L'ambition de cet ouvrage collectif est de faire le bilan des premières années d'existence de la Commission nationale du débat public (CNDP), une instance participative créée par le gouvernement français en 2002. Le mandat de la CNDP est d'organiser des séances de participation publique sur les projets d'aménagement et d'infrastructure qui ont des incidences socio-économiques et environnementales majeures. La CNDP est emblématique du modèle de démocratie participative développé en France depuis une dizaine d'années. Elle est en effet l'expérience française la plus aboutie en la matière. Son originalité provient de trois caractéristiques : 1) elle équivaut à un droit à la participation puisque l'organisation du débat public est automatique pour les projets les plus importants; 2) elle est une entité autonome de l'État; 3) elle fonctionne selon un mode expérimental, c'est-à-dire que l'organisation est minimalement encadrée par la loi (c'est un «dispositif ouvert», 70), ce qui permet d'adapter la méthodologie participative en fonction des enjeux particuliers à un projet et à sa localisation.
La publication d'un ouvrage complet sur une expérience déterminante de démocratie participative est réjouissante, car les examens approfondis d'une procédure de participation sont rares (une exception notable : les analyses sur le budget participatif de Porto Alegre). La plupart des études se concentrent en effet sur un moment précis de participation sans donner un aperçu de la globalité du dispositif. Une approche d'ensemble permet de mieux saisir la réalité des instances participatives. Le bilan dressé par ce livre de la CNDP est conforme à une démarche globale, même si plusieurs analyses auraient mérité d'être creusées davantage.
Le livre rassemble les contributions de la plupart des chercheurs qui se sont intéressés à l'émergence en France de la procédure de débat public. Cette diversité de chercheurs permet d'«ausculter» la CNDP selon des perspectives variées (droit, sociologie politique, analyse des politiques publiques, philosophie, communication) et sur des objets d'études également divers (le rôle des élus, la place de la démocratie électronique dans le débat, la posture des citoyens, les dynamiques d'échange et de délibération, l'évaluation des procédures, et ainsi de suite). Autre singularité, l'ouvrage comprend des témoignages d'acteurs qui ont participé d'une façon ou d'une autre à un débat public encadré par le CNDP (principalement des commissaires, des maîtres d'ouvrage et des représentants associatifs). Cette pluralité des approches et des postures traduit l'optique des directeurs de l'ouvrage, qui est de concevoir la CNDP non seulement comme un dispositif phare de la démocratie participative française, mais aussi comme «un analyseur des tensions qui caractérisent la démocratie contemporaine» (16), telles que la transformation des processus de prise de décision, l'élargissement des formes traditionnelles d'expertise, le renouvellement des mobilisations contestataires, et ainsi de suite. (10).
Le livre est divisé en cinq sections. La première partie trace les origines et le fonctionnement de la CNDP. À l'image d'autres institutions, la CNDP n'est pas née spontanément : elle est l'héritière d'une procédure imparfaite d'enquête publique remontant au dix-neuvième siècle, plusieurs fois réformée à partir des années 1970. L'intensification des conflits environnementaux au début des années 1990 a accéléré la formalisation du débat public à la française. Dans cette optique, Cécile Blatrix conçoit la CNDP comme une «concession procédurale» faite aux groupes environnementaux qui exigeaient une plus grande transparence de la démarche. Jean-Michel Fourniau démontre que l'institutionnalisation du débat public ne touche pas seulement la codification de la procédure, mais aussi la constitution d'un nouvel acteur politique, le «citoyen lambda», dont le rôle a évolué depuis les premières expériences de débat public dans les années 1990. Cette première partie est l'une des plus intéressantes du livre, car elle donne à voir la petite histoire qui a favorisé l'éclosion et l'institutionnalisation du dispositif participatif. Cécile Blatrix souligne avec justesse combien cet aspect est souvent occulté des études sur le phénomène participatif : la crise de la démocratie représentative est en effet présentée à l'origine des expériences participatives, sans explication approfondie sur la conjoncture politique particulière qui a mené à leur création. Les analyses sont bien souvent strictement centrées sur la pratique de ces dispositifs (nous ajouterions que cet intérêt porte sur la partie la plus évidente, les séances publiques).
L'objectif de la deuxième partie est d'analyser le processus de légitimation de la CNDP à travers les méthodes et les actions développées depuis 2002. Cette section démontre comment «l'inventivité procédurale» est déterminante dans la reconnaissance de l'institution. Les exercices particuliers de débat public donnent en effet lieu à une organisation autonome, adaptée à la nature du conflit, à sa localisation et aux acteurs impliqués (la nature expérimentale de la CNDP). Toutefois, la légitimité des instances participatives demeure toujours fragile : selon Sandrine Rui, la CNDP doit continuellement faire la preuve du caractère juste et efficace de ses actions.
La troisième partie s'intéresse aux espaces concrets du débat, que ce soient les négociations préalables sur la forme du débat, les réunions préparatoires, l'utilisation d'Internet dans la construction de la dynamique d'échange ou les séances publiques en tant que telles. Cette section met en lumière la complexité de la mise en scène du débat, qui ne peut être assimilé à une simple réunion publique. Dans cette optique, plusieurs auteurs rejettent l'analyse habermassienne du débat, trop centrée sur la formulation de l'opinion au détriment d'une étude des conditions de production des discussions. Cette remise en cause de l'analyse discursive revient d'ailleurs dans plusieurs textes tout au long du livre. Laurence Monyer-Smith fait une analyse fouillée des usages d'Internet dans un contexte de débat public, alors que cet outil soulève toujours beaucoup de scepticisme quant à sa portée participative. De la même façon, Rémi Lefebvre démontre l'inconfort des élus en contexte de débat public : ignorant bien souvent la procédure, ils oscillent entre une posture de communication et une de dialogue.
La quatrième partie traite des dynamiques d'échanges propres au débat public. Il apparaît que les différents acteurs du débat public (commissaires, maîtres d'ouvrage, groupes, citoyens, élus et autres) comprennent encore mal leur rôle. Même si le débat public a entraîné une série d'adaptations chez la plupart des acteurs (dont la formation de personnel spécialisé dans la préparation au débat public chez les maîtres d'ouvrage les plus sollicités), la finalité du débat public n'est souvent pas comprise. La contribution de Fernand Doridot sur les conflits autour de la production de données quantitatives est particulièrement révélatrice des incertitudes créées par le débat public.
La cinquième partie s'articule autour d'un défi majeur en matière de démocratie participative : «comment évaluer une procédure qui, malgré son ancrage institutionnel, reste une expérimentation?» ou dit plus crûment, «comment justifier les fonds, le temps, l'énergie alloués à ces exercices?» (305). Les auteurs s'interrogent sur les critères à mobiliser, de même que sur l'objet de l'évaluation (la conception des dispositifs participatifs ou les dynamiques de l'échange). L'argumentaire de Fourniau et Simard est particulièrement intéressant : selon eux, l'évaluation ne doit pas porter sur la forme du «bon» débat, mais doit plutôt envisager la capacité d'un débat à faire évoluer une relation initialement conflictuelle à travers les effets d'apprentissage induits par la démarche. Du point de vue méthodologique, une optique en termes d'apprentissage signifie qu'il est nécessaire d'analyser les effets du débat sur un certain laps de temps, plutôt que de se centrer sur le moment même du débat.
Les faiblesses de ce livre proviennent des défauts généralement associés aux ouvrages collectifs. Les contributions sont en effet de qualité très inégale. Parmi les textes rédigés par des chercheurs, plusieurs auteurs n'expliquent pas le travail empirique à l'appui de leurs démonstrations et ne citent aucune publication antérieure qui permettrait de positionner leur travail. La plupart des contributions sont courtes, ce qui est particulièrement frustrant lors de la lecture des textes les plus pertinents. Pour permettre des démonstrations plus fouillées, certaines parties auraient pu être coupées, dont la présentation de la grille d'analyse donnée aux auteurs, car de toute façon, peu l'ont respectée.
Ce livre s'inscrit dans un intérêt bien ancré en France pour le phénomène de la démocratie participative. La communauté de chercheurs français se mobilise en effet autour de ce phénomène pourtant très récent en France. Par comparaison, le Québec et le Canada connaissent des expériences plus anciennes (pensons au Bureau d'audiences publiques sur l'environnement, le BAPE) qui bien qu'étudiées, n'ont pas fait l'objet d'une attention aussi systématique et intense par un collectif de chercheurs. Un effort de synthèse serait particulièrement intéressant pour définir le modèle canadien de démocratie participative. À cet égard, l'ouvrage présenté ici pose les fondations d'un programme de recherche pour étudier d'autres dispositifs participatifs et favoriser la comparaison. Soulignons d'ailleurs que le livre ouvre ses pages à l'une des analyses les plus intéressantes, à notre avis, sur l'expérience du BAPE (voir le chapitre de Mario Gauthier et Louis Simard). La création de la CNDP a été fortement influencée par celle, plus ancienne, du BAPE. Cet air de famille est souligné à plusieurs reprises dans le livre, sans pour autant qu'on explique comment la CNDP a finalement adopté un mode de fonctionnement assez différent du BAPE. Cette omission devrait être intégrée dans un projet de recherche systématique, comme le souligne Loïc Blondiaux : «il est regrettable en particulier qu'aucune recherche ne se soit consacrée à ce jour à retracer finement la trajectoire politique et sociale des principaux acteurs de cette histoire [celle de la CNDP], ou à comprendre les modalités de diffusion et de circulation des concepts juridiques et théoriques qui ont servi à motiver leur action» (38). L'invitation est lancée…