PROBLEMATIQUE ET HYPOTHESE
Des travaux aussi bien théoriques qu'empiriques nous ont fait découvrir le statut particulier du geste de pointage: ils concernent l'âge auquel l'enfant commence à le comprendre et le produire (Masataka, Reference Masataka and Kita2003; Butterworth, Reference Butterworth1991; Leung et Rheingold, Reference Leung and Rheingold1981; Lempers, Reference Lempers1979; Clark, Reference Clark, Bruner and Garton1978; Murphy et Messer, Reference Murphy, Messer and Schaffer1977), ses rapports avec l'acquisition du langage et la communication référentielle et sociale (Tomasello, Reference Tomasello2003; Bruner, Reference Bruner1983; Bates, Camaioni et Volterra, Reference Bates, Camaioni and Volterra1975; Werner et Kaplan, Reference Werner and Kaplan1963) ainsi que l'influence du pointage dans les interactions adulte-enfant (Guidetti, Reference Guidetti2003; Messer, Reference Messer and Golinkoff1983; Murphy, Reference Murphy1978). Nous nous intéresserons particulièrement aux travaux ayant montré le rôle du geste de pointage dans l'évolution du lexique précoce et notamment dans le passage du stade de l'énoncé à un mot au stade de l'énoncé à deux mots (Capirci, Iverson, Pizzuto et Volterra, Reference Carpici, Iverson, Pizzuto and Volterra1996; Iverson, Capirci et Caselli, Reference Iverson, Capirci and Caselli1994).
Définition du pointage enfantin
Pour éviter toutes confusions avec d'autres gestes d'indication -c'est-à-dire indiquer ses désirs, signifier intentionnellement quelque chose à quelqu'un (Van der Straten, Reference Straten1991) nous emprunterons à Butterworth (Reference Butterworth and Kita2003: 9) la définition suivante du pointage « canonique », signe d'indication le plus caractéristique chez le jeune enfant: « In pointing, the index finger and arm are extended in the direction of the interesting object, whereas the remaining fingers are curled under the hands, with the thumb held down and to the side ». Notre travail s'inscrit dans la continuité des travaux empiriques récents (Capirci et coll., Reference Carpici, Iverson, Pizzuto and Volterra1996; Pizzuto et coll., Reference Pizzuto, Carpici, Caselli, Iverson and Volterra2000; Capirci et coll., Reference Carpici, Caselli, Iverson, Pizzuto, Volterra, Armstrong, Karchmer and Van Cleeve2002) ayant montré qu'il est possible de prédire le nombre de mots qui sera produit par le jeune enfant à 20 mois à partir du nombre de gestes et de combinaisons geste/mot(s) à 16 mois. Si nous insistons sur ce geste de pointage, c'est pour montrer l'importance de ce signe gestuel dans la mise en place des signes verbaux. De l'ensemble des procédés indicatifs, le « pointage » est le plus proche des signes de la langue, il se rapproche du signe verbal selon Van der Straten (Reference Straten1991: 219) par « l'existence d'une mise en relation de deux entités distinctes: un objet désigné et un désignateur d'objet ». Le choix de la situation (dialogue centré sur le livre d'images) ou de l'âge du jeune enfant (entre 15 et 26 mois) contient plusieurs éléments favorables à une étude approfondie du geste de pointage enfantin: d'une part sur le plan de la fréquence, l'utilisation de ce geste atteint un maximun à partir de 18 mois (Cox, Reference Cox1986), cette période correspond aussi à un accroissement spectaculaire du lexique (Goldfield et Reznick, Reference Goldfield and Reznick1996) constaté entre 18 et 21 mois. D'autre part, l'enfant utilise essentiellement ce geste « social » en présence de sa mère (Marcos, Reference Marcos1998). Enfin, d'après certains auteurs, la situation de livres d'images par rapport à toutes autres situations est le lieu où le geste de pointage est employé le plus fréquemment (Murphy, Reference Murphy1978).
Apports théoriques et empiriques
De nombreuses études anglo-saxonnes et italiennes ont montré le lien entre l'emploi du geste de pointage dans la communication et l'acquisition du langage (voir Baldwin, Reference Baldwin1991, Reference Baldwin1993, Baldwin et Moses, Reference Baldwin and Moses1996). Par exemple Camaioni, Caselli, Longobardi et Volterra (Reference Camaioni, Caselli, Longobardi and Volterra1991) ont mis en évidence qu'un pointage à 12 mois prédit une production langagière importante chez le jeune enfant à 24 mois. D'autres travaux ont montré le lien entre le début du pointage et la catégorisation des objets que les enfants nomment (Harris, Barlow-Brown, Chasin, Reference Harris, Barlow-Brown and Chasin1995). Les premières combinaisons de pointage et de mot sont produites de façon régulière à 16 mois juste avant que le jeune enfant ne produise des énoncés à 2 mots (Butterworth, Reference Butterworth and Kita2003). La mise en place de ces derniers (selon une étude portant sur six enfants anglais) semble être annoncée par la transmission d'informations différentes dans les combinaisons geste/mot(s) (Goldin-Meadow, Butcher, Reference Goldin-Meadow, Butcher and Kita2003). On retrouve d'ailleurs des résultats semblables chez un groupe d'apprenants italiens (Volterra et Iverson, Reference Volterra, Iverson, Emmorey and Reilly1995).
Il s'agit ici d'une étude descriptive sur la fréquence d'apparition du geste de pointage en rapport avec les productions lexicales d'enfants jumeaux entre 15 et 26 mois. De ce travail peuvent émerger des hypothèses testables sur le rôle du geste de pointage dans le développement du lexique précoce dans la phase de transition du premier mot à l'énoncé à 2 mots.
METHODOLOGIE
Participants
La recherche présentée ici fait partie d'une étude longitudinale plus étendue portant sur la nature et l'évolution des « premiers mots » de deux enfants français monolingues entre 15 et 26 mois reposant sur la transcription de dialogues adulte-enfant (Hunkeler, Reference Hunkeler2006). Les enfants (un garçon Pierre et une fille Camille) sont jumeaux dizygotes. Ils ont été observés dans diverses situations (jeux, repas, change, bain et livres d'images). Nous n'avons retenu pour notre analyse que les situations de livres d'images pour les raisons suivantes:
1) Selon la méthodologie adoptée, elles se déroulent de manière systématique une fois par semaine entre une mère et son enfant qui interagissent au sein d'un échange structuré.
2) Elles sont aussi familières c'est-à-dire qu'elles se déroulent entre deux intervenants ayant une relation privilégiée: appartenant à la même famille, ils se connaissent bien, ont les mêmes habitudes de vie. Ils vivent chaque jour dans un lieu homogène, contenant des repères qu'ils reconnaissent, partagent.
3) Elles sont particulièrement intéressantes pour notre étude car par rapport à tout autre situation, le geste de pointage y est le plus souvent employé (Murphy, Reference Murphy1978).
4) Le cadrage de l'enregistrement vidéo réalisé permet la focalisation du pointage effectué par l'enfant et/ou sa mère sur le support-image du livre choisi.
Procédure
Les données ont été recueillies au moyen d'un caméscope type 8 MM pour les prises de vue et le magnétoscope avec ses possibilités multiples – visionnements, revisionnements, ralenti de l'image, arrêts sur image. Ses différentes fonctions permettent de décrire avec précision les différents comportements gestuels et verbaux de la mère et l'enfant. Chaque dyade mère-enfant a été filmée alternativement chaque semaine pendant 30 minutes entre 15 et 26 mois. Le temps des enregistrements vidéo des séances de livres d'images est de 7 heures pour les deux dyades. Ces observations ont fait l'objet d'un système de transcription (orthographique, phonétique et prosodique) des interactions mère-enfant dans lesquelles nous avons aussi noté le contexte de production de chaque interlocuteur: le pointage de l'enfant et de sa mère. Les conventions de transcription utilisées dans les exemples extraits du corpus sont les suivantes: les énoncés de l'adulte de manière conventionnelle sont transcrits orthographiquement. Les mots prononcés avec emphase sont notés en majuscules. Les premiers mots des enfants sont transcrits en SILDoulosIPA (l'alphabet phonétique international) en caractères gras. Ce choix a été adopté par souci d'une transcription précise éloignée de tout adultomorphisme. Chaque découpage des premiers mots est lié aux pauses (/,//, ///) et aux silences (+, ++, +++). Certains mots présentent un allongement vocalique plus ou mois long (:,: :,: ::). D'autres sont difficilement intelligibles (syllabe incompréhensible, X; suite de syllabes, XXX), pour certains la transcription est incertaine (?). Enfin certains marqueurs et/ou remplisseurs (a, ə, ɔ, o, ɛ etc.) ne sont pas dissociés de la production de chaque enfant. Notons enfin que le chevauchement des énoncés de l'adulte et de l'enfant est matérialisé par un soulignage et une superposition. Les circonstances de production et les informations sur le non-verbal sont écrites en italique. Elles apparaissent sous l'intitulé gestuelle dans la colonne qui jouxte la transcription orthographique et/ou phonétique. Les transcriptions des cassettes vidéo se réduisent après repiquage (élagage des passages où l'enfant ne dit rien ou des productions inaudibles, incompréhensibles, répétitives) à environ 8 minutes par séance hebdomadaire (voir tableaux 1 et 2 sur le nombre total de minutes analysées par semaine et par enfant).
Tableau 1. Enregistrements de Camille
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Tableau 2. Enregistrements de Pierre
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En analysant le corpus, nous avons remarqué que le pointage (tel qu'il a été défini plus haut) dirigé et/ou touchant un objet d'une page d'un livre d'images, est omniprésent dans les échanges mère-enfant transcrits. Chaque geste de pointage enfantin a été identifié en tant que forme isolée perceptible dirigée vers un référent d'un livre. Ce geste comprend les pointages spontanés c'est-à-dire à l'initiative du jeune enfant et les pointages en réponse à l'input maternel. Le pointage peut aussi se combiner aux productions lexicales précoces: nous entendons par combinaisons geste/mot(s) lorsque le geste de pointage apparaît dès la prononciation du mot référentiel, il a environ une durée moyenne de 800 millisecondes. Il est relié au modèle verbal qu'il supporte (cf. Marslen-Wilson, Levy, Tyler, Reference Marslen-Wilson, Levy, Komisarjevsky Tyler, Jarvella and Klein1982). Nous avons repéré trois types de combinaisons geste/mot(s) chez les deux enfants: le geste associé à 1 mot (le geste apparaît dès la production d'un mot isolé produit par l'enfant qui désigne un référent), le geste associé à un déictique (le geste apparaît dès la production d'un déictique de localisation (/a/ ja / sa/ la), le geste associé à 2 mots et plus (le geste apparaît dès la production de mots-pivots « sa », « ja », « sè » qui précèdent et/ou suivent la production du jeune enfant). Le comptage de notre analyse visera seulement à décrire, dans la situation particulière de livres d'images, la fréquence d'emploi du geste de pointage en rapport avec l'évolution du lexique de chaque enfant (de l'apparition des premiers mots jusqu'aux énoncés à deux mots). A partir des données du corpus, nous avons d'abord vérifié la fréquence d'utilisation du geste de pointage en rapport avec les contributions enfantines (c'est-à-dire l'ensemble des énoncés à un mot et à deux mots avec et sans gestes de pointage) produites par les deux sujets. Ensuite, nous avons vérifié si l'emploi du geste de pointage apparaît dès la production de mots isolés par le jeune enfant. Puis nous avons étudié l'évolution en termes de complémentarité (Hudelot et Josse, Reference Hudelot and Josse1998) de trois combinaisons geste/parole repérées chez les deux enfants. Ensuite nous observerons s'il y a dans ces combinaisons (« pointage + déictique », « pointage + 1 mot » et « pointage + 2 mots et plus ») une correspondance sur le plan référentiel entre les informations transmises par le geste de pointage et celle contenues dans la production verbale. Dans le cas où il ya transmission d'informations identiques, le geste renforce l'identification du référent désigné par l'enfant. Dans le cas contraire, le geste identifie directement le référent (objet ou individu) mais la production verbale apporte des informations indirectes sur ce référent (caractérisation, attribution d'une action ou bien formulation d'une question sur la nature de ce référent) facilitant (comme l'ont montré certains travaux cités plus haut) la mise en place des énoncés à 2 mots.
RESULTATS
Fréquence relative d'emploi du geste de pointage
Pour calculer la fréquence d'emploi (en pourcentages) du geste de pointage enfantin entre 15 et 26 mois, nous avons effectué un découpage en 4 périodes (15–17 mois), (18–20 mois), (21–23 mois), (24–26 mois) afin de limiter la variabilité mensuelle. Sur l'ensemble des contributions enfantines produites par les deux enfants dans chaque séance de livres d'images, nous avons relevé un minimum de 43% (Camille, 15–17 mois; tableau 3) et de 29% (Pierre 15–17 mois; tableau 3) pour les productions gestuelles (gestes isolés et gestes associés aux productions lexicales précoces (vocalisations, déictiques, premiers mots)). Le maximum de ces productions atteint 67% chez Camille (24–26 mois; tableau 3) et 71% chez Pierre (24–26 mois; tableau 3). Il y a une augmentation régulière des énoncés avec pointage allant de 43% à 67% pour Camille et de 29% à 71% pour Pierre (voir tableau 3). La présence de ce geste dans ces échanges ne fait que confirmer les observations d'autres chercheurs dans une situation semblable (Murphy, Reference Murphy1978; Ninio et Bruner, Reference Ninio and Bruner1978; Wells, Reference Wells, Olson, Torrance and Hildyard1985, Jones, Reference Jones1998).
Tableau 3. Pourcentages des énoncés sans pointage et avec pointage sur 4 périodes
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Geste de pointage et premier mot du jeune enfant
L'analyse des jumeaux en interaction avec leur mère révèle tout d'abord, une variation interindividuelle quant à l'apparition du geste de pointage en combinaison avec une production lexicale spontanée du jeune enfant: en effet, la combinaison « pointage + 1 mot » apparaît à 15 mois chez Camille (10 occurrences; figure 1) et à 15 mois chez Pierre (avec seulement 1 hapax; figure 2). Nous voyons ici une correspondance entre l'accroissement lexical précoce constaté chez la fille (18 occurrences pour la production de mots seuls de Camille contre 1 hapax pour Pierre; voir figures 1 et 2; voir aussi Hunkeler, Reference Hunkeler2006) et la production du geste de pointage qui l'accompagne. Ce dernier apparaît donc dès la production des premiers mots. Par sa seule présence au moment de la lecture d'images, le geste de pointage peut conduire à deux scénarios différents: en pointant l'objet l'enfant désigne un référent qu'il reconnaît. En revanche, il peut aussi appeler l'étiquetage de l'adulte voulant connaître le nom du référent qu'il pointe. Ce système associant geste et parole semble se poursuivre dès la seconde année de l'enfant (Goldin-Meadow et Butcher, Reference Goldin-Meadow, Butcher and Kita2003) avec l'apparition des énoncés à deux mots. En effet, nous avons repéré des combinaisons « pointage/énoncés à 2 mots » à 15 mois chez Camille (2 occurrences « gestes/énoncés à 2 mots » contre 1 hapax « énoncé à 2 mots seuls »; figure 1) alors que pour Pierre la combinaison « pointage/énoncés à 2 mots » n'apparaît qu'à 18 mois (2 occurrences « pointage/énoncés à 2 mots » contre 1 hapax « énoncé à 2 mots seuls »; figure 2). Le système geste/ énoncés à 2 mots semble se poursuivre pendant la troisième année chez les jumeaux avec une évolution importante de ces combinaisons (avec 70 occurrences chez Camille; figure 1 et 54 occurrences chez Pierre; figure 2). Nous constatons aussi que le pointage isolé (c'est-à-dire sans production lexicale) est très peu employé par les deux enfants entre 15 et 26 mois (6 occurrences chez Camille et 15 occurrences chez Pierre; (voir figures 1 et 2)). Il est plus utilisé par Pierre à 21 mois (5 occurrences; figure 2), il semble suppléer au déficit lexical constaté à cette période (2 occurrences pour « mot seul »; figure 2).
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Figure 1. Evolution des combinaisons geste/parole en rapport avec les productions lexicales de Camille entre 15 et 26 mois
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Figure 2. Evolution des combinaisons geste/parole en rapport avec les productions lexicales de Pierre entre 15 et 26 mois
Ce résultat conforte les travaux de Volterra et Iverson (Reference Volterra, Iverson, Emmorey and Reilly1995) qui ont montré que le pointage maximalise l'efficacité communicative (c'est-à-dire favorise l'échange lexical) au moment où le lexique du jeune enfant est encore limité. Ce pointage se manifeste surtout à 20 mois (3 occurrences; figure 1) chez Camille, mais son emploi reste faible en comparaison des productions isolées (54 occurrences) et de la combinaison « pointage + 1 mot » (30 occurrences; figure 1). Le pointage isolé relevé dans ce corpus, est le plus souvent un geste en réponse à une directive, à une question posée par l'adulte (cf. exemples (1) et (2) suivants):
Exemple 1: Pointage en réponse à une question de l'adulte (Camille 20 mois et 6 jours):
Camille regarde un livre à côté de sa mère dans la salle à manger.
6 M: Alors qu'est-ce tu m’ racontes?
7 C:
ː ː // (M) ouvre le livre.
8 M: Ça c'est quoi ça?
9 C: + // (C) pointe l'objet du doigt.
10 M: Ça c'est un . . . VÉLO. C'est un vélo.
Exemple 2: Pointage en réponse à une question de l'adulte (Pierre 16 mois et 27 jours):
Pierre regarde un livre d'images sur les genoux de sa mère.
13 M: Regarde le soleil ! Il est où le soleil ? Montre à maman le soleil !
14 P: + // (P) désigne de l'index le soleil.
15 M: Oh oui! Le soleil !
Etude de trois combinaisons enfantines geste/parole
Dans ce corpus, nous avons repéré trois combinaisons geste/parole que nous allons détailler: en analysant la fréquence et la diversité de ces combinaisons, nous constatons que c'est la production à 1 mot de l'enfant associée au geste de pointage (sont exclus ici les combinaisons « pointage + déictique ») qui domine chez les deux enfants (253 occurrences / 550 occurrences chez Camille entre 15 et 26 mois; figure 1) et 246 occurrences / 400 occurrences chez Pierre entre 15 et 26 mois; voir figure 2). Dans la seconde combinaison, le geste de pointage peut être suivi ou précédé d'un déictique de localisation (a/ ja/ sa /la/) cf. exemple (3) suivant):
Exemple 3: déictique associé au pointage (Pierre 20 mois et 13 jours))
Pierre et sa maman regardent le livre Les 10 petits chevaux.
17 M: CASQUETTE, la casquette, casquette.
18 P: ja // Il pointe la casquette sur le livre.
On constate chez les deux enfants un emploi important du déictique associé au pointage à 24 mois chez Camille (18 occurrences; figure 3) et à 26 mois chez Pierre (31 occurrences; figure 4). Cette combinaison disparaît progressivement entre 25 et 26 mois chez Camille (figure 3). Par contre, cette combinaison est encore très active à 26 mois chez Pierre (figure 4) bien que les deux enfants produisent de nombreuses combinaisons pointage à 1 et plusieurs mots à cette période (78 occurrences pour Camille et 85 occurrences pour Pierre; figures 3 et 4). Pourquoi Pierre continue-t-il à employer de façon intensive la combinaison « pointage + déictique » ? Cette stratégie beaucoup employée par cet enfant consiste à appeler l'étiquetage de l'adulte et dans le même temps lui permet d'écouter/apprendre le nom du référent désigné. Ce scénario favorise selon Bruner (Reference Bruner1983) l'évolution du lexique du jeune enfant (cf. exemple (4)).
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Figure 3. Répartition des combinaisons pointage + élément verbal déictique / pointage + autres éléments verbaux de Camille entre 15 et 26 mois
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Figure 4. Répartition des combinaisons pointage + élément verbal déictique / pointage + autres éléments verbaux de Pierre entre 15 et 26 mois
Exemple 4: déictique associé au pointage (Pierre 26 mois et 16 jours). Pierre et sa maman regardent le livre Trois chatons en balade dans le salon.
9 P: laakw
lkw
// Geste de pointage de (P).
10 M: C'est pas un coin-coin, c'est un cygne avec les bébés.
11 P: sa // Geste de pointage sur un bébé.
12 M: Avec ses bébés-cygnes.
Comme nous l'avons montré plus haut, des combinaisons plus complexes sont constatées plus tardivement chez les deux enfants. Elles apparaissent en grand nombre chez les deux sujets entre 24 et 26 mois (« pointage + énoncés à 2 mots et plus » à 24 mois chez Camille et à 26 mois chez Pierre; voir figures 1 et 2). Ces combinaisons font référence à la thèse de la multimodalité de la parole (Coletta, Reference Coletta2004): dans ce cas, la combinaison se traduit par une complexification des conduites verbales qui accompagnent le pointage du jeune enfant. Ces combinaisons semblent correspondre à la mise en place des énoncés à deux mots chez chaque enfant (voir figures 1 et 2). Mais de quoi se composent-elles ? De quelles natures sont les informations transmises dans les combinaisons geste/parole ?
Les informations transmises dans les combinaisons geste/parole
Nous avons repéré deux types d'informations dans les combinaisons geste/parole (c'est-à-dire « pointage + déictique », « pointage + 1 mot », « pointage + 2 mots et plus »): tout d'abord, les informations identiques (telles que nous les avions définies plus haut dans la méthode p. 8) véhiculées dans les combinaisons complexes sont matérialisées par un déictique de localisation situé le plus souvent devant le mot référent. Ce déictique qui a très souvent une place fixe est appelé techniquement un « mot-pivot » (Rondal, Reference Rondal1998). Ce « mot-pivot » peut servir à « montrer » ou à « présenter » le référent désigné (/sa/ /ja/ /sɛ/). cf. exemple (5)).
Exemple 5: Pointage + déictique de localisation + production spontanée (Camille 19 mois et 2 jours)
Camille et sa maman sont assises sur le canapé du salon elles regardent le livre Chut. . . qu'entends-tu?
6 C: sa / dəjo // (C) pointe son doigt sur la même page
7 M: De L'EAU, le canard il est sur l'eau.
On peut trouver aussi un double déictique (à l'initiale et à la finale de l'énoncé) suivi du mot référent.
Exemple 6: Pointage + déictique + production spontanée + déictique (Pierre 26 mois et 2 jours)
Dans le salon, (P) assis sur le canapé regarde le livre à fenêtres.
15 P: saəmjeja // (P) soulève une fenêtre et la pointe de l'index.
16 M: I mange comme un COCHON.
Exemple 7: Pointage + déictique + production spontanée + déictique (Camille 26 mois et 9 jours)
Nouvelle page du grand livre: Contes de fées classiques.
23 C: pijapətipwas
ja // Geste de pointage de (C).
24 M: Ça c'est un DAUPHIN.
Le déictique peut être suivi d'un mot-présentatif (/sɛ/ /jɛ) qui précède le mot-référent.
Exemple 8: Pointage + déictique de localisation + présentatif + production spontanée (Pierre 24 mois et 24 jours)
(P) apporte le livre Les 10 petits chevaux à (M).
16 P: sajɛpɔm // Pointage de (P) sur une autre pomme.
17 M: Oui mais y’ a quoi dans la pomme ?
Exemple 9: Pointage + déictique de localisation + présentatif + production spontanée (Camille 26 mois et 9 jours)
Nouvelle page du livre: La nourriture.
18 M: ÇA AUSSI. Ça c'est du BLANC et ça c'est du ROUX. Geste de pointage de (M).
19 C: disyt/ pijasɛsyt //Camille pointe le sucre roux.
Ces déictiques associés parfois à des présentatifs localisent le référent sur le plan verbal et de ce fait complètent la fonction du geste de pointage (voir exemples 8 et 9 plus haut). Mais certains travaux signalés dans la littérature (voir plus haut) ont montré que la mise en place des énoncés à deux mots provient d'informations différentes (définies plus haut) véhiculées dans les combinaisons geste/mot(s): il est vrai que nous avons constaté leur existence par exemple dans les productions de Camille (voir exemple (10) plus loin): à la différence du geste de pointage qui signale la présence d'un référent, certains énoncés peuvent caractériser ce référent (ex: sɛb, ça sent bon; exemple (10)), ou bien lui attribuer une action, ou bien formuler une question ouverte sur la nature du référent. Devant ces constats, nous avons voulu savoir quels types d'informations dominent les interactions mère-enfant dans notre corpus en situation de livres d'images: Nous avons donc effectué un comptage des informations identiques et différentes contenues dans les combinaisons geste/parole (pointage + déictique, pointage + 1 mot, pointage + énoncés à 2 mots) produites par Camille et Pierre entre 15 et 26 mois. Les résultats de nos analyses montrent que les informations identiques dominent chez les deux enfants: 423 occurrences contre 123 occurrences pour Camille et 303 occurrences contre 95 occurrences pour Pierre; tableau 4). L'accroissement des combinaisons « geste + énoncé à 2 mots et plus » signalée plus haut à 24 mois chez Camille (70 occurrences, figure 1) et 26 mois chez Pierre (50 occurrences, figure 2) semble lié à la transmission d'informations identiques entre le geste de pointage et la production d'énoncé à 2 mots (71 occurrences chez Camille à 24 mois et 74 occurrences chez Pierre à 26 mois; tableau 4).
Tableau 4. Occurrences des informations transmises dans les combinaisons geste/parole de Camille et Pierre entre 15 et 26 mois
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1 Informations identiques geste/parole 2 Informations différentes geste/parole
Nous constatons aussi qu'en situation de livres d'images, la mise en place des énoncés à deux mots se réalise par l'emploi de mots-pivots qui accompagnent le geste de pointage. Ces mots-pivots ont une valeur qui semble propre à la situation de livres d'images: « sa », « ja », « sè » renforcent la localisation du référent opéré par le geste de pointage (cf. exemple (5)). La complexification des combinaisons geste/énoncés-pivots après 24 mois se traduit chez les deux enfants par une réduplication des déictiques en position initiale, médiane et finale dans l'énoncé (cf. exemple (7)). Le jeune enfant dépasse l'agencement des énoncés à deux mots, il produit alors des énoncés plus complexes où se combinent négations, verbes et déictiques (cf. exemple (9)). Même si dans ce type de situation, les enfants ont du mal à se détacher de l'image du référent qu'ils pointent, nous avons observé cependant chez Camille à 26 mois, une tendance à se détacher parfois de la dénomination directe du référent perçu (41 occurrences pour les informations différentes geste/parole contre 74 occurrences pour les informations identiques geste/parole; tableau 4): cette enfant formule un jugement de valeur sur l'objet désigné ou bien formule intégralement une question ouverte sur l'origine de l'objet ou bien énonce un verbe d'action en rapport avec le référent pointé (cf. exemple (10)). Mais ce phénomène demeure chez les deux enfants, au vu des résultats et de la situation, très peu fréquent.
Exemple 10: informations différentes geste/énoncés à 2 mots et plus (Camille 26 mois et 23 jours).
Nouvelle page du livre: Je connais déjà.
17 C: sasɛpwa //
18 M: C'est une TULIPE.
19 C: sɛb
//
20 M: Ça sent BON les tulipes.
Geste de pointage de (C). (C) pointe et respire la tulipe sur l'image.
CONCLUSION
L'analyse du geste de pointage dans des interactions verbales entre un adulte (la mère) et un enfant dont nous donnons ici quelques exemples, amène les constats suivants: Nous avons repéré trois combinaisons geste/parole que chaque enfant jumeau utilise régulièrement entre 15 et 26 mois: la production verbale à 1 mot associée au pointage est la combinaison la plus employée par les deux enfants pendant cette période. Lorsque l'enfant ne connaît pas le nom du référent qu'il désigne, il utilise alors de façon irrégulière la combinaison « pointage + déictique » pour appeler l'étiquetage de l'adulte. A partir de 24 mois, le système geste/lexique précoce se complexifie, se diversifie, donnant une grande précision morphologique, spatiale et sémantique au référent désigné. Apparaissent alors les combinaisons « pointage + énoncé à 2 mots et plus ». Dans ce type de combinaison domine comme mot-pivot le déictique de localisation. En examinant la nature des informations véhiculées entre le geste et les productions verbales, nous remarquons que toutes ces combinaisons contiennent des informations identiques. De plus, ce type d'information semble faciliter l'accroissement des combinaisons geste/énoncé à deux mots constaté entre 24 et 26 mois chez nos deux sujets. Ce résultat qui rompt avec les travaux cités dans la littérature semble spécifique à la situation de livres d'images. L'ensemble de ces observations ouvre la perspective de montrer à partir d'un plus grand nombre de sujets, le rôle du pointage enfantin dans le développement lexical précoce en situation de livres d'images.