Hormis des ‘titres’ tels que monsieur, madame et mademoiselle, on trouve dans la vaste catégorie des formes nominales d'adresse (FNA) des titres proprement dits, des prénoms, des patronymes, des noms de métier et de fonction, des termes relationnels, des termes affectifs, etc., utilisés seuls ou bien combinés entre eux selon des règles plus ou moins précises. En fait, toute forme utilisée pour s'adresser à autrui, qu'elle soit simple ou bien composée, peut être qualifiée de FNA. Un plaidoyer pour une approche contrastive de ces formes, dont l'usage diffère d'une langue à l'autre mais qui sont généralement délaissées en faveur des pronoms d'adresse, sans doute en raison de leur marginalité syntaxique (elles se situent le plus souvent dans la périphérie de la phrase à laquelle elles se rattachent formellement), ouvre le premier fascicule du vingtième volume du Journal of French Language Studies, publié en 2010. La même année, sous la direction de l'infatigable Catherine Kerbrat-Orecchioni, auteure de l'article, paraissait en outre le premier de deux ouvrages collectifs, annoncés dans l'article et consacrés également aux FNA. La perspective était cependant différente, les études qu'on y trouve portant uniquement sur la langue française. Quant au second volume (lequel, datant de 2014, s'est fait attendre quelque peu), il adopte une perspective interculturelle, à l'instar de l'article de 2010, auquel, bizarrement, aucun des contributeurs ne renvoie (même pas Kerbrat-Orecchioni elle-même).
Mais qu’à cela ne tienne. Parmi les mérites de ces deux ouvrages, il convient de citer tout particulièrement la diversité des corpus exploités, à laquelle s'ajoute, dans le cas du second, le nombre de langues envisagées. Les études portant sur les FNA en français s'appuient sur des données recueillies dans des conversations familières (Emmanuel Defay, 31–62), des réunions de travail (Virginie André, 63–87), en milieu scolaire (Nathalie Francols, 89–116; Maryline Mathoul, 117–141), dans l'espace parlementaire (Catherine Détrie, 143–168; Francesca Cabasino, 169–200) et dans des émissions radiophoniques (Anna Giaufret, 201–223; Elisa Ravazzolo, 225–248) et télévisées (Hugues Constantin de Chanay, 249–294; Dominique Lagorgette, 295–334). Les analyses du second volume, quant à elles, font intervenir l'anglais d'Australie (Christine Béal, 35–64, échanges ordinaires), l'espagnol péninsulaire (Reyes León Miranda, 65–100, conversations familières; Mónica Castillo Lluch, 263–300, interactions institutionnelles), l'allemand (Günter Schmale, 101–140), le roumain (Valentina Barbu, 141–175), l'italien (Elisa Ravazzolo, 177–217, corpus radiophonique; Marianna Cosma et Anna Giaufret, 219–261, corpus médiatique), le finnois (Eva Havu, Johanna Isosävi et Hanna Lappalainen, 301–334, interactions télévisées et interactions dans des commerces et services), l'arabe (Loubna Dimachki et Véronique Traverso, 335–374, corpus enregistrés dans plusieurs contextes) et le portugais ibérique aussi bien que brésilien (Thomas Johnen, 375–416, débats médiatiques). Les études du premier volume sont précédées d'une introduction (7–30) et suivies d'un bilan (335–372) et d'une bibliographie collective; celles du second volume sont précédées d'une présentation (7–33) et ont chacune leur propre liste de références. L'introduction, le bilan et la présentation sont de Kerbrat-Orecchioni.
Malgré la richesse et la variété des données prises en considération, on a l'impression, en lisant ces deux recueils, qu'il y a un élément d'envergure qui a été plus ou moins laissé hors compte. En effet, l'approche est essentiellement d'ordre sociolinguistique: les questions ayant retenu l'attention des contributeurs concernent avant tout la nature des FNA utilisées, à qui elles sont adressées, quand et combien de fois, etc. Une question différente, trop peu explorée (encore qu'elle soit abordée dans les textes encadrants de Kerbrat-Orecchioni), est celle du sens interactionnel de ces formes. Qu'est-ce qu'on cherche à signifier à quelqu'un à qui on adresse une FNA? Reprenons l'exemple donné au début, exemple quelque peu banal mais très significatif dans ce contexte. Que confèrent des termes tels que monsieur, madame et mademoiselle, utilisés en tant que FNA? Ont-ils le même sens que les ‘équivalents’ d'autres langues tels que Herr, Frau et Fraulein en allemand, Signore, Signora et Signorina en italien, etc? La réponse est négative (Wierzbicka, Reference Wierzbicka, Allan, Capone, Kecskes and Mey2017), à moins qu'on ne choisisse de voir dans les différences d'usage une simple question de normes. Cette dernière prise de position semble être celle que privilégie Kerbrat-Orecchioni (Reference Kerbrat-Orecchioni2010: 3) quand elle dit que ‘les normes qui régissent l'emploi des termes d'adresse varient d'une langue et d'une culture à l'autre’ et que cela ‘peut engendrer certains problèmes dans les échanges interculturels’. C'est également, grosso modo, la prise de position adoptée dans les deux volumes qui font l'objet de ce compte rendu. Mais ce n'est pas, répétons-le, la seule prise de position possible. Monsieur peut être suivi d'un patronyme ou non, mais avec Herr on n'a pas le choix: le recours à un patronyme est obligatoire. Cela est révélateur d'une différence au niveau du sens interactionnel, qu'il s'agit d'expliciter (ce qu’à la suite de Wierzbicka on peut faire de façon éclairante à l'aide de la métalangue sémantique naturelle, exemplifiée dans Goddard et Wierzbicka, Reference Goddard and Wierzbicka2014 et dans des dizaines d'autres publications). Parler d'une simple norme est défaitiste, d'autant plus qu'une norme permet des écarts, alors que *Guten Morgen, Herr, contrairement à Bonjour, monsieur, est carrément inadmissible. Cela dit, l'effort fourni par Kerbrat-Orecchioni et ses collaborateurs ne doit pas être sous-estimé. Compte tenu de la carence d’études portant sur les FNA, ces deux volumes remplissent effectivement une lacune considérable. Encore faut-il espérer que d'autres y donneront suite et insisteront un peu plus sur le sens interactionnel de ces formes encore trop peu étudiées.