L'introduction s'ouvre sur une question : « Qui connaît vraiment les intellectuel.les du Québec hors du cercle restreint des historiens et des littéraires? ». La réponse, qu'on connait tous, justifie amplement ce premier « dictionnaire » des intellectuel.les au Québec, qui risque d'avoir une longue vie et des successeurs. Car soulignons-le : cet ouvrage de référence, inspiré notamment du Dictionnaire des intellectuels français de Julliard et Winock, est précieux et tout à fait réussi.
L'expertise mobilisée ne peut être remise en doute : Yvan Lamonde et son équipe, qui ont également dirigé Les intellectuel.les au Québec. Une brève histoire (Del Busso, 2015), ont fait appel à pas moins de 86 collaborateurs pour préparer cet opus sans équivalent dans l'histoire de notre littérature.
Mais concrètement, que contient donc ce « dictionnaire »? Cent trente-sept entrées, d'une longueur de 500 à 1 500 mots, incluant notamment 116 intellectuel.les et 15 revues d'idées ayant marqué notre vie intellectuelle. Une entrée typique retracera donc le parcours d'un.e intellectuel.e en rappelant les grandes lignes de sa pensée et en soulignant ses principales publications.
Un exercice comme celui-ci se prête inévitablement au problème du vague, de la zone grise. Si certaines entrées sont évidentes et parfaitement consensuelles (les Aquin, Borduas, Dumont, Groulx, Rocher, Vadeboncoeur, Taylor, la revue Parti pris, et cetera), d'autres font nécessairement l'objet d'une évaluation discutable. La « liste » retenue par Yvan Lamonde et ses collègues ne saurait faire consensus. De notre perspective, la liste contient ainsi certaines entrées en trop (Denise Bombardier, Aurélie Lanctôt) et en omet injustement certaines autres (Stéphane Dion, Pierre Fortin, la revue Relations). Mais dans l'ensemble, les auteurs ont fait preuve d'un bon jugement et, ce qui mérite d’être souligné, on ne saurait les accuser d'aucun parti pris idéologique.
Un lecteur qui aurait sauté l'introduction pourrait être surpris de ne pas retrouver plus de grands scientifiques dans ce dictionnaire. On y trouve, par exemple, que deux penseurs des sciences de la nature, Marie-Victorin, Pierre Dansereau. Les politologues remarqueront également qu'on y retrouve Francis Dupuis-Déri, mais pas André Blais. Ces résultats reflètent en réalité tout simplement la définition privilégiée de « l'intellectuel », conçu ici essentiellement comme un intellectuel public (s'exprimant à l’écrit). Les intellectuels retenus interviennent dans la sphère publique de façon « relativement intense et fréquente » (p. 14). Cette logique explique également l'absence de certains de nos plus grands écrivains (Anne Hébert, Gabrielle Roy, Alain Grandbois).
En parcourant les entrées du dictionnaire, on découvre que les « intellectuels », ainsi compris, ont eu une importance très variable au cours de l'histoire du Québec. En particulier, ces entrées révèlent que nous semblons n'avoir eu qu'une seule véritable génération d’intellectuels : pas moins que 59.5 pour cent (p. 69) des intellectuels retenus sont nés sur une période de quarante ans, soit entre 1910 et 1949. C'est la génération qui a façonné la Révolution tranquille.
Même en prenant en compte le fait que les intellectuels publics se manifestent souvent tard dans leur vie, force est de constater que les intellectuels se font moins nombreux par la suite : les auteurs n'en retiennent que trois nés dans les années 1960 (Francis Dupuis-Déri, Martine Delvaux et Dominic Champagne); un seul dans les années 1970 (Alain Deneault); un seul encore dans les années 1980 (Mathieu Bock-Côté); et deux dans les années 1990 (Gabriel Nadeau-Dubois et Aurélie Lanctôt).
Similairement, assez peu d'intellectuels se sont manifestés « au début » de notre histoire. La Nouvelle-France ne compte ainsi aucun intellectuel public–« [I]l faut attendre la Conquête et l'imprimerie pour qu’émerge au Canada un espace public où des lettrés puissent exprimer leur opinion et s'engager dans des débats de société » (p. 233). Les auteurs retiennent quand même deux intellectuels nés dans les années 1730, Fleury Mesplet et Pierre Du Calvet. Mais à ces deux exceptions près, les intellectuels du Québec retenus dans l'ouvrage sont tous nés après 1800. Seulement 28 intellectuels sont nés avant 1900.
Ces résultats, et d'autres, reflètent-ils une réalité objective ou surtout des choix d'entrées plus ou moins arbitraires? Aurait-il été opportun d'utiliser une méthodologie plus systématique, par exemple en générant une liste d'intellectuels publics à l'aide d'indicateurs quantitatifs? Devrait-on inclure des intellectuels publics nettement peu rigoureux intellectuellement (par exemple, Éric Duhaime)? Devrait-on inclure des intellectuels publics dont la portée est régionale plutôt que nationale (par exemple, l'intellectuel gaspésien, Jules Bélanger)? De toute évidence, le choix des entrées retenues soulève des questions, mais celles-ci ne doivent pas nous faire perdre de vue l'essentiel : ce dictionnaire, d'ailleurs pas trop épais (contrairement à son pendant français), nous permet de découvrir efficacement les intellectuels qui ont contribué à faire notre histoire, ce qui est particulièrement salutaire dans une société qui a souvent cultivé de la méfiance envers ses intellectuels.
En somme, Yvan Lamonde, Marie-Andrée Bergeron, Michel Lacroix et Jonathan Livernois signent un ouvrage érudit, écrit dans un style clair et accessible, qui risque d’être fort apprécié des étudiants et chercheurs s'intéressant au Québec.