1 INTRODUCTION
Le français marseillais n'est pas seulement le français régional le mieux connu du français; il est aussi considéré comme le plus typique de la France méridionale (cf. Kuiper, Reference Kuiper and Preston1999: 259; Pustka, Reference Pustka, Krefeld and Pustka2010a: 123). Son accent figure couramment dans la culture populaire des groupes de rock comme Massilia Sound System ou des comiques comme Patrick Bosso. L’œuvre qui a probablement contribué le plus à sa notoriété (et sans doute à la formation d'une identité Marseillaise, cf. Winkler, Reference Winkler2013: 49) est la Trilogie Marseillaise des films Marius (1931), Fanny (1932) et César (1936) de l'auteur et cinéaste Marcel Pagnol.Footnote 1 Cette œuvre a tellement influencé les représentations de l'accent marseillaisFootnote 2 en France que son nom est mentionné dans la plupart des enquêtes sociolinguistiques et phonologiques sur le français de Marseille (cf. p. ex. Binisti et Gasquet-Cyrus, Reference Binisti and Gasquet-Cyrus2003: 112; Coquillon, Reference Coquillon2005: 135; Kuiper, Reference Kuiper2005: 36; Pustka, Reference Pustka, Krefeld and Pustka2010a: 137). Pourtant, jusqu'ici, aucune des caractéristiques de prononciation de ces films n'a été examinée systématiquement.
Cet article prend la perspective de la sociolinguistique cognitive (cf. Kristiansen et Dirven, Reference Kristiansen and Dirven2008), qui constate que les variétés linguistiques font partie de l'imaginaire linguistique et qu'elles y sont représentées sous forme de prototypes (cf. Kristiansen, Reference Kristiansen, Kristiansen and Dirven2008: 59, Pustka, Reference Pustka, Beeching, Armstrong and Gadet2009: 90). Ici, nous n’étudions pas le prototype de l'accent marseillais mais son stéréotype: l'accent mis en scène dans le film le plus emblématique de Marseille et son remake. L'analyse de l'accent se base sur le comportement du schwa (p. ex. dans p(e)tit et chant(e)) qui fait partie des particularités phonologiques les mieux connues du français méridional. Sa réalisation ou non-réalisation sera analysée suivant les conventions du programme PFC (Phonologie du Français Contemporain, cf. Durand, Laks et Lyche, Reference Durand, Laks, Lyche, Pusch and Raible2002 et Reference Durand, Laks, Lyche, Durand, Bernard and Lyche2009; Detey et al., Reference Detey2016). Des enquêtes récentes (cf. Durand, Slater et Wise, Reference Durand, Slater and Wise1987; Armstrong et Unsworth, Reference Armstrong and Unsworth1999; Eychenne, 2009) ont montré que le schwa est réalisé de moins en moins dans le Midi, ce qui va de pair avec les processus de standardisation et de nivellement dans cette région (cf. Pooley, Reference Pooley2007; Armstrong et Pooley, Reference Armstrong and Pooley2010). Les corpus de parole authentique permettant de vérifier cette hypothèse en temps réel nous manquent pourtant. Un film des années 1930 pourrait nous indiquer si nous avons affaire à un changement linguistique. Son remake sorti 80 ans plus tard pourrait renforcer cette observation.
Il faut cependant tenir compte des restrictions de cette approche (cf. également section 2.2): il ne s'agit pas d'un accent ‘authentique’, mais d'un accent mis en scène par différents acteurs (plus ou moins talentueux) provenant de différentes régions. De plus, le film de comparaison est un remake. Il est donc situé dans la même époque et tente de montrer le même état de langue que le premier. Il se peut, par conséquent, que l'accent ne soit pas mis en scène différemment dans le remake. Cependant, ces films ont 80 ans d’écart. Il est par conséquent possible que la perte progressive présumée du schwa dans le Midi ait laissé des traces dans le deuxième film. D'ailleurs, les films nous donnent la possibilité d’étudier l'accent que les réalisateurs Alexander Korda (aidé par Marcel Pagnol) et Daniel Auteuil estimaient être une bonne reproduction, ce qui nous mène à leurs représentations de l'accent marseillais typique.
Dans une première partie sur l’état de l'art (2), nous introduirons en premier lieu le lien entre l’œuvre de Pagnol et l'accent prototypique marseillais. Par la suite, nous présenterons les aspects théoriques de l'analyse linguistique du langage dans les films (2.1) et le corpus utilisé (2.2). La deuxième partie sur l’état de l'art (3) porte sur le schwa et sa variation des points de vue externe (3.1) et interne (3.2). Par la suite, nous esquisserons notre méthode d'analyse employée (4). Dans la partie suivante (5), nous décrirons d'abord les résultats de la comparaison entre les données PFC et ceux du film Marius de 2013 (5.1), afin de déterminer le rapport entre l'accent mis en scène dans le film et celui des locuteurs non-professionnels en parole spontanée. Finalement, nous présenterons dans une perspective diachronique le contraste entre Marius de 1931, le premier film de la trilogie, et son remake de 2013.
2 PAGNOL ET LE ‘VRAI ACCENT MARSEILLAIS’
Marseille, comme toutes les métropoles (cf. Calvet, Reference Calvet1994: 14), est caractérisée par une variation linguistique considérable. Les Marseillais eux-mêmes distinguent au moins trois accents: celui des ‘quartiers Nord’ (jeunes issus de l'immigration maghrébine), celui de la ‘bourgeoisie marseillaise’ et celui des ‘vrais’ Marseillais, une sorte de ‘norme de l'accent marseillais’ (Binisti et Gasquet-Cyrus, Reference Binisti and Gasquet-Cyrus2003: 112). Ce dernier est souvent associé à l’œuvre de Marcel Pagnol, notamment aux acteurs Raimu et Fernandel et au Vieux-Port, où se trouve le bar de César et où se déroule l'action des films. L’époque dans laquelle est située le ‘vrai’ accent marseillais est donc celle des années 1920 à 1930.
Les locuteurs auxquels cet accent est associé sont en règle générale, mis à part les acteurs de ces films, les joueurs de pétanque, les pêcheurs, les poissonnières et les personnes âgées (cf. Binisti et Gasquet-Cyrus, Reference Binisti and Gasquet-Cyrus2003: 112–113). Dans de réelles productions, l'accent semble pourtant impossible à trouver:
[N]os corpus, qui respectent l'hétérogénéité sociale et qui croisent plusieurs approches méthodologiques, nous livrent beaucoup plus de points communs que de différences linguistiques majeures entre les différents groupes sociaux marseillais. Même si certains locuteurs réalisent des variantes phonétiques plus ou moins éloignées les unes des autres, il existe une multitude de locuteurs marseillais qui fait le lien entre eux, constituant ainsi un véritable ‘maillage phonétique’ difficilement scindable en catégories.
(Binisti et Gasquet-Cyrus, Reference Binisti and Gasquet-Cyrus2003: 123)
C'est ce que nous montre un phénomène bien connu (cf. Hauchecorne et Ball, Reference Hauchecorne and Ball1997; Boughton, Reference Boughton2006): les variétés existant dans les représentations des informateurs n'ont pas de corrélat bien délimité dans les productions. Cela est tout d'abord dû à des facteurs externes (politiques et culturels) qui, à côté des facteurs linguistiques, influencent aussi les représentations linguistiques (cf. Krefeld et Pustka, Reference Krefeld, Pustka, Krefeld and Pustka2010: 12–13).
De plus, les représentations se basent surtout sur le passé. Dans la dialectologie traditionnelle, les enquêtés étaient tendanciellement les NORMs: non-mobile older rural males (cf. Chambers et Trudgill, 1998: 29). Les dialectologues supposaient que les NORMs étaient plus proches d'une norme implicite du dialecte local établie dans les connaissances générales des locuteurs. Bien qu'on ne trouve pas l'aspect rural dans la ville de Marseille, cette notion bien connue sert tout de même à s'approcher du prototype du Marseillais, car une telle norme du français marseillais existe et elle est fortement imprégnée des films de Marcel Pagnol. Ces films ont non seulement contribué à la construction d'une identité marseillaise (cf. Winkler, Reference Winkler2013: 71; Binisti et Gasquet-Cyrus, Reference Binisti and Gasquet-Cyrus2003: 112), mais ils montrent aussi un Marseille folklorique et nostalgique (cf. Bertrand, Reference Bertrand1998; Winkler, Reference Winkler2013). La question de la production reste pourtant ouverte. La base de notre enquête étant pour une grande partie deux films, il est tout d'abord important d'en aborder l'authenticité linguistique.
2.1 Les enquêtes diachroniques à base de films
Jusqu'ici, les enquêtes linguistiques à base de films sont peu nombreuses: Abecassis (Reference Abecassis2005) étudie le ʻfrançais populaire’ parisien dans des films des années 1930 et le comportement du schwa dans les films Fric-frac, Circonstances atténuantes, Le Jour se lève, La Règle du jeu et Hôtel du Nord (cf. Abecassis, Reference Abecassis2004). Pustka (Reference Pustka and Iliescu2010b) compare les particularités (surtout phonologiques) du français méridional des films Farrebique et Biquefarre avec les résultats du projet PFC (cf. section 1), entre autres le schwa. D'autres études, comme Bedijs (Reference Bedijs2012) sur le langage des jeunes dans des films de 1958 à 2005 ou Farmer (Reference Farmer2015) sur l'interrogation dans des films de 1930 à 2009, en revanche, ne traitent pas ou guère de la prononciation.
Les films représentent un objet de recherche très particulier: Nous n'avons pas affaire à des matériaux ʻauthentiques’. Le langage présenté dans les films devrait plutôt être qualifié d'oralité simulée (all. fingierte Mündlichkeit, cf. Goetsch, Reference Goetsch1985). L'oralité simulée est un mélange du code phonique et du code graphique (cf. Söll, Reference Söll1974: 11). En français, ces deux codes se caractérisent par des différences fondamentales, non seulement au niveau phonie/graphie mais aussi aux niveaux du lexique, de la morphologie et de la syntaxe. Un exemple illustrant cette différence catégorique est la négation: la particule de négation ne ne se trouve presque que dans le code écrit. Elle est presque absente dans les dialogues entre amis (cf. Söll, Reference Söll1974: 101–103). Dans nos deux films, dont les dialogues ont été écrits pour être récités, on trouve des caractéristiques des deux codes. Nous analysons donc un langage particulier qui ne reflète pas le ‘vrai usage’ mais les représentations des scénaristes et réalisateurs. Ce langage a été soigneusement mis en scène par les acteurs qui y imitent consciemment l'accent marseillaisFootnote 3. Il est possible que certaines scènes courtes de Marius (1931) aient été improvisées, mais la grande majorité des dialogues se trouve déjà dans le drame Marius de 1929.
L'accent en question est donc influencé par différents facteurs (cf. section 1 et 2) mais nous donne des indices sur les représentations des réalisateurs et acteurs qui peuvent être influencées par des stéréotypes. Malgré ces inconvénients, les films présentent le grand avantage de permettre l'analyse du langage d’époques passées, qui n'est pas documenté dans d'autres corpus.
2.2 Le corpus
Le corpus se compose, d'une part, des deux films Marius (durée totale 3:30:00), et, d'autre part, des deux enquêtes marseillaises 13a et 13b (cf. Coquillon, Reference Coquillon and Detey2010) du programme de Phonologie du Français Contemporain PFC. Ce programme de recherche a pour but de ‘décrire la prononciation du français dans sa diversité géographique, sociale et stylistique’ (Durand, Laks et Lyche, Reference Durand, Laks, Lyche, Pusch and Raible2002: 5) et rend son corpus accessible à la communauté des chercheurs par le site www.projet-pfc.net. Les analyses visent en priorité deux variables pour lesquelles ont été développées des systèmes de codage: la liaison et le schwa.
Les deux enquêtes prises en compte ici se composent d'enregistrements de 18 personnes habitant à Marseille et dans ses environs (jusqu’à Aix-en-Provence). La durée totale de ces enregistrements est de 04:50:00 h. Ces personnes sont considérées comme des Marseillais ‘réels’, car ils correspondent à des critères de sélection du projet PFC: Ils ont au minimum passé leur scolarité et la majorité de leur vie au point d'enquête et ils n'ont pas vécu longtemps ailleurs. De plus, il ne s'agit pas d'acteurs, mais de personnes ‘normales’. Pour chaque locuteur, nous nous basons sur des enregistrements de parole spontanée (5 minutes d'interview et 5 minutes de conversation libre) et de parole en lecture (liste de mots, texte PFC, durée d'environ 4 minutes et 3 minutes respectivement). Les deux films Marius (1931 et 2013) ont été transcrits et codés selon les mêmes principes, ce qui en permet une comparaison directe.
Le film Marius (1931), une adaptation du drame Marius (1929) de Marcel Pagnol réalisé par Alexander Korda, est l'un des premiers films parlants. Marius de 2013 est, pour sa part, un remake très fidèle à l'original. La prise en compte des deux films en tant que base empirique nous permet d'aborder notre analyse de façon diachronique: le premier film date d'une époque où la situation linguistique à Marseille était bien différente de celle de nos jours, car le provençal y était encore assez vivant et le français régional ‘nettement provençalisé’ (Blanchet, Reference Blanchet2004: 8). Le deuxième film, en revanche, a été tourné à une époque où la standardisation et le nivellement du français régional sont très avancés (cf. Pooley, Reference Pooley2007: 40; Armstrong et Pooley, Reference Armstrong and Pooley2010: 202–203, pour un exemple du français méridional standardisé cf. également Carton et al. Reference Carton1983: 79–81). La standardisation est ici considérée comme le processus de la suppression de la variation linguistique due à des initiatives par le haut, notamment à travers le système éducatif et les medias (cf. Armstrong, Reference Armstrong2001: 4). À ce processus, on peut opposer le nivellement, qui se manifeste dans la réduction des différences entre diverses variétés au niveau ‘horizontal’, sans forcément se rapprocher d'un français ‘standard’ (cf. Foulkes et Docherty, Reference Foulkes and Docherty1999: 13). Ces deux processus sont influencés par plusieurs facteurs, dont la perte des langues régionales (cf. Pustka, Reference Pustka, Krefeld and Pustka2010a: 138) et la valorisation particulière d'un bon usage (cf. Armstrong Reference Armstrong2001: 4). Il est difficile de déterminer les différentes étapes de standardisation et de nivellement. Nous savons par contre que les provençaux parlaient le provençal en tant que L1 jusqu'au début du 20ème siècle et que l'introduction de l’école obligatoire (en 1881) et du service militaire en 1872 ont largement contribué à sa perte.
Le langage dans les deux films est proche de l'immédiat communicatifFootnote 4 (cf. Koch et Oesterreicher, Reference Koch and Oesterreicher2011), ce qui peut être expliqué par le fait qu'ils proviennent de la tradition de théâtre de boulevard. Plusieurs acteurs du premier film avaient surtout joué dans les revues (cf. Vincendeau, Reference Vincendeau, Hayward and Vincendeau2000: 13) et Pagnol lui-même écrit en 1966 dans sa préface de Marius: ‘en l’écrivant, j'avais dans l'oreille la voix des acteurs marseillais de l'Alcazar’ (Pagnol, Reference Pagnol and Pagnol1995: 459), le music-hall de Marseille de l’époque.
En regardant les origines des acteurs principaux des deux films de plus près, on note que la plupart ne proviennent pas de Marseille ou de ses alentours. Les acteurs ne parlent donc pas de façon naturelle, mais imitent l'accent marseillais. Parmi les acteurs du film de 1931, seuls Raimu (César) et Fernand Charpin (Panisse) sont nés à Toulon et à Marseille. Dans le remake de 2013, la situation est semblable: Seul Daniel Auteuil en tant que César (né à Alger, mais ayant grandi à Avignon) vient de la région. Le Tableau 1 montre les personnages principaux, les acteurs des deux films et leurs lieux de naissance.
Tableau 1: Les acteurs et leurs lieux de naissance
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Ce que l'on peut entendre dans les deux films ne correspond donc en grande partie pas à un accent marseillais ‘authentique’, mais à un accent mis en scène de manière différente par différents acteurs venant d'autres régions.
3 LE SCHWA: ÉTAT DE L'ART
Le schwa, aussi nommé e muet ou e caduc (cf. Walter Reference Walter, Green and Ayres-Bennett1990), est un phénomène du français ayant été déjà étudié dans bon nombre de travaux de phonologie (cf. entre autres Grammont, Reference Grammont1894; Bürki, Reference Bürki2011). Dans cet article, il sera défini comme une voyelle phonétiquement variable, mais relativement centrale qui alterne avec zéro. A part quelques exceptions (par ex. le graphème <on> dans monsieur), cette voyelle équivaut au graphème <e>. Le symbole IPA utilisé pour la désigner est [ə], même si elle est souvent plutôt réalisée [ø] ou [œ] (cf. Martinet, Reference Martinet and Martinet1969: 210). Le schwa peut être élidé dans plusieurs contextes. Sa réalisation ou non-réalisation dépend de règles complexes influencées par des facteurs linguistiques (phonotactique, lexique) et non-linguistiques (milieu social, style, région) (cf. Dell, Reference Dell1973; Hansen, Reference Hansen1994; Walker, Reference Walker1996; Pustka, Reference Pustka2007).
La réalisation fréquente du schwa est, avec d'autres particularités phonétiques et phonologiques (notamment les voyelles nasales dénasalisées avec appendice consonantique et la loi de position) l'une des caractéristiques les mieux connues du français méridional dont fait partie l'accent marseillais (cf. Pustka, Reference Pustka, Krefeld and Pustka2010a: 134).
3.1 Facteurs externes
La réalisation ou non-réalisation du schwa dépend de nombreux facteurs. Ainsi, la situation de communication joue un rôle très important: en lecture à haute voix, le schwa est bien plus souvent prononcé qu'en parole spontanée (cf. Eychenne, Reference Eychenne2006: 183). Les facteurs régionaux et sociaux qui sont également importants pour la réalisation ou non-réalisation seront esquissés dans ce qui suit.
3.1.1 Facteurs régionaux
Le schwa en français septentrional
Dans une perspective diachronique, le schwa est le résultat de réductions vocaliques que l'on peut déjà observer dans les premiers documents gallo-romans du IXème siècle. Dans ces documents, on écrivait les voyelles réduites du latin (p.ex. lat. terra > fr. terre, cf. Schwan, Reference Schwan1925: 55) <e>, comme les voyelles pleines [e] et [ɛ] (cf. Morin, Reference Morin1978: 79; Pustka, Reference Pustka2007: 146). Un nombre important de ces voyelles étaient déjà omises au XVIème siècle (cf. Thurot, Reference Thurot1883: 146, 162; Walter, Reference Walter, Green and Ayres-Bennett1990: 27; Pustka, Reference Pustka2007: 146), alors qu'elles se sont maintenues dans la graphie jusqu’à nos jours (on trouve p. ex. carrefour [kaʁfuʁ] écrit <carfour> chez Molière, cf. Ecole des femmes 3.1). Aujourd'hui, on en prononce davantage étant donné que le maintien du schwa dans la graphie (qui déclenche l’effet Buben,Footnote 5 cf. Buben, Reference Buben1935; Chevrot et Malderez, Reference Chevrot and Malderez1999) et le taux de scolarisation croissant ont influencé sa réapparition. D'une façon simplifiée, il reste muet en syllabe interne et finale dans les mots polysyllabiques, tandis qu'il est variable dans les clitiques et en syllabe initiale de mots polysyllabiques.
Le schwa en français méridional
Il est bien connu que le schwa se comporte différemment en français méridional qu'en français septentrional (cf. Durand, Reference Durand, Baronian and Martineau2009: 136). D'une façon simplifiée, Auguste Brun écrit dans les années 30 dans son livre Le Français de Marseille ‘L'e dit muet n'est pas muet’ (Brun, Reference Brun1931: 31), faisant allusion au fait que le graphème <e> y correspond plus souvent à une réalisation vocalique. Ce fait peut être expliqué par deux facteurs: le substrat occitan et la voie graphique par laquelle le français s'est diffusé dans le Midi à partir du XVIème siècle (cf. Séguy, Reference Séguy1951: 7–9; Durand, Reference Durand, Baronian and Martineau2009: 126–127). Le substrat occitan favorise la réalisation du schwa en français de par le nombre de syllabes de ses lexèmes correspondants, et ce, en raison du rythme comparable obtenu: fr. mér. une petite femme [ynəpøtitəfamə] ressemble fortement à son équivalent occitan una petita femna [ynɔpɛtitɔfɛmnɔ] (cf. Pustka, Reference Pustka2007: 147, également Bec, Reference Bec1952: 129). La graphie joue un rôle également important: dans la période du XVIème au XIXème siècle, les Provençaux continuaient de parler provençal tandis que leur contact avec le français se faisait surtout par la voie graphique (cf. Séguy, Reference Séguy1951: 22–28). Cela vaut aussi pour le reste de l'Occitanie. Par conséquent, une partie considérable des e graphiques qui sont muets en France septentrionale est prononcée en Provence.
La mobilité, l'urbanisation et les médias de masse ont contribué à la perte des langues régionales en France (cf. Koch et Oesterreicher, Reference Koch and Oesterreicher2011: 150). Cela contribue à un nivellement et une standardisation croissante du français, un phénomène également valable pour le français méridional (cf. Pooley, Reference Pooley2007; Armstrong et Pooley, Reference Armstrong and Pooley2010). Le schwa est ainsi réalisé de moins en moins et les personnes produisant de nombreux schwas sont considérées comme conservatrices (cf. Durand, Slater et Wise, Reference Durand, Slater and Wise1987; Durand, Reference Durand, Baronian and Martineau2009; Eychenne, Reference Eychenne2006).Footnote 6 L’étude de Pustka (Reference Pustka and Iliescu2010b) souligne cette tendance: Pustka observe dans le film Farrebique (1946) la réalisation de certains schwas inattendus (p.ex. dans marieront et qu'est-ce que) qu'elle n'observe plus dans Biquefarre (1983). L'analyse du comportement du schwa dans les deux films Marius, l'un de 1931 (l'année dans laquelle Auguste Brun écrit sa fameuse phrase sur l'inexistence du e muet; voir supra) et l'autre de 2013, pourrait nous donner des pistes intéressantes sur le changement linguistique, même s'il s'agit bien évidemment d'un corpus de parole stylisée.
3.1.2 Facteurs sociaux
Il existe peu d’études portant sur le schwa à Marseille. Coquillon (Reference Coquillon2005) n'analyse pas la réalisation ou non-réalisation du schwa, mais sa quantité. Une deuxième source est l'enquête PFC de Marseille décrite par Lyche (Reference Lyche and Détey2016). Cette enquête nous montre que les taux de réalisation du schwa sont moins élevés à Marseille que dans d'autres régions de France méridionale mais qu'ils se distinguent nettement des différentes variétés du français septentrional (cf. section 3.2.1). L'accent de Marseille se comporte donc de façon similaire aux autres variétés méridionales. Cela ne vaut pas seulement pour le schwa, mais aussi pour d'autres caractéristiques, comme p.ex. la loi de position et la réalisation des voyelles nasales comme voyelle orale avec appendice consonantique (cf. Brun, Reference Brun1931: 32–35). La question de savoir si on peut vraiment parler de différents accents méridionaux ou si on devrait plutôt parler d'un seul accent méridional est une question de granularité et de perspective. Il est tout de même certain que l'accent marseillais est l'accent méridional le mieux connu et il semble être l'accent prototypique du Midi (cf. Kuiper, Reference Kuiper and Preston1999: 259).
De nombreux facteurs sociaux influencent également la réalisation ou non-réalisation du schwa. Pour la France méridionale, les facteurs suivants ont été qualifiés d'importants par de nombreuses études: niveau d’éducation et classe sociale, mobilité, connaissance du Provençal, âge, différence entre ville et campagne, origine, sexe, loyauté des locuteurs envers leur région (cf. Armstrong et Pooley, Reference Armstrong and Pooley2010: 194–196). Ainsi, les jeunes femmes mobiles d'un niveau d’éducation très élevé, habitant dans les villes et n'ayant pas de connaissances du Provençal élident plus de schwas que les autres méridionaux. Une telle tendance est souvent observée dans des situations de changement linguistique: les jeunes filles adoptent les nouveaux traits plus vite que les autres (cf. Labov, Reference Labov1990: 206).
3.2 Facteurs internes
Les facteurs linguistiques les plus importants pour la réalisation ou non-réalisation du schwa sont, selon Bürki et al. (Reference Bürki2011: 3986), la position du schwa dans le mot, la position du mot dans l’énoncé, le débit, le principe de sonorité et le nombre de consonnes dans la séquence. Nous allons maintenant esquisser les deux facteurs qui se sont avérés les plus importants pour la présente analyse: la position du schwa dans le mot et le lexique (notamment la fréquence des mots).
3.2.1 Position dans le mot
Le facteur ayant le plus d'influence sur le comportement du schwa est sa position dans le mot. Par conséquent, les différents contextes du schwa doivent être pris en compte quand on compare des taux de réalisation. Dans les variétés septentrionales, les schwas se trouvant dans les mots monosyllabiques sont très variables. Les données d'enquêtes PFC à Brécey, Treize-Vents, Ogéviller, Brunoy et Paris-centre (cf. tableau 2) montrent des taux de réalisation du schwa dans les mots monosyllabiques précédés d'une seule consonne (p. ex. dans l(e) train [dɑ̃l(ə)tʁɛ̃]) de 25,4% à 35,2 % (cf. Lyche, Reference Lyche and Détey2016: 359). En français méridional, les schwas sont bien plus souvent réalisés. Dans le même contexte, les taux de réalisation à Douzens, Lacaune, Aix-Marseille, Marseille et Biarritz varient de 76,6% à 94,5% (cf. Lyche, Reference Lyche and Détey2016: 358).
Tableau 2: Taux de réalisation dans les monosyllabes précédées par une seule consonne dans le corpus PFC (cf. Lyche, Reference Lyche and Détey2016: 358–359)
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Les taux de réalisation des enquêtes PFC à Marseille sont comparables à ceux d'autres enquêtes PFC dans le Midi (cf. Tableau 2). Les enquêtes en dehors du programme PFC, Armstrong et Unsworth (Reference Armstrong and Unsworth1999) et Taylor (Reference Taylor1996), le sont également: Taylor Reference Taylor1996 observe à Aix-en-Provence la réalisation de 86,1% des schwas (Taylor, Reference Taylor1996: 65) et Armstrong et Unsworth comptent seulement les monosyllabiques en début de groupe intonatif et observent des taux entre 62,2 % et 79,3% (cf. Armstrong et Unsworth, Reference Armstrong and Unsworth1999: 138).
Le contexte en syllabe initiale des mots polysyllabiques se comporte de façon assez similaire. Tandis que le schwa est variable en France septentrionale, il est (mis à part quelques exceptions lexicales)Footnote 7 réalisé systématiquement dans les variétés méridionales (cf. Tableau 3). Les exceptions notées par Durand et Tarrier (Reference Durand and Tarrier2003: 123) en Languedoc sont les schwas dans les mots p(e)tit et s(e)rait.
Tableau 3: Taux de réalisation en position initiale de mots polysyllabiques précédés par une seule consonne dans le corpus PFC (cf. Lyche, Reference Lyche and Détey2016: 358–359)
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20181106155142745-0607:S0959269518000030:S0959269518000030_tab3.gif?pub-status=live)
Le contexte en syllabe finale est le contexte le plus intéressant pour le français méridional. En français septentrional, le schwa y est presque catégoriquement élidé (p. ex. fair(e) [fɛʁ]) tandis qu'il est assez souvent réalisé dans le Sud (p. ex. faire [fɛʁə]). Pourtant, devant voyelle, le schwa est généralement élidé également en français méridional (p. ex. fair(e) étape [fɛʁetap]) (cf. Durand, Slater et Wise, Reference Durand, Slater and Wise1987: 987). Quand les schwas finaux, en revanche, sont suivis de mots commençant par une consonne, ils sont réalisés de façon catégorique (p. ex. un jeune membre) (cf. Durand, Slater et Wise, Reference Durand, Slater and Wise1987: 987; Durand, Reference Durand, Baronian and Martineau2009: 139).
3.2.2 Lexique
La réalisation ou non-réalisation du schwa est en partie également influencée par le lexique: les mots très fréquents comme p. ex. p(e)tit, s(e)ra, parc(e) que, maint(e)nant sont très souvent prononcés sans schwa (cf. Pustka, Reference Pustka2007: 166, également Armstrong et Unsworth, Reference Armstrong and Unsworth1999: 139–140; Eychenne et Pustka, Reference Pustka2007: 201–203 pour le français du Midi et Hansen, Reference Hansen1994: 39–41; Racine et Grosjean, Reference Racine and Grosjean2002: 311–312 pour d'autres variétés). Bürki et al. (Reference Bürki2011), pour leur part, n'observent aucune corrélation entre la fréquence des mots dans leur corpus (un sous-corpus d'ESTER qui contient des transcriptions d’émissions radiophoniques de différentes régions) et la réalisation des schwas. Ils en déduisent que l'effet observé par les autres enquêtes est dû à quelques mots spécifiques très fréquents (cf. Bürki et al., Reference Bürki2011: 3987).
4 MÉTHODE
Les deux films analysés présentent une durée totale de 3 heures et demie de parole (la durée de Marius 1931 est de 2:00:15 et celle de Marius 2013 de 1:30:01) et 9,856 contextes de schwas potentiels codés. Les films ont été transcrits à l'aide du programme Praat (cf. Boersma et Weenink, Reference Boersma and Weenink2016), et un codage auditif a été fait à partir de la transcription orthographique, le tout d'après le modèle du programme PFC (cf. Durand, Laks et Lyche, Reference Durand, Laks, Lyche, Pusch and Raible2002 et Reference Durand, Laks, Lyche, Durand, Bernard and Lyche2009; Detey et al., Reference Detey2016). Ce codage s'appuie sur la réalisation ou non-réalisation des e graphiques qui pourraient être réalisés comme voyelle moyenne antérieure arrondie, sauf les e postvocaliques (vi(e)) et ceux qui suivent un groupe obstruante-liquide non final (premier). Ces deux contextes sont exclus du codage car la voyelle n'y est pas instable: après voyelle, elle n'est jamais réalisée, après obstruante-liquide, elle l'est toujours. Les mots finissant par des consonnes finales prononcées sont également codés pour tester s'il y a une différence systématique p. ex. entre mer [mɛʁ] et mère [mɛʁə]. Le codage à 4 chiffres prend en compte les facteurs résumés dans le Tableau 4.
Tableau 4: Codage Schwa (cf. Lyche, Reference Lyche and Détey2016: 354)
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20181106155142745-0607:S0959269518000030:S0959269518000030_tab4.gif?pub-status=live)
Ainsi, la phrase le village de Beaulieu du texte PFC est codée de la façon suivante lorsque tous les schwas sont prononcés: le1132 village1412 de1112 Beaulieu. Ce codage permet de comparer les réalisations du schwa selon leur contexte. Étant donné que le son du film de 1931 n'est pas de la même qualité que celui du film de 2013, une partie des e graphiques (1,7%, 107/5’973) ont été codés comme ‘incertains’ et ont été exclus des analyses. Dans le film de 2013, il ne s'agit en revanche que de 0,9% (35/3.856). Les données ont été extraites et analysées à l'aide du logiciel Dolmen (cf. Eychenne et Paternostro, Reference Eychenne, Paternostro and Detey2016) et d’Excel. Ce dernier a également permis d'effectuer des tests chi2 de Pearson afin de pouvoir évaluer la signification statistique des résultats.
5 RÉSULTATS
Dans ce qui suit, nous allons tout d'abord présenter les résultats de la comparaison entre l'accent imité et l'accent authentique avant d'illustrer les résultats de la comparaison des deux films.
5.1 Accent imité vs accent authentique
Comme le stéréotype de l'accent marseillais comprend la réalisation de tous les e graphiques, on devrait s'attendre à davantage de schwas dans le film Marius 2013 que dans les sous-corpus PFC de Marseille. L'analyse confirme cette hypothèse pour la plupart des contextes. Les différences sont pour la plupart significatives (cf. Tableau 5).Footnote 8
Tableau 5: PFC Marseille/Aix-Marseille vs. Marius 2013 – résultats du test du signifiance chi2
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20181106155142745-0607:S0959269518000030:S0959269518000030_tab5.gif?pub-status=live)
La seule exception sont les mots monosyllabiques (p. ex. le). Les taux de Marius 2013 ne sont que légèrement plus élevés que ceux des enquêtes PFC, et cette différence n'est pas significative. De plus, la petite différence observée s'explique par la construction figée est-c(e) qu(e) (41/44 non-réalisations dans Marius 2013), qui a été comptée parmi les mots polysyllabiques dans les analyses PFC. Quand on laisse est-c(e) qu(e) de côté et compare le reste des codages, le taux de réalisation est même identique dans le film et le corpus PFC: 87%.
En syllabe initiale de polysyllabe (p. ex. s(e)maine), on observe par contre des différences significatives. Dans le film, presque tous les schwas en première syllabe sont réalisés (98%; 243/248), sauf quelques schwas dans certains mots et expressions fréquentes: au r(e)voir (2 occurrences), s(e)ra, s(e)rait et v(e)nu. Dans les enquêtes PFC, les réalisations sont moins nombreuses (88%; 279/315). Ici, les exceptions s'expliquent également par le lexique (p(e)tit, s(e)rait et d(e)mi). Les taux de réalisation observés sont comparables à d'autres enquêtes. Dans son enquête menée à Aix-en-Provence, Taylor (Reference Taylor1996: 65) compte dans ce contexte 85,9% de schwas potentiels réalisés.
En syllabe interne, une différence significative entre enquêtes PFC (49% de réalisations; 191/387) et film (69%; 93/134) est également observable. Le taux du film se situe donc entre celui des enquêtes PFC et celui de l'enquête de Taylor (Reference Taylor1996) (86%). Ici, le lexique joue également un rôle important: la plupart des élisions se trouvent en effet dans parc(e) que (cf. également Pustka, Reference Pustka2007: 158). Quand on exclut parc(e) que, les taux de réalisation s’élèvent à 67% (191/283) dans les enquêtes PFC et 89% (93/105) dans le film.
Les schwas finaux présentent aussi des différences significatives: 61% de réalisations (1.876/3.061) dans les enquêtes PFC s'opposent à 79% (944/1.198) dans le film. C'est dans les deux cas bien plus que dans l'enquête d'Armstrong et Unsworth, Reference Armstrong and Unsworth1999, qui analysent le schwa chez des jeunes dans le département de l'Aude et qui observent des taux de réalisation entre 33,8% et 65,3% selon les locuteurs, avec une valeur moyenne de 48% (cf. Armstrong et Unsworth, Reference Armstrong and Unsworth1999: 141).Footnote 9 Dans leur étude, ils prennent en compte des facteurs sociolinguistiques et observent des tendances bien connues dans d'autres situations de changement en temps apparent: les précurseurs du changement (notamment les personnes qui réalisent le schwa le moins souvent) sont les jeunes filles de classe moyenne.
Ces résultats montrent donc une différence assez nette entre l'accent imité et l'accent authentique: comme supposé, le schwa est réalisé bien plus souvent dans les films. Afin d'obtenir des indices sur la question du changement linguistique (cf. sections 1 et 3.1.2), nous allons dans ce qui suit comparer les réalisations et non-réalisations de schwas dans Marius (1931) et son remake (2013). Ces films ayant 80 ans d’écart, il s'agit d'une étude longitudinale (in real time) qui nous permet d'examiner le changement en cours d'un autre point de vue que les autres études comme p.ex. Armstrong et Unsworth (Reference Armstrong and Unsworth1999) qui observent le changement en cours in apparent time (cf. Labov, Reference Labov1994: 43–112) par l'analyse des productions de personnes de différentes tranches d’âge et couches sociales. Il faut tout de même tenir compte du fait qu'il s'agit de deux films qui représentent la même période.
5.2 Changement linguistique ?
Comme le premier film Marius a été tourné en 1931, l'année de la fameuse citation d'Auguste Brun, on devrait s'attendre à un taux de réalisation du schwa bien plus élevé que dans le remake de 2013. Les analyses nous fournissent ici un résultat inattendu (cf. Tableau 6): les e-muets sont assez souvent muets.
Tableau 6: Marius 1931 vs Marius 2013 (taux de réalisation globaux en fonction du contexte syllabique – résultats du test chi2)
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Le comportement du schwa ne se distingue pas de manière significative dans les deux films. Selon le test chi,2 seul le contexte en syllabe initiale montre une différence significative (93% vs 98%). Pourtant, ces chiffres ne présentent pas un taux de réalisation plus élevé dans le premier film. Au contraire: en 1931, seuls 93% des schwas en première syllabe sont réalisés, tandis que c'en sont 98% en 2013. Par ailleurs, il faut noter que les taux de réalisation du schwa dans le film de 1931 ne montrent pas une réalisation plus importante des e graphiques. Si l'on faisait crédit à Auguste Brun (Reference Brun1931), on s'attendrait à des taux de réalisation de 100%. Pourtant, la majorité des taux s’élèvent à 90% environ.
Les élisions dans les contextes ‘mot monosyllabique’, ‘syllabe initiale de polysyllabe’ et ‘syllabe interne’ peuvent une fois encore être expliquées pour la plupart par le lexique (cf. section 4.1 pour le remake de 2015). Les mots dans lesquels les schwas sont élidés le plus souvent sont au r(e)voir (7 des 25 élisions en première syllabe) et est-c(e) (67 des 184 élisions dans les mots monosyllabiques). Dans le remake, au r(e)voir y figure seulement deux fois, mais ce sont 2 sur seulement 5 schwas élidés en première syllabe. Pour les autres contextes, les élisions les plus fréquentes se trouvent dans maint(e)nant (12 des 20 élisions en syllabe interne) et est-c(e) (52 des 121 élisions dans les mots monosyllabiques). Dans son analyse de Farrebique et Biquefarre, Pustka (Reference Pustka and Iliescu2010b: 151) observe même des réalisations de schwas dans qu'est-ce que (cf. section 3.1.1), bien que cela ne soit pas systématique.
Comme les deux films ne sont pas deux systèmes homogènes mais montrent également une variation inter-locuteurs, on peut poser la question de savoir quels acteurs représentent le mieux l'accent marseillais (cf. Tableau 7) et réalisent par conséquent plus de schwas. Nous ne savons évidemment pas si la réalisation de tous les schwas est celle des années 1930 car les enregistrements de locuteurs ‘authentiques’ nous manquent. Mais Brun (Reference Brun1931) ainsi que les études récentes sur le changement en cours (cf. p.ex. Armstrong et Unsworth, Reference Armstrong and Unsworth1999) suggèrent que le schwa devrait être réalisé très souvent.
Tableau 7: Taux de réalisation globaux dans tous les contextes selon les personnages des deux films
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Quand on regarde les élisions des différents personnages dans les deux films de plus près, leur nombre reste plus ou moins les mêmes dans les contextes ʽmot monosyllabiqueʼ et ʽsyllabe initialeʼ. En syllabe interne, seule Fanny du film de 1913 ne réalise que 52% de schwas potentiels (13/25), mais étant donnés les chiffres absolus plutôt bas, il ne peut s'agir d'un résultat significatif. Le taux de Jean-Pierre Darroussin (le Panisse de 2013) est également en dessous de 60%, mais les occurrences sont encore plus basses.
En dernière syllabe, en revanche, les taux de réalisation ne se distinguent globalement presque pas dans les deux films analysés (80% en 1931 et 79% en 2013). On constate tout de même une variation parmi les différents personnages principaux (cf. Tableau 7). Dans les deux films, Fanny élide plus de schwas dans les mots terminant en e que les autres personnes. Cette différence est cependant plus frappante dans le film de 1931 (avec Orane Demazis comme Fanny): on y trouve le taux le plus bas (46%, 105/226). La Fanny de 2013, Victoire Bélézy, pour sa part, produit un taux de 72% (110/153). Comme dans les autres études sur le schwa, on observe la tendance que l’âge et le sexe influencent les résultats: Le personnage qui élide le plus de schwas est une jeune femme. Mais un autre facteur semble jouer un rôle plus important encore: Les trois personnes avec les taux de réalisation les plus élevés – Raimu (le César de 1931) (85%; 541/633), Fernand Charpin (le Panisse de 1931) (89%; 191/213) et Daniel Auteuil (le César de 2013) (90%; 397/437) – sont ceux qui ont grandi dans la région de Marseille. L'origine des acteurs joue donc un rôle assez important pour la réalisation des schwas.
Quand on regarde le contexte de la syllabe finale sans e graphique (p. ex. alors), dans lequel les schwas ne sont traditionnellement pas réalisés en français méridional (cf. Durand, Slater et Wise, Reference Durand, Slater and Wise1987: 987; Eychenne, Reference Eychenne2006: 182), on observe une tendance semblable: Raimu (César de 1931), Fernand Charpin (Panisse de 1931) et Daniel Auteuil (César de 2013) réalisent moins de 6% des schwas finaux sans équivalents graphiques (ces derniers pouvant également facilement être confondus avec des euh d'hésitation). Pierre Fresnay (Marius de 1931), Raphaël Personnaz (Marius de 2013), Orane Demazis (Fanny de 1931), Victoire Bélézy (Fanny de 2013) et Jean-Pierre Darroussin (Panisse de 2013) en réalisent davantage (cf. Tableau 8).
Tableau 8: Marius 1931 vs Marius 2013: taux de réalisation de schwa après consonne finale
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La différence entre les acteurs venant de la région méridionale – Raimu (César de 1931), Fernand Charpin (Panisse de 1931) et Daniel Auteuil (César de 2013) – et les autres est hautement significative (valeur p > 0.01). Il est tout de même remarquable que les taux de réalisation de Pierre Fresnay (Marius de 1931), ne se distinguent pas significativement des taux des personnes venant du Sud.
L'analyse du comportement du schwa dans les deux films mène donc à un résultat intéressant: on observe plus une stabilité qu'un changement. Cela pourrait s'expliquer par trois facteurs: premièrement, même les acteurs originaires du Sud, Raimu (César, 1931) et Fernand Charpin (Panisse, 1931), ne réalisent pas tous les schwas possibles selon les ‘règles’ de Durand, Slater et Wise (Reference Durand, Slater and Wise1987) pour les locuteurs conservateurs. Deuxièmement, Orane Demazis (Fanny, 1931) n'imite pas fidèlement l'accent marseillais, ce qui fait baisser les taux de réalisation globaux. Troisièmement, nous ne devons pas oublier le fait que Marius de 2013 n'est qu'un remake de la version de 1931. Auteuil n'y transmet pas le drame dans un Marseille d'aujourd'hui. Le site www.rtl.fr le cite: ‘On n'a pas pris l'accent de Marseille d'aujourd'hui. On a trouvé une musique qui nous était propre à tous et qui nous permettait de jouer la comédie. Les mots de Pagnol ont besoin de cette musique’. L'accent dans le film de 2013 ne se modèle donc pas sur l'accent marseillais de nos jours, mais sur l'accent (stéréotypé ou non) de l’époque.
6 CONCLUSION
Comme prévu, les réalisations globales du schwa sont plus nombreuses dans les films que dans le langage des locuteurs ‘réels’. Par contre, les taux de réalisation ne s’élèvent pas à 100% mais à environ 90% dans la plupart des contextes. Cela est dû à quelques exceptions lexicales comme au r(e)voir, est-c(e) qu(e) et maint(e)nant dans lesquelles les schwas pourraient avoir été élidés dans le Midi dans la première moitié du 20ème siècle. Les deux films ne montrent pas de différences significatives globales au niveau du comportement du schwa. Cela peut être expliqué par le fait que déjà certains acteurs dans le film de 1931 en élident beaucoup et – fait plus important – que Daniel Auteuil ne vise pas à transmettre Marius dans le Marseille de nos jours.
Une partie considérable des accents qui figurent dans les films n'est pas authentique. Cela se montre au niveau extra-linguistique (quelques acteurs ne viennent pas de la région) et linguistique (une partie des mêmes acteurs ‘ne respectent pas les règles’ du schwa dans le MidiFootnote 10) (cf. Durand, Slater et Wise, Reference Durand, Slater and Wise1987). Raimu (le César de 1931), souvent mentionné comme marseillais typique par les informateurs de Binisti et Gasquet-Cyrus (Reference Binisti and Gasquet-Cyrus2003: 112), Fernand Charpin (le Panisse de 1931) et Daniel Auteuil (le César de 2013) ‘maitrisent’ bien l'accent. Les personnages qu'ils incarnent parlent d'une façon tellement emblématique que le parler des autres personnages reste à l'ombre. Cette constellation est comparable au rôle que jouent les NORMs dans les représentations d'accents régionaux: dans toutes les régions, plusieurs variétés co-existent, mais dans les représentations des locuteurs, il y a une variété plus typique par région qui est parlée par les NORMs, comme celle du ‘vrai accent marseillais’.
L'analyse des deux films fait ressortir une observation importante: bien que l’œuvre de Pagnol contienne à côté de ‘vrais’ accents également des accents n’étant qu'imités, elle sert de référence pour les locuteurs non-linguistes. Pourtant, le lien entre stéréotype, prototype et accent authentique est très difficile à déterminer. En tout cas, le ‘vrai accent marseillais’ dont parlent Binisti et Gasquet-Cyrus (Reference Binisti and Gasquet-Cyrus2003) ne semble pas avoir changé dans les représentations des réalisateurs, et ce, principalement parce que Marius (1931) a considérablement imprégné ces représentations. Au niveau du schwa, l'accent marseillais est aujourd'hui mis en scène exactement comme il y a 80 ans. Pour confirmer cette hypothèse déduite de notre analyse, il faudrait à l'avenir se pencher sur d'autres films situés à Marseille, mais dans un Marseille de nos jours, comme par exemple ceux de Robert Guédiguian et traiter également d'autres caractéristiques du français marseillais.