La pensée de John Rawls permettrait-elle de sortir de l'impasse des débats sur la laïcité au Québec et de trouver un équilibre entre la reconnaissance nationale et la reconnaissance des droits et libertés des groupes minoritaires ? C'est la question que se posent Michel Seymour et Jérôme Gosselin-Tapp dans cet ouvrage, qui reprend en partie le mémoire de maitrise de ce dernier (chapitres 1, 2 et 4). S'inscrivant dans une vaste littérature sur « la gestion de la diversité religieuse » au Québec, La nation pluraliste s'en distingue en proposant de manière originale un modèle rawlsien de libéralisme républicain. Les auteurs offrent ainsi une exposition didactique de la pensée de Rawls, mais l’équilibre recherché penche bien plus en faveur de la reconnaissance nationale que de celles des groupes marginalisés.
La structure du livre se décline en deux parties. La première vise à expliciter le cadre théorique issu de la pensée tardive de Rawls. Pour cela, ils retiennent de Libéralisme politique la prémisse centrale de la neutralité métaphysique à l’égard des doctrines compréhensives raisonnables, y compris religieuses, sous le voile d'ignorance. Cette neutralité concerne également les différentes conceptions de la personne et de l'identité (libérale ou communautarienne) et est au cœur de leur conception de la laïcité. C'est pour cela que les auteurs sont en faveur de la reconnaissance de « l'expression symbolique passive » des identités religieuses, c'est-à-dire le droit de porter des signes religieux. Ils y ajoutent cependant des restrictions importantes: les signes religieux doivent être interdits pour les personnes incarnant l’État (comme la présidente de l'Assemblée nationale) ous'ils couvrent le visage, et ce pour des raisons de sécurité, d'identification et de communication (raisons moins argumentées et partant moins convaincantes). Toujours à partir d'un cadre d'analyse rawlsien, ils déconstruisent la thèse d'une fausse conscience des femmes musulmanes portant un foulard : la neutralité métaphysique sur les conceptions de l'identité leur permet de reconnaître le consentement, qu'il soit formé de manière endogène (conception individualiste de l'identité) ou exogène (conception communautarienne de l'identité).
De plus, en s'appuyant sur la reconnaissance des droits des peuples dans Paix et démocratie, ils avancent que les individus ne sont pas la seule source légitime de revendications morales chez Rawls. Le but de la théorie de la justice étant la stabilité politique (et non les droits et libertés individuels), cela implique un équilibre entre droits individuels et droits collectifs (et non une subordination des seconds aux premiers). De là, l'originalité de leur interprétation de la pensée de Rawls comme libérale républicaine. Leur thèse centrale peut alors s’énoncer ainsi : le Québec doit trouver un équilibre entre d'un côté le droit collectif du peuple à se donner des institutions neutres et indépendantes (laïques) et de l'autre côté les droits individuels protégés par les Chartes des droits et libertés (incluant la liberté de religion et le droit à l’égalité).
Dans la deuxième partie de l'ouvrage, l'objectif est de concrétiser la pensée abstraite de Rawls. Ils proposent de penser le modèle québécois/rawlsien comme une voie médiane entre d'un côté le modèle libéral individualiste canadien (défini comme protégeant les droits et libertés individuels au détriment de l'identité nationale) et de l'autre le modèle républicain jacobin français (renforçant l'identité nationale au détriment des minorités religieuses). Le modèle canadien primant actuellement au Québec, il y aurait donc un déséquilibre : ils avancent, et cela est plus asséné que prouvé, que la crise des accommodements raisonnables et la multiplication des actes islamophobes au Québec seraient dus d'abord et avant tout à une « carence identitaire » et à un manque de reconnaissance de la majorité nationale au Québec. C'est pourquoi, la sortie de crise doit passer selon eux par un interculturalisme vertical, c'est-à-dire ici un devoir réciproque d'intégration et de reconnaissance de la société d'accueil et des personnes immigrantes.
Parmi leurs propositions originales concernant la concrétisation de la laïcité dans ce modèle de républicanisme libéral, il y a l'utilisation d'un critère hybride (à la fois objectif et subjectif) pour encadrer l'interprétation de la liberté de religion; la distinction entre les actes relevant de la liberté de religion, de l'accommodement raisonnable et du déraisonnable; une définition de la laïcité dans laquelle neutralité et séparation ne sont pas des moyens pour atteindre la liberté de religion et le droit à l’égalité mais dans laquelle ces quatre principes sont tous également au service de la stabilité politique. C'est pour cela qu'une Charte de la laïcité doit selon eux être mis sur un pied d’égalité avec la Charte des droits et libertés, ainsi qu'avec une Charte de la langue française. Pour opérationnaliser leur nouveau cadre d'analyse, ils reviennent sur plusieurs arrêts et projets de loi récents, montrant leurs limites et les avantages qu'apporterait leur propre modèle. Ils terminent en ébauchant un projet de Charte de la laïcité.
Dès l'introduction, les auteurs soulignent que la pensée de Rawls a peu à dire sur « les enjeux relatifs au genre, à la race et à l'ethnicité » (15) bien qu'eux-mêmes cherchent à relever ce défi en la contextualisant. Cette contextualisation des débats français, canadiens et québécois aurait beaucoup eu à gagner à intégrer les recherches féministes et antiracistes sur la construction du « problème du voile musulman » (qui apparaît ici comme un problème à résoudre en soi), sur le racisme systémique et l'islamophobie genrée (expressions quasi absentes de l'ouvrage) ou encore sur l'invention de l’égalité des sexes comme « valeur québécoise » (évidence reprise ici de manière non critique). Les rapports de pouvoir inégalitaires entre majoritaires et minoritaires disparaissent derrière un « devoir d'intégration » réciproque et aucune mesure de lutte contre le racisme systémique n'est proposée. C'est tout un pan des débats actuels sur la laïcité qui tombe dans l'angle mort de l'analyse. Il semble donc que la priorité des auteurs ait été de développer un modèle philosophique de libéralisme républicain pour penser la reconnaissance nationale, davantage que de penser un modèle de justice pour tous et toutes.