Déjà très connue pour ses travaux sur Platon et sur Nietzsche, Monique Dixsaut s’essaie dans cet ouvrage à un rapprochement beaucoup plus étoffé Footnote 1 en tâchant de mettre en lumière une conception de l’activité philosophique qui serait propre à ces deux philosophes. Comme l’auteure le souligne en préambule à son livre, cet effort est d’autant plus audacieux qu’en plus de porter le regard au-delà des divergences habituellement soulignées entre Platon et Nietzsche, il suppose une mise entre parenthèses radicale de l’historicisme (de source hégélienne ou heideggérienne) qui anime généralement l’histoire de la philosophie. L’essai de Dixsaut demande en effet de penser, par-delà ces historicisations, une actualité nouvelle des philosophies platonicienne et nietzschéenne dans une «manière de philosopher» qui, comme telle, ne se réclame d’aucune date et qui pourrait peut-être même prétendre à l’universel. Ce livre ne s’adresse donc pas à l’historiciste convaincu, mais au lecteur qui est prêt à faire l’épreuve de cette tentative de percer les frontières temporelles, ou à tout le moins historiennes (p. 1-4).
L’anhistoricité dont se réclameraient eux-mêmes Nietzsche et Platon (p. 7-19) est bien entendu refusée par les tenants de l’interprétation heideggérienne que rejette Dixsaut en guise de «supplément inévitable» (p. 23-34). La critique proposée est double. Heidegger voit chez Nietzsche un renversement du platonisme, faisant valoir le primat du monde des apparences sur le monde intelligible. Or, comme le soutient l’auteur en premier lieu, Nietzsche ne désire pas affirmer la vérité du monde des apparences, mais le caractère préférable des apparences par rapport à «l’étant vrai» du point de vue de la vie. Cela signifierait en second lieu que le renversement opéré par Nietzsche en est un de type anthropologique et moral plutôt que de type métaphysique. En supprimant cette idée des «deux mondes» plutôt qu’en l’inversant, Nietzsche serait selon Dixsaut beaucoup plus près du Platon véritable, c’est-à-dire d’un platonisme qui échappe à sa simplification en dogmatisme métaphysique. À cet égard, il serait possible que «de ce point de vue, ce soit Heidegger qui apparaisse comme le métaphysicien le plus effréné, parce que le plus profondément anti-platonicien» (p. 34). Même si le lecteur admet que le Platon des «deux mondes» est bel et bien une simplification dogmatique, il pourra à bon droit se demander si une inversion morale du platonisme proclamée par Nietzsche n’a pas, in fine, quelque assise métaphysique, et si, en ce sens, il n’y aurait pas quelque vérité dans une thèse heideggérienne dépouillée de sa part caricaturale.
Dixsaut fait d’abord converger les conceptions platonicienne et nietzschéenne de la pensée et étudie la conséquence de cette convergence sur la forme de leurs écrits. Cette pensée échapperait à toute définition stricte ou fixe et se laisserait plutôt décrire «phénoménologiquement» (p. 38) comme une activité dialogique, non dogmatique et passionnelle — l’eros platonicien est assimilé aux instincts nietzschéens (p. 52-56). Cette pensée qui désire garder toujours ouvert le questionnement philosophique se traduit dans une écriture expérimentale qui vise à représenter le caractère vivant de la réflexion. Contre l’interprétation derridienne d’une critique métaphysique de l’écriture chez Platon — où l’oral et l’écrit recouperaient respectivement l’intelligible et le sensible (p. 73-74), Dixsaut pense que la critique de l’écriture a plutôt quelque chose d’ironique, et donc que l’œuvre platonicienne permet de dépasser la fixité de l’écrit traditionnel. Chez Nietzsche également, il faudrait éviter «d’éterniser ses pensées» par l’écriture et plutôt tâcher de «donner au texte un statut d’évènement» (p. 84).
Sur un plan plus métaphysique, l’auteur propose une version déflationniste de l’ontologie platonicienne en faisant valoir l’importance de la notion de puissance (dunamis, p. 102-103), laquelle recouperait peut-être quelque part la volonté de puissance nietzschéenne en ce qu’elle concède à l’être son caractère essentiellement dynamique. Qui plus est, chez Nietzsche comme chez Platon, la puissance commanderait une obéissance. Il est toutefois permis de se demander si l’obéissance à la nature (Platon) ne diffère pas de l’obéissance à sa propre loi (Nietzsche) plus qu’elle n’y ressemble (p. 110).
Est par la suite soulignée l’importance de l’expérience pour la philosophie. Si cette dernière paraît aller de soi dans le cas de ce qu’on pourrait appeler le «réalisme» nietzschéen, elle doit être remarquée chez Platon, notamment en ce qui a trait à son souci pour le politique, au recours à l’expérience concrète dans l’élaboration des cités en paroles, de même qu’à la référence incessante aux exemples d’arts «techniques» dans les Dialogues — cela sans compter le fait que les Dialogues sont toujours des représentations de l’expérience concrète du philosopher. Dixsaut met donc en évidence une composante de la pensée platonicienne trop souvent recouverte par une soi-disant abstraction, offrant la possibilité de lectures plus nuancées de Platon.
Dans un même élan expérientiel, Dixsaut assigne à la manière de philosopher ainsi dégagée un caractère antisystématique. Au système s’opposerait une méthode, ou plutôt l’usage d’une pluralité de méthodes dont la règle d’or — «protophénoménologique» pourrait-on dire — est la conformité de celles-ci à l’objet de la recherche en question (p. 170). Or, par-delà la visée simplement descriptive, Platon comme Nietzsche font tous les deux de la philosophie sur le mode thérapeutique, joignant aussitôt au diagnostic un traitement ou un pronostic. Dans la mesure où ce trait commun est assurément l’un des plus distinctifs de ces deux philosophes dans l’histoire de la philosophie, le lecteur pourrait espérer que ce thème soit développé davantage.
Cette méthode se voudrait aussi interprétative. À ce compte, Dixsaut souligne ce qui est évident chez Nietzsche et qui l’est moins chez Platon. Platon et Socrate n’interprètent-ils pas à leur compte les penseurs et poètes qui les ont précédés? L’art politique n’est-il pas qualifié dans le Politique d’art «herméneutique» (p. 192; Pol. 260d-e)? Socrate ne se fait-il pas herméneute de l’oracle delphique, et qui plus est, herméneute très libre sinon impie? Ainsi Dixsaut va jusqu’à dire que non seulement la philosophie platonico-nietzschéenne est interprétative, mais qu’elle est aussi une «école du soupçon» qui cherche à interroger ce qui est caché par les évidences premières (p. 206). Il peut à ce compte être navrant de ne point trouver dans de tels développements un dialogue avec les positions herméneutiques dialogiques de Hans-Georg Gadamer et de Paul Ricœur.
Le problème de l’interprétation conduit à celui de la vérité, problème capital traité quelque peu superficiellement. Sont par exemple rapprochées les conceptions platoniciennes et nietzschéennes de la vérité comme une rectitude qui inclut en elle le plus et le moins (p. 220-221). L’opposition nietzschéenne entre la vie et la vérité recouperait selon l’auteur la notion de la vie bonne comme une vie mixte entre la pensée et les plaisirs (p. 218-219), et l’invective de Nietzsche contre la volonté de vérité ne toucherait pas la conception platonicienne d’un amour du vrai (p. 223). Si le lecteur peut trouver passablement forcées ces deux dernières tentatives de rapprochement, on voit mal comment la première serait propre à Platon et à Nietzsche en particulier à travers toute l’histoire de la philosophie. D’autres difficultés s’ajoutent : en quoi Platon épouse-t-il comme Nietzsche une conception «tragique» de la vérité (p. 209)? L’opposition de Platon aux sophistes peut-elle être rapprochée à l’opposition de Nietzsche aux intellectuels de son temps si tant est que Nietzsche encense la sophistique ancienne (p. 210 sq.)? En quoi la vérité serait-elle chez Platon quelque chose «à produire» plutôt qu’à découvrir (p. 227)?
Le dernier chapitre revient sur la question du tragique et deux rapprochements y sont proposés par Dixsaut. D’une part, Nietzsche et Platon s’opposeraient à Aristote qui voit dans la tragédie une fonction cathartique. Au contraire, la tragédie serait «tonique»; elle exalterait et intensifierait les passions plutôt que de les épurer (p. 315). D’autre part, Dixsaut affirme que les deux philosophes ont embrassé la tragédie par leur philosopher. S’il y a bien lieu de rappeler que la philosophie nietzschéenne se veut tragique, la proposition est plus surprenante en ce qui a trait à Platon. Bien entendu, l’auteur rappelle le passage des Lois où l’Athénien déclare que l’édification de la cité constitue la plus belle des tragédies (p. 323; Lois 817b). Toute la question est de savoir ce qui est entendu ici par «tragédie». Certes, Platon renoue le «nœud gordien», «coupé par Socrate», entre le mythique et le rationnel (p. 333). Mais en quoi ce mythe est-il spécifiquement tragique? Dixsaut reconnaît que l’opposition de Platon à la tragédie ne vise nullement sa forme dramatique mais plutôt la vérité qu’elle défend. La réhabilitation platonicienne de la tragédie — qui se refléterait in fine dans la structure dramatique de l’ensemble des Dialogues — interdirait donc toute communication d’une telle conception du monde et de la vie humaine (p. 322-323) : «si la vérité de la vie est rude, elle n’est pas tragique — il y aura d’autres feuilles» (p. 319, nous soulignons). Or, chez Nietzsche, comme l’admet l’auteure, c’est la vérité de la vie qui est tragique, qui n’est correctement interprétée que par le prisme de la souffrance. Cette souffrance ne trouve sa consolation que dans la pensée de l’éternel retour, grâce auquel le «savoir tragique» peut désormais «s’affirmer joyeusement» (p. 332). La perspective platonicienne en serait donc une d’une tragédie philosophique, c’est-à-dire d’une tragédie non tragique puisque subordonnée au regard philosophique qui en anéantit la «vérité» tragique. La perspective nietzschéenne serait plutôt celle d’une philosophie soumise à la vie, et par suite à la vérité tragique de cette vie qu’elle doit annoncer et qu’elle peut chanter en toute confiance et en toute sérénité à la perspective de l’éternel retour du même, du perpétuel recommencement de cette existence tragique. Ainsi le rapprochement esquissé entre Platon et Nietzsche autour de la tragédie ne trouve sa formulation que dans la figure du chiasme, chiasme qui «sous-tend tout ce que ce livre a tenté de dire» (p. 334). Ce chiasme est aussi un «renversement», comme l’auteure l’admet finalement. Mais si ce rapprochement à l’aune de la question de la tragédie conduit à comprendre le rapport de Nietzsche à Platon comme un renversement, le lecteur peut à bon droit se demander comment pourrait être dégagé ultimement un philosopher commun à ces deux penseurs.
Quant à cette «autre manière de philosopher» qui s’est esquissée au cours des autres chapitres de l’ouvrage, le lecteur pourra aussi rester pantois. Bien que cet ouvrage rassemble plusieurs interprétations fines et observations fort utiles qui donnent beaucoup à penser à la fois sur le plan exégétique et sur le plan philosophique, la communauté méthodique qui est tissée entre Nietzsche et Platon dans cet ouvrage ne semble pas être spécifiquement platonicienne ou nietzschéenne. Une certaine prétention à l’universalité, une pensée mouvante, non dogmatique et réflexive, une écriture expérimentale conforme à la souplesse d’une telle pensée, une réflexion interprétative et une intégration de la fiction à l’œuvre philosophique sont sans aucun doute des traits communs à la philosophie de Nietzsche et de Platon, mais ils sont autant de traits communs à des philosophies non dogmatiques et plus littéraires comme celles de Xénophon, de Plutarque, de Montaigne ou encore de Diderot. En somme, cette autre manière de philosopher est peut-être —probablement, même — d’inspiration platonicienne, mais on comprend mal en quoi le couple Platon-Nietzsche devrait nécessairement se faire le représentant par excellence de cette forme que devrait prendre l’activité philosophique Footnote 2 .