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La figure du cercle vertueux comme aspect essentiel de la causalité créatrice. Une lecture critique de Bergson

Published online by Cambridge University Press:  06 September 2017

SU-YOUNG HWANG*
Affiliation:
Université de Hongik, campus de Sejong, Corée du Sud
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Abstract

In this paper, I focus on the notion of creation in Bergson’s works, and I characterize it as a virtuous circle. The pattern of the virtuous circle displays a process that retrospectively finds its identity in itself through present events. I show that this pattern is at work in the free act, in the actions of living organisms, and mostly in the evolutionary process itself. I then move on to ask weather it is possible to broaden the perspective beyond the traditional pattern associated with Bergson’s spiritualism. I show that, contrary to what Bergson envisioned, this virtuous circle can be broadened as to include even the material world.

Cet article met l’accent sur la notion de création, entendue comme cercle vertueux dans l’œuvre de Bergson. La figure du cercle vertueux désigne un processus qui tire de soi rétrospectivement son identité à travers les événements présents. Nous montrerons que ce schème est à l’œuvre dans l’acte libre, puis dans l’action des vivants, et surtout au niveau du processus évolutif lui-même. Nous verrons ensuite s’il est possible d’élargir la perspective au-delà de ce schème traditionnel amené par le spiritualisme bergsonien. Nous montrerons que, contrairement à ce que souhaitait Bergson, nous pouvons en élargir l’extension au monde matériel lui-même.

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Articles
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Copyright © Canadian Philosophical Association 2017 

Introduction

Il existe dans la philosophie de Bergson une tension bien connue entre dualisme et monisme Footnote 1 . Comme on l’a remarqué, le dualisme se rapporte à la dualité de l’esprit et de la matière. Mais le philosophe français, en distinguant les systèmes isolés par la science des mouvements de la matière, admet dans plusieurs passages de son œuvre que l’univers matériel dure, ou qu’il est tout du moins «solidaire de notre durée» Footnote 2 . Le monisme se rapporte précisément à cette durée universelle. Notre objectif est moins de prendre position en faveur du dualisme ou du monisme que de dégager certaines difficultés liées à l’usage de ces concepts, voire certaines contradictions dans l’œuvre du philosophe français, et aussi de clarifier l’origine de ces difficultés qui ont causé certains malentendus à propos de la signification de sa philosophie. Nous comprendrons mieux pourquoi monisme et dualisme sont des catégories intellectuelles impropres à éclaircir le sens de l’ontologie bergsonienne. Elles sont incompatibles avec les concepts d’action, de progrès, de devenir et de création dont la pensée bergsonienne se sert pour exprimer le réel.

Dans cette perspective, nous nous efforcerons d’abord d’éclaircir le sens du processus de création, processus central dans l’œuvre de Bergson concernant l’action positive de la durée. Nous le rapprocherons de ce que nous nommerons la figure du cercle vertueux, qui nous semble mettre en évidence l’un des aspects essentiels de la création sans rattacher d’abord la position du philosophe à un préjugé métaphysique quelconque. C’est ainsi par exemple que Bergson écrit : «l’action grossit en avançant, elle crée au fur et à mesure de son progrès» Footnote 3 . Nous tenterons de donner une formulation précise de cette figure du cercle vertueux au commencement de la première partie de cet article. Ensuite, nous montrerons que ce schème philosophique est à l’œuvre dans l’acte libre, puis dans l’action des vivants et finalement au niveau du processus évolutif lui-même. Il nous aidera à comprendre pourquoi on doit faire une philosophie qui nous permette de ne plus penser en termes de chose, mais plutôt en termes «d’action», car il n’y a plus de «choses», dans l’ontologie bergsonienne, «il n’y a que des actions» (EC, p. 249) Footnote 4 .

L’usage de ce schème philosophique fera ensuite naître de nouvelles questions. La première qui nous vient immédiatement à l’esprit est celle de la présence de plusieurs figures autoréférentielles de la causalité dans l’ontologie bergsonienne. Certaines sont ouvertes, comme l’acte libre, l’élan vital, ou encore l’élan d’amour, mais d’autres sont au contraire closes sur elles-mêmes, comme la paralysie, l’automatisme habituel, l’action instinctive ou encore «le tout de l’obligation» Footnote 5 . Il est clair que les premières se rapportent plus à la vie et à l’esprit, et les secondes, au contraire, davantage à la matière. Cela nous engage-t-il à penser que si la durée reste présente dans la matière, elle ne peut pourtant plus y prendre la forme créatrice de la causalité en cercle vertueux? Cette question nous amène à en poser une autre : cette vision philosophique du processus de création est-elle également réfractaire à toute forme d’explication scientifique, si l’on admet que la science, grâce au schème spatial, n’est véritablement à l’aise que lorsqu’elle analyse la matière et qu’elle en épouse les contours?

Ces deux questions sont celles que nous examinerons dans la dernière partie de notre article. Nous nous inspirerons pour ce faire de la position, beaucoup plus nuancée, développée par le philosophe français dans la dernière partie de Matière et mémoire (2006 [1896]). Avec sa théorie des rythmes de durée, il essaie en effet de rassembler matière et esprit dans une perspective plus globale, que nous examinerons. Nous montrerons en quoi cette perspective se distingue de celle de L’évolution créatrice qui revient finalement à l’idée qu’il faut penser la relation entre matière et esprit sur fond de «conscience universelle» en même temps qu’elle fait de l’élan de vie une «cause psychologique». Nous aurons alors à nous demander s’il est possible d’élargir la perspective au-delà de ce schème traditionnel amené par le spiritualisme bergsonien en essayant de ressaisir la figure du cercle vertueux jusque dans la matière. Nous analyserons les implications philosophiques d’une telle perspective.

1. Le trait général du cercle vertueux

La figure du cercle vertueux est un schème exprimant le fait que l’identité d’un être se fait depuis soi-même rétrospectivement à travers les événements qui se suivent les uns et les autres. C’est donc le mot événement dont nous devons d’abord éclaircir le sens. Par «événement», nous entendons l’élément essentiel du «devenir en général» (EC, p. 306). Il constitue l’être même du présent qui n’a aucun rapport avec un instant mathématique, mais qui a une épaisseur à la fois psychologique et physique. Mon présent et le présent matériel agissent et réagissent sans cesse l’un et l’autre bien qu’ils appartiennent à des «rythmes différents» Footnote 6 qui constituent pourtant, tous ensemble, «la durée immanente au tout de l’univers» (EC, p. 11). Si l’on se situe à ce point de vue, nous ne partons pas d’emblée simplement de l’absolu au sens du vécu, mais bien en même temps de l’événement. L’absolu est nécessairement limité par l’action de l’événement. C’est le présent en tant qu’événement qui est à l’origine de toute fluctuation nouvelle, et qui nous fait sortir de la conscience vécue pour participer au processus universel. C’est ce que nous pensons voir dans la philosophie bergsonienne de la durée, qui est aussi celle du devenir. Dans une philosophie qui parle du temps véritablement agissant, l’absolu est toujours en même temps un événement, et il n’y a pas de principe extérieur aux événements produits, qu’ils soient matériels ou vitaux.

Or, les événements ne se produisent pas chacun indépendamment les uns des autres comme lorsqu’on lance des dés. Ils semblent surgir de manière imprévisible, mais certains événements reviennent. De plus, ils se condensent tous en certaines tendances, comme dans un écheveau où les fils se sont entremêlés. Autrement dit, les événements au fur et à mesure de leur progrès ne se défont pas seulement, mais s’unissent en un tout qui comprend la trace de leur processus. Une forme nouvelle de totalisation surgit, dont l’identité se fait à travers le processus lui-même. À coup sûr, l’identité d’un événement, au lieu d’y imposer son essence, se forme d’une manière rétroactive. Elle ne se donne pas d’emblée, mais est toujours en train de se faire. Elle vient du fait «de prolonger sans cesse dans le présent un passé indestructible» (PM, p. 80). Le passé se révèle à nous «par sa poussée et sous forme de tendance», de sorte que l’on puisse imaginer ce que nous sommes ou notre caractère par la «condensation de l’histoire que nous avons vécue depuis notre naissance, avant notre naissance même» (EC, p. 5) selon qu’on étend la portée du passé.

Dans ce processus d’enchaînement des événements qui n’est, en réalité, rien d’autre que la mémoire, l’histoire et surtout la création, la figure du cercle vertueux joue un rôle fondamental. Le mot création n’apparaît pas dès le début de l’œuvre de Bergson, même si l’idée était déjà présente dans l’Essai à propos de la causalité psychologique et dans le contexte de son analyse de l’acte libre. Celle-ci n’a cessé ensuite de s’enrichir et de se transformer, jusqu’à sa formulation explicite dans L’évolution créatrice Footnote 7 . Elle exprime d’ailleurs, dans son contenu même, un processus de «maturation graduelle» (EC, p. 48) très éloigné du concept chrétien de création ex nihilo. Ce terme de «maturation» signifie que la dimension créatrice de l’action naît de l’écoulement du temps lui-même, aussi bien dans les états psychologiques que dans l’évolution de la vie. Rien n’est prévisible dans le temps qui s’écoule, et pourtant quelque chose mûrit en grossissant dans cette zone de contingence. C’est ainsi que se crée quelque chose de nouveau. Grâce à la figure du cercle vertueux, nous proposons un éclaircissement du sens de ce processus de maturation.

Nous partirons d’une citation connue de L’évolution créatrice qui montre le lien direct entre l’idée de création et celle de cercle vertueux :

Chacun d’eux [des moments de notre vie] est une espèce de création. Et de même que le talent du peintre se forme ou se déforme, en tout cas, se modifie, sous l’influence même des œuvres qu’il produit, ainsi chacun de nos états, en même temps qu’il sort de nous, modifie notre personne, étant la forme nouvelle que nous venons de nous donner. On a donc raison de dire que ce que nous faisons dépend de ce que nous sommes; mais il faut ajouter que nous sommes, dans une certaine mesure, ce que nous faisons, et que nous nous créons continuellement nous-mêmes (EC, p. 7).

Nous pouvons saisir ici les contours de l’idée de cercle vertueux, telle qu’elle apparaît chez Bergson. Nous la concevons d’abord comme un processus autoréférentiel et dynamique qui tire de soi rétrospectivement son identité — ce que nous sommes —, de telle sorte que celle-ci apparaît toujours en même temps comme une forme nouvelle — nous sommes, dans une certaine mesure, ce que nous faisons. En effet, chacun des moments du processus est en même temps constitutif de l’ensemble, de sorte que ce qu’il est ne peut être conçu en dehors de l’action qui le fait naître et qui le renouvelle sans cesse.

De ce processus autoréférentiel, trois autres points majeurs ressortent : la présence active de la mémoire dans le présent, la co-réflexivité des éléments et du tout, et la naissance du nouveau. Tout d’abord, du point de vue diachronique, les actions élémentaires qui constituent le processus de création ne disparaissent pas au fil du temps, mais rétroagissent dans et sur le présent lui-même. Les éléments qui se succèdent ne s’accumulent pas linéairement, mais se pénètrent mutuellement et s’organisent sous l’effet de cette rétroactivité, comme nous le sentons dans «les notes d’une mélodie» Footnote 8 . Il n’y a donc pas d’événement-processus sans mémoire, en sorte que l’événement produit est aussi irréversible. Ensuite, du point de vue synchronique, dans ce processus autoréférentiel, l’élément et le tout s’interpénètrent l’un et l’autre, à tel point qu’au niveau le plus élevé, l’élément comprend le tout, au sens où la mémoire contractée du passé se reflète entièrement dans l’élément présent. À ce niveau, non seulement l’élément est-il immanent au tout, mais le tout est immanent à l’élément, en sorte que chacun de nos états d’âme est «représentatif du tout» (E, p. 75). Du point de vue du résultat, enfin, sous l’effet du processus de création, l’organisation de l’ensemble connaît des changements qui conduisent à l’apparition d’une forme d’organisation nouvelle à un niveau différent et, souvent, plus élevé. C’est ainsi qu’un caractère ou une personnalité se constitue spontanément et irréversiblement à travers une multitude de changements d’états psychologiques imperceptibles. Ici la transformation est radicale, au sens où l’émergence du nouveau ne peut plus prendre la forme d’un simple possible qui se réalise. La création est plutôt «invention de possibles» à l’intérieur d’un monde virtuel dont les contours ne peuvent jamais être dessinés à l’avance Footnote 9 .

2. L’acte libre

L’exemple le plus important que choisit Bergson pour illustrer la création est l’acte libre. Il dit explicitement : «la création […] n’est pas un mystère, nous l’expérimentons en nous dès que nous agissons librement» (EC, p. 270). L’acte libre consiste avant tout dans une décision volontaire. Pourtant, précisément, cette décision n’est pas un choix par suite d’un raisonnement quelconque, toujours déjà effectué dans un monde de possibles : «C’est de l’âme entière, en effet, que la décision libre émane» (E, p. 125). Un choix fait parmi les possibles est, en principe, intemporel, alors que le moi, au cours de la délibération, a tout le caractère d’un progrès dont les éléments se déroulent dans un monde réellement contingent et vécu. Ce que le moi subit tour à tour rétroagit dans et sur le présent, ce qui fait qu’il se modifie à tout moment. Ce qu’il fait et ce qu’il est se co-déterminent dans ce progrès dynamique constitué d’«une série d’états qui se pénètrent, se renforcent les uns et les autres, et aboutiront à un acte libre par une évolution naturelle» (E, p. 129). En cela, l’acte libre apparaît comme une création de nouveauté et une maturation à travers l’action. C’est un processus autoréférentiel, une création de soi par soi à travers la mémoire au sens d’une identité qui se fait à travers ce processus qui la renouvelle sans cesse.

Le déroulement des états psychologiques ne suit pas un chemin simple. Il se rapporte à chaque instant aux couches multiples selon qu’ils reflètent plus ou moins la personnalité. L’acte libre représente, en principe, le moi fondamental qui a son origine dans la couche la plus profonde de la conscience. Il est comme «la manifestation extérieure de cet état interne» (E, p. 124) où figure une personne entière, pourvu qu’on sache choisir l’état interne en question. Pourtant, difficile à atteindre, l’acte libre revêt, lui aussi, des aspects multiples, depuis le moi superficiel jusqu’au moi profond. On peut se le représenter par une image hiérarchique : «la liberté ne présente pas le caractère absolu […]; elle admet des degrés»; «l’acte sera d’autant plus libre que la série dynamique à laquelle il se rattache tendra davantage à s’identifier avec le moi fondamental» (E, p. 125-126). À chacun de ses niveaux, l’acte libre constitue une part de subjectivité puisque la liberté est avant tout «certaine nuance ou qualité de l’action même» (E, p. 137) plutôt qu’une intention ou un pouvoir. La subjectivité viendrait surtout de la présence du passé vécu dans le présent. Le sentiment dans lequel figure la qualité de l’action est rempli de souvenirs, résultats des événements présents qui ont affecté le moi. Matière et mémoire éclaire plus nettement la genèse de la subjectivité par l’action de la mémoire, en ce que celle-ci «recouvre d’une nappe de souvenirs un fond de perception immédiate» en même temps qu’«elle contracte une multiplicité de moments» (MM, p. 31).

Quel est le sens de cette complexité de la mémoire qui intervient dans l’acte libre? À notre avis, les couches multiples par lesquelles le moi passe dans l’acte libre se rapportent à la manière d’être de la mémoire, qui figure dans le schéma du cône renversé que présente Matière et mémoire. Comme l’acte libre s’étend de la couche la plus profonde, où résident les souvenirs purs et inconscients, à celle de la conscience superficielle Footnote 10 , le problème est de montrer comment dans ce schème la faculté ou le pouvoir même de la mémoire éclaircit la relation entre les états psychologiques de différentes couches auxquels se référeraient les degrés de la liberté. L’essentiel est le mouvement vertical qui va des perceptions aux souvenirs, ou inversement. Que toute activité psychologique du va-et-vient entre les plans de la conscience pourrait être structurée en un schème, voilà ce que montre la figure du «cône» renversé (MM, p. 181), image longitudinale du temps vécu. Dans ce schéma, si chacun des cercles concentriques qui constituent le cône reflète la totalité des souvenirs à un niveau rétréci, tous ces cercles représentent la répétition de notre vie psychologique aux couches multiples. Si l’on dit que ces cercles «coexistent», comme l’écrit Deleuze, c’est bien dans une dimension virtuelle Footnote 11 . Évidemment, le tout est l’élément de lui-même dans ce schème complexe du virtuel. Nous trouvons là un aspect essentiel du cercle vertueux.

À présent, comment le virtuel se met-il en relation avec l’actuel? Il n’y a pas ici un rapport d’antériorité-postériorité, mais plutôt un rapport circulaire. L’actualisation du virtuel se présente dans le rappel ou l’évocation des souvenirs, qui dépend de «l’attention à la vie» (MM, p. 193). Le virtuel et l’actuel se réfèrent l’un à l’autre. C’est l’appel de la conscience présente, mon présent qui interagit avec le présent matériel, qui fait que le souvenir d’un niveau quelconque s’insère dans la perception. Pourtant, ni le souvenir, ni la perception ne procèdent en ligne droite, mais ils se reflètent l’un et l’autre comme dans un circuit «bien fermé» (MM, p. 114), ainsi que le montre le schéma des doubles cercles concentriques qui rendent possible la reconnaissance attentive. C’est ainsi que chez Bergson, la mémoire virtuelle est «coextensive à la conscience» (MM, p. 168). Le virtuel n’existe pas avant l’actuel, comme tel serait le cas pour un possible qui se réalise, mais consiste plutôt dans l’invention de possibles qui ne peuvent se représenter qu’après qu’un événement s’est produit dans le monde contingent. L’actualisation du virtuel, qu’est précisément la création, participe ainsi à la contingence même du présent. Le processus du cercle vertueux du virtuel à l’actuel n’est donc pas complètement fermé.

Cette ouverture oriente la décision libre vers l’action. L’acte libre s’incarne réellement dans un événement qui n’existait pas auparavant. C’est ainsi que l’acte libre diffère du rêve, quoiqu’ils aient pour origine commune la conscience profonde. Si le rêve est enfermé dans un cercle de l’inconscient, l’acte plus ou moins libre s’ouvre vers l’action présente, quoiqu’il soit enraciné dans toute une personnalité y compris l’inconscient. Voyons comment l’esprit se comporte quand il s’agit d’une décision à prendre :

Ramassant, organisant la totalité de son expérience dans ce que nous appelons son caractère, il la fera converger vers des actions où vous trouverez, avec le passé qui leur sert de matière, la forme imprévue que la personnalité leur imprime; mais l’action ne sera réalisable que si elle vient s’encadrer dans la situation actuelle, c’est-à-dire dans cet ensemble de circonstances qui naît d’une certaine position déterminée du corps dans le temps et dans l’espace (MM, p. 192-193).

Il est vrai que l’acte libre nous conduit à poser la question fondamentale : comment le passage de l’inconscient à la conscience est-il devenu possible? Il s’agit là de la genèse même de la conscience, qui sera précisément le sujet de L’évolution créatrice.

3. Le processus circulaire de la vie et de la conscience

3.1. De l’organisme vivant à l’évolution

Il semble que le cercle vertueux apparaisse aussi dans le processus organique. On peut bien dire que dans un organisme vivant, le passé ne disparaît pas, mais agit dans le présent. La conservation entière de la mémoire organique se reflète dans ce que fait l’organisme actuel et concourt à ce qu’il est. Ce processus autoréférentiel donne lieu à un changement radical et finit par produire des phases nouvelles de l’être vivant, comme la maturité et le vieillissement, d’où les traits caractéristiques de l’organisme : l’âge et l’histoire. En effet, «partout où quelque chose vit, il y a, ouvert quelque part, un registre où le temps s’inscrit» (EC, p. 16). Notons d’abord que le sens véritable du temps pour un être vivant est qu’il s’ouvre à l’avenir à partir du présent qui le renouvelle sans cesse. C’est fondamentalement ce qui explique que l’organisme vivant n’est pas seulement un. Il est toujours un et plusieurs comme le montre le phénomène de la reproduction. Aussi n’est-il rien par association : comme l’embryon, il procède de lui-même par «dissociation et dédoublement» (EC, p. 90).

Pourtant l’organisation biologique est un modus vivendi et l’identité d’un être vivant se construit aussi dans sa dimension spatiale. L’organisme s’approprie son milieu dans sa manière propre d’être, qui vient de ses «parties hétérogènes qui se complètent les unes les autres», et de ses «fonctions diverses qui s’impliquent les unes les autres»; il s’isole et se clôt «par la nature elle-même» (EC, p. 12). Or, la genèse de l’organisation biologique qui se nourrit d’actions élémentaires multiples subit toujours en même temps l’influence du monde extérieur, en sorte qu’elle ne constitue que par son interaction récursive avec le milieu l’identité même de l’organisme. Le vivant n’est pas un artisan. Il procède par dissociation et à travers la rencontre avec «un ensemble d’obstacles tournés» qui ne sont en rien «des moyens employés» (EC, p. 94). De plus et surtout, l’organisation biologique loge son ennemi chez elle. Elle est partout combattue par «la tendance à se reproduire» (EC, p. 13) qui l’empêche une nouvelle fois d’être entièrement close sur elle-même.

C’est là que le problème de l’individualité apparaît. Le corps vivant est individu, en ce qu’il forme à partir de lui-même un tout dynamique à la fois temporel et spatial. La reproduction présente justement «le pouvoir de reproduire à nouveau le tout» sous «une certaine systématisation des parties» (EC, p. 14). Cependant, comme le montre le phénomène de régénération, dans un organisme, non seulement le tout régule ses éléments, mais l’élément lui-même régule le tout, au point qu’un élément peut «se considérer dans un certain cas comme l’équivalent du tout» (EC, p. 42). Naturellement, l’individualité n’y est pas parfaite. Au contraire, l’individu «n’est pas fait pour lui-même» (EC, p. 41) et ses parties ne conspirent pas pour le plus grand bien de l’ensemble. Il est aussi le produit de l’hérédité qu’il porte, de telle sorte que l’individualité dépend toujours d’une forme de temporalité d’une dimension supérieure à celle de l’individu. La mémoire organique se prolonge donc nécessairement dans le courant général de la vie. Il y a continuité de l’espèce aux individus, de même qu’il y a continuité de l’embryon à l’organisme complet. La vie que Bergson nous présente est donc un «courant qui va d’un germe à un germe par l’intermédiaire d’un organisme développé» (EC, p. 27). Ce processus continu et ouvert permet à la vie des espèces, tout comme à la conscience et à l’organisme, un changement radical. Il y a donc évolution, c’est-à-dire création d’espèces nouvelles sur fond de formes anciennes.

3.2. La circularité dans l’évolution de la vie

Il faut d’abord remarquer que la vie a un commencement avec l’explosion originelle de l’élan vital. C’est une force qui est apparue dans un temps concret. En plus, la vie a une finitude : «La force qui évolue à travers le monde organisé est une force limitée» (EC, p. 127). La vie n’est pas un principe absolu, mais défini par sa limite. Elle est limitée précisément par la condition du monde extérieur. De ce point de vue, le mouvement de la vie, bien plus que celui de la conscience, s’ouvre à l’extérieur. La vie est une «tendance à agir sur la matière brute» (EC, p. 97). Ce n’est pas en s’installant dans la profondeur de la durée intérieure qu’elle y parvient. Il faut au contraire que la vie sorte de la durée intérieurement vécue et l’élargisse. Il faut qu’elle ramasse tout ce qui lui vient du présent matériel. Les différentes formes que la vie crée dans son évolution sont le résultat de son interaction avec l’environnement auquel elle s’est exposée accidentellement, mais qui sculpte les conditions mêmes à travers lesquelles une forme nouvelle apparaît. Or le sens de cette interaction de la vie et de ses conditions est plus profond que l’on croît d’habitude. Elle ne se fait pas d’une manière linéaire, comme si la vie réalisait un plan ou un programme par le moyen des conditions matérielles, ou comme si elle pouvait être déterminée rigoureusement grâce à celles-ci. Au contraire, la vie et ses conditions se reflètent mutuellement à travers une relation circulaire, car celles-ci «font corps avec elle et ne font même qu’un avec elle, étant caractéristiques du moment où la vie se trouve alors de son histoire» (EC, p. 28). C’est dire que le mouvement de la vie fait de lui-même rétrospectivement son identité avec tout ce qu’il s’approprie au cours de son chemin. Cette identité de la vie ne se fait donc que par ses actions et réactions sur le monde matériel. L’action s’exerce au présent et mon présent ne vient que du présent matériel. Perception et action se concentrent sur ce point matériel du présent. Avec le bouleversement qu’a causé le présent, l’évolution est inévitablement en même temps que directement un processus ouvert et contingent. Elle reflète tout le caractère contingent de l’événement.

Que l’élan de vie prenne la forme d’une circularité créatrice, cela ne laisse pas place au doute. Il reste pourtant à examiner une question centrale pour la compréhension de la position bergsonienne. En effet, Bergson se plaît à signaler que la vie progresse «à la manière d’une conscience», que ce soit dans l’organisme ou à travers l’évolution des espèces, en ce que chez tous deux la rétroaction du présent sur le passé est créatrice de formes nouvelles. Le sens de cette analogie, rediscuté récemment par plusieurs commentateurs Footnote 12 , est cependant loin d’être simple.

Tout d’abord, notons que c’est de la vie que provient la conscience propre à tout être vivant grâce à son activité motrice au cours de l’évolution. La conscience apparaît à mesure que l’être vivant possède ou reconquiert «la liberté de ses mouvements» (EC, p. 112), qui le rend capable d’effectuer des choix. Inversement, la vie ressemble à la conscience, car elle est mémoire et création, tout comme celle-ci. Faut-il donc comprendre, (2) dans une perspective évolutionniste, la conscience à partir de la vie (1) ou, dans une perspective spiritualiste, la vie sur le modèle de la conscience? Nous allons voir qu’il y a ici une contradiction profonde qui se rattache à toute la position métaphysique du philosophe, y compris en ce qui concerne le problème de la matière.

(1) L’analyse du concept de tendance semble d’abord laisser entendre que la vie vient de la conscience et peut être pensée sur son modèle. La vie est «une immensité de virtualité, un empiétement mutuel de mille et mille tendances» (EC, p. 259) qui se divisent en directions de l’évolution. Voici ce qui rapproche d’emblée le processus de vie et celui de la conscience. Une manifestation ou une tendance de la vie renfermant en elle la totalité de son passé nous présente, «à l’état rudimentaire ou virtuel, les caractères des autres manifestations», comme chacun des états psychologiques «renferme […] virtuellement toute la personnalité à laquelle il appartient» (EC, p. 119); telles, la mobilité et la conscience qui sommeillent en végétal peuvent se réveiller dans des situations exceptionnelles. Les tendances n’étant donc que virtuelles se développent et se manifestent au fil du temps. Elles ne sont jamais déjà là au commencement en germe, à la manière d’un but adaptatif ou d’un principe final. Au contraire, la présence active de la mémoire fait que la vie ne constitue en rien la réalisation d’un possible. Si, donc, la vie a quelque analogie avec la conscience, c’est au niveau de la mémoire en tant que virtualité.

De plus, Bergson, quand il analyse l’élan de vie, persiste à rapprocher conscience et évolution, en ce que celles-ci procèdent d’une mémoire. Cela ne l’empêche pas de distinguer les deux processus de la vie, ouvert et clos. La première se rapporte aux grandes lignes de l’évolution qui vont vers l’avant, tandis que la seconde concerne les mouvements des espèces spéciales absorbées par leur succès : «L’évolution en général se ferait, autant que possible, en ligne droite; chaque évolution spéciale est un processus circulaire» (EC, p. 129). Le processus circulaire dont il est question ici représente chaque évolution spéciale. Il s’agit d’un processus fermé : il conduit la vie à des états clos comme l’oubli, l’inconscient et la torpeur. Par contre, les grandes lignes de l’évolution suivent la voie ouverte, en ce qu’elles créent toujours des formes imprévisibles dont l’une arrive à l’épanouissement de la conscience. L’explosion originelle de la vie amène une suite de bifurcations dont l’une représente la direction de la conscience et l’autre celle de l’inconscient. L’évolution, bien que créatrice, présente donc sur différentes échelles l’opposition de la conscience réveillée et de la conscience endormie, comme celle de l’intelligence et de l’instinct. Ces deux fonctions sont dissociées depuis une même tendance originelle. Par ailleurs, la vie, même lorsqu’elle se concentre sur la forme spéciale qu’elle prend, ne cesse pas de sympathiser avec la totalité de son passé, ce qui fait son unité, qui est «un tout sympathique à lui-même» (EC, p. 168). C’est en ce sens qu’elle progresse à la manière d’une conscience en un sens qui n’est pas individuel, mais collectif. La possibilité de cette sympathie vient justement du fait que dans les manifestations de la vie, le tout est l’élément de lui-même. C’est cette capacité de sympathiser avec soi-même d’abord propre à l’instinct qui rend possible la genèse de l’intuition par un élargissement conscient de celui-ci.

Enfin, par la dichotomie de la conscience réveillée et de la conscience endormie, nous sommes orientés vers une position spiritualiste assez nette qui s’exprime à travers la phrase suivante :

Tout se passe comme si un large courant de conscience avait pénétré dans la matière, chargé comme toute conscience, d’une multiplicité énorme de virtualités qui s’entre-pénétraient. Il a entraîné la matière à l’organisation, mais son mouvement en a été à la fois infiniment ralenti et infiniment divisé. D’une part, en effet, la conscience a dû s’assoupir, comme la chrysalide dans l’enveloppe où elle se prépare des ailes, et d’autre part les tendances multiples qu’elle renfermait se sont réparties entre des séries divergentes d’organismes […] (EC, p. 182).

Si l’on suit cette hypothèse, la circularité problématique entre la conscience et la vie que nous avons évoquée plus haut disparaît. La naissance de la conscience individuelle au cours de l’évolution serait, en effet, le réveil de la conscience originelle à l’occasion du mouvement des manifestations de la vie. La priorité de cette conscience universelle et cosmique, pourrait-on dire, par rapport à la vie paraît alors évidente et tous les phénomènes automatiques et inconscients peuvent s’expliquer par la mise en sommeil de la conscience originelle. Bergson écrit, en effet : «L’évolution de la vie, envisagée de ce côté, prend un sens plus net» (EC, p. 182). Dans cette perspective, ce n’est plus tellement la vie dans son processus en cercle vertueux qui suffit à éclaircir l’émergence de la conscience chez l’animal, puis chez l’homme, mais c’est bien au contraire la conscience originelle et «divine» (EC, p. 249) qui se réveille à travers l’évolution de la vie, comme ce qui forme le principe spirituel originaire dont cette dernière dépend.

(2) Mais voici dès lors une nouvelle forme de circularité, dont la nature est plus logique et langagière que véritablement ontologique, qui apparaît dans la signification même de la conscience, et que Bergson présente dans sa conférence sur «La conscience et la vie» (1911). La conscience y est caractérisée d’abord par la mémoire, ensuite par l’anticipation de l’avenir. Or la mémoire et l’avenir n’ont de sens que pour un être incarné qui agit pour vivre. En effet, pour agir, il faut choisir et pour choisir, il faut se référer à ce qui s’est passé tout en anticipant ce qui est à venir. Tout cela constitue l’essence même de la vie. Pour un être vivant, le passé et l’avenir se distinguent l’un de l’autre par mon présent qui participe bien de la durée de la conscience, mais qui touche aussi le présent du monde matériel, ce qui l’incite à agir et à régler le problème donné. C’est pourquoi «il n’y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie» Footnote 13 et aussi pourquoi «conscience est synonyme de choix» (ES, p. 11). Peut-on encore insister sur la priorité de la conscience, comme on le voit dans cette expression : la vie est «la conscience lancée dans la matière» (EC, p. 182)? Au contraire, la conscience vécue, par la nécessité de choisir, n’est-elle pas engagée dans un présent matériel et biologique, à travers lequel elle s’incarne dans son corps propre à travers un principe vital dont elle est solidaire? Ainsi pouvons-nous comprendre pourquoi la liberté n’est jamais absolue, mais admet des degrés quand elle s’exprime dans l’acte libre. C’est dans une telle perspective, bien sûr, que la conscience vécue, sous sa forme végétale, puis animale et enfin intellectuelle, peut être vue comme une suite de bifurcations qui prend sa source dans le processus évolutif lui-même.

Que l’on dise donc qu’«en droit, sinon en fait, la conscience est coextensive à la vie» (ES, p. 13) ne permet pas d’annuler le cercle, mais au contraire le reconduit. Nous allons voir cette contradiction s’approfondir dans l’étude suivante lorsqu’on accède à la relation de la conscience et de la matière.

4. Le cercle vertueux dans le mouvement matériel?

Quel lien peut-on établir entre la matière et l’idée de cercle vertueux? Chez Bergson, le statut de la matière semble souvent négatif, si on le compare à celui de la conscience et de la vie. Par exemple, la matérialité que l’organisme comprend en lui-même est «une négation plutôt qu’une réalité positive» (EC, p. 94), ou encore une «interruption ou interversion de la positivité vraie» (EC, p. 209). En fin commentateur, Jankélévitch a conclu qu’il n’y a pas de véritable dualisme de substance chez Bergson, puisque la matière n’est qu’une sorte de «cause “déficiente”» (Jankélévitch, Reference Jankélévitch1959 [1931], p. 179). Il reste cependant qu’elle dure à sa manière. Comment la négativité de la matière et sa durée pourront-elles se réconcilier? Lorsqu’on examine le détail des textes sur ce point, la position du philosophe français n’est pas si cohérente. On pourrait plutôt dire sans se tromper qu’elle change au cours de son œuvre.

4.1. La durée comme succession

Nous commencerons par un exemple bien connu que donne Bergson dans l’Essai : supposons qu’il existe un petit monde qui se compose du moi et d’un pendule. Quand je suis le mouvement de l’aiguille correspondant aux oscillations du pendule, il y a en moi organisation et pénétration mutuelle des éléments psychologiques, qui retiennent à la fois les représentations des oscillations passées et la perception de l’oscillation présente, alors qu’en dehors du moi, il n’y a qu’une position de l’aiguille qui correspond à l’oscillation présente, puisque l’oscillation passée n’est plus quand l’oscillation actuelle se produit. En supposant alors la suppression de tout contact entre le moi et le monde extérieur, Bergson conclut que «dans notre moi, il y a succession sans extériorité réciproque; en dehors du moi, extériorité sans succession» (E, p. 81). Dans cette expérience imaginaire, le présent matériel se rapprocherait d’un point mathématique entièrement défini par la relation de simultanéité qu’il entretient avec d’autres points dans l’espace pur. Du coup, la durée de la conscience n’aurait aucun rapport nécessaire avec les choses matérielles.

Bien que cette supposition semble servir à défendre la thèse d’une dichotomie absolue entre la durée vécue en nous et les mouvements simultanés hors de nous, Bergson n’est pas si pressé de lui donner un statut ontologique. D’abord, si «le moi» supprimait le pendule et ses oscillations, la durée ne pourrait plus être simplement vécue par la conscience, puisque le processus intérieur du moi vient de la mémoire qui dépend de mon présent et du présent matériel, en sorte qu’on ne peut isoler radicalement la durée du monde extérieur. De plus, les oscillations du pendule reviennent régulièrement, que nous y pensions ou non. Il y a bien une succession, sinon une organisation, des mouvements dans le monde matériel, grâce à laquelle nous apprenons à reconnaître les oscillations du pendule. C’est pourquoi Bergson écrit, dès son premier livre, bien qu’avec prudence : «Nous ne durons pas seuls : les choses extérieures, semble-t-il, durent comme nous» (E, p. 79).

Bergson va revenir en profondeur sur cette réflexion dans ses œuvres ultérieures, notamment dans Matière et mémoire et L’évolution créatrice.

Dans Matière et mémoire, il distingue d’abord nettement l’espace et la matière. L’espace est ce qui fait se juxtaposer toutes choses : c’est «le schème de la divisibilité indéfinie» (MM, p. 232), qui ne s’applique qu’approximativement à la matière. Quant à la matière, elle n’est pas ces choses mêmes en mouvement comme les atomes qui se déplacent dans l’espace, mais le progrès ou la mobilité de l’ensemble, comme on le voit dans l’action du champ électromagnétique. Naturellement, ce progrès n’est pas constitué par des instants séparés, mais par des mouvements indivisibles qui se déroulent dans le temps, et qui, par conséquent, «supposent un avant et un après, et relient les moments successifs du temps» (MM, p. 227). Cette succession est précisément ce qui fait revenir régulièrement l’événement matériel élémentaire. Non seulement les mouvements se déroulent-ils dans le temps, mais surtout ils ne diffèrent plus de cette succession des événements ou des «vibrations élémentaires» qui, dans la physique, correspondraient aux mouvements à l’intérieur de l’atome, car ici «le microcosmos est essentiellement le microchronos» (Čapek, Reference Čapek1953, p. 32) Footnote 14 . Ils ne font qu’un avec la succession des moments dotés d’un contenu concret. La matière n’est donc pas seulement étendue, mais aussi douée de qualité. Les hypothèses d’un dualisme substantiel de la matière et de l’esprit et d’un dualisme de l’espace homogène et de la durée psychologique ne peuvent plus se soutenir. Bien qu’au début du livre, l’auteur s’affirme «nettement dualiste» (MM, p. 1), ces contraires se dissolvent dans le devenir au sens le plus large, c’est-à-dire la «continuité du devenir qui est la réalité même» (MM, p. 154). C’est là que l’on retrouve pour la première fois l’idée d’une durée universelle, en quelque sorte, que Bergson nomme tantôt «le temps en général», tantôt succession matérielle que l’on peut penser par analogie avec notre propre durée, mais qui, envisagée en elle-même, se confondrait avec «des ébranlements sans nombre, tous liés dans une continuité ininterrompue, tous solidaires entre eux, et qui courent en tous sens comme autant de frissons» (MM, p. 231 et 234). Il est donc clair, ici, que la durée n’est plus simplement vécue par la conscience, mais qu’elle est au contraire immanente au tout de l’univers matériel.

4.2. La circularité dans la matière?

Peut-on aller plus loin dans cette direction? L’univers matériel dure, mais est-il capable de création? Existe-t-il dans l’univers matériel des formes de durée qui pourraient se soumettre au schème de la circularité créatrice, et qui donc pourraient, en tirant leur identité de leur processualité, créer sans cesse des formes nouvelles? Cette première question est redoublée d’une seconde, encore plus profonde. On sait que le vitalisme bergsonien n’est pas seulement métaphysique. Il a aussi un sens épistémologique. Il nous oblige à affirmer qu’en un sens, la connaissance du vivant fait obstacle à l’expérience métaphysique de la vie. Mais s’il existait dans l’univers matériel des formes de circularité productrices compatibles avec le schème bergsonien, cela ne nous obligerait-il pas dans une certaine mesure à remettre en cause ce vitalisme méthodologique adossé sur la métaphysique spiritualiste que le philosophe français revendique?

Or il se trouve justement que dans Matière et mémoire, la durée vécue par la conscience n’apparaît plus que comme une durée parmi d’autres dans la nature, «durées à élasticité inégale» (MM, p. 232-233). En effet, «il n’y a pas un rythme unique de la durée; on peut imaginer bien des rythmes différents, qui plus lents ou plus rapides, mesureraient le degré de tension ou de relâchement des consciences, et par là fixeraient leurs places respectives dans la série des êtres» (MM, p. 232). La conscience humaine et la vie sont donc deux grandes catégories d’être construisant chacune leur identité rétroactivement, tout en faisant partie du présent matériel. Qui plus est, le reste de la matière n’est pas un relâchement extrême de notre durée. Il n’y a pas de différence radicale entre notre durée et la durée matérielle, car elles participent toutes deux du devenir universel. On peut donc dire que «l’extension physique, elle aussi, est une tension, c’est-à-dire un processus réel qui possède la structure générale de la durée sans perdre son caractère d’étendue concrète» (Čapek, Reference Čapek1953, p. 35). De ce point de vue, comme Deleuze l’a formulé, «la durée est le degré le plus contracté de la matière» (Deleuze, Reference Deleuze1966, p. 94).

Il n’en est plus ainsi, pourtant, si l’on considère la conscience cosmique comme une réalité à part entière dont la vie et la matière sont issues. L’évolution créatrice prend parti pour cette position. La supra-conscience y est présentée comme «une fusée dont les débris éteints retombent en matière»; la vie n’est alors que «ce qui subsiste de la fusée» (EC, p. 261), ou encore «une réalité qui se fait à travers celle qui se défait» (EC, p. 248). Nous sommes loin ici des rythmes différents de la durée universelle. L’extension est bien une tension, mais elle est «une tension qui s’interrompt»; l’ordre qui règne dans l’étendue matérielle naît d’une suppression de l’ordre inverse, qu’«une détente du vouloir produirait» (EC, p. 246). La matérialité n’est pas simplement spatialité, ni même mémoire, mais aussi tendance. Cette tendance est toutefois une tendance à la répétition dont ne peut émaner aucune création. Elle est la tendance «à la stabilité relative d’ébranlements élémentaires qui se répéteront indéfiniment» (EC, p. 244). Si donc la vie «retarde» l’action de la matière, c’est en raison de l’élan initial de création et du vouloir dont elle est issue.

Paradoxalement, cette prise de position est renforcée par la réflexion bergsonienne sur la deuxième loi de la thermodynamique. Selon le philosophe français, celle-ci montre qu’il y a dans le monde matériel un devenir irréversible, qui consiste à dégrader sans cesse de l’énergie potentielle. En effet, l’oscillation de notre pendule ne se répète pas indéfiniment, mais se dégrade et finit par s’arrêter. Elle perd petit à petit irréversiblement de l’énergie potentielle. Il y a donc une flèche du temps. Le philosophe français cite Boltzmann, qui a introduit le calcul des probabilités pour éclairer ce phénomène, et qui a proposé un modèle pour comprendre comment, dans une enceinte fermée, les vitesses et les positions des atomes de gaz parfait, une fois que leur équilibre est atteint, «tendent à devenir équiprobables» (Miquel, Reference Miquel2007, p. 101) Footnote 15 .

Ce que nous voulions simplement ajouter, c’est qu’il y a sur ce point un désaccord assez net entre Matière et mémoire d’une part et L’évolution créatrice de l’autre. C’est surtout dans ce dernier ouvrage que Bergson fait de la matière une durée qui se défait, tout en donnant un sens métaphysique à la seconde loi de la thermodynamique, alors que dans Matière et mémoire, on peut finalement interpréter toute forme de durée comme matérielle et, réciproquement, toute différence de durée comme une différence de rythme, de telle sorte qu’un sens purement négatif de la durée n’est pas une chose que l’on puisse concevoir. C’est cette position spiritualiste tranchée qui lui fait mettre l’accent sur l’interprétation de Boltzmann et qui le pousse à conclure que la matière n’est que de la durée qui se défait, à penser la répétition comme l’interruption d’un ordre créateur. C’est elle aussi qui le conduit à concevoir la vie comme un mouvement réfractaire à toute forme d’explication scientifique.

Si, au contraire, on considère la différence entre les mouvements de «descente» et de «montée» au sein de la matière comme de simples différences de rythme, il n’est plus aberrant que des formes de circularité productrice et créatrice puissent s’introduire dans les systèmes matériels, sans pourtant avoir comme origine une causalité spirituelle supranaturelle. Il n’est plus absurde d’imaginer que la répétition ne soit pas la seule forme de tendance que l’on puisse voir à l’œuvre dans la matière. Mais à quel titre? À quel titre cela pourrait-il également devenir explicable scientifiquement? Il faudrait simplement que la différence entre une forme de durée créatrice et une forme de durée répétitive puisse trouver sa source dans une condition matérielle énonçable, formulable et observable. Nous pensons qu’une telle perspective, largement ouverte dans Matière et mémoire, anticipe la distinction entre système fermés et systèmes ouverts, distinction pour la première fois introduite par Erwin Schrödinger dans son ouvrage What is life? Le physicien autrichien parle lui-même d’«entropie négative» et d’«ordre par le désordre» (Schrödinger, Reference Schrödinger1967 [1944], p. 76) à propos des transitions de phase du premier ordre et de la formation de cristaux. Cette distinction anticipe les travaux de Prigogine sur les systèmes ouverts loin de l’équilibre et les structures dissipatives (Prigogine, Reference Prigogine1989; Prigogine, Reference Prigogine1994), préfigurés par les observations du chimiste français Bénard, un peu avant l’écriture de L’évolution créatrice. Ouverts ou fermés, à l’équilibre ou loin de l’équilibre, conservatifs ou non conservatifs, telles sont en effet les conditions bien connues aujourd’hui susceptibles de faire naître l’auto-organisation et la circularité productive de manière récursive au sein même des systèmes matériels Footnote 16 . La thèse que nous défendons simplement dans cet article, c’est que Matière et mémoire ouvrait la porte vers une telle perspective, plus que L’évolution créatrice elle-même.

Conclusion

La philosophie de la création, telle que nous l’entendons, ne peut se restreindre aux catégories des choses, mais se fonde principalement sur celles des actions au sens de l’événement. Nous avons voulu la mieux comprendre par la figure du cercle vertueux, que nous avons dégagée de la durée bergsonienne en la faisant sortir de la position métaphysique spiritualiste. En effet, dans le cours des événements, on trouve des individus, non seulement psychiques et vitaux, mais aussi matériels, dont l’identité se fait depuis soi-même rétroactivement à travers les présents matériels qu’ils subissent tour à tour. La mémoire agit, il est vrai, dans tout événement. C’est même pourquoi l’événement a son caractère unique. Il y a bien des tendances virtuelles qui se développent au cours du temps. Or le virtuel n’agit pas comme un possible qui se réalise, indépendamment du présent lui-même, mais plutôt fait corps avec celui-ci, de sorte que l’on ne comprend son sens qu’après qu’un événement s’est produit. Le sens de la création réside dans cette contingence même du rapport du virtuel et de l’actuel. Autrement dit, c’est le parcours, le cheminement évolutif qui fait naître la tendance, de sorte que celle-ci change elle-même au fur et à mesure du progrès des événements, en même temps que la tendance, tout en changeant, s’actualise en ceux-ci. C’est le cercle vertueux de la tendance et de l’événement qui fait que la vie et la matière procèdent comme un avancement créateur. Nous trouverions le sens véritable du cercle vertueux dans le devenir continuel où il est insensé de chercher un commencement et une fin absolus. Il serait aussi insensé de chercher dans le monde du devenir un principe substantiel, que ce soit moniste ou dualiste, car la création n’aurait rien à voir avec la composition, arbitraire ou mécanique, des choses selon un principe quelconque. Elle signifierait plutôt l’invention de possibles qui ont révélé et révéleront encore au monde ses dimensions multiples.

Footnotes

1 Cette tension a donné lieu à des interprétations multiples dont les plus originales montrent toutes à quel point ce couple de notions encadre mal la vision philosophique de Bergson. Citons-en trois. Gilles Deleuze (Reference Deleuze1966) considère la tension entre monisme et dualisme comme un faux problème qui se dissout de lui-même quand on regarde de près la méthode bergsonienne, et qu’on la remplace par la distinction entre «différence de degré» et «différence de nature». Vladimir Jankélévitch (1959 [1931]) note que Bergson tente de penser en durée la relation entre esprit et matière. L’esprit et la matière n’apparaissent plus alors que comme des tendances : tendance à la tension pour l’esprit et tendance à l’extension pour la matière. Pour Frédéric Worms, dualisme et monisme sont aussi des catégories de l’intelligence. Ce qui fait naître ce faux débat philosophique, c’est une représentation simplement spatiale de la matière, qui nous empêche d’en atteindre la réalité ultime qui est temporelle (2004, p. 112). Selon la lecture de Worms, c’est seulement dans le quatrième chapitre de Matière et mémoire que Bergson dégage le sens métaphysique de la matière à travers le couple de notions «extension/tension» (2004, p. 138-140).

2 Henri Bergson, La pensée et le mouvant (2009b [1938], p. 28). Désormais désigné entre parenthèses dans le corps du texte par les initiales PM.

3 H. Bergson, L’évolution créatrice (2007 [1907], p. 250). Désormais désigné dans le corps du texte par le sigle EC.

4 Il est à noter que l’ontologie bergsonienne n’est pas non plus une ontologie de la forme, puisque «la forme n’est qu’un instantané pris sur une transition» (EC, p. 302). Ce point est capital pour la compréhension du vivant et de son développement, comme le fait très justement remarquer Alain Prochiantz (Reference Prochiantz, Fagot-Largeault and Worms2008).

5 H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (2008 [1932], p. 17).

6 H. Bergson, Matière et mémoire (2006 [1896], p. 232). Dorénavant désigné par le sigle MM.

7 Cf. Henri Gouhier, Bergson dans l’histoire de la pensée occidentale (1989, p. 45-49).

8 H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (2001 [1889], p. 75). Désormais désigné dans le corps du texte par le sigle E.

9 Cf. «Le possible et le réel» dans La pensée et le mouvant (PM, p. 112-115).

10 Il est vrai que l’Essai n’évoque pas explicitement ce terme d’inconscient. Mais lorsque Bergson écrit que l’acte libre est «un coup d’état» (E, p. 119), cela nous semble conduire à imaginer qu’il comprend une partie irrationnelle dont la racine est inconsciente, et qui relève du souvenir pur, quoique l’on ne confonde pas le sens de ce mot avec celui que lui prête Freud.

11 G. Deleuze, Le bergsonisme (1966, p. 55).

12 Pour Frédéric Worms, cette analogie a un sens compréhensif. C’est en revenant en nous-mêmes que nous pouvons découvrir le double sens de la vie, c’est-à-dire la vie vécue et la vie biologique : «il s’agit de chercher en nous la vérification intuitive, directement expérimentée par notre conscience, de la relation observée dans la nature entre la vie et ses effets» (2004, p. 212). Pour Paul-Antoine Miquel, au contraire, le sens biologique de la vie ne se découvre qu’en sortant de nous-mêmes et en épousant la durée vécue par le tout de l’univers. Une telle démarche n’est rendue possible que par le fait que l’intuition chevauche l’intelligence. Elle n’est pas séparée de celle-ci : «l’analogie a donc ici un tout autre statut. Loin que nous puissions accéder directement à la vie vécue de l’univers, il faut pour ce faire que nous passions par les outils de la science» (2007, p. 99).

13 H. Bergson, L’énergie spirituelle (2009a [1919], p. 5). Dorénavant, cet ouvrage est identifié dans le corps du texte à l’aide du sigle ES.

14 L’auteur remarque bien que cette perspective bergsonienne s’accorde, dans son sens général, à «la tendance de la physique nouvelle vers l’effacement de la distinction entre temps-espace et son contenu matériel, entre le devenir et la substance» (Čapek, Reference Čapek1953, p. 45).

15 D’après cet auteur, la flèche qui suggère la direction du temps est l’équivalent de ce que l’on nomme un attracteur dans l’analyse des systèmes dynamiques. Il remarque qu’il y a une ressemblance entre cet état attracteur et ce que Bergson appelle une tendance (EC, p. 97). On peut aussi consulter l’ouvrage d’Ilya Prigogine (1994, p. 23-24).

16 Cette notion de récursivité est centrale dans les outils mathématiques qui permettent de mettre en évidence les phénomènes d’auto-organisation en physique des transitions de phase (Maris et Kadanoff, 1978, p. 654).

References

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