1 INTRODUCTION
L'imparfait préludique est un usage particulier que l'on rencontre parfois dans le discours d'enfants en situation de jeu. Il apparaît dans des phrases telles que (1):
(1) On va jouer au papa et à la maman, hein ! Moi j’ étaisle papa, et, toi, tu étaisla maman. (Warnant Reference Warnant1966: 343)
Cet usage fait partie des emplois atypiques de l'imparfait qui ne sont en général traités que très sommairement dans les travaux généralistes. Seul Warnant (Reference Warnant1966), à qui il doit son nom, et Schena (Reference Schena, Raugei and Margarito1995) lui consacrent un plein article. La difficulté qu'il représente à l'analyse (en particulier pour les approches aspectuo-temporelles du temps verbal) peut en partie expliquer la désaffection des études pour cet emploi très marginal. Voici les principaux faits qui font problème dans ce tour:
(i) les procès réfèrent à des situations relevant du futur ou du futur immédiat (cf. Warnant Reference Warnant1966: 346; Fleischman Reference Fleischman1989: 16; Schena Reference Schena, Raugei and Margarito1995: 117; Goosse Reference Goosse1993/2004: 1251); ainsi dans l'exemple (1), les deux procès ‘être le papa’ et ‘être la maman’ visent des faits qui seront le cas dans le futur proche lorsque le jeu aura commencé;
(ii) les faits décrits n'appartiennent pas, la plupart du temps, au monde réel; ainsi dans la phrase (1), les deux procès ‘être le papa’ et ‘être la maman’ sont imaginaires; c'est pourquoi certains linguistes (parmi d'autres: Fleischman Reference Fleischman1989: 15–16; Adam Reference Adam1992: 160; Goosse Reference Goosse1993/2004: 1251; Fleischman Reference Fleischman, Bybee and Fleischman1995: 525–526; De Mulder et Vetters Reference De Mulder and Vetters2002: 115) attribuent à l'imparfait dans cet emploi une valeur modale fictionnelle.
L'imparfait semble ainsi avoir dans son emploi préludique un sens totalement différent – futur et fictionnel – de celui qu'il présente habituellement en discours, à savoir un sens temporel passé et modal factuel. Cela suggère une polysémie de l'imparfait, avec selon le contexte, soit un sens passé et factuel, soit un sens présent ou futur et fictionnel. De sorte, postuler un signifié passé et sécant, comme le font habituellement les approches aspectuo-temporelles, paraît difficilement soutenable pour expliquer cet emploi.
Nous avons décidé de relever le défi et de vérifier, à partir de l'observation directe d'une petite fille (4; 08 ans) en situation de jeu, ce qu'il en était. Notre étude se fondant sur l'observation d'un seul sujet, nous nous garderons d'en tirer des conclusions générales. Toutefois nous tâcherons de proposer une analyse de l'imparfait préludique chez la petite fille observée qui apportera, nous l'espérons, un début d'explication pour cet emploi atypique. Nous envisagerons pour ce faire les deux pistes habituellement évoquées dans la littérature sur les formes préludiques dans le jeu symbolique des enfants (ou game-pretend). Suivant ces deux pistes, la forme préludique (passée ou conditionnelle) signifierait:
(i) le passage d'une réalité à une autre – ou reality-switching (Lodge Reference Lodge1978: 366; Fleischman Reference Fleischman1989: 15–16; Adam Reference Adam1992: 160; Musatti et Orsolini Reference Musatti and Orsolini1993: 628; Fleischman Reference Fleischman, Bybee and Fleischman1995: 525–526; Schena Reference Schena, Raugei and Margarito1995: 127; Kauppinen Reference Kauppinen1996: 112; De Mulder et Vetters Reference De Mulder and Vetters2002: 115): le temps en usage préludique s'opposerait alors au présent pour marquer la différence entre le jeu lui-même et la mise en scène du jeu négociée entre les enfants. La forme préludique permettrait ainsi de marquer l'irréalité des faits imaginés par l'enfant. Il s'agit là de l'hypothèse explicative la plus souvent évoquée.
(ii) l'effacement de soi – self-effacement (Lodge Reference Lodge1978: 368; Musatti et Orsolini Reference Musatti and Orsolini1993: 628; Kauppinen Reference Kauppinen1996: 113) – dans la négociation sur les conditions de jeu. Les formes préludiques permettraient d'éviter le caractère trop direct du présent dans les propositions de jeu formulées par l'enfant.
En d'autres termes, les formes préludiques serviraient à exprimer deux types de modalité:
1 Une modalité épistémique: la forme préludique signifierait un jugement de réalité du locuteur sur les procès décrits dans le jeu qui sont perçus comme imaginaires par opposition aux faits réels du présent, marquant ainsi le passage du monde réel au monde imaginaire du jeu (reality-switching). Remarquons que des effets modaux épistémiques similaires ont été observés dans d'autres emplois de l'imparfait (Adam Reference Adam1992, Gosselin Reference Gosselin1999, Berthonneau et Kleiber Reference Berthonneau and Kleiber2003, Bres Reference Bres2006 parmi d'autres) où celui-ci est associé à des procès contrefactuels (Ex. Un pas de plus et elle étaitdehors.) ou hypothétiques (Ex. Si j’ étaisriche, je partirais aux Maldives.). Il s'agira dans cet article de vérifier si l'imparfait préludique contribue bien chez la petite fille observée à la production d'une telle modalité épistémique.
2 Une modalité qu'on peut qualifier d’illocutoire: la forme préludique signifierait une moindre implication du locuteur dans son acte illocutoire, elle permettrait alors d'atténuer les actes de langage correspondant aux propositions de jeu (self-effacement). Remarquons là aussi que l'imparfait peut être attaché dans d'autres emplois à ce type d'effet illocutoire (parmi d'autres: Berthonneau et Kleiber Reference Berthonneau and Kleiber1994, Anscombre Reference Anscombre2004, Patard et Richard à paraître): Ex. Je voulaisvous demander un service (emploi d'‘atténuation’) ou Ex. Qu'est-ce qu'il vous fallaitaujourd'hui ? (emploi ‘forain’). Nous chercherons à savoir si tel est le cas pour les imparfaits préludiques employés par l'enfant observé.
Le but de cet article sera double. Il s'agira de montrer en quoi, dans le cadre de notre étude de cas, l'imparfait s'intègre positivement au co-texte et au contexte préludiques en répondant convenablement aux contraintes linguistiques de ce tour, puis (ii) de déterminer le rôle de l'imparfait (reality-switching et/ou self-effacement) dans l'usage préludique qu'en fait la petite fille observée. Mais avant de décrire le tour préludique, précisons notre conception de l'imparfait.
2 L'IMPARFAIT: VALEUR EN LANGUE ET EN DISCOURS
La conception de l'imparfait que nous défendonsFootnote 1 s'inscrit dans l'ensemble des approches qui attribuent à ce temps une valeur aspectuo-temporelle (Guillaume 1929/Reference Guillaume1970; Martin Reference Martin1971; Vet Reference Vet1980; Gosselin Reference Gosselin1996; Leeman-Bouix Reference Leeman-Bouix2002; Wilmet Reference Wilmet2003; Bres Reference Bres, Despierres and Krazem2005a parmi d'autres). Dans cette perspective, l'imparfait est défini en langue:
(i) temporellement par le trait [+ passé] selon lequel il situe dans le passé un moment;
(ii) et aspectuellement par le trait [-perfectif] selon lequel, à partir de ce moment passé, on envisage le procès en son cours, au-delà de sa borne initiale et en-deçà de sa borne finale (il s'oppose en cela au passé simple qui offre du fait de son trait [+perfectif] une saisie globale du procès depuis son début jusqu'à son terme); et par le trait [-parfait] selon lequel le procès est envisagé dans les limites de son temps interne (le temps propre au déroulement du procès) et non au-delà de sa borne terminale (comme c'est le cas pour les formes composées).
Par ailleurs, nous faisons l'hypothèse que la valeur de l'imparfait est la même en langue et en discours: le signifié de l'imparfait est donc parfaitement identique dans tous ses emplois. En discours, ce signifié unique se combine avec des éléments de sens provenant du co-texte et du contexte, et contribue à produire, en interaction avec ceux-ci, les différents effets de sens auxquels on associe généralement l'imparfait (narratif, descriptif, hypothétique, atténuatif etc.), dont l'effet ‘préludique’ que l'on tâchera de préciser.
3 CONSTRUCTION DU TOUR PRÉLUDIQUE
3.1 Présentation du corpus
Les données du corpus proviennent d'enregistrements sonores et audiovisuels d'une petite fille française (4; 08 ans) habitant dans la région de Montpellier. Appelons-la Marine. Des situations de jeu spontanées ont été observées alors que Marine jouait avec sa maman (nous l'appelerons Christine). Si l'intrusion de l'observateur a pu perturber le comportement de Marine au début des enregistrements, celle-ci a rapidement oublié qu'on l'observait. Nous avons ainsi pu recueillir un ensemble de 261 énoncés comprenant des formes finiesFootnote 2 et formulés par la petite fille en situation de jeu symbolique: elle et sa maman ‘font semblant’ de jouer des personnages. Nous avons fait une transcription orthographique de ces énoncés, suffisante pour les objectifs de cette étude, en utilisant les conventions du tableau 1.
Tableau 1. Conventions de transcription
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary-alt:20160626211155-22425-mediumThumb-S0959269509990494_tab1.jpg?pub-status=live)
En nous inspirant des travaux de Lodge (Reference Lodge1978) sur le simple past préludique en anglais, de Musatti et Orsolini (Reference Musatti and Orsolini1993) sur l'imparfait préludique en italien et de Kauppinen (Reference Kauppinen1996) sur le conditionnel préludique en finnois, nous proposons de différencier cinq types de séquences textuelles correspondant à cinq types d'activité ponctuant le jeu symbolique.Footnote 3 Cette distinction nous permettra de décrire plus finement le co-texte ainsi que le contexte dans lesquels la petite fille fait un usage préludique de l'imparfait. Voici les cinq séquences de jeu que nous avons identifiées:
1 Les séquences où les conditions extérieures du jeu (lieu, accessoires. . .) sont négociées. Notons ces types de séquences, les séquences A. Soit les exemples:
(2) [Pour jouer au jeu de l'école avec sa maman, Marine cherche un lieu adéquat]
Ma. je vais dans la chambre de Victor
Ch. ah non c'est ici là
Ma. non c'est ici / dans la chambre de Victor il y a un bureau / on peut
Ch. bon j'arrive moi // <le jeu symbolique commence (séquence A)> bonjour maîtresse
(3) [Au jeu de l'école, Marine joue le rôle de la maîtresse et sa maman celui de l'élève. Marine interrompt le jeu pour chercher un crayon]
Ma. je vais prendre un crayon
Ch. oui
Ma. donne-moi un crayon
2 Les séquences où la situation imaginaire du jeu est planifiée (rôles, lieu, situation etc.). Ce type de séquences précède généralement le jeu symbolique lui-même (cf. (4)), mais on les retrouve également lorsqu'il s'agit d'amorcer un changement majeur dans le cours du jeu (cf. (5)): de nouvelles conditions sont négociées (changement de lieu, de situation etc.) jusqu'à ce que le jeu reprenne. Nous appelons ces séquences les séquences B. Soit les exemples:
(4) [Après avoir choisi de jouer à l'‘école des grands’ et avoir discuté longuement de la distribution de rôles (Marine est la maîtresse et Christine la grande sœur), Marine récapitule à la demande de sa mère]
Ch. bon ba bien
Ma. et bien // il y a pas de parent c'est pas vrai // alors // ben on va jouer à l'école des grands
Ch. oui
Ma. c'est moi le m- / comment ça s'appelle / le maître
Ch. oui
Ma. / et puis voilà d'accord mais / à l'école il faut y aller tout seul / d'accord?
(5) [Au jeu de l'école, Marine joue une élève qui a été blessée gravement par une camarade de classe. Christine va soigner Marine (à l'hôpital)]
Ma. je saigne j'ai du sang j'ai des bobos
Ch. oh mon Dieu mais ça c'est très sérieux ça ! / oh oh la la qu'est-ce qu'on va faire? il va falloir endormir et opérer hein?
Ma. (hochement de tête)
Ch. on va opérer / vous êtes d'accord pour l'opération?
Ma. (hochement de tête) oui
Ch. bon ba je fais une piqûre
Ma. <fin du jeu symbolique et début de la séquence B> [en se dirigeant vers la chambre] on disait que là je vais m'allonger en fait
3 Les séquences concernant le jeu symbolique lui-même: les conditions sont arrêtées (pour un temps) et les protagonistes jouent le rôle qui leur est attribué: les paroles qu'on entend sont donc celles des personnages imaginés dans le jeu. Appelons ces séquences, les séquences C. Voici un exemple:
(6) [Au jeu de l'école, Marine joue le rôle de la maîtresse et Christine celui de l'élève. Marine dicte une histoire à Christine, une histoire avec des moustiques]
Ma. moi moi je vais t'expliquer ce qu'il faut écrire
Ch. tu m'expliques alors . . .
Ma. mais il faut écrire il faut pas regarder
Ch. bon ba . . .
Ma. en fait il y avait des moustiques qui venaient / ils arrêtaient pas de nous embêter / et en plus ils piquaient
4 Les séquences où l'un des protagonistes donne des directions à son partenaire. À la différence des séquences B, ces séquences que nous nommons D n'entraînent pas de changements majeurs dans le jeu, mais ne concernent que des détails mineurs de la scène en cours. Soit l'exemple suivant:
(7) [Au jeu de l'école, Marine joue le rôle de l'élève et Christine celui de la maîtresse. Christine fait la dictée à Marine. Mais Marine n'est pas satisfaite de l'imitation de la maîtresse et montre à Christine comment parler comme la maîtresse]
Ch. c'est quoi?
Ma. la cité de l'espace
Ch. la cité de l'espace oui à Toulouse // c'était bien ? // hein?
Ma. <début de la séquence D> mais faut pas que elle elle parle pas comme ça la maîtresse
Ch. et comment elle fait?
Ma. elle parle comme ça / non elle parle pas comme ça
Ch. mais il faut que tu me montres comment elle parle
Ma. (en articulant) elle parle comme je parle
5 Les séquences où l'un des protagonistes décrit ce qu'il est en train de faire dans le jeu. Ce type de séquences apparaîtrait redondant en situation réelle, mais ici elles font en quelque sorte office de didascalies. Nommons ces séquences, les séquences E. Soit l'exemple (8):
(8) [Christine fait la dictée à Marine en regardant un livre d'images]
Ch. oui on voulait se baigner
Ma. oui
Ch. mais on s'est pas baigné et qu'est-ce qu'y avait en Grèce?
Ma. euh ba là XXX <séquence E> [en faisant semblant d'écrire] je l'écris
Ch. oui
Ma. je l'ai déjà écrit ou quoi?
Ch. et là?
Ma. l'étoile
Ch. l'étoile
Ma. <séquence E> j'écris
À partir de cette distinction, nous avons relevé les temps employés dans les différentes séquences. Les résultats sont consignés dans le tableau 2.
Tableau 2. Temps verbaux employés par Marine dans le jeu symbolique en fonction du type de séquences. Les pourcentages sont calculés par rapport au nombre total de formes verbales (n = 261).
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary-alt:20160626211156-67688-mediumThumb-S0959269509990494_tab2.jpg?pub-status=live)
Nos résultats rejoignent dans l'ensemble ce qui avait déjà été observé dans les autres langues (anglais, italien, finnois). D'abord, le présent apparaît comme la forme la plus employée (presque 53,5% des cas).Footnote 4 Arrive ensuite l'imparfait dans un peu plus de 19% des cas.Footnote 5 Contrairement aux données de Kauppinen (Reference Kauppinen1996), nous n'avons pas d'emploi massif du conditionnel (seulement 0,8% du total). L'explication qu'on peut avancer dès maintenant est que Marine emploie exclusivement l'imparfait dans les énoncés préludiques, alors que les enfants observés par Kauppinen (Reference Kauppinen1996) ont plutôt tendance à employer le conditionnel dans le même co-texte et contexte. Cependant, cela ne veut pas dire que l'imparfait est, en français, la forme préludique par excellence: certains auteurs ont noté l'emploi préludique fréquent du conditionnel chez des enfants francophones.Footnote 6 Seulement, pour Marine, l'imparfait constitue la principale forme préludique (en plus du présent). Les autres formes sont les suivantes: le passé composé (presque 11,5% des cas), suivi du présent prospectif (presque 7,5%) et de l'impératif présent (5%). Les autres formes (conditionnel, plus-que-parfait, futur simple et passé simple) n'ont que des usages très ponctuels.
Comment se répartissent ces temps dans les cinq séquences? Le présent est massivement employé dans toutes les séquences: il apparaît donc comme la forme prototypique du jeu. L'imparfait n'apparaît que dans les séquences B et C (où il représente respectivement 31% et 19,5% des cas) correspondant aux négociations qui précèdent le jeu et au jeu lui-même. Nous avons ici une divergence notable avec l'étude de Musatti et Orsolini (Reference Musatti and Orsolini1993: 627) où l'imparfait apparaît très majoritairement dans la phase de négociation (96,3% d'occurrences de l'imperfetto).Footnote 7 Néanmoins, cette différence s'explique aisément. En effet, tous les imparfaits rencontrés dans les séquences du jeu symbolique (séquences C) interviennent dans un récit que Marine dicte à sa maman. Ces imparfaits décrivent alors l'arrière-plan des faits rapportés au premier plan de l'histoire (la plupart du temps au passé composé). Le passage suivant illustre cet emploi:
(9) [Au jeu de l'école, Marine joue le rôle de la maîtresse et Christine celui de l'élève. Marine dicte une histoire à Christine, une histoire de monstres et de robots]
Ma. et maintenant le monstre il est mort / quelqu'un l'a tué
Ch. ah bon et tu sais qui ?
Ma. c'est / celui qui a bu dans un verre
Ch. celui qui a bu dans un verre / un verre de whisky ? un verre de coca ?
Ma. un verre de coca
Ch. un verre de coca bien
Ma. et on a tué un monstre dans un verre de coca
Ch. (acquiescement vocalisé)
Ma. et puis ces robots ils arrêtaientpas de rigoler
Ch. (acquiescement vocalisé) // comment ils rigolaient ?
Ma. ben je sais pas ils rigolaientnormal quoi
Ch. normal / d'accord
Ici, les imparfaits arrêtaient et rigolaient servent de fond de décor aux procès précédents au passé composé: est mort, a tué, a bu et a tué. Les imparfaits que l'on trouve dans le jeu symbolique sont donc des imparfaits descriptifs. Par contre les 28 imparfaits que l'on trouve dans la phase de négociation ne servent pas d'arrière-plan et s'avèrent être des formes préludiques. Nous avons par conséquent 100% des imparfaits préludiques qui sont employés lors de la phase où les conditions de jeu sont mises au point (séquence B). Ces résultats rejoignent donc finalement les observations de Musatti et Orsolini (Reference Musatti and Orsolini1993).
Le passé composé s'utilise majoritairement pendant le jeu symbolique quand Marine dicte une histoire à sa maman (12 occurrences) et pour renvoyer à des actions accomplies dans le cadre du jeu. Le présent prospectif s'utilise, comme le présent, dans presque toutes les séquences. Par contre, l'impératif n'apparaît pas du tout dans la phase B de négociation: cela rejoint les observations de Musatti et Orsolini (Reference Musatti and Orsolini1993: 627) et de Kauppinen (Reference Kauppinen1996: 121–122) qui ne trouvent que peu de formes impératives dans les séquences B par rapport aux séquences C où elles sont majoritairement utilisées.
Intéressons-nous plus précisément aux imparfaits apparaissant dans les phases de négociation sur la situation de jeu (séquence B). Ces usages de l'imparfait ne correspondent à aucun des emplois que nous avons pu étudier jusqu'à présent, mais ils fonctionnent tous de façon similaire à l'exemple (1) donné au début de l'article: il s'agit donc d'imparfaits préludiques. Remarquons que le terme de ‘préludique’ choisi par Warnant (Reference Warnant1966) convient parfaitement à ce qu'on peut observer chez Marine: l'imparfait préludique s'emploie bien dans la phase qui précède le jeu lui-même et où les éléments de la situation imaginée sont négociés. Nous pouvons maintenant caractériser plus finement le co-texte ainsi que le contexte dans lesquels la petite fille emploie ces imparfaits préludiques.
3.2 Le co(n)texte préludique
Dans les énoncés de Marine, l'imparfait préludique peut apparaître à deux endroits différents: (i) dans les séquences qui précèdent le jeu et où sont discutées les situations à réaliser (10) et (ii) dans les séquences du jeu lui-même, lorsqu'il s'agit d'envisager des changements dans la situation imaginaire (11).
(10) [Après avoir choisi de jouer à l'‘école des grands’ (Marine est la maîtresse et Christine l'élève), Marine explique la situation de jeu à sa maman]
Ma. mais tu prends pas le bébé parce que en fait il faut pas que ta maman vienne en fait et puis ton papa ni et bien il faut y aller tout seul d'accord ?
Ch. mais je comprends plus rien moi hein!
Ma. ba au début tu savaispas
Ch. // au début je savais pas qu'est-ce que je savais pas au début?
Ma. au début tu savaisque / qu'en fait que moi j’étais // euh // le fait que moi je suis la maîtresse et toi tu es la grande sœur / mais tu apportes pas le bébé et puis moi je // d'accord mais tu apportes rien
(11) [Au jeu de l'école, Marine joue le rôle de l'élève et Christine celui de la directrice. Marine a été punie et doit copier des lignes]
Ma. mais j'arrive que à écrire comme ça [Marine commence à écrire] // parce que comme ça
Ch. alors il faut écrire // tu fais la lettre A?
Ma. // non
Ch. la lettre A
Ma. non / trop fatiguée moi je voudrais faire une l'histoire <début de la séquence B> (avec un changement de ton) et là tu disaisje veux on y va dehors les enfants
Ch. (rire) et là je disais ba allez on va dehors les enfants
On observe que l'imparfait porte le plus souvent (24 occurrences sur les 28 imparfaits préludiques) sur le procès décrivant la situation à réaliser: en (10) le procès ‘savait pas’: Christine ne doit pas savoir que Marine est la maîtresse et en (11) Christine doit dire: on va dehors les enfants. La situation envisagée peut concerner l'allocutaire et Marine s'adresse alors à Christine à la seconde personne. Ces énoncés fonctionnent comme une demande: le locuteur demande à l'allocutaire de jouer le rôle proposé. Cette dimension illocutoire de l'énoncé préludique est confirmée dans le passage suivant où Christine reformule dans un langage ‘adulte’ la demande de Marine.
(12) [Au jeu de l'école, Marine joue le rôle de l'élève et Christine celui de la maîtresse]
Ma. tu m'emmenaisà la directrice
Ch. ah oui tu veux que je t'emmène à la directrice ?
Ma. oui
Ch. allez viens je vais t'emmener à la directrice
Christine demande confirmation du souhait de Marine en demandant si elle veut être emmenée ‘à la directrice’. Dans d'autres cas, plus rares, les énoncés préludiques sont à la première personne: la situation à réaliser concerne Marine elle-même. Soit l'exemple (13):
(13) [Au jeu de l'école, Marine joue le rôle de l'élève et Christine celui de la maîtresse. C'est l'heure de la récréation]
Ch. et tu as vu ce qu'il y avait à la cantine à manger?
Ma. <début de la séquence B> bon mon papa il a dit bon / qu'est-ce qu'y a? / bon je sais pas hein bon on va rentrer dans l'école / t'as m- et voilà on va y aller / et puis voilà
Ch. (acquiescement vocalisé)
Ma. parce que moi je voulaispas y aller tout seule parce que je voulaispas me perdre
Ch. te perdre où?
Ma. euh me perdre euh / dans la route parce qu'il avaitune route
Marine semble alors demander à sa maman son consentement sur la situation à réaliser: ici le fait que Marine ne veut pas, dans le jeu, y aller ‘toute seule’. Ces observations recoupent celles de Musatti et Orsolini (Reference Musatti and Orsolini1993) qui avaient constaté que l'imperfetto préludique se trouvait principalement dans des énoncés à la seconde personne plutôt que dans des énoncés à la première personne.
Notons enfin que l'imparfait s'applique parfois au verbe dire employé dans le sens de décider et accompagné du pronom personnel on dans la locution on disait que:
(14) [Au jeu de l'école, une camarade de classe imaginaire a fait du mal à Marine qui a ensuite subi, pour cette raison, une opération chirurgicale pratiquée par la maîtresse jouée par Christine]
Ma. il faut m'opérer encore
Ch. il faut?
Ma. m'opérer encore
Ch. t'opérer encore
Ma. / parce qu'elle m'a fait plein de mal
Ch. elle t'a fait plein de mal oh!
Ma. elle m'a fait au
Ch. (acquiescement vocalisé)
Ma. et aux yeux // / < début de la séquence B > (changement de ton) et on disaitque j'étais plus malade
On peut penser que, dans le cadre coopératif du jeu, le on est ici inclusif et renvoie aux deux partenaires. Littéralement, l'usage du on permet d'intégrer l'interlocuteur dans la prise de décision. Cependant, l'interlocuteur n'a pas, en réalité, pris part dans le choix opéré. Par conséquent, celui-ci doit pragmatiquement comprendre cet énoncé comme une requête: il doit accepter les nouvelles conditions choisies par le locuteur dans le cadre du jeu (ici le fait que Marine ne soit plus ‘malade’). La formulation on disait que apparaît donc comme une demande de consentement sur les changements envisagés dans le jeu.
À partir de ces observations, nous pouvons maintenant tenter de définir les contraintes du co-texte ainsi que du contexte préludiques telles qu'elles apparaissent dans les énoncés de Marine. On constate que les énoncés préludiques sont tous, sur le plan illocutoire, des demandes au sens d'Anscombre (Reference Anscombre2004: 90), c'est-à-dire des requêtes supposées bénéficier au locuteur. Marine demande à sa partenaire de jeu d'accepter ou d'agir de façon à réaliser la situation de jeu qu'elle propose. En tant que demande, les faits envisagés ne sont pas réalisés et appartiennent donc au futur. On a là une première contrainte émanant du contexte. Pour les énoncés préludiques où la situation de jeu n'est pas introduite par on disait que, la contrainte peut se formuler comme suit:
Contrainte A
Les procès des énoncés préludiques doivent avoir lieuFootnote 8 dans l'époque future.
Avec on disait que, la situation est légèrement différente, le procès dire renvoie à une prise de décision qui a lieu au moment présent: celui-ci doit donc avoir lieu à T0. D'où la contrainte B:
Contrainte B
Le procès ‘dire’ dans les énoncés préludiques débutant par on disait que doit avoir lieuFootnote 9 à T0.
La demande co- et contextuelle des énoncés préludiques est donc la suivante: les procès envisagés doivent être le cas dans l'époque présente ou future.
3.3 L'offre de l'imparfait
L'offre sémantique de l'imparfait présentée en section 2 semble répondre positivement aux contraintes contextuelles qui s'exercent sur son usage préludique chez la petite fille observée. En effet, grâce à sa valeur imperfective (cf. ses traits [-perfectif] et [-parfait]), l'imparfait ne précise pas comment se termine le procès en conséquence, il lui laisse la possibilité de s'étendre dans le présent et jusqu'au futur. Il remplit ainsi les conditions du tour préludique définies par les contraintes A et B: les procès peuvent être interprétés comme appartenant au présent ou au futur. Cette analyse est confirmée par le fait suivant: les formes qui apparaissent au même endroit sur le plan paradigmatique obéissent aussi aux contraintes A et B. Dans les énoncés sans on disait que, on note l'occurrence du présent:
(15) [Au jeu de l'école, Marine décide de la distribution des rôles]
Ma. tu sais quoi
Ch. non
Ma. ba je suisle maître / tu dispas je suisla maîtresse mais en fait t’ arrivesmais en fait il fautpas prendre / f autprendre comme XXX
Ch. bon
Ma. rien
Ch. ba ba je sais plus du tout ce qu'il fallait faire hein
Ma. bon en fait moi je suisle maître toi t’ esmais en fait t’ esla grande sœur
du futur simple:
(16) [Marine et Christine décident de jouer aux vaisseaux spatiaux avec des legos]
Ma. donc / je pourrait'attaquer et toi tu serasun gentil
Ch. non mais c'est moi qui voulais faire le méchant
Ma. ah bon c'est nous deux le méchant hein?
Ch. d'accord
du présent prospectif:
(17) [Marine et Christine décident de jouer aux vaisseaux spatiaux avec des legos]
Ch. mais si on fait la guerre?
Ma. non on vapas fairela guerre // ouais on va fairela guerre
Ch. maintenant il faut pas qu'on se tue ?
Rappelons que le conditionnel peut aussi être employé à la place de l'imparfait préludique:
(18) [. . .] alors on seraitdes Peaux-rouges, et alors, moi, je seraisle Grand Chef des Aucas. (Chabrol, Rebelles)
Avec on disait que, nous avons également trouvé une variante au conditionnel.
(19) [Marine est en train de dicter une histoire à Christine]
Ma. là les feuilles
Ch. (acquiescement vocalisé)
Ma. <début de la sequence B> on diraitça c'est une nana
Ch. oui
Par contre le passé composé paraît impossible dans les mêmes co-textes et contextes:
(15′) ba je * ai étéle maître / tu * aspas ditj’* ai étéla maîtresse
(16′) j’* ai put'attaquer et toi tu * as étéun gentil
(17′) non on * apas faitla guerre // ouais on * a faitla guerre.
(18′) (. . .) alors on * a étédes Peaux-rouges, et alors, moi, je * ai étéle Grand Chef des Aucas.
(19′) on ? a ditça c'est une nana
Lorsqu'il est employé dans les séquences B, il renvoie à un fait qui est censé être achevé dans la situation de jeu:
(20) [Au jeu de l'école, c'est l'heure de la récréation]
Ch. mais tu voulais pas y aller toute seule à l'école ou à la cantine?
Ma. mais toi t’ as traversé
Ch. oui
Ma. moi j’ aimême pas traverséattendu ma mère euh dans mon téléphone / et puis voilà
Ch. et qu'est-ce qu'elle a dit ta mère?
Ma. bon elle a diteuh tu fais quoi?
Ainsi les procès ‘as traversé’, ‘ai même pas traversé’ et ‘a dit’ sont censés être accomplis dans le présent du jeu. Si le présent, le présent prospectif, le futur simple et le conditionnel peuvent remplacer l'imparfait, mais pas le passé composé, c'est parce que ces temps obéissent aux contraintes A et B du co-texte et du contexte préludiques: ils permettent tous d'inscrire le procès dans le présent ou dans le futur. Le présent, en tant que forme atemporelle ou pré-temporelle (voir entre autres Damourette et Pichon Reference Damourette and Pichon1970; Bres Reference Bres and Barbéris1999 et 2005b; Mellet Reference Mellet2000 et Reference Mellet2001) n'a aucune difficulté à renvoyer au futur. Le présent prospectif et le futur simple réfèrent en eux-mêmes au futur. Enfin, le conditionnel, en tant qu'ultérieur du futur, ne signifie aucun rapport temporel direct entre le procès et T0: le procès peut donc se trouver dans l'époque présente (dans ‘on dirait que’) ou dans l'époque future (cf. (18)). À l'opposé, le passé composé dénote que le procès est accompli à T0 et ne peut par conséquent laisser entendre que celui-ci est toujours le cas dans le présent ou dans le futur. Les énoncés préludiques de Marine semblent donc bien régis par les contraintes sémantico-pragmatiques A et B.
En conclusion, l'imparfait est concordant avec le co-texte et le contexte préludiques grâce à ses instructions sémantiques [-parfait] et [-perfectif] qui permettent de voir le cours du procès se prolonger dans le présent et dans l'avenir, autorisant ainsi la réalisation future de la situation de jeu. Il reste un second problème à résoudre: pourquoi Marine utilise-t-elle l'imparfait dans les énoncés préludiques? Quel(s) effet(s) de sens ce tiroir verbal produit-il dans cet emploi? C'est à cette question que nous allons tenter de répondre dans la prochaine section.
4 LES EFFETS DE SENS RÉSULTATIFS: REALITY-SWITCHING ET/OU SELF-EFFACEMENT?
Pour répondre adéquatement à la question des effets de sens produits par l'imparfait dans les énoncés préludiques, il aurait sans doute fallu suivre chez Marine le développement de la notion de temps, l'acquisition du système des temps verbaux ainsi que la façon dont celle-ci en est venu à utiliser l'imparfait. À défaut de pouvoir nous appuyer sur un tel travail d'investigation, nous évoquerons d'abord la littérature sur la genèse de la temporalité verbale chez l'enfant afin de mettre en perspective nos observations et l'hypothèse explicative que nous allons ensuite avancer. Un certain nombre d'études sur le développement de la morphologie verbale chez l'enfant francophone (voir entre autres Ferreiro Reference Ferreiro1971; Fayol Reference Fayol1985; Laterrasse et Lescarret Reference Laterrasse and Lescarret1990; Bassano et al. Reference Bassano, Maillochon, Klampfer and Dressler2001) indiquent que les temps du présent (présent simple, passé composé et présent prospectif) apparaissent en premier, suivis par les temps du passé (imparfait et plus-que-parfait) et du futur (futur simple et futur antérieur), l'ensemble de ces temps étant acquis vers l'âge de 3–4 ans. On peut voir dans cette évolution une ‘prégnance’ très forte de la situation d'énonciation chez les plus jeunes (Fayol Reference Fayol1985: 696) qui apprennent petit à petit à construire des références temporelles décentrées du présent. Concernant l'usage de l'imparfait chez les jeunes enfants, deux constats émergent. D'une part, le choix de l'imparfait semble principalement motivé (surtout chez les plus jeunes) par les caractéristiques aspectuelles des procès (Ferreiro Reference Ferreiro1971: 224–225; Fayol Reference Fayol1985: 685; Gaonac'h et Esperret Reference Gaonac'h and Esperret1985: 711): ce tiroir est surtout utilisé pour des procès duratifs, souvent en opposition avec des procès non duratifs (au passé composé, au plus-que-parfait et parfois au passé simple). Ainsi, dans les récits produits par des enfants, l'imparfait se trouve majoritairement dans les séquences d'exposition en début de récit ou dans l'arrière-plan du récit où la plupart des procès sont statiques (Bronckart Reference Bronckart1985: 657–658, 664; Gaonac'h et Esperret Reference Gaonac'h and Esperret1985: 711–713). D'autre part, chez les jeunes enfants (jusqu'à 7 ans), l'imparfait apparaît, dans certains types de récits, comme la marque par excellence d'une ‘distance psychologique’ (Fayol Reference Fayol1985: 690): ce temps s'applique ainsi massivement aux procès qui appartiennent au passé lointainFootnote 10 ou à un monde imaginaire. Fayol (Reference Fayol1985: 697) fait l'hypothèse que cet emploi de l'imparfait montre que le jeune enfant ‘assimile le factuel éloigné à l'imaginaire’, ce qui est corroboré par l'emploi moindre de l'imparfait (à part pour les procès statiques) dans les récits portant sur des faits récents et donc moins marqués par l'éloignement du présent de l'énonciation (Fayol Reference Fayol1985: 690).
Examinons, dans ce contexte, les deux pistes évoquées en introduction pour rendre compte de l'usage préludique de l'imparfait. Suivant ces deux hypothèses, l'imparfait permettrait à la fois de marquer le passage du monde réel au monde imaginaire du jeu (reality-switching) et d'atténuer les propositions sur les conditions de jeu émises par le locuteur (self-effacement). Voyons les arguments qui vont dans l'un ou l'autre sens (ou les deux).
a. À l'instar de Warnant (Reference Warnant1966), Lodge (Reference Lodge1978), Musatti et Orsolini (Reference Musatti and Orsolini1993), Schena (Reference Schena, Raugei and Margarito1995) et de Kauppinen (Reference Kauppinen1996), nous avons constaté que les formes préludiques se trouvent presque exclusivement dans les séquences de type B, où les conditions du jeu sont négociées.Footnote 11 Cela va dans le sens d'un rôle atténuatif de l'imparfait: cette forme serait utilisée pour atténuer l'acte illocutoire accompli par l'énoncé préludique. Cette hypothèse est confirmée par la dimension illocutoire de ces énoncés: ils correspondent à des demandes supposées bénéficier au locuteur (ici Marine). Les énoncés préludiques peuvent donc être considérés, dans le cadre des théories de la politesse (cf. Brown et Levinson Reference Brown and Levinson1987; Kerbrat-Orecchioni Reference Kerbrat-Orecchioni1992) comme de potentiels Face Threatening Acts (FTA), c'est-à-dire des actes menaçant la face de l'interlocuteur, à savoir le partenaire de jeu: Marine demande à sa partenaire de jeu de se conformer à la situation qu'elle a imaginée, ce qui peut heurter cette partenaire lorsque la demande est présentée comme actuelle, au présent. L'imparfait permettrait alors d'adoucir ce FTA en atténuant la demande signifiée illocutoirement.
On peut contester l'interprétation atténuative de l'imparfait préludique en faisant valoir que celui-ci n'est pas utilisé dans les séquences de type A où sont décidées des conditions extérieures au jeu. Si l'imparfait préludique permettait de faire des demandes polies, la petite fille, en choisissant les lieux ou les accessoires nécessaires au jeu, aurait également pu utiliser un imparfait préludique pour atténuer ces propositions. Or ce n'est pas le cas: Marine n'emploie aucun imparfait dans ce type de séquence, ce sont plutôt le présent (simple et prospectif) et l'impératif qui sont alors employés (cf. tableau 2). C'est donc que l'imparfait n'a pas la fonction d'atténuation envisagée. Pourtant cet argument n'est pas incontournable. En effet, l'enjeu semble moins important pour les conditions de jeu extérieures (séquences A) que pour les conditions ‘internes’ du jeu (séquences B) sur lesquelles l'accord des deux partenaires détermine directement la faisabilité du jeu. Ainsi, le choix du lieu (dans la chambre ou dans le jardin) ou de l'accessoire (un stylo ou une feuille ou des legos) met moins en péril le jeu lui-même qu'un désaccord sur la situation imaginaire, la distribution des rôles etc.. Il semblerait donc que les propositions effectuées dans le cadre des séquences B requièrent une plus forte collaboration de l'allocutaire que dans celles formulées dans les séquences A. Cela est confirmé par le fait que, dans les séquences A, on trouve des formes directives: le présent et l'impératif, alors que, dans les séquences B, afin de s'assurer la collaboration du partenaire, la petite fille préfère des formes moins péremptoires comme l'imparfait préludique. Au final, cet argument confirme donc l'usage modal illocutoire atténuatif de l'imparfait préludique comme adoucisseur de FTA.
Linguistiquement, on peut maintenant se demander comment l'imparfait préludique peut signifier l'atténuation d'un acte de langage. En effet, si l'on compare cet emploi à l'imparfait d'atténuation, il manque quelque chose dans le co-texte et le contexte préludiques pour en faire un usage atténuatif comme les autres. Soit l'exemple suivant d'imparfait atténuatif:
(21) [La Pérouse, le locuteur, reçoit la visite d'Édouard. Tous deux discutent depuis quelques minutes du temps qui fuit et de la vieillesse] ‘Tenez. . . il y a quelque chose que je voulais(/ veux) vous demander: pourquoi est-il si rarement question des vieillards dans les livres ?’ (Gide, Les Faux-monnayeurs, p. 1025)
Comme l'ont observé un certain nombre d'auteurs qui ont travaillé sur ce tour (Berthonneau et Kleiber Reference Berthonneau and Kleiber1994: 82; Anscombre Reference Anscombre2004: 87; de Saussure et Sthioul Reference de Saussure and Sthioul2005: 109; Barceló et Bres Reference Barceló and Bres2006: 60; Patard et Richard à paraître), l'imparfait réfère aux origines passées (contrainte exercée par le trait [+passé] de l'imparfait) de l'acte atténué: ici l'imparfait voulais renvoie à un moment du passé où le locuteur avait déjà l'intention d'effectuer sa demande. Ainsi, le locuteur, en référant à cet instant passé plutôt que de prendre en charge son acte de langage (en (21) une demande) dans le moment présent avec l'usage du présent (ici veux), atténue ledit acte de langage. L'atténuation passe donc par la formulation indirecte d'un acte de langage, le plus souvent une demande, en référant aux origines passées dudit acte.
Ce qu'il manque à l'usage préludique pour en faire un emploi atténuatif comme les autres, c'est ce moment passé interprétable dans le contexte qui permet le détour par les origines passées de l'acte de langage, et donc l'atténuation de l'acte en question. Ainsi, dans les énoncés préludiques, une référence à un moment passé, même sous-entendu, où la situation imaginaire est déjà le cas est impossible: l'enfant fait des propositions sur le vif et ne renvoie donc à aucun moment passé, même implicite. Nous suggérons, pour expliquer ce fait, l'hypothèse suivante. Comme les énoncés préludiques sont formulés par des sujets assez jeunes qui n'ont pas acquis le système verbal ‘adulte’, on peut penser suivant Fayol (Reference Fayol1985: 697) que l'imparfait n'a pas encore pleinement sa valeur temporelle et qu'il peut être encore associé, comme c'est le cas ici, à des valeurs non temporelles. L'imparfait préludique pourrait ainsi signaler une prise de ‘distance’ non proprement temporelle de Marine par rapport à l'acte de langage accompli, c'est-à-dire une moindre prise en charge de la demande faite à son allocutaire; l'imparfait serait ainsi pour la petite fille une marque d'atténuation et de collaboration avec sa partenaire dans le cadre du jeu. Concernant l'usage préludique de l'imparfait chez les enfants plus âgés et même parfois chez les adultes (souvent associé à un effet humoristique), on peut supposer que cet usage ‘fautif’Footnote 12 perdure en tant que marque discursive du genre ‘jeu symbolique’, même après que l'imparfait a acquis dans le système du locuteur une valeur pleinement temporelle. Examinons maintenant la seconde piste que nous avons évoquée: la piste du reality-switching.
b. Dans différents articles (Lodge Reference Lodge1978; Fleischman Reference Fleischman1989 et 1995; Adam Reference Adam1992; Musatti et Orsolini Reference Musatti and Orsolini1993; Schena Reference Schena, Raugei and Margarito1995; Kauppinen Reference Kauppinen1996; De Mulder et Vetters Reference De Mulder and Vetters2002), il est dit que la forme préludique sert à indiquer un changement de cadre de référence: l'imparfait marquerait le passage du monde réel à l'univers du jeu. Lodge (Reference Lodge1978), Musatti et Orsolini (Reference Musatti and Orsolini1993) et Kauppinen (Reference Kauppinen1996) justifient cette hypothèse par la présence de ces imparfaits dans les séquences de type B qui serviraient en quelque sorte de transition entre le monde réel et le monde imaginé. Cette explication n'emporte pas complètement notre adhésion, pour trois raisons.
D'abord, si l'on poursuit le raisonnement d'un changement de réalité, on devrait trouver des formes préludiques dans les séquences C où les enfants sont véritablement dans un univers fictif et jouent un rôle. En d'autres termes, si l'imparfait devait marquer l'appartenance à un cadre imaginaire (et donc une forme d'‘inactualité’Footnote 13), on devrait le trouver également dans le jeu même plutôt qu'uniquement dans sa phase préparatoire. En effet, comme le souligne elle-même Kauppinen (Reference Kauppinen1996), les séquences B, qu'elle appelle emplotment (‘mise en intrigue’), sont en dehors du cadre du jeu (‘out-of-frame’): on n'est pas encore dans l'univers imaginaire du jeu, mais dans le monde réel où l'on négocie des conditions de la situation à réaliser. Si donc l'imparfait pouvait marquer l'appartenance à un monde imaginaire, il devrait s'utiliser dans les phases du jeu proprement dit (séquence C), plutôt que dans les phases de négociations précédant le jeu (séquence B). L'imparfait ne signifie donc pas ici l'irréalité des faits imaginés pour la future situation de jeu.
Ensuite, l'explication du changement de réalité s'accorde mal avec les énoncés en ‘on disait que’ tels que (5) et (14) cités précédemment. Rappelons pour mémoire le dialogue (5):
(5) [Au jeu de l'école, Marine joue une élève qui a été blessée gravement par une camarade de classe. Christine va soigner Marine (à l'hôpital)]
Ma. je saigne j'ai du sang j'ai des bobos
Ch. oh mon Dieu mais ça c'est très sérieux ça! / oh oh la la qu'est-ce qu'on va faire? il va falloir endormir et opérer hein?
Ma. (hochement de tête)
Ch. on va opérer / vous êtes d'accord pour l'opération?
Ma. (hochement de tête) oui
Ch. bon ba je fais une piqûre <fin du jeu symbolique et début de la séquence B>
Ma. [en se dirigeant vers la chambre] on disait quelà je vais m'allonger en fait
En effet, si l'imparfait signifiait dans on disait que que le procès ‘dire que’ (au sens ici de ‘décider que’) n'appartient pas au monde réel mais à un monde imaginaire, cela reviendrait à remettre en question la décision de mettre en scène telle situation (ici le fait de ‘s'allonger’) en la présentant comme inactuelle et donc invalide. Ce faisant, l'usage de l'imparfait serait totalement contre-productif, la petite fille infirmerait sa propre proposition de jeu en la présentant comme non réelle. En français, la locution on disait que pose donc problème à l'hypothèse du reality-switching.
Enfin, on peut noter que toutes les situations décrites dans les séquences B de négociation ne sont pas nécessairement fictives comme les procès ‘être le papa’ et ‘être la maman’ de l'énoncé (1). Certaines, au contraire, correspondent même à des situations devant se réaliser dans le monde réel. C'est le cas de l'énoncé authentique suivant relevé par Warnant:
(22) [Se préparant à faire un trou dans le sable pour y verser de l'eau et pour noyer des canards en celluloïd, une petite fille s'adresse à sa cadette] Moi je faisaisle trou et toi tu apportaisde l'eau. (Warnant Reference Warnant1966: 344)
Ici la locutrice propose à sa petite sœur d'accomplir les actions exprimées par les procès ‘faire le trou’ et ‘apporter de l'eau’ qui ont donc bien pour vocation d'être réalisées dans le monde réel. Ainsi, les procès des énoncés préludiques ne sont pas nécessairement imaginaires, mais peuvent aussi être factuels. De plus, lorsque les procès sont imaginaires, l'effet irréel ou fictionnel observé dans l'emploi préludique n'est pas le fait de l'imparfait, mais du contexte situationnel et des connaissances du monde impliquées par les lexèmes présents dans le cotexte (cf. ‘être le papa’ et ‘être la maman’ dans l'exemple (1)). Les types d'énoncés où les procès doivent être entendus comme factuels (et non comme irréels) constituent donc une difficulté de plus pour l'hypothèse d'un passage du monde réel au monde imaginaire du jeu.
Pourtant, dans l'explication du reality-switching, l'idée d'un passage ne nous semble pas complètement inadéquate. En effet, Marine se sert parfois de l'imparfait préludique pour souligner un changement entre différentes phases du jeu. L'imparfait est alors utilisé dans le cours du jeu pour en infléchir le déroulement, comme dans l'exemple (9) déjà cité:
(9) [Marine joue le rôle de la maîtresse et dicte une histoire de monstres et de robots à Christine]
Ma. et on a tué un monstre dans un verre de coca
Ch. (aquiescement vocalisé)
Ma. et puis ces robots ils arrêtaient pas de rigoler
Ch. // comment ils rigolaient?
Ma. ben je sais pas ils rigolaient normal quoi
Ch. normal / d'accord
Ma. en fait
Ch. oui
Ma. // < fin de séquence C et début de séquence B> après on faisaitles devoirs hein mais on écrit pas dehors hein?
On constate dans cet exemple que l'imparfait préludique souligne un changement de séquence: on passe d'une séquence C du jeu avec un récit au passé composé et à l'imparfait descriptif (‘a tué’, ‘arrêtaient’, ‘rigolaient’) et avec une remarque au présent (‘je sais pas’), à une séquence B où Marine propose un changement dans le cours du jeu: de ‘faire les devoirs’. L'imparfait s'accompagne ici d'un changement marqué de hauteur de voix: l'enfant passe d'une voix aigüe propre à la phase du jeu symbolique à une voix plus grave que l'on retrouve dans les conversations habituelles. L'imparfait signale donc ici le passage d'un monde imaginaire au monde réel. Cela confirme que l'imparfait préludique ne peut pas être un marqueur d'irréalité. Dans un autre exemple l'imparfait marque le passage d'une séquence D, où Marine donne des instructions à Christine sur son interprétation du rôle de la maîtresse, à une séquence B où une nouvelle situation de jeu est envisagée:
(23) [Au jeu de l'école, Marine joue le rôle de l'élève et Christine celui de la maîtresse. Christine fait la dictée à Marine. Mais Marine n'est pas satisfaite de l'imitation de la maîtresse et montre à Christine comment parler comme la maîtresse]
Ma. mais faut pas que elle parle pas comme ça la maîtresse
Ch. [bâillement] et comment elle fait?
Ma. elle parle comme ça / nan elle parle pas comme ça
Ch. mais il faut qu'tu me montres comment elle parle
Ma. (en articulant) elle parle comme je parle
Ch. ah d'accord
Ma. <fin séquence D et début séquence B> mais moi si je faisaispas des petites folies tu m’ emmenaisà la directrice
Ch. ah oui tu veux que je t'emmène à la directrice
Ma. oui
L'imparfait témoigne ici du retour à une séquence B où Marine propose de poursuivre le jeu de l'école dans le bureau de la directrice. Ici on passe donc d'une séquence où Marine donne des instructions à Christine dans le jeu qui est en cours (séquence D) à une phase où Marine propose à sa maman une nouvelle situation de jeu à réaliser (séquence B).
Nous émettons donc l'hypothèse que l'imparfait préludique fonctionne chez la petite fille observée comme un marqueur propre aux séquences B: il lui permet entre autres de signaler que sa partenaire de jeu et elle sont dans une phase de négociation où sont discutées les conditions d'une future situation de jeu. L'imparfait pourrait, donc, dans certains cas, signifier un passage, non pas entre deux réalités, mais entre deux phases de jeu.
En conclusion, le sens produit par l'imparfait dans le co-texte ainsi que le contexte préludiques observés est avant tout lié à un effet modal illocutoire d'atténuation. Ce temps ne signifie donc pas, dans cet emploi, une modalité épistémique de l'ordre de l'irréalité (reality-switching) comme on pourrait l'affirmer dans une perspective inactuelle de ce temps, mais exprime plutôt une attitude en retrait (self-effacement) de Marine dans une phase de négociation du jeu. L'imparfait sert ici à atténuer les propositions faites par l'enfant concernant la situation de jeu à réaliser, fonctionnant ainsi comme un adoucisseur de FTA. Du fait de son emploi dans la phase de préparation du jeu, l'imparfait peut également souligner la fin d'une séquence (de jeu symbolique ou autres) et le début d'une nouvelle phase de négociation: il signale alors, non pas le passage d'un monde réel à un monde imaginaire, mais la transition d'une phase de jeu à une autre.
5 CONCLUSION
L'analyse des imparfaits préludiques produits par une petite fille en situation de jeu symbolique nous a permis de mettre en évidence quelques faits.
D'abord, l'usage de ce temps s'accorde parfaitement aux contraintes linguistiques du co-texte et du contexte préludiques que nous avons observés: grâce à sa valeur aspectuo-temporelle (notamment les traits [-perfectif] et [-parfait]), l'imparfait permet, comme le demande le co(n)texte, la réalisation future de la situation de jeu ou l'inscription dans le présent d'un prise de décision (pour les énoncés en on disait que).
Ensuite, le rôle de l'imparfait s'avère être essentiellement de marquer une atténuation de l'acte illocutoire de la petite fille: celle-ci se montre ainsi plus conciliante et moins péremptoire durant la négociation du cadre du jeu. L'imparfait serait donc moins à l'origine d'un effet modal d'irréel (hypothèse du reality-switching), que d'un effet modal d'atténuation (hypothèse du self-effacement).
On remarquera enfin que les emplois préludiques étudiés apparaissent comme des emplois atténuatifs atypiques (voire fautifs) au regard de l'usage atténuatif adulte: la condition d'une possible référence à un moment passé (demandée par le sens passé de l'imparfait) n'est pas satisfaite par le contexte préludique. Une explication possible serait que l'imparfait n'a pas acquis, dans le système linguistique en développement de la locutrice, sa pleine valeur temporelle: à ce stade, il pourrait être encore associé à des valeurs non temporelles et marquer ainsi, dans cet emploi, une ‘distance’ vis-à-vis de l'acte illocutoire accompli. Cette moindre prise en charge de la demande préludique signalerait alors une attitude de retrait et une volonté de collaboration de l'enfant lors de la phase de négociation du jeu.
En conclusion, notre étude va dans le sens d'une interprétation modale atténuative de l'imparfait préludique français. Nous espérons que cette piste, qui reste à approfondir, suscitera l'intérêt des spécialistes pour cet emploi encore insuffisamment analysé et que la présente étude sera suivie de (nombreux) autres travaux.