans une direction complètement aléatoire par rapport à ce point normatif fixe. Ainsi, la deuxième prémisse de l’argument de la coïncidence ne s’applique pas au quasi-réalisme. En conséquence, la conclusion de l’argument tel qu’introduit à la section précédente ne peut suivre. De cette manière, il n’est pas possible de soutenir que les quasi-réalistes doivent accepter qu’il existe des vérités normatives indépendantes, mais que nous ne pouvons pas les reconnaître.
4.2. Vérités normatives et l’absence de rôle explicatif
C’est ce qui nous amène au deuxième élément de réponse des quasi-réalistes. Parce que les réalistes et les quasi-réalistes n’acceptent pas la même conception des vérités normatives et que ces derniers n’attribuent pas de rôle explicatif à ces vérités, l’argument de Street n’est pas valide. En effet, parce que les quasi-réalistes n’attribuent pas de rôle explicatif aux vérités normatives indépendantes, ils peuvent opter pour une conception minimaliste de celles-ci, ce qui ne semble pas possible pour les réalistes. Une fois que nous faisons la distinction entre la manière dont les réalistes comprennent les vérités normatives et la manière dont les quasi-réalistes comprennent cette même notion, nous pouvons voir que l’expression «vérités normatives indépendantes» n’a pas toujours la même signification dans l’argument de la coïncidence contre le quasi-réalisme.
C’est d’ailleurs, à mon avis, l’erreur commise par Street : elle n’a pas pris en compte le fait que les réalistes et les quasi-réalistes ne s’accordent pas sur le rôle explicatif que jouent les vérités normatives indépendantes. Une fois que nous tenons compte de la manière dont les réalistes comprennent les vérités normatives et de la manière dont les quasi-réalistes comprennent ces vérités, nous avons, en fait, l’argument suivant :
(1) Les forces de l’évolution ont eu une influence causale importante sur la formation de nos jugements normatifs.
(2) Soit les forces de l’évolution ont poussé nos jugements normatifs vers les véritésréalistes normatives indépendantes, soit elles ont poussé nos jugements normatifs dans une direction qui n’a pas de lien avec ces véritésréalistes.
(3) Les forces de l’évolution ont poussé nos jugements normatifs dans une direction qui n’a pas de lien avec les véritésréalistes normatives indépendantes et, s’il existe de telles véritésréalistes, nous sommes fort probablement incapables de les reconnaître.
(4) Si le quasi-réalisme est vrai, alors il existe des véritésquasi-réalistes normatives indépendantes.
(5) Le quasi-réalisme est vrai (par hypothèse).
(6) Donc, il existe des véritésquasi-réalistes normatives indépendantes [de (4) et (5)] et nous sommes fort probablement incapables de reconnaître ces véritésréalistes [de (?)].
Cet argument n’est assurément pas valide, car la deuxième partie de la conclusion ne peut pas être logiquement impliquée par les prémisses de l’argument. Par conséquent, bien que l’argument de la coïncidence puisse être appliqué au réalisme, il n’est pas possible, pour les raisons évoquées dans les paragraphes précédents, de l’appliquer au quasi-réalisme.
5. Vérités normatives et cohérence
Peut-être qu’il serait possible de réintroduire l’argument de la coïncidence (ou du moins un argument très proche de celui-ci), mais cette fois en tenant compte de la conception quasi-réaliste des vérités normatives indépendantes pour l’entièreté de l’argumentFootnote 23 :
(1) S’il existe des véritésquasi-réalistes normatives indépendantes, alors nous sommes fort probablement incapables de reconnaître ces véritésquasi-réalistes.
(2) Si le quasi-réalisme est vrai, alors il existe des véritésquasi-réalistes normatives indépendantes.
(3) Le quasi-réalisme est vrai (par hypothèse).
(4) Donc, il existe des véritésquasi-réalistes normatives indépendantes [de 2 et 3] et nous sommes fort probablement incapables de reconnaître ces véritésquasi-réalistes [de 1, 2 et 3].
De cette manière, il serait possible d’insister sur le fait que, même avec la conception quasi-réaliste des vérités normatives indépendantes, nous ne pouvons pas savoir lesquels de nos jugements normatifs sont vrais, ce qui est suffisant pour mettre en doute notre capacité à reconnaître les vérités normatives. Il semblerait alors que les quasi-réalistes aient échoué à rendre cohérents les points de vue pratique et théorique. Cela viendrait d’ailleurs justifier le fait que, pour Street, il est nécessaire d’accepter que les vérités normatives soient dépendantes de nos attitudes et d’une conception instrumentale de la vérité normative. Ainsi, la vérité d’un jugement normatif consisterait en ce que ce jugement soit impliqué instrumentalement du point de vue pratique d’un agent particulier, où la cohérence avec les autres jugements normatifs serait l’élément principal permettant de déterminer si un jugement normatif en particulier est vraiFootnote 24. Accepter la thèse de la dépendance entre les vérités normatives et nos attitudes, peut-être même en tant que thèse normative, serait ainsi la seule manière de rendre le point de vue pratique cohérent avec le point de vue théorique.
Toutes ces considérations sur la nécessité d’accepter une conception instrumentale des vérités normatives telle que définie par Street ne sont toutefois justifiées que si, entre autres, l’argument introduit au début de cette section est convaincant. La prémisse qu’il faut défendre est évidemment la première et, pour défendre cette prémisse, il est nécessaire d’introduire un nouvel argument que celui utilisé contre le réalisme. Parce que les réalistes et les quasi-réalistes n’acceptent pas la même conception des vérités normatives, l’argument de nature épistémologique introduit par Street dans «A Darwinian Dilemma» ne peut être utilisé contre le quasi-réalisme; c’est pourquoi un nouvel argument est nécessaire. De plus, à moins d’assumer a priori que seule une conception instrumentale des vérités normatives telle que définie par Street nous permet de rendre le point de vue pratique cohérent avec le point de vue théorique, il est loin d’être évident que nous soyons sans espoir de reconnaître les vérités normatives telles que comprises par les quasi-réalistes. Après tout, selon les quasi-réalistes, la question des vérités normatives est intimement liée à la question de quelles attitudes accepter et quelles attitudes rejeter. Il semble ainsi, du moins a priori, possible de connaître les vérités normatives des quasi-réalistes : il nous suffit de déterminer quelles attitudes accepter et quelles attitudes rejeter et, pour ce faire, il nous suffit d’évaluer les options qui nous sont offertes et de déterminer lesquelles seraient incluses dans la meilleure sensibilité possible. Rien de particulièrement troublant d’un point de vue épistémologique ne réside ici. Ceci ne veut évidemment pas dire qu’aucun problème de nature épistémologique ne peut être introduit contre le quasi-réalisme, mais seulement que rien ne semble, du moins à première vue, épistémologiquement troublant dans ce que les quasi-réalistes défendent.
En l’absence d’un argumentaire convaincant, affirmer que nous ne pouvons pas connaître les vérités normatives indépendantes telles que comprises par les quasi-réalistes, et que nous devons alors nous rabattre uniquement sur la notion de cohérence entre nos attitudes pour rendre compte de la notion de vérités normatives semble relever d’un certain fétichisme de la cohérence. En effet, rien ne nous oblige à accepter la cohérence comme étant le seul critère qui nous permet de déterminer la vérité de nos attitudes évaluatives. Après tout, il est possible d’embrasser une conception plus riche qui inclut d’autres critères. Comme le soutien lui-même Blackburn, dans Ruling Passions,
[e]n tant que philosophes, nous sommes entraînés à reconnaître les combinaisons incohérentes de propositions et d’attitudes, et ceci est une bonne chose. Mais cela ne devrait pas nous rendre aveugles aux autres vertus. Aussi bien que la cohérence, il y a la maturité, l’imagination, la sympathie et la culture. Une éthique immature, sans imagination, peu compatissante et inculte peut très bien être cohérente […]. Mais les gens qui personnifient ces attitudes ne seront pas particulièrement admirables (1998, p. 310)Footnote 25.
Pour les quasi-réalistes, le fait que certaines attitudes soient vraies (ou admirables, pour reprendre l’expression de Blackburn) ne dépend pas uniquement de la cohérence. Quelqu’un peut avoir un ensemble d’attitudes évaluatives parfaitement cohérent mais tout de même avoir tort quant à ses raisons d’agir (c.-à-d. que ses jugements normatifs peuvent être faux). D’autres éléments que la cohérence, selon les quasi-réalistes, doivent être pris en compte pour évaluer une sensibilité. C’est d’ailleurs un point qui permet de distinguer le constructivisme humien tel que compris par Street et le quasi-réalisme normatif : les quasi-réalistes acceptent d’autres critères que la cohérence pour déterminer si certaines attitudes évaluatives devraient être acceptées ou rejetées, alors que les constructivistes humiens se focalisent sur la cohérence.
En conclusion, bien que Street souligne qu’il est nécessaire de reconnaître que les vérités normatives dépendent de nos attitudes pour que le point de vue pratique soit cohérent avec le point de vue théorique, ce raisonnement est trop rapide. La raison en est que le quasi-réalisme n’est pas affecté par l’argument de la coïncidence. De plus, nous ne pourrons déterminer s’il est possible que les vérités normatives dépendent de nos attitudes que lorsque nous aurons complété le débat normatif sur cette questionFootnote 26. Déterminer qui remportera un tel débat dépasse le cadre de mon article, mais il est important que celui-ci soit fait, s’il est fait, en tenant compte du fait que les quasi-réalistes n’acceptent pas la même conception des vérités normatives que les réalistes et que la cohérence n’est pas le seul critère permettant de déterminer quelles attitudes accepter et lesquelles rejeter. L’argument de la coïncidence ne peut donc pas être utilisé contre le quasi-réalisme dans le cadre de ce débat.
Remerciements :
J’aimerais remercier les évaluateurs anonymes de la revue Dialogue pour leurs précieux commentaires ainsi que mes collègues présents aux cinquièmes journées de métaéthique (Lausanne, Suisse), plus particulièrement Félix Aubé Beaudoin, Simon-Pierre Chevarie-Cossette, Charles Côté-Bouchard, Ophélie Desmons, Pierre-Luc Dostie-Proulx, Louis-Philippe Hodgson, Jocelyn Maclure, Robert H. Myers et Patrick Turmel.