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La guerre culturelle des conservateurs québécois Sous la direction de Francis Dupuis-Déri et Marc-André Éthier (dir.) M Éditeur Québec, 2016, 224 pages

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La guerre culturelle des conservateurs québécois Sous la direction de Francis Dupuis-Déri et Marc-André Éthier (dir.) M Éditeur Québec, 2016, 224 pages

Published online by Cambridge University Press:  18 September 2018

Emanuel Guay*
Affiliation:
Université du Québec à Montréal
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Book Review/Recension
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association (l'Association canadienne de science politique) and/et la Société québécoise de science politique 2018 

La démocratie occupe une place ambiguë dans l'imaginaire politique contemporain. Jamais une part aussi importante de l'humanité n'a eu la possibilité de nommer elle-même ses gouvernements, et pourtant la démocratie libérale est régulièrement déclarée en crise ou en déroute, tant dans les cercles académiques que dans les médias. Si ce constat est souvent mis de l'avant par des figures intellectuelles et militantes de gauche, qui dénoncent notamment l'influence croissante d'institutions sans redevabilité démocratique dans les affaires publiques – telles que les banques centrales, les agences de notation, etc. – une critique conservatrice de la démocratie moderne s'est également imposée au cours des dernières décennies. Celle-ci se voit alors accusée d'avoir cédé aux pressions d'une minorité bruyante, travaillant de concert avec des gouvernements complaisants qui réduisent le jeu démocratique à la gestion des identités particulières, aux dépens des majorités historiques et de la mémoire comme espace de rassemblement national.

C'est à cette deuxième critique de la démocratie moderne – et par extension des sociétés contemporaines – que l'ouvrage coédité par le politologue Francis Dupuis-Déri et le didacticien Marc-André Éthier s'intéresse, en avançant la thèse d'une guerre culturelle menée par les idéologues conservateurs au Québec depuis de nombreuses années. Cette guerre peut être comprise comme « un débat intellectuel et [un] conflit politique qui ont pour enjeu la justification et la promotion d'attaques contre les droits et libertés des individus, mais aussi de catégories sociales marginalisées, ainsi que les conditions de vie et de travail acquis de chaude lutte » (32-33).

Pour mieux délimiter les origines et les effets de ce courant conservateur dans l'espace public québécois, l'ouvrage déploie une analyse en trois temps. Le politologue Frédéric Boily débute la première section en offrant une relecture stimulante de la politique québécoise. Boily soutient en effet que la place du conservatisme dans la province a été minimisée par l'idée courante d'une rupture entre la période duplessiste et la Révolution tranquille, les deux périodes étant alors caractérisées respectivement par une hégémonie, puis un délitement quasi complet de la droite. Le politologue s'affaire ensuite à démontrer que les thèmes classiques du conservatisme – l'importance du passé et de l'histoire pour contrer la menace de disparition et les périls de la modernité, le refus de l'axe gauche-droite, etc. – n'ont pas disparu avec l'Union Nationale, mais ont plutôt imprégné un ensemble de formations politiques post-duplessistes telles que le Crédit social, l'Action démocratique du Québec, la Coalition Avenir Québec, etc. (52-55). L'historienne Denyse Baillargeon, pour sa part, esquisse dans son chapitre les contours d'un « nationalisme défensif et traditionaliste qui reposait sur le triptyque de la langue, de la foi et de la vocation rurale, mais qui avait surtout pour fondement la défense de la famille patriarcale nombreuse, gage de la survie du groupe » (76). Baillargeon souligne que cette forme de nationalisme, avec son soubassement conservateur et paternaliste, a longtemps prévalu au Québec et persiste sous différentes formes aujourd'hui.

La deuxième section de l'ouvrage est dédiée à la question de l'histoire au Québec, avec une première intervention de l'historien Martin Petitclerc sur les tensions entre l'histoire sociale et la « nouvelle sensibilité ». Petitclerc constate que le second courant a reproché au premier d’être gagné au « pluralisme identitaire » et d'avoir « fait éclater la mémoire nationale en identités particulières, minant de l'intérieur la capacité de la nation de se penser en tant que sujet historique » (104), ce à quoi il répond que la nouvelle sensibilité se réduit trop souvent à « une histoire des idées qui suivrait son cours « malgré » le pouvoir, l'exploitation et les inégalités » (131). Le chapitre suivant, rédigé par Éthier, Jean-François Cardin et David Lefrançois – tous trois membres du Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante – examine les débats entourant le contenu des cours d'histoire au Québec, en y relevant deux tendances dominantes, soit la néonationaliste et la fédéraliste, qui contribuent toutes deux au « maintien des relations sociopolitiques propres à un système socioéconomique dont l’élite choisit les connaissances à « acquérir », au détriment d'autres apprentissages, ayant pour seul mérite de consolider son pouvoir en légitimant ses connaissances » (162).

La troisième section du livre se penche sur le cas spécifique du conservatisme de gauche, sorte d'hybride entre l'opposition au capitalisme et le ralliement autour d'un sujet unitaire de la lutte politique, qui trouverait sa principale expression dans le nationalisme et qui serait érodé par la prolifération des luttes qualifiées de secondaires ou particularisantes, telles que le féminisme, l'antiracisme, etc. Le chapitre de Dupuis-Déri analyse plus précisément les rapports entre les conservateurs de gauche et le féminisme, en montrant que les premiers ne s'opposent pas tous frontalement au second, mais qu'ils n'hésitent pas pour autant à l'associer à une fragmentation des luttes qui serait le « symptôme désolant d'une société atomisée et dysfonctionnelle et d'un individualisme pluraliste » (186). Le dernier chapitre, rédigé par le sociologue Mathieu Jean, se concentre sur les propositions mises de l'avant par le philosophe Éric Martin. Jean soutient que l'idée d'un « monde commun » défendue par Martin « repose en fait sur un amalgame entre d'un côté le plan culturel symbolique et de l'autre les institutions. L'histoire officielle, tout comme la théorie de Martin, postule l'unité a priori des institutions, de la culture et du peuple. Ils peuvent alors restreindre l'histoire à l'histoire des institutions, mais seulement au prix d'une extrême réduction de la réalité conflictuelle des sociétés » (209-210).

La guerre culturelle des conservateurs québécois offre plusieurs clés de lecture pour aborder un phénomène à la fois important et passablement difficile à circonscrire, soit la diffusion d'une sensibilité conservatrice qui couvre actuellement une grande partie du spectre politique québécois. Cette sensibilité, qui se veut notamment critique de l'individualisation des sociétés et de « l’éclatement des luttes », peine généralement à reconnaître que « la diversité n'est pas une faiblesse par effet de fragmentation, mais au contraire une force en raison des possibilités de coalition » (185). On peut espérer que d'autres travaux contribueront à la contre-offensive intellectuelle et militante promue dans cet ouvrage, face à la délégitimation tranquille des mouvements sociaux progressistes menée, au Québec comme ailleurs, par des partisans plus moins affichés du retour à l'ordre.