Que deviennent les cadavres des bourreaux – entendus ici au sens d’auteurs de crimes politiques de masse, à savoir les grands criminels de guerre et/ou contre l’humanité, les génocidaires, les tortionnaires notoires, les dictateurs et autres terroristes en mal de carnage de grande ampleur – et que faire de leur dépouille ? Comment appréhender l’« héritage » qu’ils laissent derrière eux ? Que nous dit de la violence politique extrême, de la sortie de régimes dictatoriaux et, surtout, de la gestion de la mémoire de ces périodes sombres, la « trajectoire » empruntée par leur corps par-delà la mort ? Car le destin de ces bourreaux ne s’interrompt pas avec leur décès. Leurs corps, ou plutôt ce qu’ils incarnent, leur survit symboliquement et, partant, politiquement, au point d’en faire des dépouilles aussi encombrantes qu’indésirables parce que « lourdes » de toute l’idéologie meurtrière portée de leur vivant. Telles sont les questions auxquelles se propose de répondre cet ouvrage collectif dirigé par la professeure Sévane Garibian (Faculté de droit de l’Université de Genève), membre du programme de recherche européen Corpses of Mass Violence and Genocide.
Et de fait, pour reprendre les mots de celle-ci, le sort réservé aux cadavres des tyrans constitue bel et bien une « clé de compréhension » –inusitée, certes, mais totalement pertinente – de la criminalité politique de masse. Dès lors, pour être inédite, la démarche proposée n’en pose pas moins des questions fondamentales, révélatrices d’enjeux politiques, sociaux, juridiques et plus encore symboliques, majeurs, dans la mesure où la mort du tyran et surtout les circonstances qui l’entourent, ne vont que rarement d’elles-mêmes malgré le soulagement que peut susciter cette disparition. Car, effectivement, et à analyser les différents scénarios décrits dans l’ouvrage, il apparaît qu’aucune « solution » ne soit « idéale » en soi. Montrer la mort du « bourreau », exposer la dépouille parfois violentée, revient à prendre le risque de voir naître un véritable culte du martyr, pour peu que le tyran soit mort courageusement (Saddam Hussein) ou qu’il ait été tué dans des conditions particulièrement violentes, voire même barbares (Muammar Khadafi, Benito Mussolini), conditions que rachète à peine, que justifie moins encore, leur propre passé de bourreau, responsable de violences et de souffrances incommensurables. A l’inverse, camoufler le corps, tenir au secret le lieu de la sépulture, l’inhumer dans l’ombre, c’est prendre le risque d’entretenir la croyance en une hypothétique survie du tyran, l’espoir de retour d’un messie de l’horreur. Dans un cas comme dans l’autre, la question qui se pose est celle de la pérennisation de ces idéologies mortifères incarnées par ces bourreaux et, avec elle, celle de la mémoire de ces passés de sang : montrer le corps pour attester de la mort ou faire disparaître le cadavre pour contrer le risque de patrimonialisation autour de la dépouille, avec dans un cas comme dans l’autre, une mort qui n’est pas vraiment une fin.
Et, de fait, la mort physique du bourreau n’est jamais synonyme de la mort des idées qu’il « incarnait » au sens premier du terme. C’est en ce sens que ce livre prend tout son intérêt, et si certains chapitres sont plus anecdotiques, qui détaillent les circonstances, voire les péripéties parfois à la limite du rocambolesque entourant la mort de tel ou tel « bourreau », d’autres, en revanche, invitent à une réflexion approfondie en proposant des pistes de recherche peu empruntées et en développant une analyse extrêmement intéressante pour qui étudie cette criminalité de masse. « Mort échappatoire » due à la vieillesse, la maladie ou le suicide sans que justice ait été rendue (Pol Pot, Franco, Pinochet…), « mort vengeance » (Khadafi, Mussolini) ou « mort sentence » (grands criminels de guerre à Nuremberg, Saddam Hussein…) pour reprendre les catégories mêmes de l’ouvrage, celles-ci ne sont une fin en soi que de l’enveloppe physique du tyran, et, par là-même, ont pleinement partie liée avec ces passés qui ne passent pas, pour reprendre la formulation d’Éric Conan et d’Henri RousseauFootnote 1, comme si la porte, pour définitivement les refermer, restait « coincée » par ces cadavres encombrants porteurs d’une histoire de bruit et de fureur, dont le trop de sang versé hante encore les vivants.
En outre, loin d’être marginale – ce qu’elle pourrait sembler de prime abord –, cette question du sort des corps des bourreaux s’avère d’une totale actualité. Atteste de celle-ci la décennie passée traversée par la mort de nombreux criminels de masse – Idi Amin Dada, Slobodan Milosevic, Augusto Pinochet, Saddam Hussein, Aloïs Brunner, Muammar Kadhafi, Kim Jong-Il, Erich Priebke, Jean-Claude Duvalier, le SS danois Soren Kam –, mais également les débats, toujours passionnés, quant à savoir que faire des dépouilles de tyrans anciennement honorés qui posent aujourd’hui problème (Franco), et plus encore les « embarras » suscités par l’inhumation des corps des terroristes internationaux, ces ennemis sans territoire, dont personne ne veut. À terme, un ouvrage plus qu’utile, nécessaire, qui offre une lecture multidisciplinaire autre, différente, des violences politiques extrêmes à travers la mort des bourreaux et de « la carrière itinérante » de leurs corps, incarnation du mal politique ; une carrière qui « peut être pleine d’imprévus » pour finir sur les mots de Sévane Garibian elle-même.