La tolérance est aujourd'hui la nouvelle vertu cardinale de la science politique. Intégration, ouverture, compréhension de l'autre, hybridité : toute pensée politique doit être au diapason du discours sur la tolérance. Plusieurs seront heureux de voir un philosophe introduire une note discordante dans ce refrain. Dans son essai Plaidoyer en faveur de l'intolérance, Slavoj Zižek tente de démontrer qu'il est possible et même nécessaire aujourd'hui de penser et d'agir à contre-courant des tendances politiques actuelles qui favorisent la tolérance et le multiculturalisme.
Slavoj Zižek est professeur à l'Institut d'études sociales de l'Université de Ljubljana en Slovénie et professeur invité dans plusieurs universités d'Europe et des États-Unis. Sa renommée ne cesse de grandir, quoique le public francophone n'ait accès aux traductions de ses ouvrages publiés d'abord en anglais que depuis peu de temps : trois livres publiés en 2004, trois autres en 2005, et déjà un depuis janvier. Comment expliquer cette soudaine popularité ?
Zižek, qui a fait ses études de psychanalyse à Paris au début des années 1980, n'a rien du “ néo-conservateur américain ”—image devenue incontournable voire lieu commun des études politiques sur l'Amérique—ou du “ réactionnaire ”. Mais voilà, c'est peut-être là que se trouve l'originalité de son opinion. Se réclamant de la gauche—il s'est déjà présenté à la présidence de la Slovénie pour un parti social-démocrate—il ne s'abstient pas pour autant de la critiquer. Double critique, donc : de la gauche et de la droite, ce qui suscite à la fois la méfiance et la fascination.
Si le thème de son livre est une charge contre le libéralisme multiculturel et tolérant (contre les Liberals, dans le sens américain), il observe que la gauche comme la droite se sont révélées incapables d'offrir une alternative à “ la dépolitisation de l'économie ”, cœur du problème de la politique d'une époque que Zižek qualifie de post-politique.
Au niveau de la forme, l'argumentation de Slavoj Zižek n'a rien de conventionnel. De nombreux chapitres très courts, pas toujours liés directement les uns aux autres, et surtout une rhétorique, un style particuliers : un mélange d'interprétations diverses (particulièrement du cinéma), d'analogies avec la psychanalyse lacanienne, de commentaires philosophiques très érudits (Kant, Hegel, Schelling), le tout étalé de manière assez disparate. Cette façon d'argumenter rend d'autant plus difficile l'élaboration d'une synthèse. Il est tout de même possible de percevoir sa critique de ce qu'il appelle le désaveu du moment politique (thème qu'il emprunte partiellement à Jacques Rancière). Ce moment, c'est le phénomène par lequel les “ sans-part ” prennent la place du Tout, lorsque le particulier devient l'universel.
Du démos athénien aux révolutionnaires de 1789, le moment politique est un court-circuit entre le particulier et l'universel, lorsqu' “ une demande particulière n'est pas simplement partie de la négociation entre intérêts, mais conduit à quelque chose de plus, et commence à fonctionner comme la condensation métaphorique de la restructuration globale de l'espace social dans sa totalité ” (p. 60). Un tel moment politique ne peut plus se produire. Ce désaveu du moment politique, Zižek le présente sous forme d'une typologie : 1) l'archi-politique—les tentatives “ communautaires ” de définir un espace social homogène et traditionnel; 2) la para-politique—la dépolitisation du politique en le traduisant en une compétition au sein de l'espace de représentation; 3) la méta-politique—compréhension du conflit politique comme un théâtre d'ombres où se reflètent des enjeux qui se jouent en réalité sur une autre scène (économique); 4) l'ultra-politique—dépolitiser le conflit en l'amenant à une agonistique guerrière entre “ nous ” et “ eux ”; et finalement 5) la post-politique, la collaboration entre technocrates éclairés, adeptes de négociations et de compromis. Le seul critère évaluatif de cette post-politique est l'efficacité : les bonnes idées sont “ les idées qui marchent ” (p. 40), celles qui sont réalisables. Or, la manifestation la plus claire de la post-politique aujourd'hui est la tendance au multiculturalisme; une politique authentique serait donc ce qui irait à son encontre, en d'autres termes une politique de l'impossible.
L'antagonisme gauche/droite, conceptualisé respectivement comme le multiculturalisme d'une part et le fondamentalisme ethnique/sexiste/religieux d'autre part, est faux, dit Zižek. S'il est vrai que la poursuite d'enjeux particuliers dont la résolution doit être négociée à l'intérieur d'un ordre global “ rationnel ” (en d'autres mots la politique post-moderne), constitue une politique inauthentique et “ non-substantielle ”, la réponse sous forme de retours passionnés, souvent violents, aux racines ou autres formes de “ substances ” ethniques ou religieuses ne vaut pas mieux (p. 61). Cette opposition est un simulacre car les deux peuvent être liés : “ Un défenseur du multiculturalisme peut aisément trouver attractive même l'identité ethnique la plus ‘fondamentaliste’, à condition qu'elle soit l'identité du prétendu authentique Autre (disons, aux États-Unis, l'identité tribale américaine originaire); un groupe fondamentaliste peut facilement adopter, dans son fonctionnement social, les stratégies postmodernes de la politique identitaire, en se présentant comme l'une des minorités menacées luttant simplement pour conserver son mode de vie spécifique et son identité culturelle (p. 64). ” Unis plus qu'il ne paraît, les deux s'entendent d'ailleurs très bien aujourd'hui, car, l'un et l'autre, ils épousent parfaitement le mouvement capitaliste circulatoire.
La société dépolitisée, entrée dans l'ère de la “ fin de l'idéologie ”, vit dans l'immobilisme du non-événement. Toutes les décisions relatives à l'économie—c'est-à-dire celles qui nous affectent vraiment—sont prises dans les cercles privés : “ La manière dont l'économie fonctionne est acceptée comme une simple manifestation de l'état des choses objectif (p. 147). ”
Jusqu'à maintenant, les solutions qu'on a pu trouver à nos sociétés—de la théorie de la société du risque d'Ulrich Beck aux post-modernes—n'ont rien réglé, et pour cause : “ Aussi longtemps qu'[aura lieu] cette dépolitisation de la sphère économique, l'ensemble du discours sur une citoyenneté active, sur un débat public conduisant à des décisions collectives responsables, etc., restera circonscrit aux enjeux culturels des différences religieuses, sexuelles, ethniques. ” (p. 147) La seule solution serait de politiser l'économie. Comment ? En réduisant la liberté du capital. Si la post-politique semble interdire la politisation de l'économie, un tel acte qui semble impossible—et qui l'est vraiment—créerait rétrospectivement, lorsque accompli, les conditions de sa propre possibilité.
Le sens subversif d'un retour au politique serait de faire passer les demandes de la classe moyenne—nouvelle sans-classe—d'un statut particulier à un statut universel. Du démos athénien au prolétariat chez Marx, rappelle Zižek, les “ sans-part ” sont toujours porteurs de l'universel, qui n'est jamais neutre. La solution de Zižek serait donc “ une suspension de gauche de la loi ” (p. 85). Le seul moyen de rejeter l'opposition entre tolérance et fondamentalisme est de suspendre l'espace neutre (qui n'est jamais vraiment neutre) de la loi, c'est-à-dire la “ suspension politique de l'Éthique ” : il faut agir contre la loi au nom de la vraie universalité à venir et “ suspendre le cadre moral abstrait ” (p. 87). Pour cela, la classe moyenne doit s'identifier avec le point d'exclusion—il faut pouvoir dire : “ Nous sommes tous des travailleurs immigrés! ”. Le point d'exclusion a cette importance qu'il est l'élément de l'incohérence, de “ la contradiction vivante ” qui permet au mouvement d'avoir lieu. Alors que les multiculturalistes acclament tout ce qui se rapporte à l'hybridité comme “ retour à des identités résistantes ”, Zižek leur répond qu'il faut plutôt “ affirmer l'hybridité comme le lieu de l'Universel. (p. 91) ” Il s'agit donc de faire fonctionner la mécanique dialectique.
On comprend bien le court-circuit par lequel Zižek reprend des thèmes du multiculturalisme pour les retourner contre lui. Or, la solution n'est pas si simple. La situation politique actuelle est problématique, elle est dans une impasse. Cette impasse, qu'il nomme “ interpassivité ” est l'activité engagée dans le but d'assurer la passivité de l'autre (p. 155). Ce qui est justement, dit-il, l'aboutissement des politiques identitaires des enjeux particuliers, forme post-moderne de la politisation (droits des homosexuels, écologie, minorités ethniques). Tout cela est profondément inauthentique et évoque l'obsessionnel névrotique qui parle en permanence et s'active frénétiquement pour s'assurer que ce qui importe réellement ne sera pas perturbé. La post-politique demande l'interpassivité, et cette dernière se nourrit de la première.
Le programme de Zižek était ambitieux. Son essai est parfois difficile (les références à la psychanalyse peuvent être fort nébuleuses pour un profane de la philosophie de Lacan), parfois drôle; il passe du léger (un chapitre sur Oprah Winfrey) au sérieux, du badin (anecdotes personnelles en Slovénie) au vulgaire (blagues cochonnes sur les pénis), mais aussi du ridicule au sublime. Le style Zižek étonnera toujours—en particulier ce qu'il nomme la “ doxa académique ”. L'étonnement tourne rapidement à l'ennui quand on lit plus d'un livre de Zižek : l'originalité, marque de commerce de Zižek, peut vite se transformer en son contraire quand sont continuellement répétés les mêmes blagues, anecdotes, interprétations et coups de gueule. Le lecteur a de quoi se poser des questions sur la pertinence des nombreuses publications de ce professeur qui n'enseigne presque plus, tant il est occupé à écrire.
En fin de compte, ceux qui s'attendaient à un renouveau de la pensée ou à la révélation d'une source théorique seront déçus. Les concepts abordés par Zižek ne sont pas toujours bien explicités. Post-politique, universel, dépolitisation—autant de concepts avec lesquels jongle habilement Zižek, sans toutefois réellement les approfondir. Par ailleurs, son intolérance n'est pas une grande découverte—et, passé le titre, Zižek ne mentionne quasiment jamais ce mot. Le désaveu du moment politique tant critiqué par Zižek semble être une idée que son écriture perpétue. “ Politiser l'économie ! ”, crié comme un slogan, n'a-t-il pas quelque chose de la méta-politique, autre forme de désaveu politique?
À la lecture de son essai, on a le goût de répondre à Zižek que ce qu'il prétend être le moment politique—la mécanique dialectique—survient jour après jour, inlassablement, mais dans le domaine juridique : un jugement est l'accession d'une position particulière à une universalité. Zižek ne cherche peut-être pas le moment politique au bon endroit : plutôt que dans la mécanique dialectique, ne se trouverait-il pas, justement, dans le déraillement, la panne et le dysfonctionnement de cette mécanique?