La première partie de cet ouvrage discute les lectures heideggérienne et deleuzienne de Nietzsche. Les analyses y sont menées de manière assez scolaire en s’appuyant sur plusieurs lieux communs. On peut aussi regretter qu’elles soient mal intégrées au reste de l’ouvrage. En revanche, les deux autres parties, consacrées respectivement à l’art et à la politique chez Deleuze et Heidegger, qui constituent le cœur du travail, s’interpellent mutuellement de manière beaucoup plus organique. Les spécialistes de Heidegger n’apprendront rien de véritablement nouveau à propos de la pensée du maître de la Forêt noire, tandis que les lecteurs de Deleuze de tous les niveaux découvriront ou approfondiront grâce au livre de Sholtz l’originalité et la richesse de la pensée deleuzienne, en particulier en ce qui concerne son rapport au thème du «cosmique». Voyons plus en détail chacune des trois parties qui composent l’ouvrage.
Janae Sholtz amorce donc son travail par une discussion des lectures de Nietzsche proposées par Heidegger et Deleuze. Par moment, l’auteure établit des rapprochements entre Nietzsche et Heidegger, notamment en ce qui concerne l’art comme résistance à la vérité métaphysique. En d’autres occasions, Deleuze est stratégiquement utilisé pour soustraire Nietzsche à l’interprétation heideggérienne. Ainsi en va-t-il, par exemple, lorsque Sholtz explique que les pensées de Nietzsche et Deleuze ne proposent pas un simple renversement du platonisme, mais bien plutôt une nouvelle manière de concevoir les idées comme différentielles et immanentes au devenir. D’autres passages concernent les limites des analyses heideggériennes relativement aux principales notions nietzschéennes que sont la volonté de puissance, l’éternel retour et le surhomme. L’un des buts principaux de cette première partie semble consister à libérer Nietzsche de l’histoire de la métaphysique dans laquelle l’a enfermé Heidegger, ceci afin de mieux mettre en évidence le vitalisme commun à Nietzsche et Deleuze. Malgré les divergences significatives entre Heidegger (l’Être étant reconduit au même) et Deleuze (penseur de la différence), l’auteure insiste sur les aspects positifs d’un travail comparatif, en tant que les deux philosophes demeurent en dette vis-à-vis de Nietzsche, travail qui donne une orientation à la critique de la métaphysique en plus de fournir les ressources pour penser un «peuple à venir». La suite de l’ouvrage montre comment ce peuple manquant est différemment conçu par Heidegger et Deleuze.
Dans la seconde partie de l’ouvrage, consacrée à l’art chez Heidegger et Deleuze, l’étude des similarités et des divergences entre les deux philosophes se poursuit, mais ce jeu des comparaisons ouvre aussi de nouvelles perspectives «cosmologiques» relativement peu étudiées par les commentateurs. Ainsi en va-t-il lorsque l’auteure discute la question du «déclin de la terre» en lien avec l’art, notamment à partir de l’essai de Heidegger intitulé «L’origine de l’œuvre d’art» (Reference Heidegger and Brokmeier1962) et des travaux communs réalisés par Deleuze et Guattari. Sholtz montre bien de quelle manière, chez Heidegger, à partir des années 1930, l’art devient la solution privilégiée pour reconnecter la pensée à la terre comme lieu de cristallisation originaire de l’être, alors que le calcul et la technologie ne permettent que d’objectiver le sol terrestre en donnant une orientation ontique à l’habiter, ratant ainsi le sens authentique de la demeure. Cet habiter poétique s’articule chez Heidegger à une vision nationaliste incompatible avec l’expérience deleuzienne de l’art qui ne s’enracine pas dans un sol grec géo-culturellement originaire.
Sholtz explique bien en quoi l’appel à l’invention d’un peuple créateur à venir et habitant une terre nouvelle, qui donne son titre à l’ouvrage, est commun à Heidegger et Deleuze. Elle montre tout aussi clairement comment les aspects de cette nouvelle terre sont prédéterminés pour Heidegger, tandis qu’ils demeurent à créer pour Deleuze. L’auteure met bien en évidence la fonction prophétique attribuée à Hölderlin par Heidegger, qui en fait le poète annonçant la terre et le peuple nouveaux. Mais elle discute également, de manière audacieuse (p. 112-118), Paul Klee, auquel Heidegger s’est intéressé brièvement à partir des années 1950. Cette référence est bien sûr stratégiquement posée, puisque Klee deviendra pour Deleuze l’artiste par excellence de la terre déterritorialisée et cosmique. Alors que, aux yeux de Heidegger, Klee commémore un monde passé et oublié, ce même Klee devient pour Deleuze l’artiste des devenirs non-humains de l’homme qui exprime artistiquement une terre désœdipiénalisée et non familière. Du point de vue deleuzien, Heidegger oriente tout simplement la pensée sur le mauvais peuple et la mauvaise terre. L’auteure indique (p. 125-129) que Kostas Axelos a pu servir de relais entre Heidegger et Deleuze sur la question du planétaire et du cosmique. Axelos fut, en effet, traducteur et interprète de Heidegger; il a consacré des ouvrages au «jeu du monde» et au «planétaire», en plus d’avoir entretenu une relation d’amitié avec Deleuze. Ce dernier a fait paraître son Spinoza et le problème de l’expression dans une collection dirigée par Axelos aux Éditions de Minuit et a rédigé un compte rendu élogieux des ouvrages d’Axelos. Il semble avoir été l’un des catalyseurs de la «sensibilité cosmique» de Deleuze, qui prendra cependant ses distances par rapport à son idée d’un «monde planétaire» à la faveur d’une expérience du cosmique et de la déterritorialisation librement inspirée de Paul Klee.
En mobilisant différents domaines de la création artistique, Sholtz exemplifie ensuite le rôle de l’art comme création d’un peuple nouveau et d’une terre nouvelle, cosmique et déterritorialisée chez Deleuze. L’art moderne, pour Deleuze, a comme tâche de capter et d’exprimer, en les rendant sensibles, des forces cosmiques de déterritorialisation qui ne sont pas sensibles par elles-mêmes et, ce faisant, de défamiliariser le rapport à la terre. La juste insistance de Sholtz sur cette sensibilité cosmique, toute deleuzienne, permet d’alimenter un débat encore marginal dans les études sur Deleuze concernant les rapports de la pensée à l’art et au cosmique.
La troisième et dernière partie de l’ouvrage discute les déplacements critiques que Deleuze fait subir aux positions politiques heideggériennes. À nouveau, la question de la «terre» est au cœur des enjeux. Comme on peut s’y attendre, l’engagement de Heidegger au parti National socialiste est problématisé. L’auteure aborde cette question, entre autres, en revenant sur les notions heideggériennes de déracinement (Entwurzelung), de peuple (Volk) et de patrie (Heimat). De manière non complaisante, Sholtz distingue l’engagement heideggérien de la rhétorique nazie, sans nier le conservatisme ethnocentrique de Heidegger, pour qui le «peuple à venir» ne peut accomplir son destin qu’en renouant avec ses racines originairement grecques auxquelles la langue allemande donnerait un accès privilégié. C’est ainsi que ce peuple apprendra à «habiter en poète» (suivant Hölderlin) une terre spirituelle qui n’est pas limitée à un territoire physique, et qu’il saura reconnaître la supériorité de la langue allemande, apte entre toutes à entendre l’appel originaire de l’Être par-delà le règne de la langue techno-métaphysique.
Sholtz n’hésite pas à considérer comme préoccupante («worrisome», p. 211) l’attribution par Heidegger d’une telle mission spirituelle au peuple à venir, une préoccupation partiellement atténuée par un rappel au sujet de l’ouverture du dernier Heidegger au monde oriental. La terre deleuzienne, quant à elle, se définit moins par des attributs historiques (son passé) que géographiques (mouvements de dé- et de re-territorialisation). L’ouvrage tente d’en tirer les conséquences politiques en notant que les artistes auxquels se réfère Deleuze, par contraste à la vision romantique de Heidegger, sont résolument modernes, à commencer par Rimbaud, qui fait l’objet d’un généreux commentaire (p. 221-230) en étant présenté comme poète de la déterritorialisation et précurseur de Deleuze («Je est un autre», «Je suis de race inférieure de toute éternité», etc.). L’auteure rappelle que, pour Deleuze, il n’y a pas une terre, mais une multiplicité de terres, citant un passage inspiré et déterminant de Mille plateaux (Reference Deleuze and Guattari1980) où Deleuze et Guattari rompent avec la terre-mère romantique comme «point dans une galaxie» au profit d’une terre dont le potentiel de déterritorialisation en fait l’équivalent d’une galaxie parmi d’autres (p. 240-241).
Selon Deleuze, Klee, l’«artisan cosmique», aurait été sensible à cet aspect cosmique de l’art en mesure d’exprimer les forces de déterritorialisation de la terre. L’auteure illustre son propos en commentant Vault Sequence no 10, une œuvre vidéographique fascinante de l’artiste Brian Fridge où sont montrées en gros plans des processus de formation de glace en suspension donnant l’impression de formations galactiques. Cette œuvre tente du même coup, selon une lecture deleuzienne, de rendre visible les forces terrestres invisibles de déterritorialisation en créant un autre univers dans ce monde-ci. Le peuple «cosmique» à venir sera celui qui se montrera sensible à l’expression d’un tel potentiel de déterritorialisation de la terre. Sholtz explique ensuite comment la conceptualité politique de Deleuze et Guattari (machines de guerre, nomades, espaces lisses, etc.) s’intègre à une expérience du cosmique incompatible avec les positions de Heidegger dont l’insistance à penser l’Être et son origine a constitué un obstacle à l’expérimentation des forces de déterritorialisation.
La conclusion de l’ouvrage présente un parti pris certain en faveur de Deleuze. Certes, Heidegger a pu contribuer à donner une orientation à la pensée deleuzienne de l’art (alternative à la vérité) et de la politique (peuple à venir), mais il a aussi trahi la déterritorialisation en cherchant à reterritorialiser la pensée sur une terre d’origine. Sur le plan de l’histoire des idées, l’ouvrage aurait pu bénéficier d’analyses consacrées au statut de la «terre» chez Nietzsche et chez Husserl, le premier proposant dans le Zarathoustra de «demeurer fidèle à la terre», tandis que le second, dans son essai «La terre ne se meut pas», proposait d’expérimenter phénoménologiquement une terre immobile similaire à la terre heideggérienne. Ces deux sources fournissent des éléments permettant de mieux comprendre les points de vue critiques de Deleuze en regard des questions cosmologiques. De plus, la critique de l’engagement politique de Heidegger aurait pu être renforcée en référence à certains travaux de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy (Reference Lacoue-Labarthe1988 et Reference Lacoue-Labarthe and Nancy1991) qui défendent une position similaire à celle de Janae Sholtz, en qualifiant notamment la dérive politique heideggérienne de «national-esthétisme», distincte du national-socialisme, mais présentant non moins un risque pour la pensée. On pourrait aussi reprocher à l’ouvrage de ne pas discuter le Geviert (terre, ciel, divins, mortels) chez Heidegger, ou encore la relation entre le chaosmos et le cosmique chez Deleuze.
La richesse et l’originalité des analyses de Janae Sholtz, en particulier dans les deux dernières parties, font cependant en sorte que ces lacunes ne constituent pas des défauts. L’auteure témoigne d’une sensibilité exemplaire à l’égard de deux philosophes phares de la pensée contemporaine qui sont trop peu souvent lus et étudiés ensemble, heideggériens et deleuziens n’ayant cultivé que minimalement l’art du dialogue. C’est la grande force de Janae Sholtz que de montrer comment une partie du travail de Deleuze constitue une réponse critique à certaines méditations heideggériennes. L’ouvrage permet ainsi de mieux comprendre de quelle façon Deleuze ouvre des perspectives nouvelles à partir de certains thèmes proprement heideggériens, notamment en ce qui concerne l’être, l’art, la pensée, la politique, la terre et le «peuple à venir». L’ouvrage confirme ainsi le caractère à la fois singulier et complexe du rapport de Deleuze à Heidegger, un rapport qui se place sous le signe ni d’une simple convergence, ni d’une divergence unilatérale, mais bien d’une sorte d’amour-haine vis-à-vis du philosophe allemand, qui initie des questions dignes d’intérêt, sans parvenir à apporter des réponses satisfaisantes du point de vue du vitalisme matérialiste de Deleuze.