Le présent ouvrage propose une description du français ordinaire de locuteurs des quartiers populaires de la région parisienne. Il s'appuie sur le corpus MPF (pour Multicultural Paris French) et répond à un objectif classique dans les recherches (socio)linguistiques : étudier le vernaculaire des locuteurs, peu accessible via les médias, les entretiens formels et les expériences de laboratoire, afin d'y observer des phénomènes qui échappent aux descriptions traditionnelles et qui témoignent de changements en cours. Accessible via le site Ortolang (https://www.ortolang.fr/), ce vaste corpus d'environ 72h ou 10 millions de mots recueillis à partir de 2010 est présenté dans l'introduction. Ses 123 enregistrements correspondent majoritairement à des entretiens informels entre locuteurs entretenant des relations de proximité et sélectionnés sur base de trois critères (âge, milieu social et origine ethno-nationale). Les entretiens sont complétés par quelques enregistrements « écologiques » d'interactions non élicitées.
Exposant les problématiques principales de l'ouvrage (la notion de « parler jeune », la question de « l'innovation »), le premier chapitre, dû à Françoise Gadet, offre d'ores et déjà un aperçu général de l'ensemble des faits étudiés. Le deuxième chapitre, signé Roberto Paternostro, se focalise sur les traits phonétiques et prosodiques que le corpus permet de repérer. Revenant notamment sur la simplification des groupes consonantiques et les réductions vocaliques, présentes dans le français ordinaire, l'auteur pointe également des traits moins répandus et potentiellement typiques des usages des locuteurs des quartiers populaires des grandes villes. Cependant, afin d’éviter le piège consistant à surévaluer l'exotisme ou la rupture des façons de parler étudiées, tant la question de la spécificité de ces traits que celle de leur origine sont laissées ouvertes.
Les deux chapitres suivants décrivent eux aussi des faits qui sont tantôt connus, tantôt plus propres au français des locuteurs du corpus. Paul Cappeau et Anaïs Moreno passent en revue des variations au niveau de la morphologie (par ex. l'usage invariable de certains verbes), des fonctions syntaxiques de certains mots (par ex. trop), des constructions phrastiques (par ex. les interrogatives), ou des relations macro-syntaxiques (par ex. le recours à des formes non canoniques d'introduction du discours rapporté). Emmanuelle Guerin et Sandrine Wachs, quant à elles, dressent un tableau des formes lexicales remarquables du corpus : formes non standard issues de divers procédés (verlan, apocope, etc.), usages de mots dans un sens non typique, emprunts (principalement à l'arabe, à l'anglais et au romani). L'approche se distingue nettement de ce qu'on trouve dans les nombreux inventaires lexicaux disponibles ; les auteures proposent une analyse fine de l'emploi de quelques lexèmes en contexte, qui montre que leur signification est liée à des façons de catégoriser le réel qui ne se comprennent qu’à la lumière des conditions d'existence des populations concernées. Cette analyse donne par ailleurs lieu à une discussion théorique des notions de « néologisme » et d’ « emprunt » qui en souligne l'inadaptation face à la diversité des faits répertoriés.
Les chapitres cinq et six complètent et élargissent la description. Paul Cappeau et Catherine Schnedecker proposent une réflexion générale sur les moteurs du changement linguistique avant de montrer ce que l'observation du fonctionnement du mot gens dans MPF et dans d'autres corpus plus anciens peut nous apprendre sur les évolutions en cours en français. Le sociologue Bernard Conein livre une analyse de l'emploi, dans le corpus, des « noms de groupe » (français, rebeu, noich, etc.), mettant en évidence la façon dont leur sens s’établit et varie selon qu'ils sont utilisés pour récuser, revendiquer, ou assigner une identité sociale.
L'ouvrage se termine par une conclusion générale où, sans omettre d’évoquer ce que les diverses analyses laissent dans l'ombre (à commencer par la question des différences linguistiques selon les genres), Françoise Gadet revient sur l'importance de l'urbanité, de l'oralité/proximité et de la sociabilité des jeunes (rôle de la connivence, de la théâtralisation) dans la compréhension des phénomènes caractéristiques des parlers étudiés.
Dans l'ensemble, le livre propose une analyse détaillée de nombreux traits du français ordinaire, déjà connus pour la plupart, mais qui sont présents de façon cumulée et avec une densité particulière, notamment en raison des situations d'interaction mais aussi du type de relation entre interlocuteurs, marqué par une familiarité, une proximité culturelle et identitaire, qui permet les implicites, l'ellipse, etc. Les phénomènes relevés ne le sont pas pour tenter, vainement, de délimiter un « parler jeune » ou un « français des banlieues » par rapport à un français « commun », mais bien pour construire une description du français qui s’éloigne de l'image lisse et homogène produite par notre familiarité avec le français écrit et les normes standard. Les faits présentés laissent entrevoir des phénomènes émergents et potentiellement novateurs susceptibles d'indiquer des dynamiques en cours et de connaitre une large diffusion à l'avenir.
Sur le plan sociolinguistique, le principal regret que l'on peut formuler concerne la façon dont est abordée la question du rôle de la multiculturalité et de l'origine ethnique des locuteurs dans les spécificités des parlers décrits. Autant la notion de « parler jeune » est interrogée à plusieurs reprises dans le livre, autant le caractère « multiculturel » des populations ciblées est souvent pris comme allant de soi. Or il s'agirait non seulement, comme pour la catégorie « jeune », de discuter de son étendue (à quelles conditions un groupe social devient-il mono- ou multiculturel ?), mais on pourrait surtout se demander si c'est vraiment cette caractéristique qui permet de saisir au mieux la dynamique sociale caractérisant les jeunes des quartiers populaires : parler de populations précarisées, désabusées ou encore de descendants d'immigrés issus de pays colonisés ouvrirait sans doute d'autres perspectives et permettrait de pointer d'autres facteurs éclairant les dynamiques en cours, au-delà de l'hétérogénéité linguistique et culturelle apportées par les populations d'origine étrangère.
Les qualités didactiques des différents chapitres n'en sautent pas moins aux yeux. Conforme à la visée pédagogique de la collection L'Essentiel français, le livre est particulièrement approprié pour faire découvrir à un public d’étudiants une autre vision du français que celle qui domine dans les représentations collectives des francophones. Plusieurs caractéristiques du livre le rendent particulièrement utile pour la formation des étudiants en sciences du langage : de nombreuses notions sont définies (notamment en syntaxe où elles sont souvent moins connues), les extraits sonores des exemples présentés dans le chapitre sur les traits phonologiques sont disponibles sur le site de l’éditeur, les auteurs s'efforcent d'expliciter les choix méthodologiques et font preuve d'une grande transparence sur les questions laissées ouvertes, les limites et les zones d'ombre de leur démarche, de manière à permettre aux étudiants de mieux percevoir (et parfois déconstruire) le « métier » de (socio)linguiste. Chacun des chapitres comprend une bibliographie suffisamment sélective pour être pertinente, et l'ouvrage compte en outre une bibliographie générale et un index.
Si, depuis trente ans au moins, les « parlers jeunes » font l'objet de nombreux travaux, le livre dirigé par Françoise Gadet est le premier à en proposer une description transversale. Il s'agit d'un ouvrage qui intéressera non seulement les chercheurs qui souhaitent disposer d'un tableau récent et étayé sur le plan empirique du français des jeunes des quartiers populaires de la région parisienne, mais aussi plus généralement celles et ceux qui veulent (re)découvrir les principales caractéristiques et les dynamiques en cours du français ordinaire.