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Les processus de néolithisation : socialiser la nature et naturaliser la société

Published online by Cambridge University Press:  18 October 2013

Delphine Chorin
Affiliation:
Université Paris Ouest, Nanterre La Défense [delphine.chorin@gmail.com].
Augustin F.C. Holl
Affiliation:
Maison Archéologie & Ethnologie, UMR Préhistoire et Technologie, Nanterre et The Field Museum of Natural History, Chicago [hollafc@gmail.com].

Abstract

The advent of food-producing economies – agricultural and pastoral – is indeed an important step in the evolution of human societies. A number of explanatory models have been devised to explain and make sense of the processes involved in these transformations. The explanatory model offered by J. Cauvin in his last book is anchored on the “cultural reason”, a revolution of symbols that presided over the formations of the earliest villages communities and the onset of agricultural economies in the Levant. Alain Testart disagrees, launching an interesting debate and providing a rebuttal of the very logic – or lack thereof – underlying J. Cauvin's suggestions. In this paper, we outline the evolutionary models involved in this debate. Through two complementary case studies featuring prehistoric artworks, we offer a parsimonious non-deterministic co-evolutionary model that integrates all the major factors involved in the neolithisation processes.

Résumé

L’avènement des économies de production – agricoles et pastorales – est un temps fort de l’évolution des sociétés humaines. Plusieurs thèses ont été élaborées pour expliquer la genèse des processus de néolithisation. Celle présentée par Jacques Cauvin dans son dernier ouvrage défend une « raison culturelle », une révolution des symboles présidant à la mise en place des premières communautés villageoises et à la mise en place des économies agricoles dans l’Orient levantin. Alain Testart ouvre un débat intéressant et réfute la logique – ou le manque de logique – des arguments avancés par Cauvin. Notre article expose les modèles d’explication en jeu dans ce débat et propose à l’aide d’exemples s’appuyant sur les créations artistiques, un modèle co-évolutionnaire parcimonieux non déterministe.

Zusammenfassung

Die Entstehung der Land- und Weidewirtschaften zählt zu den wichtigsten Ereignissen der menschlichen Entwicklungsgeschichte. Mehrere Thesen erklären die neolithische Revolution. J. Chauvin spricht in seinem jüngsten Buch von einem „kulturellen Grund“, einer Revolution der Symbole, die der Entstehung der ersten Dorfgemeinschaften und Landwirtschaften in der Levante vorausging. Alain Testart widerspricht dieser These und eröffnet damit eine interessante Debatte, die die Logik der Argumente Chauvins – oder deren Abwesenheit – hinterfragt. Unser Aufsatz beschreibt die Erklärungsmodelle, die dieser Auseinandersetzung zugrunde liegen, und schlägt ein ko-evolutionäres, sparsames, nichtdeterministisches Modell vor, das auf verschiedenen Beispielen künstlerischer Ausdrucksformen fußt.

Type
Research Articles
Copyright
Copyright © A.E.S. 2013 

Les processus de néolithisation qui s’enclenchent dans différents espaces à des moments différents se manifestent dès la fin de la période glaciaire, autour de 10/9 000 avant notre ère. La dynamique de néolithisation aboutit à terme à la mise en place et à la routinisation des économies de production, agriculture et élevage. Les modes de vie de chasse-cueillette se poursuivent dans différentes parties du monde jusqu’à une période relativement récente. Là où les néolithisations ont pris racine, elles ont modifié les rapports des humains à leur environnement et engendré de profonds changements socio-économiques. Il n’est pas excessif de dire que la néolithisation a posé les fondements des nouvelles formes de vie sociale, en agglomération de taille beaucoup plus imposante, préalable à l’explosion urbaine, à l’amplification et routinisation des inégalités, et à l’émergence des États. Les débats sur les processus de néolithisation présentent un éclairage nouveau sur les fondements des sociétés contemporaines. En fait, les grandes mutations qui balisent l’évolution des sociétés humaines, des lointaines origines des primates arboricoles aux sociétés contemporaines, donnent lieu à d’importants et persistants débats. Quelles sont les forces et dynamiques évolutionnaires ayant engendré et soutenu le passage à la locomotion bipède, à l’invention de la technologie lithique, à l’émergence de l’espèce Homo, à la maîtrise du feu, à la création artistique, au développement des économies de production, à l’invention de la métallurgie, à l’urbanisation ?

Ces grandes questions ne sont pas susceptibles de simple résolution empirique. Les réponses avancées sont le plus souvent fortement conditionnées par l’ambiance intellectuelle et la tradition académique dans laquelle on a baigné pendant sa phase formative. Le débat sur la meilleure manière d’expliquer la « révolution néolithique » est un parmi plusieurs dans lequel deux conceptions de l’évolution s’opposent, le gradualisme et le modèle des équilibres ponctués (Endersby 2009, Elredge et Gould Reference Eldredge, Gould and Schopf1972, Gould Reference Gould1991, Zeder Reference Zeder2009, Zeder et Smith Reference Zeder and Smith2009, Zeder et al. Reference Zeder, Bradley, Emshwiller and Smith2006a, Reference Zeder, Bradley, Emshwiller and Smith2006b).

Les modèles en jeu

La force des modèles implicites réside dans le fait qu’ils ne sont pas « dits », mais considérés comme allant de soi. Ce sont les autres qui créent des modèles, qui ambitionnent de soumettre la nature à des grilles de lecture artificielles. Le gradualisme, un héritage en droite ligne du darwinisme classique déjà formulé dans Origines des Espèces par la Sélection Naturelle (Endersby 2009) est de fait le modèle implicite idéal. Les changements s’opèrent par accumulations successives de petites modifications et les choses murissent progressivement pour se manifester à temps, quand toutes les conditions sont réunies. Il existe bien évidemment de nombreuses variations de ces modèles dans les sciences de la nature et les sciences de l’Homme et de la société. Dans la tradition des « sciences de l’esprit » [Geistwissenschaft], l’être humain est détaché des conditions matérielles de son existence et traité comme une entité en soi. Ce divorce conceptuel rend incompréhensible les grandes transformations de l’histoire de l’Humanité.

Les modèles des équilibres ponctués (Elredge et Gould Reference Eldredge, Gould and Schopf1972, Gould Reference Gould1991) considèrent que les changements majeurs s’effectuent en cascade pendant des périodes relativement courtes suivies de phase de stabilisation – stasis ou méta-stasis. Il s’agit explicitement de modèles de co-évolution, faits de systèmes plus ou moins indépendants, s’ajustant les uns aux autres en fonction des circonstances. Des circonstances particulières – climatique, sociale, politique – se mettent en place et engendrent une nouvelle donne. Les organismes aux capacités adaptatives les plus flexibles prennent avantage des nouvelles circonstances pour prospérer. Il s’agit bien de contingence et non de déterminisme (Gould Reference Gould1991), situation dans laquelle des phénomènes d’ordre différents convergent dans un renforcement mutuel et engendrent une situation nouvelle, généralement non prédictible. L’avènement de l’agriculture et de l’élevage n’était pas inscrit dans le plan évolutif à long terme de l’espèce humaine. C’étaient des bifurcations non linéaires, qui ont eu lieu en différents lieux et places, avec des conséquences phénoménales, mais initialement non prédictibles. En tout état de cause, l’évolution culturelle et sociale à moyen et long terme peut paraître totalement « mystérieuse » si les dynamiques de la biosphère dans laquelle s’insèrent les collectivités humaines ne sont pas prises en compte.

Une succession de révolutions des symboles

Si l’on exclut les importants développements des techniques de débitage lithiques (débitage Levallois, laminaire, lamellaire, etc.), on peut détecter au moins trois grandes révolutions au cours des 100 derniers millénaires, toutes portant sur de « soudaines » avancées cognitives. La première révolution des symboles portée par les hommes modernes [Homo sapiens sapiens] a eu lieu au Levant et en Afrique entre 80 000 et 100 000 avant notre ère. Au Levant, à Qafzeh par exemple, il s’agit essentiellement de l’inhumation des morts, pratique qui renvoie à une nouvelle conception de l’être humain (Tisseron Reference Tisseron2010, Waal Reference Waal2009). En Afrique, les choses se passent dans une vaste région allant de la vallée de Semliki dans l’est de la République du Congo à l’Afrique du Sud. D’une part, elles se manifestent par les harpons en os à un ou deux rangs de barbelures de Katanda au Congo (Yellen Reference Yellen1996), et d’autre part, par les éléments de parures – coquillages marins perforés –, l’art mobilier – l’os gravé de figures géométriques, et l’atelier de fabrication de peinture à l’ocre rouge de Blombos en Afrique du Sud, datés de 80 000 à 95 000 avant notre ère (Henshilwood et al. Reference Henshilwood, d’Errico, Marean, Milo and Yates2001, Henshilwood Reference Henshilwood, d’Errico and Watts2009, Henshilwood et Dubreuil Reference Henshilwood, Dubreuil, Botha and Knight2009, Henshilwood et al. Reference Henshilwood, d’Errico and Watts2009). On peut ajouter à ces éléments, « l’habituation » aux ressources marines dont l’exploitation et la consommation sont attestées aux deux extrémités du continent, à Klasies River Mouth sur la côte de l’océan Indien en Afrique du Sud et à Haua Fteah en Cyrénaique, sur la côte Méditerranéenne de Libye (Lewis-Williams Reference Lewis-Williams2002, Binford Reference Binford1984, McBurney Reference McBurney1967, Yellen Reference Yellen1996).

La deuxième révolution des symboles, initialement désignée sous l’expression « Explosion Créative » a eu lieu entre 40/35 000 et 15/13 000 avant notre ère. Elle marque le développement soudain et spectaculaire des arts visuels et sculpturaux. Le sud de la péninsule européenne est l’espace principal de cette révolution qui se manifeste tout aussi bien en Afrique australe avec la plaquette peinte à l’ocre rouge datée de 27 000 avant notre ère de la Grotte Apollo en Namibie. Les œuvres pariétales des grottes de Lascaux, Altamira, Cosquer, Chauvet, Les Trois-Frères, Rouffignac, etc. et les sculptures de bustes et de personnages féminins – dits Venus – témoignent de nouvelles préoccupations des êtres humains. L’interprétation religieuse qui est fréquemment avancée est tout à fait envisageable mais n’est pas la seule, loin s’en faut (Testart Reference Testart2010). Mais de quelles formes de religiosité s’agirait-il ? Des religions qui s’inscrivent dans le territoire et dans la vie quotidienne (Leroi-Gourhan Reference Leroi-Gourhan1962, Clottes et Lewis-Williams 1996) ou des religions de la transcendance ?

La troisième révolution des symboles, celle sur laquelle se construit l’argumentation de J. Cauvin (Reference Cauvin1997), et qui serait à l’origine de l’adoption de l’agriculture et de l’élevage est au sens strict une continuation à une échelle territoriale plus restreinte de la deuxième (Perlès Reference Perlès2011). Les phénomènes culturels qui se manifestaient avant tout dans des espaces naturels, abris-sous-roche, grottes plus ou moins profondes et souterraines, sont transférés dans des espaces construits consacrés. L’inhumation des morts se fait à l’intérieur de l’espace habité dans le cas des implantations Natoufiennes – Nahal Oren par exemple – ou dans des cimetières Iberomaurusien du Maghreb (Mechta el Arbi, Afalou Bou Rhummel, Columnata, Beni Saf, Taforalt) et de la vallée du Nil, avec le cimetière de Jebel Sahaba en Nubie (Balout Reference Balout1955). Plus de la moitié des 57 individus inhumés dans le cimetière de Jebel Sahaba, adultes, hommes, femmes, et enfants, sont morts de mort violente. Les signes de mort violente sont de plus en plus fréquents vers la fin du Pleistocène/début de l’Holocène (Keeley Reference Keeley1996). Comment expliquer ce surgissement de la guerre ?

Alain Testart (Reference Testart1998) a présenté une critique pertinente et mesurée de la thèse développée dans Révolution des Symboles, Naissance des Divinités, critique à laquelle Jacques Cauvin (Reference Cauvin2000) a répondu. Nous reviendrons plus en détail plus loin sur les développements majeurs des arguments avancés (Testart Reference Testart2010, Reference Testart2012). Cauvin, ayant une intime connaissance des données Levantines a publié un premier ouvrage sur les religions (Cauvin Reference Cauvin1972), puis un autre sur les premiers villages de Syrie-Palestine (Cauvin Reference Cauvin1978). L’ouvrage en débat (Cauvin Reference Cauvin1997) semble donc constituer une synthèse des deux premiers tout en proposant un schéma causal avec la métaphore de la « révolution des symboles ». C’est cependant l’explication de la logique des rapports entre les systèmes de croyance et leurs symboliques et le développement des systèmes agricoles et pastoraux qui fait problème. Précédence n’est pas nécessairement causalité. La néolithisation ne peut en aucun cas dériver d’un rapport univoque Idée → Matière. Les processus de néolithisation résultent de l’interaction contingente de plusieurs phénomènes indépendants qui convergent selon les circonstances et se transforment en nœuds co-évolutionnaires (Binford Reference Binford1983, 2009, Zeder et Smith 2009, Zeder et al. Reference Zeder, Bradley, Emshwiller and Smith2006a, Reference Zeder, Bradley, Emshwiller and Smith2006b). A titre d’exemple, la démographie (dynamiques des populations humaines) engendre des essaimages ou des concentrations des populations dans certaines zones de la Planète. Les modifications des paysages naturels donnent lieu à des concentrations différentielles de ressources animales et végétales. La dynamique des populations humaines canalisée par des prismes culturels plus ou contraignants selon les cas s’enclenche aux multiples dynamiques de la biosphère. Des symbioses locales et globales, avec accroissement des nœuds de dépendance mutuelle s’instaurent. L’anthropisation des paysages vient immédiatement à l’esprit. Il s’agit essentiellement d’une dialectique qui se poursuit de nos jours, celle oscillant entre la naturalisation de la société et la socialisation de la nature. Le choix d’une ou deux études de cas est alors toujours partiellement arbitraire. Plusieurs régions du monde, la Méso-Amérique, la façade Pacifique de la cordillière des Andes, le Japon, la vallée du Hoang-Ho en Chine, la Mésopotamie, etc. présentent des itinéraires d’évolution intéressants, susceptibles de fournir des exemples pertinents. Les développements architecturaux dans les sites néolithiques acéramiques de Çayönü, Körtik Tepe, Göbleki Tepe, Nevali Çori et Sefer Tepe indiquent une intensité des pratiques religieuses et rituelles nouvelles dans l’histoire de cette région (Hauptmann Reference Hauptmann and Guilaine2005, 2009).

Des systèmes de représentations au monde social

Pour Jacques Cauvin les éléments des systèmes de représentations qu’il est parvenu à mettre au jour faisaient partie d’un ensemble cohérent, une religion avant-coureur des monothéismes qui émergeront plus tard dans cette partie du monde. Dans ses Trois essais sur les religions néolithiques, Alain Testart (Reference Testart2010) « déconstruit » les interprétations religieuses des figurines féminines, du bestiaire de Çatal Hüyük, et des crânes humains et de vautours. Ces représentations dont les contextes initiaux d’utilisation ne sont pas toujours connus avec précision, peuvent tout aussi bien relever des considérations ordinaires, mondaines, et quotidiennes. Dans son optique, l’idée de la grande déesse néolithique reposerait sur deux postulats implicites : « le premier, que la prépondérance des statuettes de femmes dénudées traduirait la prépondérance des femmes dans la société ou la religion. Le second, que ces statuettes seraient d’essence religieuse » (Testart Reference Testart2010 : 21). Les présupposés religieux de la « révolution des symboles » sont ainsi considérablement fragilisés et l’auteur se propose d’aller beaucoup plus loin.

Dans son dernier ouvrage (Testart, Reference Testart2012), il se propose entre autres objectifs d’expliquer les processus de néolithisation. Après une brève discussion de l’idée d’évolution des sociétés, il s’interroge sur les différentes manières de penser l’évolution sociale, et énumère les causes et mécanismes généralement évoqués par les chercheurs. Il en tire deux conclusions fondamentales sous forme d’affirmations fortes (Testart Reference Testart2012 : 148). « La nécessité d’une réflexion sociologique approfondie avant toute tentative de reconstruction de l’évolution des sociétés » d’une part, et la proclamation de « l’indépendance de l’évolution des sociétés par rapport aux sciences biologiques ». Ces deux affirmations sont très surprenantes. Les archéologues s’efforcent de leur mieux de reconstituer les grands traits des sociétés du passé, qui par définition n’existent plus. Une réflexion sociologique approfondie, aussi intéressante soit-elle, n’est ni une condition nécessaire, ni un préalable à l’étude de l’évolution sociale dans la longue durée. La seconde affirmation, celle proclamant une indépendance du social par rapport au biologique est un positionnement idéologique sans validité scientifique. La suggestion selon laquelle « pour les sociétés humaines, il n’est pas nécessaire de supposer un tel mécanisme, parce que l’action des hommes suffit à transformer leurs sociétés » (Testard Reference Testart2012 : 148-9) est tout à fait étonnante. Les processus domesticatoires, qui ont aboutit à la mise en place des agricultures et des élevages dans différentes parties du monde, opèrent par définition sur des milieux vivants – faune, flore, population humaine – en co-évolution constante (Zeder Reference Zeder2009, Zeder et Smith 2009, Zeder et al. Reference Zeder, Bradley, Emshwiller and Smith2006a, Reference Zeder, Bradley, Emshwiller and Smith2006b).

Les deux affirmations principielles posées, Testart (2012 : 324-399) procède à l’élaboration d’une approche systématique des origines de l’agriculture, et ce en quatre thèses articulées sur trois scénarios choisis au Proche-Orient, en Extrême-Orient, et en Amérique tropicale. Sa position est explicitement gradualiste. Il estime qu’il a existé une séquence idéale dans laquelle certaines variables se seraient agglutinées successivement pour impulser des modes de vie agricole. Ce serait et dans l’ordre d’apparition, (1) la sédentarisation, (2) la poterie, (3) la « petite culture », et enfin (4) la grande agriculture.

Les données archéologiques présentent une grande variabilité des situations en ce qui concerne la chronologie des formes d’habitat sédentaires, l’invention et l’utilisation de la vaisselle en terre cuite, ou la culture des plantes sans domestication. Les poteries les plus anciennes remontent au Tardiglaciaire, entre 18 000 et 12 000 BP. Elles ont été intégrées dans les différents modes de vie des chasseurs-collecteurs pendant plusieurs millénaires. Leur utilisation pour le stockage, la manipulation et la consommation des produits domestiques ne présente aucun nouvel enjeu. Les dates des premières collectivités sédentaires sont beaucoup plus difficiles à déterminer. La construction d’édifices durables ne veut pas nécessairement dire qu’ils étaient occupés en permanence. L’argument avancé et selon lequel on n’imagine pas « que des hommes se seraient donnés toute cette peine à construire une maison pour l’abandonner quelques mois après » (Testart Reference Testart2012 : 361) est très fragile. L’argumentation en faveur de la « petite agriculture » suit exactement le même schéma. « Et ce que l’on a commencé à faire à petite échelle, si l’on en voit les avantages, il n’y a pas de raison de ne pas continuer en le faisant à grande échelle » (Testart Reference Testart2012 : 351).

Pour le foyer proche-oriental, il serait convenable de préciser d’une part que l’élevage de la chèvre et du mouton a précédé l’agriculture dans certaines zones du Croissant fertile. Mais, il est surtout indispensable de réaliser qu’il s’agissait, dès le ppnb et dans l’ensemble du Croissant fertile, des formes d’économie mixte combinant élevage d’animaux domestiques et culture des céréales et légumineuses. L’insistance sur le seul volet « agriculture » donne une vision partielle d’un tout beaucoup plus complexe. Affirmer que « les Natoufiens préfigurent la future agriculture en ce qu’ils exploitent ces plantes sans toutefois les cultiver » (Testard Reference Testart2012 : 369), relève du raisonnement téléologique. Il n y a aucune indication de pratiques agricoles au cours de la période post-natoufienne du ppna, qui dure tout de même près de 1 500 ans. Pour le cas du continent américain, au-delà du fait que les premières plantes domestiquées – piments et tomates – n’aient pas eu un statut alimentaire flagrant, les situations varient considérablement selon les régions en ce qui concerne la sédentarisation et le début de l’agriculture.

In Mesoamerica and North America, as well as in some regions of temperate Europe, increased sedentism facilitated by aquatic exploitation seems to have anticipated the adoption of agriculture. On the other hand, where aquatic alternatives were not present and where domestication of animals did not occur, agriculture continued to be a calorie-seeking strategy and mobility remained the only means of ensuring the acquisition of animal foods largely from terrestrial sources. In these circumstances, sedentism is only forced into being long after the adoption of agriculture as a ‘back-up’ strategy and at a much greater packing threshold (Binford Reference Binford1983 : 212).

On ne peut prendre prétexte des différences d’interprétation entre chercheurs et des éventuelles découvertes futures pour dire que « c’est une seule et même séquence que l’on rencontre partout en Amérique, et sans doute ailleurs : des civilisations de pêcheurs-cueilleurs plus ou moins sédentaires ont dû souvent, sous les tropiques, précéder l’économie agricole » (Testart Reference Testart2012 : 397). Les cas de l’Afrique saharienne et sub-saharienne où le pastoralisme nomade s’est déployé sans partage pendant plusieurs millénaires, de l’horticulture Malayo-Polynésienne pour l’Asie équatoriale, ne sont pas du tout mentionnés.

Si l’on souhaite mieux comprendre l’évolution des sociétés humaines dans la longue durée, il est important d’envisager des analyses à des échelles temporelles variées. A titre d’exemple, les cohortes démographiques qui jouent un rôle fondamental dans la dynamique d’exploration et de colonisation de nouveaux espaces se forment à l’échelle de plusieurs générations. Les concepts les plus pertinents pour l’étude de l’évolution des sociétés dans la longue durée sont ceux relevant des sciences historiques, tels que dynamique non linéaire, système adaptatif complexe, contingence, équilibre ponctué, ou encore co-évolution. Le social et le biologique doivent être intégrés de façon systématique. La diffusion des pathogènes, le développement des systèmes immunitaires, la flexibilité adaptives des populations, les faunes, flores, et autres sols et paysages – pour ne mentionner que quelques grands paramètres – sont constamment en interaction dans la dynamique du vivant. Eliminer les systèmes biologiques du champ de recherche en sciences sociales revient à s’interdire de comprendre l’évolution sociale dans la longue-durée. Les deux études de cas qui suivent représentent l’un – Çatal Hüyük – l’exemple d’une communauté agricole néolithique sédentaire mature du Proche-Orient, et l’autre – le Sahara – de la genèse à la maturité d’un pastoralisme nomade Holocène africain. L’essentiel des analyses portent sur l’usage des représentations – art – et comment celles-ci donnent accès à certains aspects de la dynamique sociale. L’examen des formes d’expression artistique qui suit permet de mesurer les implications et la fragilité de la thèse de la « révolution des symboles » comme génératrice de la révolution néolithique.

Du Natoufien au Khiamien sous l’éclairage de Çatal Hüyük

Dans Naissance des divinités, naissance de l'agriculture, Jacques Cauvin met en avant le fait que l'art est « notre principale voie d’accès au psychisme collectif des sociétés anciennes sans écriture »Footnote 1. Cela à la fois parce que l’art constitue alors la trace matérielle principale de ces sociétés, comme c’est le cas de la civilisation de Çatal Hüyük dont il sera question ici, mais aussi parce que l’imaginaire représente en quelque sorte la cause première des changements historiques, selon Cauvin. Il s’oppose donc radicalement à une pensée archéologique matérialiste de la période, qui met les inventions techniques agricoles ou cynégétiques au principe des mutations sociales, et de celles d’ordre symboliques, où l’art et le religieux sont intrinsèquement liés. La transformation du rapport au divin, caractéristique de la néolithisation, qui se manifeste dans une représentation humanisée et féminisée de la divinité, constitue en effet un bouleversement majeur puisqu’il s’agit d'une des premières formes de monothéisme. Cependant, on peut se demander si ce dernier n’est pas avant tout un indice des mutations du mode de vie qui restent l’élément principal par lequel se définit la révolution néolithique : la sédentarisation et la domestication des animaux et des plantes. Le point de vue matérialiste prend sens lorsque l'on envisage, comme Frédéric Lenoir dans Petit traité d'histoire des religions, que la religion est liée « aux besoins fondamentaux de l’homme, à commencer par ceux de se nourrir et de se protéger »Footnote 2. Le passage à l’agriculture et le mode de vie sédentaire qui prennent forme entre 10 000 et 9 000 avant J.-C. engendrent un besoin spirituel différent, car les insécurités ne se situent plus au même niveau.

A partir de cette définition de la fonction qu’occupe la religion, on peut comprendre l’art comme un moyen de révéler ces insécurités et le nouveau rapport au monde dont elles sont la conséquence. Mieux, l’analyse des productions artistiques de Çatal Hüyük permet à Ian Hodder (Reference Hodder2006) de penser la révolution néolithique comme procédant d’une transformation globale du rapport à la matérialité. On retiendra donc de la thèse de Cauvin que l’ordre symbolique est indispensable à la compréhension de la néolithisation car l'art en constitue un témoin, sans pour autant le mettre au principe de celle-ci. En quoi la révolution néolithique engendre-t-elle un renouvellement de la spiritualité qui se retrouve dans les motifs des productions artistiques ? En quoi les transformations artistiques s’inscrivent-elles dans une transformation qui rend matérialité et société intrinsèquement liés ? On verra d’abord quelles sont les transformations majeures observées entre l’art du Natoufien et celui du Khiamien, de l’humanisation de la représentation au renouvellement du bestiaire artistique. On expliquera en quoi ces transformations sont le fruit d'un bouleversement de la religion, au principe duquel on retrouve l'évolution vers un mode de vie sédentaire. Enfin, à la lumière des analyses de Ian Hodder sur la civilisation de Çatal Hüyük et la figure du léopard, on essaiera de voir en quoi l’art est un révélateur des tensions propres à une société, et possède également, contrairement à ce que soutient Jacques Cauvin, une dimension utile.

La période dite du « Khiamien », du nom du village Khiam situé au bord de la mer Morte, s’étend de 10 000 à 9 500 avant J.-C., marque la transition entre la civilisation natoufienne du paléolithique final, et l’entrée dans l’ère chronologique du néolithique connue sous le nom de Pre-pottery neolithic A. Ce sont les objets retrouvés datant de cette période qui témoignent des premières transformations de la production artistique. On va voir ici en quoi l’art est intrinsèquement lié à la religion, et comment ces transformations s’expliquent par un changement de culte.

L’art paléolithique est marqué par la représentation animale qui apparaît tant dans l’art mobilier que dans l’art pariétal. On a recueilli des données archéologiques qui concernent principalement l’art franco-cantabrique d’Occident, qui perdure jusqu’aux environs de 12 000 avant J.-C., alors qu’apparaït l’art Natoufien. En ce qui concerne l’art mobilier, il s’agissait surtout de représentations de gazelles, et de cervidés, et l’on a également retrouvé une œuvre présentant un oiseau à Wadi Hammeh ainsi que celle d’un chien à Nahal Oren. L’art pariétal se construit quant à lui autour des figures du bison et du cheval. Selon Jacques Cauvin, ces représentations animales sont relativement anarchiques. Cependant, il précise que ce sont toujours des représentations groupées, dans lesquelles « on ne met nulle part en évidence […] un personnage animal dominant les autres et pouvant faire figure d’être suprême »Footnote 3. Le travail de Leroi-Gourhan reprit par Jean Clottes dans Pourquoi l’art préhistorique ? montre en outre qu’il y a bien une organisation de la représentation, et qu’elle répond en outre à une structure binaire caractéristique du paléolithique. Elle constitue ainsi la matérialisation de l’organisation naturelle et surnaturelle du monde de cette époque, construit autour des croyances chamaniques. Cet art est en effet créé dans un cadre de pensée typique du chamanisme, dans lequel les hommes entretiennent une relation de réciprocité avec les esprits des éléments de la nature. Les sociétés de chasseurs-cueilleurs du paléolithique, et du Natoufien dans une moindre mesure, étaient soumises aux aléas de la nature qu’ils ne pouvaient expliquer : la température, les saisons, les séismes, étaient autant de phénomènes qui déterminaient leurs déplacements et leur manière de se nourrir. La réponse du chamanisme consistait donc à prêter des intentions à ces éléments naturels afin d'en expliquer les aléas, et de pouvoir rentrer en contact avec eux afin d’entretenir des relations gageant de leur survie. On peut ajouter que la couleur rouge qui constitue une dominante dans l’art de cette période est un symbole régulièrement associé au contact avec le monde surnaturel, même s’il paraît difficile de penser que nous puissions avoir accès à la signification symbolique du rouge pour un chasseur-cueilleur du paléolithique.

Durant la période du Natoufien, le perfectionnement des outils permet la découverte du polissage, qui sert notamment à la confection de figures animales asexuées. A partir de 9 500 avant J.-C., les derniers chasseurs-cueilleurs de la civilisation Khiamienne commencent à mettre en place une modification radicale de l’ordre symbolique, qui se caractérise tout d’abord par une humanisation des représentations artistiques, se cristallisant autour du personnage de la déesse-mère. Entre la fin du Khiamien et 7 000 avant notre ère, la représentation sculptée ou peinte de la déesse s’étend et s’affine : la civilisation de Çatal Hüyük témoigne ainsi de la prédominance de la représentation de cette figure, qui est associée à celle du taureau. On les retrouve sous forme de fresques ou de bas-reliefs, ainsi que dans l’art mobilier sous forme de statuettes de petite taille en argile durcies au feu. Outre la sur-représentation dont elle fait l'objet, c’est la place occupée par les représentations de cette femme dans Çatal Hüyük qui permet de comprendre qu’il s'’agit d'un personnage divin. Jacques Cauvin explique ainsi qu’elle « domine le mur nord ou ouest des sanctuaires domestiques ». Et surtout, elle est représentée en train d’enfanter des taureaux, lien de filiation qui se retrouve sous différentes formes, notamment dans l’image de la protection du fils par la mère. Sur les sites de Mureybet, Çatal Hüyük et Hacilar, les très nombreuses figurines représentant la déesse-mère signifient la fécondité à travers une exagération des hanches et de la poitrine. Au symbolisme de la maternité et de la fécondité s'ajoute aussi celui de la maîtrise des fauves, puisque l’animal est toujours représenté dans un rapport de subordination et de filiation à la femme. Cette imagerie restera présente durant toute la période néolithique, à l’âge du bronze, jusqu’aux débuts du monothéisme juif.

L’humanisation des représentations s’accompagne de la récurrence de la représentation du taureau, ce qui constitue également un grand changement par rapport à l’époque qui précède, dans laquelle aucun animal ne domine. Si l’on retrouve principalement, dans les premiers temps, des bucranes naturels, notamment sur le site de Mureybet, ceux-ci sont bientôt représentés dans des sculptures en argile que l’on accroche aux murs, dans lesquelles seules les cornes restent d’origine animale. Les cornes sont également présentes sur les bâtiments sacrés, et l’on représente fréquemment l’animal dans de vastes fresques murales. Là encore, c’est l’analyse du placement spatial de ces représentations, ainsi que la place accordée aux hommes à l’intérieur, qui permettent de comprendre que l’animal occupe une place importante dans un ordre symbolique désormais hiérarchisé. C’est le principe masculin, « la puissance de la force mâle »Footnote 4 qu’incarne le taureau dans ce nouvel ordre symbolique, pourtant celui-ci n'apparait pas dans un lien de complémentarité avec le principe féminin, et « nulle conjugalité, aucun “couple divin” au sens propre, n’y sont encore explicites »Footnote 5. Malgré les cultures différentes qui existent dans l’aire géographique dans laquelle se développe ce duo déesse-mère/taureau, cette représentation est constante et vient donc indiquer qu'une nouvelle idéologie s’est créée, impliquant elle-même un nouveau rapport à la nature. En quoi ceci est-il directement lié aux transformations du mode de vie des sociétés de chasseurs-cueilleurs ?

Il s’agit ici d'essayer de montrer que la sédentarisation, la naissance des villages, et la domestication des plantes et des animaux engendrent un rapport à la nature qui modifient, durant la période néolithique, la position de l’homme par rapport à l’ordre surnaturel, et à la mort. On comprend donc les transformations matérielles comme étant à l'origine de celles qui s'opèrent dans l'ordre symbolique, même si cette relation est complexe et sans doute dialectique, ou relevant, comme l'analyse Cauvin, d'un « mouvement quasi circulaire d'interactions réciproques »Footnote 6.

C’est au sein de trois cultures héritées du Natoufien et du Khiamien que les fouilles archéologiques ont permis de découvrir les premières traces d’une activité agricole. Le Sultanien, l’Aswadien et le Mureybétien se sont développées entre la vallée du Jourdain et celle de l’Euphrate, baptisé « corridor levantin par l'archéologue Ofer Bar Yosef. Le développement agricole est révélé par la présence d’outils (faucille, meule, mortier) sur les sites, mais aussi par la preuve de la domestication des plantes à travers l’analyse des transformations morphologiques des plantes. Il s’agit du blé sur le site de Damascène, et du blé et de l’orge sur celui de Jéricho. Des plantes qui n’auraient pas pu s’implanter naturellement dans le contexte écologique des deux sites. Ces modifications ont aussi provoquées l’apparition d’espèces nouvelles, tout cela étant la conséquence de l’activité humaine sur la nature. Ces transformations biologiques se sont effectuées de manière relativement rapide : Cauvin évoque ainsi un délai de quelques dizaines d’années pour les céréales. Ainsi l'homme a pu être témoin, sur une échelle de quelques générations, de son emprise croissante sur la nature, tant par sa capacité à la transformer qu'à en connaître le fonctionnement. Cela s’accompagne d’un perfectionnement des outils qui lui permettent de cultiver. Les fouilles de Mureybet ont permis d’établir que le passage progressif à l’économie agricole n’ont pas été la conséquence d’une situation de pénurie. Les recherches mettent plutôt en avant l'apparition d'un excédent démographique pendant la période du Natoufien, qui, selon la théorie des « zones marginales » développée par BinfordFootnote 7, aurait poussé certains chasseurs-cueilleurs à recréer en périphérie de leur lieu de vie habituelle des conditions adéquates à la subsistance. Ce développement de l’économie agricole s’associe donc à l’apparition de villages de plus en plus développés, dans lesquels s’instaurent des rapports sociaux complexes et hiérarchisés. C’est le cas à Çatal Hüyük, où des tensions autour de la définition des genres, ainsi que dans le rapport entre l’individuel et le social sont observés, comme le montre Ian Hodder (Reference Hodder2006).

L’avènement progressif de l’agriculture ne signifie pas pour autant qu’il s’est alors installé un rapport de domination de l’homme sur la nature qui viendrait s’opposer à une époque ou les chasseurs-cueilleurs lui étaient totalement soumis. C’est la nature des besoins spirituels de l’homme qui s’en trouve modifiée, puisqu’il ne s’agit plus de s’assurer la clémence des éléments naturels en entretenant de bonnes relations avec les esprits, mais de rechercher la fertilité de la terre. L’homme est toujours englobé par la nature, dépendant des aléas climatiques qui conditionnent le fruit de ses cultures, mais il est acteur de cette totalité. Ainsi, les connaissances développées autour de l’élevage lui permettent de comprendre le fonctionnement de la procréation, et ainsi de prendre conscience de son propre rôle dans l’engendrement humain. Il joue donc un rôle dans le maintien de l’équilibre naturel, qu’il se doit d'entretenir à travers le rite religieux. Les corps retrouvés à Çatal Hüyük ont permis de révéler l’existence du culte des crânes, prélevés puis décorés après la mort du défunt. Lenoir écrit que « ces crânes expriment de manière très expressive la présence de l’absent »Footnote 8 : c'est l’expression matérialisée du culte des ancêtres qui s’instaure. On prête aux crânes force vitale et émotions, et ils sont considérés comme un moyen privilégié de communiquer avec un autre monde, celui de la déesse de la fertilité. L’instauration de « l’appropriation durable » rend ce culte d’autant plus important que l'idée de lignée prend de l’importance. Lenoir pense l’apparition des rites dévolus à la déesse-mère comme la conséquence d’une intériorisation de l’ordre naturel, et du rôle qu’il doit y jouerFootnote 9. Le rituel est une manière de maîtriser, par la spiritualité, les aléas naturels et la finitude de l’homme. Cette transformation profonde du rapport au spirituel peut se comprendre comme une verticalisation de la relation des hommes au divin, dans la mesure où l’on passe de l’échange entre esprits et humains à la supplication de la déesse-mère, preuve d’une « béance nouvelle qui se crée entre le dieu et l’Homme », selon l’expression de Cauvin. Cette verticalité est aussi rendue pensable par les rapports hiérarchiques qui existent à présent au sein des sociétés, et qui permettent d’imaginer que s’instaure un rapport d’infériorité de l’homme par rapport à une figure divine. En ce sens, le culte de la déesse-mère peut apparaître comme étant le premier monothéisme. Doit-on pour autant penser que l’art est totalement subordonné à cette fonction de représentation religieuse et de culte mortuaire ?

La prédominance de la représentation de la déesse-mère n’empêche pas la présence d’autres motifs, comme celui du léopard, analysé par Hodder dans son ouvrage sur Çatal Hüyük. Il y met en avant que la figure du léopard est l’expression des tensions qui traversent cette société complexe. Mais il replace également l’art dans la perspective plus globale des transformations du rapport entre l’homme et le matériel durant la période néolithique. La figure du léopard est récurrente dans les traces que nous a laissées la civilisation de Çatal Hüyük, notamment parce que de nombreuses fresques représentent des hommes et des femmes avec des peaux de léopard. Selon Hodder, les différentes symboliques de l’animal permettent d’interpréter ces représentations comme des indices des tensions qui traversent la société de l’époque. On retrouve donc ici le point de vue de Cauvin évoqué en introduction, selon lequel l’art est un moyen d’accéder au psychisme collectif des sociétés sans écriture. C’est tout d'abord un animal que l’on peut caractériser de solitaire, marqué par des caractéristiques individuelles, qui, en même temps, est aussi représenté par paire pour évoquer l’équilibre, ou dans des fresques de groupes dotés de la peau de l’animal, pour suggérer l’idée de collectivité. Ceci révèle la manière dont socialisation et définition de l'individu sont en permanente confrontation au sein de la maison. Celle-ci est le lieu de vie de la collectivité, tout en étant un espace de régulation sociale du corps, à travers les activités que l’on y effectue et les règles que l’on doit y suivre. Mais c’est aussi un lieu où peuvent émerger des identités individuelles, notamment parce que les pratiques productives y sont spécialisées individuellement. En même temps, chaque maison constitue en soi une entité individuelle puisqu’elle est organisée de manière originale. Une seconde interprétation de la symbolique du léopard se situe au niveau de ce qu'elle traduit des rapports entre les genres. Dans de nombreuses scènes de combat, des personnages barbus sont représentés avec la peau du léopard, tandis que cette dernière est aussi présente sur des figurines et des statuettes représentant des femmes. D’autre part, le léopard est un animal chez lequel la différence de sexe n’est pas perceptible au premier coup d'œil grâce à une différence de taille. Pour Hodder (Reference Hodder2006), cela met en évidence une séparation très ténue entre genres à Çatal Hüyük. Il explique en effet que la division du travail sexuée n’est pas enracinée, les hommes aidant ainsi les femmes dans les tâches ardues de la préparation alimentaire. La faible différenciation entre les sexes se retrouve également au niveau de la diète quotidienne, à peu près similaire, qui révèle un train de vie sensiblement similaire. Ces deux interprétations mettent en évidence la pertinence de l’analyse des œuvres d’art dans la construction de la connaissance sur les sociétés sans écriture.

Mais Hodder défend également le point de vue selon lequel l’art était utile pour les hommes de l’époque, celui-ci pouvant ainsi être assimilé à ce que nous nommons aujourd'hui technique : « It can be argued that the 9000-year-old art at Çatal Hüyük is closer to science than it is to some contemporary art, in the sense that it aims to intervene in the world, to understand how it works, to change it »Footnote 10. Cette dernière fonction constitue le but de tout acte technique. La dimension esthétique elle-même des objets, que Hodder ne cherche pas du tout à nier, possède la fonction d’attirer ou de repousser les entités surnaturelles. Ce rapport à l’objet comme moyen de compréhension et de transformation du monde est un indice d’une transformation globale du rapport à la matérialité, qui se traduit par l’expansion importante de la culture matérielle au moment où se crée les premiers villages sédentaires, notamment avec l’apparition de la céramique et de la pierre polie. Un rapport de co-dépendance s’installe en fait entre l’homme et les choses qu’il fabrique, et ce ne sont donc pas tant les symboles que l’on observe qui sont nouveaux, que la façon dont ils sont matérialisés précisément à cette époque-ci. Hodder interprète cela comme la conséquence du développement de liens sociaux complexes.

Pastoralisme nomade au Sahara : genèse et iconographie

Le pastoralisme est tout comme l’agriculture une nouvelle forme de production de nourriture qui se met en place au cours de l’Holocène ancien. Les premières manifestations de ce nouveau mode de vie ont été mises en évidence au Sahara oriental et Central (Aumassip Reference Aumassip and Kuper1978, Barich Reference Barich1998, Cremaschi et Di Lernia Reference Di Lernia1999, Di Lernia Reference Di Lernia1999, Holl Reference Holl1989, Reference Holl1998, Reference Holl2004, Wendorf et Schild Reference Wendorf and Schild1998). La zone concernée s’étale du plateau du Tadrart Acacus dans le sud libyen à l’ouest aux bassins de playa du Sahara oriental en Egypte à l’est. Des restes de bovins domestiques ont été mis au jour dans des contextes archéologiques datés de 10 000 à 8 000 BP à Nabta Playa et Bir Kiseiba au Sahara Oriental et Ti-n-Torha, Uan Tabu, Uan Afuda, Ti-n-Hanakaten dans le Tadrart Acacus (fig. 1).

Figure 1 Massifs montagneux du Sahara

Le processus de néolithisation

Ces changements s’opèrent au sein des collectivités de chasseurs-cueilleurs mobiles de la fin du Pléistocène/début de l’Holocène. Ces communautés maîtrisant les techniques de fabrication de poteries ont laissé des vestiges dans des sites dispersés sur une vaste zone allant du Sahara oriental (Nabta Playa) à la falaise de Bandiagara au Mali (Oujoungou), avec une forte concentration autour des massifs montagneux du Sahara central, Tibesti, Tadrart Acacus, Ahaggar, Tassili-n-Ajjer, et Air. L’usage de la poterie est courante à Amekni (8500 BP), au Site Launay (9500 BP), Tagalagal et Temet (9500 BP), ou encore Oujoungou (12000 -10 000 BP). Les massifs montagneux sahariens ont constitués des réserves hydrologiques qui ont maintenu des niveaux relativement élevés des nappes aquifères et aréosé les zones de leurs périphéries par écoulements de surface (Lézine et al. Reference Lezine, Helly, Grenier, Braconnot and Krinner2011 : 10). La séquence d’évolution reconstituée à partir des données du Tadrart Acacus permet de mieux illustrer notre propos sur la mise en place du pastoralisme nomade central saharien (tableau 1).

Tableau 1 La séquence du Tadrart Acacus

Le jeu des datations C14 et une analyse stratigraphique rigoureuse permettent d’organiser l’ensemble Ti-n-Torha-Uan Muhuggiag en série de 12 séries d’occupations successives s’échelonnant de 9500 à 2200 BP, avec cependant un hiatus d’environ un millénaire entre la phase 11 et 12 (tableau 1). Les données biologiques sont absolument indispensables pour objectiver les modifications des modes de subsistance et mettre en évidence les trajectoires des changements survenus (Binford Reference Binford1983, Zeder et al. Reference Zeder, Bradley, Emshwiller and Smith2006a, Reference Zeder, Bradley, Emshwiller and Smith2006b). Sans entrer dans les détails (Barich Reference Barich1987, Holl Reference Holl2004a), l’exploitation des ressources animales présente de très intéressantes tendances en terme de spectres fauniques représentés. Les analyses, s’appuyant sur le modèle de spectre alimentaire (diet-breadth model) réduit dans ce cas à son versant faunique, combinent la diversité des espèces, la masse de viande possible à obtenir, et le temps de recherche/acquisition. En situation optimale, il y a un spectre restreint d’espèces pourvoyeuses faisant partie du répertoire alimentaire et culturel. En situation de crise, provoquée soit par sur-exploitation d’une espèce au-delà du seuil de renouvellement de la population, de changements environnementaux, ou le plus souvent une combinaison des deux, des espèces à faible rendement sont recherchées, augmentant considérablement le nombre d’espèces animales représentées.

This change is itself perhaps one of our best clues to the process involved in the origins of agriculture. Using the ratio of species diversity against body size as an index […] we can predict with some precision at what point in the archaeological sequences we should see the first signs of labor-intensive strategies (Binford Reference Binford1983: 212).

Sept espèces, 2 de poissons, 1 d’oiseau, et 4 de mammifères représentées dans la phase 1 (9000 – 9500 BP) sont toutes sauvages (tableau 2). Le spectre faunique comprend 16 espèces pendant la phase 2 (8500 – 9000 BP) et atteint 42 au cours de la phase 3 (8000 – 8500 BP). La diversité de la faune représentée atteint des sommets. Les fréquences sont très faibles, le mouflon à manchette étant l’espèce la plus représentée. Dix-sept espèces d’oiseaux sont représentées par 34 ossements. Les 17 espèces de mammifères sauvages sont répartis en 4 classe de poids :

  • - la classe I (< 7 kg) compte 9 espèces

  • - la classe II (15 – 40 kg) compte 3 espèces

  • - la classe III (60 – 120 kg) compte 3 espèces

  • - la classe IV (> 150 kg) compte 3 espèces dont un ossement attribué à un grand bovidé identifié comme bovin domestique (Bos taurus).

Tableau 2 Fréquence des espèces représentées dans les spectres fauniques de la séquence du Tadrart Acacus

Il y a en outre des ossements de petits lézards, et des coquilles d’escargots terrestres indiquant un très large spectre d’exploitation de la faune. C’est également de cette phase que datent les accumulations de crottes de mouflon à manchette de la grotte de Uan Afuda (Di Lernia et Cremaschi Reference Di Lernia and Cremaschi1996) indiquant la vie en captivité de quelques individus ou un apprivoisement réussi. L’irruption de bovins domestiques (Bos taurus) prend une signification tout à fait particulière dans ce contexte de gestion de la pénurie, suivie de difficultés d’ajustement. Les bovins domestiqués un millénaire plus tôt au Sahara oriental sont alors introduits au Sahara central quand les nappes aquifères de cette zone sont au mieux de leur capacité (Lézine et al. Reference Lezine, Helly, Grenier, Braconnot and Krinner2011). Le nombre d’espèces représentées revient à 25 en phase 4 (7500 – 8000), avec cette fois-ci des bovins et ovins/caprins domestiques. Les restes fauniques sont absent des couches d’occupation des phase 5 (7000 – 7500 BP) et 6 (6500 – 7000 BP). Cette absence est très difficile à expliquer. Il pourrait s’agir de difficultés d’ajustement. A partir de la phase 7 (6000 – 6500 BP), un système de pastoralisme nomade avec occupations saisonnières alternées de la plaine sableuse et des zones montagneuses se met en place. La chasse se pratique toujours mais l’essentiel des ressources carnées, en plus du lait et ses dérivés, provient du cheptel de bovins et d’ovins/caprins.

Ces populations pastorales socialisent leurs espaces de parcours, y inscrivant leurs empreintes culturelles. Les plaines sableuses en périphérie des plateaux et des chaînes de montagnes sont occupées pendant la saison humide quand les dépressions inter-dunaires se couvrent de pâturages en fonction de la remontée de la nappe phréatique. Les nombreux foyers dits « néolithiques » répertoriés partout dans le vaste désert en sont les témoins (Aumassip Reference Aumassip1986). Les défunts y sont inhumés dans des monuments funéraires aux caractéristiques variables, souvent isolés, mais parfois groupés en véritable cimetières. La transhumance s’effectuait par les corridors qu’offrent les vallées. Les aires de parcours de saison sèche se trouvent en altitude, a proximité des sources des cours d’eau montagnards. Les grottes et abris-sous-roche y abondent, et certains ont été investi d’une signification particulière par des créations artistiques. C’est une de ces compositions que nous allons analyser dans la suite de cet article.

La Narration de Tikadiouine : éléments d’une idéologie pastorale

Le Tassili-n-Ajjer est une chaîne de montagne orientée no-se, situé dans le sud-est de l’Algérie (fig. 2). Elle est profondément entaillée de vallées encaissées aux versants abruptes et culmine à un peu plus de 1 700 m d’altitude au-dessus du niveau de la mer. Les quelques sites archéologiques datés à l’intérieur du massif suggèrent une occupation de pasteurs-nomades remontant de 7500 à 4000 BP (Holl Reference Holl1994, Reference Holl2004a, Reference Holl2004b). Le Tassili-n-Ajjer compte la plus forte concentration de sites à peintures rupestres de la moitié nord du continent africain. Ceux-ci sont organisés en deux grands ensembles situés en différentes zones d’altitude. L’ensemble du Tassili central est de loin le plus riche en sites à peintures. Il se trouve entre 1200 et 1500 m d’altitude et forme un croissant ouvert au nord à la tête du réseau hydrographique Wadi Djerat – Wadi Imirhou (fig. 2). Le deuxième ensemble beaucoup moins dense se trouve entre 1500 et 1700 m d’altitude au Tassili oriental. Il existe néanmoins une poignée d’abri-sous-roche à peinture en dessous de 1200 m d’altitude sur le flanc nord-ouest du massif.

Figure 2 Répartition des sites à peintures rupestres du Tassili-n-Ajjer

Le site de Tikadiouine est un abri-sous-roche situé dans le secteur intermédiaire Tassili central/tassili septentrional, par 24° 42’ de latitude nord et 8° 34’ de longitude est, à environ 20 km à l’est du site de Iheren (Holl 2004b). Il fait partie d’une importante concentration de sites à peintures comptant parmi d’autres Ikadnouchere, Abaniora, et Tasakarot. Le site se trouve en fait à proximité de la marre presque permanente de wadi Tikadiouine que les Touaregs des environs utilisent pour abreuver leurs troupeaux de chèvres (Muzzolini et Bocazzi Reference Muzzolini and Boccazzi1991 : 23-24). L’abri s’ouvre à l’est. Il se trouve à une dizaine de mètres au-dessus du lit de l’oued, sur une plate-forme naturelle de grès orientée nord-sud et mesurant 15 de long. Une petite grotte d’environ 2 m de profondeur dont la hauteur varie de 2 m à l’entrée à 1 m dans le fond, se trouve dans la partie centrale de l’abri. Les parois de la grotte présentent des surfaces planes et lisses mesurant habituellement 30 x 70 cm, résultat de l’éclatement différentiel de la roche et ayant servi de cadre pour les images (Muzzolini et Boccazzi 1991 : 24). Les images des parois centrale et méridionale les mieux conservées ont été relevées et sont analysées dans cet article. On ne peut malheureusement pas assigner de date très précise a cette œuvre qui se situerait entre 6000 et 4500 BP.

Il convient de préciser qu’une œuvre d’art est réalisée par un ou une artiste qui matérialise sa lecture de l’univers de vie réelle ou imaginaire. C’est donc un ou plusieurs individus ayant un certain talent et une sensibilité affirmée qui opèrent des choix d’emplacement, de support, composition, motifs, coloration, dans la limite de ce qui n’est pas prohibé. Il y a donc en jeu une dialectique créateur/société. Les créateurs les plus doués ou les plus perceptifs peuvent ainsi devenir de véritables icônes culturelles de leurs communautés. L’œuvre réalisée sur les parois de l’abri de Tikadiouine (fig. 3) comprend 7 compositions (scènes) distinctes qui peuvent s’agencer de quatre manières (fig. 4). Celles-ci vont être résumées ici sans avoir recours à tous les éléments détaillés.

Figure 3 Tableaux de Tikadiouine

Figure 4 Quatre versions de la Narration de Tikadiouine

La Narration de Tikadiouine synthétise le cycle idéal – le Cursus Honorum – de la vie d’un garçon dans la société pastorale Tassilienne du milieu de l’Holocène, en en déclinant les principales étapes. L’œuvre peut représenter l’expérience personnelle de l’artiste, exprimer des vœux et des attentes, ou alors matérialiser l’espoir. Quel que soit le cas cependant, la compensation matrimoniale et la prospérité exprimée en têtes de bétail, apparaissent comme des enjeux importants. C’est la version III que nous choisirons de présenter ici dans ses grandes lignes.

Scène I : Au cours de son enfance, le jeune garçon apprend son métier de pasteur en s’occupant du troupeau familial représenté dans la Scène I par deux couples d’animaux domestiques : une vache et son veau, un bélier et une brebis (fig. 3).

Scène II : Cet apprentissage se passe dans le monde réel de la nature, présenté dans la Scène II, avec les autres garçons qui grandissent ensemble et forment une « classe d’âge ». Les animaux sauvages, girafes, gazelles, lièvres qui ont l’air « dérangés » par l’irruption de 4 garçons en deux couples. Les individus de chacun des couples présentant des traits identiques. L’avant d’une gazelle « suspendu » évoque la chasse et le dépeçage du gibier.

Scène III : Le moment venu, le rite de passage doit être accompli, et le garçon initié passe au statut de jeune adulte. Deux hommes adultes, le sacrificateur et son assistant, organisent la cérémonie d’initiation et dépècent un animal en trois morceaux. Une femme adulte, probablement la mère ou celle en tenant lieu, et enfin, l’initié accroupi, campent les évènements. Et dans une sortie d’irruption de l’espace rituel, sort un adulte avec un arc et un chien, incarnation du jeune pasteur idéal. Un écaillement de la paroi a fait tomber la tête ; il ne s’agit donc pas d’une représentation acéphale.

Scène IV : Le jeune homme, avec l’aide et le soutien des membres de sa classe d’âge entame les longues et tortueuses négociations matrimoniales. On se présente avec des cadeaux mais les amis doivent rester discrets, cachés, et anonymes.

Scène V : Cette scène est, vraisemblablement intentionnellement, ambigüe. Trois générations sont représentées face à face. L’homme barbu porte un costume élaboré. La femme en robe longue et assise dans siège porte un enfant. Il y a dans l’espace intermédiaire deux récipients. Deux lectures sont envisageables en simplifiant et en s’appuyant sur l’ethnographie des populations pastorales africainesFootnote 11. Dans l’une, le jeune homme vient rendre visite aux parents de sa future épouse qui est encore une enfant. Il se présente et offre son aide et assistance dans une première phase des compensations matrimoniales qui s’étalent généralement sur plusieurs années. Dans l’autre, le jeune adulte vient reprendre son épouse et son enfant pour les ramener tous les deux dans son campement. En effet, la résidence post-maritale est généralement virilocale, l’épouse allant vivre avec son époux. Elle retourne chez ses parents pour accoucher et si tout va bien, ne peut revenir chez son époux qu’après le sevrage de l’enfant. Cette scène pourrait donc renvoyer à des « moments sociaux » totalement différent, un jeune célibataire en quête d’épouse ou un jeune adulte déjà père.

Scène VI : La richesse en cheptel exposée dans la cette scène s’intègre parfaitement dans l’une et l’autre lecture de la Scène V. Il y a un animal porteur avec un tapis. C’est le mode de déplacement standard – bovins-porteurs – des femmes dans les peintures du Tassi-n-Ajjer (Holl 2004b). Le troupeau constituerait la dot du jeune couple pour l’aider à démarrer une famille plus ou moins autosuffisante.

La composition de ce tableau est absolument fascinante. C’est la composition la plus riche en couleur du site. Si l’on fait attention aux différences d’encornure, les bovins sont représentés par couples Vache/Taureau, en trois vagues successives – troupeau en marche – avec les jeunes animaux – sans corne – dans l’axe central avant-arrière. En résumé, jeune épousée ou maman repartant vers le campement de son époux, sa monture est scellée, prête à l’amener avec le troupeau de la famille, don du patriarche.

Scène VII : cette dernière scène est la suite logique des activités du jeune pasteur adulte, avec son arc et son chien de berger. Le choix de la couleur jaune pâle sur les grands bovins de cette scène souligne une rupture, un statut différent, celui d’une nouvelle unité domestique. Et le cycle de la vie biologique et sociale se poursuivra avec la nouvelle génération.

Les autres versions, I, II, et IV, sont des variations d’agencements des différents moments sociaux détectés dans cette narration iconographique. On dirait un art « laïque ». Ce n’est pas la vie quotidienne qui est mise en image. Il n y a aucune allusion au « sur-monde ». Ce sont les temps-forts sociaux que l’artiste a choisi pour rythmer sa narration. L’œuvre est donc une réflexion sur les conditions idéales de la reproduction sociale chez les pasteurs-nomades « Tassiliens » du milieu de l’Holocène.

En guise de conclusion

Les données ethnographiques sont importantes et permettent de construire des cadres de référence. En aucun cas cependant, elles ne peuvent à elles seules expliquer le passé. Le raisonnement archéologique se construit sur des observations, plus ou moins empiriques selon les cas. Il opère dans un champ de validité qui minore les reconstitutions fantaisistes. Les synthèses produites sont provisoires par définition. Des nouvelles découvertes entraînant selon leur importance une nouvelle intégration des connaissances antérieures. L’évolution des sociétés dans la longue durée se déploie dans des temporalités multiples et ses canons de validité sont tout aussi multiples. L’interprétation archéologique des « temps compacts » de la préhistoire est une « description dense » (Thick description). Il ne s’agit donc pas d’une « ethnographie du pauvre » qui devrait se plier à ce qu’il est convenu d’appeler « la tyrannie du présent ethnographique » (Wobst Reference Wobst1978). Il y a certainement eu de multiples formes d’organisation sociale qui ne sont pas parvenues jusqu’à la période contemporaine. Les systèmes de croyance, religieux ou autres, sont des créations humaines ayant une histoire. Ils prennent racine dans le vécu des individus et des peuples. Les humains créent les divinités à leur image et dans une dialectique permanente, ces créations s’autonomisent et deviennent contraignantes. La transcendance n’en est qu’un cas particulier. Les processus de néolithisation opèrent sur le vivant et sont des boucles co-évolutives. En paraphrasant on pourrait dire, « chasser la nature, elle revient au galop ».

Footnotes

1 Naissance des divinités, naissance de l'agriculture, chapitre 7 : « La révolution néolithique, une mutation mentale ».

2 Chapitre introductif, p. 40.

3 Cauvin, Chapitre 7, p. 101, § 2.

5 Cauvin, chapitre 3, § 2.

6 Cauvin, chapitre 6, p. 94, § 2.

7 Cauvin, chapitre 6, p 91, § 1.

8 Lenoir 2008, p. 49.

9 Lenoir 2008, p. 40.

10 Hodder Reference Hodder2006, chapitre 8, p. 195, § 3.

References

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Figure 0

Figure 1 Massifs montagneux du Sahara

Figure 1

Tableau 1 La séquence du Tadrart Acacus

Figure 2

Tableau 2 Fréquence des espèces représentées dans les spectres fauniques de la séquence du Tadrart Acacus

Figure 3

Figure 2 Répartition des sites à peintures rupestres du Tassili-n-Ajjer

Figure 4

Figure 3 Tableaux de Tikadiouine

Figure 5

Figure 4 Quatre versions de la Narration de Tikadiouine