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Politiques de la vulnérabilité Marie Garrau, Paris : CNRS Éditions, 2018, pp.358

Published online by Cambridge University Press:  28 October 2019

Margea Globensky*
Affiliation:
Université d'Ottawa (margea.globensky@gmail.com)
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Abstract

Type
Book Review/Recension
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association (l'Association canadienne de science politique) and/et la Société québécoise de science politique 2019 

Le livre « Politiques de la vulnérabilité » de Marie Garrau offre une analyse savante et accessible du concept de vulnérabilité. Relatant la prévalence de la vulnérabilité en tant que catégorie d'analyse dans le langage académique depuis les trente dernières années, Garrau propose de répondre aux questions que cet usage suscite tout en en soulignant l'intérêt théorique et politique. Particulièrement, la philosophe soutient qu'il est possible et souhaitable de construire une conception cohérente de la vulnérabilité, qui prenne en considération les aspects universels et particuliers de cette dernière et qui puisse offrir les bases d'une politique dont le but est de garantir à chacun les conditions nécessaires à l'autonomie (21). Critiquant les présupposés anthropologiques sur lesquels se base la théorie rawlsienne de la justice, l'autrice suggère qu'une définition de l'autonomie à l'aune de la vulnérabilité est nécessaire pour penser les conditions de la justice sociale et le projet politique qui s'y rattache. Divisé en trois parties, l'ouvrage de Garrau définit la vulnérabilité fondamentale à l'aide d'approches philosophiques, la vulnérabilité particulière à l'aide d'approches sociologiques et suggère une politique de la vulnérabilité inspirée du néo-républicanisme de Philip Pettit.

Dans la première partie de l'ouvrage, Garrau effectue une lecture croisée des travaux de Martha Nussbaum, Joan Tronto et d'Axel Honneth pour définir la vulnérabilité en tant que « structure d'existence commune » (19). Pour Nussbaum, la vulnérabilité est une « dimension constitutive de la vie humaine [un] état d'ouverture et d'exposition à des évènements que nous ne maitrisons pas, qui procède des dimensions corporelles et temporelles de notre existence et de notre dépendance à notre environnement extérieur » (27). Précisant que les êtres humains sont vulnérables, mais capables, Nussbaum considère que « le but de l'action politique doit être de “produire des capabilités” […] afin que “les gens puissent fonctionner selon certaines modalités humaines” et “mener une vie authentiquement humaine” » (54). Garrau voit chez Nussbaum des éléments fertiles pour construire une politique de la vulnérabilité, mais doute que l'approche des capabilités soit la plus prometteuse pour ce projet.

Chez Tronto, la vulnérabilité est également fondamentale, mais elle est comprise au prisme d'une perspective du care. La vulnérabilité relève du fait qu'en tant qu’êtres humains nous avons des besoins corporels dont la satisfaction dépend de l'attention des autres, et qui appellent à une forme d'autonomie relationnelle. L'autonomie se développe « sur un fond de vulnérabilité » et plus nous faisons l'objet d'un care adéquat, plus nous sommes en mesure d'agir de façon autonome. Tronto souligne donc l'importance de démentir le « mythe libéral » de l'individu autonome et indépendant et suggère que le care soit le socle de la démocratie. Cependant, si le care fait la force de la perspective de Tronto, il ne peut englober à lui seul tout ce dont les sujets sont moralement dépendants (87).

Afin d'approfondir l'explication de la dépendance humaine, Garrau se tourne vers la pensée d'Axel Honneth, dans laquelle la vulnérabilité est comprise comme « le corrélat nécessaire et irréductible de la dépendance dans laquelle le rapport à soi se trouve à l’égard du rapport à l'autre » (89). La reconnaissance, qu'elle prenne la forme de l'amour, du droit ou de la solidarité est indispensable à la formation d'une identité intacte. Conséquemment, la justice sociale dépend de la capacité de la société à assurer des « conditions de reconnaissance mutuelle » essentielles à l'autoréalisation individuelle de ses membres (114). Selon Garrau, cette approche a le mérite de souligner la dimension relationnelle de la vulnérabilité et de l'autonomie, mais ne sait rendre compte des effets et modalités variés du déni de reconnaissance (109).

Les théories des capabilités, du care et de la reconnaissance permettent à Garrau de montrer les dimensions corporelles, sociales et relationnelles qui donnent à la vulnérabilité son caractère fondamental ainsi que de définir l'autonomie comme étant relationnelle, fragile et jamais « acquise et assurée de manière définitive » (252). Bien qu'il semble central de penser la vulnérabilité fondamentale afin de garantir aux citoyens les conditions de leur autonomie, il demeure nécessaire de « reconnaitre l'existence de vulnérabilités problématiques » de même que les processus sociaux qui les induisent (165).

Dans la deuxième partie de l'ouvrage, Garrau a donc recours aux travaux sociologiques de Robert Castel, Serge Paugam, Colette Guillaumin et de Pierre Bourdieu pour définir la vulnérabilité fondamentale « dont l'intensité peut s'accroître de manière inégalitaire dans certains contextes sous l'effet de processus sociaux spécifiques » (19–20). Chez Castel, la vulnérabilité problématique est pensée par rapport aux formes d'intégration et de protections sociales. Elle se caractérise par des relations sociales instables et fragiles qui peuvent aboutir à la désaffiliation, position dans laquelle l'individu ne dispose d'aucune protection (177). Bien que cette conception soit « originale » et « féconde » puisqu'elle démontre, entre autres, que l'autonomie ne peut se passer de protections collectives, Garrau croit qu'elle mérite d’être approfondie.

La vulnérabilité problématique ne pouvant être réduite à la désaffiliation, l'autrice suggère d'intégrer la disqualification sociale telle que théorisée par Paugam. Pour lui, la vulnérabilité n'est pas seulement l'effet de l'absence des ressources pour la protection, mais aussi celui de l'absence de reconnaissance sociale qui condamne à « l'invisibilité » et au « sentiment d'inutilité sociale » (199). Désignée par le terme de disqualification sociale, cette situation de mépris démontre que l'expérience d'une vulnérabilité problématique peut engendrer une vulnérabilité supplémentaire.

Garrau poursuit son analyse des sources de vulnérabilité problématique en ajoutant aux rapports sociaux qui vulnérabilisent, les rapports de domination. S'arrêtant sur la domination masculine, Garrau fait appel aux travaux de Guillaumin et de Bourdieu. De la première, l'autrice retient le concept de sexage qui signifie « l'appropriation physique elle-même, le rapport où c'est l'utilité matérielle productrice de force de travail qui est prise en main et non la seule force de travail » (223), de même que l'idée selon laquelle la catégorisation et la naturalisation cristallisent la différence et contribuent à la subordination des femmes. Du second, Garrau retient ce qui sert à préciser la portée de la socialisation genrée sur la domination masculine, c'est-à-dire que la catégorisation et la naturalisation dépassent le discours. Le fonctionnement de la domination se matérialise dans l'organisation sociale et des institutions. Ce faisant, la domination masculine relève moins d'une appropriation matérielle transférée au discours que d'une structuration symbolique assurant une correspondance entre subjectivité et objectivité (245).

Dans la troisième et dernière partie de l'ouvrage, Garrau discute de l'apport de la théorie républicaine pour proposer une politique de la vulnérabilité. La pensée de Philip Pettit lui semble particulièrement utile dans la mesure où elle est guidée par un idéal de non-domination et qu'elle développe un projet politique aux dispositions institutionnelles concrètes. L'autrice montre que la non-domination est supérieure à la notion de liberté comme non-interférence, mais qu'il faudrait en élargir la définition de manière à inclure les modes de domination symbolique. Garrau adosse également les principes de participation et de contestation du républicanisme de Pettit, mais croit qu'il faut repenser les normes de l'inclusion à la délibération de sorte à égaliser « l'autorité épistémique » et ainsi assurer que la voix des plus vulnérables fasse écho (301). D'après Garrau, Pettit présuppose trop rapidement l'autonomie des sujets, reste aveugle à ses conditions relationnelles et ne s'interroge pas assez sur la façon de promouvoir ces dernières (343). Dès lors, une démocratie inclusive inspirée du républicanisme —sensible aux conditions de l'autonomie— devrait prendre acte des apports du care et de la reconnaissance et faire de l'attention, de l'estime et de l'engagement des valeurs citoyennes.

Si ce va-et-vient théorique aboutit sur une fine analyse des angles morts des approches de même que sur une proposition concrète, il nous égare quelque peu en cours de route. L'analyse de chacun des auteurs aurait su bénéficier d'un peu plus de synthèse. Par ailleurs, il aurait été pertinent d'intégrer au dialogue, Judith Butler, non seulement pour ses contributions sur le thème précis de la vulnérabilité, mais pour confronter sa vision radicale de la démocratie à celle de Pettit. Toutefois, « Politiques de la vulnérabilité » parvient à défendre avec justesse les précieuses contributions des éthiques du care à la philosophie contemporaine en plus de démontrer l'intérêt de l'interdisciplinarité pour penser la vulnérabilité.