Contre l’autonomie. La méthode forte pour inspirer la bonne décision est paru aux Presses de l’Université Laval grâce au travail de Gérald Baril, qui nous offre une traduction fidèle de l’ouvrage de Sarah Conly. «Un livre polémique, mais nécessaire», soutient Normand Baillargeon, qui assure la préface de cette version française. Ce livre est nécessaire parce qu’il pose plusieurs questions importantes, d’où la pertinence de cette traduction. S’il est également polémique, c’est parce que Sarah Conly y propose une justification du paternalisme coercitif Footnote 1 . Ce paternalisme est «un type de politique où des personnes disposant de l’information nécessaire pour faire un choix éclairé, mais choisissant tout de même d’agir à l’encontre de leur propre intérêt […][,] peuvent être empêchées d’agir de la sorte» (p. 57). Une des prémisses principales sur laquelle repose l’argument de Conly est que, trop souvent, nous raisonnons mal, et que nos erreurs de raisonnement nous poussent à faire des choix qui vont à l’encontre de nos intérêts. Pour la philosophe, nous surestimons notre capacité à faire de bons choix pour nous-mêmes et nous nous considérons à tort les meilleurs juges de nos propres intérêts (p. 2). Nous devrions admettre que nous avons parfois besoin d’aide (p. 26). Cette aide pourrait, par exemple, empêcher plusieurs personnes de commencer à fumer, et éviter à d’autres de trop s’endetter.
Or, nous sommes plusieurs à refuser cette aide qui nous viendrait de politiques paternalistes. L’une des raisons qui justifie ce refus, selon Conly, serait que nous surestimons la valeur de l’autonomie parce que nous croyons que le respect de la dignité de la personne passe par le respect de son autonomie. Pour la philosophe, il n’est pas si clair que l’on respectera davantage la dignité d’une personne en la laissant faire tout ce qu’elle veut plutôt qu’en intervenant pour l’empêcher de commettre une action qui lui causera très probablement du mal. Ainsi, l’idée principale soutenue dans le livre est que «parfois, nous avons besoin d’aide pour atteindre nos buts et que l’obtention de cette aide ne diminue en rien notre valeur» (p. 174).
Dans le premier chapitre, Conly soutient que «préserver la liberté d’agir ne vaut pas les coûts prohibitifs découlant des mauvais choix» (p. 21). Dans ce chapitre, l’auteure montre que nous sommes souvent victimes de biais cognitifs qui nous poussent à faire de mauvais choix pouvant nous causer des torts irréparables. Elle pense entre autres à la «pensée magique» qui entraîne beaucoup de fumeurs à sous-estimer les dangers liés à leurs habitudes (p. 29). Le fait que plusieurs d’entre nous sont victimes de ces biais, avance la philosophe, rend l’éducation et la sensibilisation inefficaces pour contrer les mauvais choix que nous faisons. Par ailleurs, Conly critique aussi le paternalisme libertaire. Plutôt que d’interdire certaines pratiques, les défenseurs de ce type de paternalisme proposent d’aider les gens à prendre de meilleures décisions en se fiant à nos habitudes de choix, par exemple en définissant l’option la plus avantageuse comme option par défaut dans le cas des régimes de pension de retraite. Pour Conly, ce type de paternalisme est manipulateur en plus d’être moins efficace que le paternalisme coercitif.
Dans le deuxième chapitre, la philosophe critique la célèbre position anti-paternaliste de John Stuart Mill. Ce dernier soutient que l’usage de la force par l’État est légitime si et seulement si on empêche quelqu’un de nuire à une autre personne. Ainsi, «sur lui-même, sur son corps et son esprit, l’individu est souverain» (p. 61). Pour Conly, la position de Mill est étrange si l’on admet que ce dernier est utilitariste et qu’il rejette la position kantienne. En effet, sa position semble être déontologique sur ce point. La philosophe critique donc la position de Mill dans un cadre strictement utilitariste et tente de montrer que ce dernier devrait admettre que l’intervention paternaliste est parfois justifiée.
Conly répond dans le troisième chapitre à trois arguments en défaveur du paternalisme coercitif; le premier soutient que ce type de paternalisme est aliénant, le deuxième avance qu’il provoque une perte d’authenticité et un troisième affirme qu’il entraine une perte d’affect. Pour ce qui est de l’aliénation, les tenants de cette critique soutiennent que l’intervention paternaliste de l’État pourrait provoquer un sentiment de perte de maîtrise sur sa propre vie (p. 100). Pour Conly, ce genre de critique exagère la portée du paternalisme qu’elle défend, celui-ci ne visant pas à faire la promotion d’un mode de vie unique, mais bien plutôt à «compenser par des lois les carences de jugement quant aux moyens pour atteindre [nos] fins» (p. 110).
Cette dernière affirmation est éclairée par une distinction, faite au chapitre suivant, entre paternalisme et perfectionnisme. Conly soutient que le paternalisme ne doit pas être perfectionniste, c’est-à-dire qu’il ne doit pas faire la promotion d’une conception particulière de la vie bonne. Plutôt, son but sera «le bien-être individuel, c’est-à-dire l’optimisation des possibilités pour les individus d’atteindre leurs aspirations subjectives» (p. 128). Cette distinction lui permet de répondre à une autre critique affirmant qu’une fois reconnue la légitimité de certaines pratiques paternalistes, les gouvernements pourront tirer profit de cette légitimité pour intervenir là où ils ne seraient pas légitimés à le faire. Ainsi, si le champ d’intervention du paternalisme est limité à l’optimisation des possibilités, pour chaque individu, d’atteindre ses aspirations subjectives, on évite la pente glissante.
Dans le cinquième chapitre est abordée la question de l’ingérence de gouvernements paternalistes dans la vie privée des gens, ce à quoi Conly répond que le paternalisme coercitif prendrait surtout la forme d’interdictions qui ne viseraient pas expressément les gens qui commettent l’acte répréhensible. Par exemple, dans le cas de la cigarette, on devrait interdire la vente de cigarettes plutôt que d’interdire aux personnes de fumer. Finalement, dans le sixième et dernier chapitre, Conly propose quatre conditions qui doivent être remplies pour qu’une politique paternaliste puisse être jugée acceptable et légitime. Elle évalue, à la lumière de ces conditions, quatre cas possibles de politique paternaliste.
L’ouvrage de Sarah Conly obligera certains à justifier par de meilleures raisons leur rejet du paternalisme, et en convaincra probablement d’autres. Sa position, très bien argumentée, n’est cependant pas sans faiblesses. Normand Baillargeon soutient à juste titre dans la préface que la distinction faite par la philosophe entre paternalisme et perfectionnisme n’est pas à toute épreuve. L’un des présupposés de l’ouvrage est que la santé a une valeur intrinsèque (p. 192). Même si nous acceptons ce présupposé Footnote 2 , cela ne nous contraint pas à accepter que toute vie bonne doive passer par un effort soutenu pour rester en santé le plus longtemps possible. Il n’est donc pas certain que le paternalisme que Conly propose n’est pas perfectionniste. L’ouvrage reste tout de même extrêmement stimulant.