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Dynamiques à l’œuvre dans le nivellement des voyelles nasales à Marseille

Published online by Cambridge University Press:  16 October 2020

Léa Courdès-Murphy*
Affiliation:
Université de Poitiers
Julien Eychenne*
Affiliation:
Universite de Hankuk, Corée du Sud
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Resume

La réalisation des voyelles nasales constitue l’un des traits les plus saillants de la phonologie des variétés méridionales, ces voyelles étant généralement réalisées comme des voyelles orales ou partiellement nasalisées suivies d’un appendice nasal. S’il existe un certain nombre d’études qui ont documenté la variation sociale, certains paramètres linguistiques ou encore l’influence du substrat occitan dans la genèse de ces voyelles dans le Midi, les dynamiques à l’œuvre dans le nivellement de ces voyelles vers des réalisations plus proches du français septentrional sont encore assez mal comprises. À partir d’une étude statistique détaillée basée sur un corpus de 22 locuteurs enregistrés à Marseille, le principal centre urbain de la moitié sud de la France, nous montrons l’importance de plusieurs facteurs socio-situationnels (tâche, âge, sexe et positionnement attitudinal vis-à-vis de l’accent méridional), ainsi que de plusieurs facteurs linguistiques (timbre de la voyelle, position dans le mot, contexte droit et fréquence lexicale du mot hôte).

Type
Article
Copyright
© The Author(s), 2020. Published by Cambridge University Press

1. INTRODUCTION

Depuis près d’un siècle, les variétés méridionales ont fait l’objet de nombreuses études phonético-phonologiques (Brun, Reference Brun1931 ; Séguy, Reference Séguy1951 ; Borrell, Reference Borrell1975 ; Durand, Reference Durand1995 ; Coquillon et Turcsan, Reference Coquillon, Turcsan, Gess, Lyche and Meisenburg2012 ; inter alia). Ces études ont permis, entre autres, de mettre en lumière trois caractéristiques saillantes du français méridional traditionnel. Tout d’abord, le taux de réalisation du schwa (ou ‘e caduc’, ‘e muet’) est généralement très supérieur à ce que l’on rencontre dans les autres variétés, sa réalisation étant le plus souvent corrélée avec la présence d’un e dans la graphie (ex : semaine [sømεnə], Durand et al., Reference Durand, Slater and Wise1987 ; Eychenne, Reference Eychenne2006, Reference Eychenne2015 ; Pustka, Reference Pustka2007). Il existe donc en position finale de mot une opposition entre, par exemple, mal [mal] et malle [malə]. Par ailleurs, il n’existe pas dans cette variété d’opposition phonologique entre les voyelles moyennes mi-ouvertes et mi-fermées puisque leur distribution suit presque systématiquement la loi de position (Durand, Reference Durand1988 ; Eychenne, Reference Eychenne2014 ; Storme, Reference Storme2017) : une voyelle est mi-fermée en syllabe ouverte (ex : sait [se], ceux [sø], sot [so]) mais mi-ouverte en syllabe fermée (ex : sel [sεl], seul [sœl], sol [sɔl]) ou en syllabe ouverte suivie d’un schwa (ex : selle [sεlə], seule [sœlə], sole [sɔlə]). Enfin, les voyelles nasales du français méridional sont décrites comme présentant une première phase vocalique orale ou partiellement nasalisée suivie d’un segment consonantique nasal (ci-après appendice nasal) plus ou moins saillant : blond [blɔŋ], blanc [blaŋ], brun [bʁœŋ], brin [bʁεŋ] (Durand, Reference Durand1988 ; Clairet, Reference Clairet2008). C’est à ce dernier aspect que nous nous intéressons dans cet article.

1.1 Réalisation phonétique

Les voyelles nasales du français méridional ont fait l’objet de plusieurs études expérimentales qui ont permis de mieux comprendre leur réalisation phonétique. À partir d’un corpus de locuteurs marseillais ayant un accent marqué, Clairet (Reference Clairet2008) met en évidence trois phases dans la réalisation de ces voyelles : une première phase dans laquelle la voyelle est purement orale (V), une phase de transition où la voyelle est nasalisée (Ṽ), et une phase présentant un appendice consonantique (N). Ces phases sont à peu près isochroniques, bien que dans les voyelles nasales moyennes arrondies, la partie orale soit la plus longue (jusqu’à 45 %) et, inversement, l’appendice nasal soit le plus court (environ 25 %). Delvaux et al. (Reference Delvaux, Huet, Piccaluga and Harmegnies2012) ont quant à eux comparé la réalisation de locuteurs septentrionaux (Liège et Tournai, en Belgique) et méridionaux (Marseille et Toulouse) et distinguent les mêmes trois phases chez les locuteurs méridionaux, bien que la phase de transition soit très brève dans leurs données.

Dans un travail plus récent, Carignan (Reference Carignan2017) obtient des résultats sensiblement différents : il observe que la nasalité de la voyelle augmente tout au long de sa durée (quoi que de façon non linéaire) et que, dès le début de la voyelle, le degré de nasalité est significativement plus élevé que dans les voyelles orales correspondantes. Il suggère donc que la réalisation des voyelles nasales chez les quatre locuteurs qu’il a analysés est [Ṽ(N)], la présence d’un appendice nasal n’étant pas clairement établie dans ses données (Carignan, Reference Carignan2017 : 101). Les différences entre cette étude et les deux précédentes pourraient en partie s’expliquer par les locuteurs étudiés : alors que Clairet (Reference Clairet2008) et Delvaux et al. (Reference Delvaux, Huet, Piccaluga and Harmegnies2012) ont étudié des locuteurs méridionaux ayant un accent régional relativement marqué, Carignan a analysé des sujets jeunes (entre 28 et 35 ans), d’origines variées et géographiquement mobiles puisqu’ils ont été enregistrés en Australie.

1.2 Statut phonologique

D’un point de vue phonologique, la question fondamentale que soulèvent les voyelles nasales est celle de leur statut sous-jacent : s’agit-il d’unités monopositionnelles de type /Ṽ/ ou de séquences bipositionnelles de type /VN/ (i.e. voyelle orale + segment nasal) ? Dans le premier cas, la présence éventuelle d’un appendice nasal en surface s’expliquerait par un processus d’épenthèse d’une consonne nasale dans la chaîne sonore : c’est en substance la position défendue par Walter (Reference Walter1977). Dans le second cas, la réalisation en surface d’une véritable voyelle nasale serait le résultat d’un mécanisme de nasalisation de la voyelle et de l’effacement subséquent de la consonne nasale. Cette approche a été défendue par les analyses génératives abstraites pour rendre compte des voyelles nasales en français septentrional (Schane, Reference Schane1968a, Reference Schane, Kahane, Kahane and Kachru1973 ; Dell, Reference Dell1970, Reference Dell, Kiefer and Ruwet1973/Reference Dell1985) : elle permet de rendre compte très simplement du comportement des voyelles nasales dans la morphologie flexionnelle (bon [bɔ̃] ˜ bonne [bɔn]) et dérivationnelle (condition [kɔ̃disjɔ̃] ˜ conditionnement [kɔ̃disjɔn(ə)mã]), ainsi qu’en contexte de liaison (bon ami [bɔnami]). Cette analyse peut s’étendre tout naturellement au français méridional : elle permet de préserver une certaine unité pandialectale au niveau des structures profondes (Schane, Reference Schane1968a, Reference Schaneb) tout en rendant compte des disparités « superficielles » à l’aide de règles d’ajustement légèrement différentes.

On ne reviendra pas ici sur le bien-fondé de l’approche bipositionnelle pour le français non méridional (voir par exemple Tranel, Reference Tranel1981 pour une critique détaillée). Elle a en revanche été défendue pour le français méridional, et Durand (Reference Durand1988) a développé un ensemble d’arguments morpho-phonologiques à l’appui de cette hypothèse pour cette variété de français (voir également Eychenne, Reference Eychenne2006 : 115–119). Parmi les arguments avancés, on rappellera que l’existence de formes avec voyelle orale (ex : construire [kɔnstrɥirə] ˜ [kɔŋstrɥirə]) suivie d’un appendice nasal est particulièrement problématique : comme le souligne Durand, il faudrait pour rendre compte de ces formes postuler à la fois un processus de dénasalisation et d’épenthèse consonantique, ce qui semble difficilement soutenable. De manière plus critique encore, l’appendice nasal peut s’effacer dans ce type de forme pour les locuteurs les plus conservateurs lorsqu’il est suivi d’une consonne en coda, sans pour autant que la voyelle ne soit nasalisée (ex : [kɔstrɥirə]). De telles formes semblent difficilement explicables si la voyelle est nasale au niveau sous-jacent ; en revanche, si l’on considère qu’il s’agit d’une séquence /VN/, la non-nasalité de la voyelle est simplement le résultat de la simplification d’une coda complexe (en l’occurrence, la coda /Ns/ est simplifiée en [s]), ce phénomène étant indépendamment attesté en français méridional traditionnel (cf. expert [εspεχ], Tarn [taχ]).

Cette hypothèse bi-positionnelle a néanmoins été remise en question par les résultats de la phonétique expérimentale. L’étude de Delvaux et al. (Reference Delvaux, Huet, Piccaluga and Harmegnies2012), que nous avons évoquée plus haut, propose ainsi que l’appendice nasal serait le résultat d’une désynchronisation temporelle des gestes articulatoires véliques d’une part, et oro-glottaux d’autre part. À l’appui de cette hypothèse, les auteurs montrent qu’en français méridional, la consonne orale C2 est significativement plus courte dans une séquence /C1 Ṽ.C2V/ (ex : tenter [tã(ɴ).te]) que dans une séquence /C1V.C2V/ (ex : tâter [ta.te]). Cette différence est interprétée comme le résultat de l’épanchement de la nasalité de la voyelle nasale sur la portion initiale de la consonne orale. Ce phénomène pourrait être une manifestation particulière du fait qu’en français, les assimilations phonétiques de nasalité ont un effet progressif plutôt que régressif, aussi bien pour les voyelles que pour les consonnes (Delvaux et al., Reference Delvaux, Demolin, Harmegnies and Soquet2008).

Notre perspective étant avant tout socio-phonologique, nous restons neutres quant au statut phonologique de ces voyelles nasales, tout en notant que l’analyse mono-positionnelle n’offre à notre connaissance pas d’explication pour les phénomènes de dénasalisation mentionnés plus haut. Quoi qu’il en soit, le point essentiel pour notre étude est le fait qu’il existe bel et bien un appendice nasal au niveau phonétique (qu’il soit sous-jacent ou non), et que cet appendice soit la cible d’une tendance au nivellement sous l’influence du français septentrional. Par commodité, nous utiliserons toutefois le symbole /ɴ/ suscrit pour représenter l’appendice au niveau phonologique.

1.3 Plan de l’article

Nous nous proposons dans ce qui suit de ré-examiner la variation à laquelle ces voyelles sont sujettes. Plusieurs études ont en effet souligné que leur réalisation, à l’instar d’autres variables phonologiques telles que le schwa, tend à être influencée par le français septentrional ; on rencontre donc de plus en plus dans le Midi des voyelles avec un appendice nasal peu proéminent, voire de véritables voyelles nasales (Carignan, Reference Carignan2017 ; Taylor, Reference Taylor1996 ; Violin-Wigent, Reference Violin-Wigent2006, voir ci-après). Afin de mieux cerner ce changement en cours, nous présentons les résultats de l’analyse d’un corpus de 22 locuteurs enregistrés à Marseille, qui est le plus grand centre urbain du sud de la France. Nous exposerons tout d’abord les variables linguistiques que nous avons prises en compte comme facteurs pouvant affecter la présence ou l’absence d’un appendice nasal dans cette variété. Nous présenterons dans un deuxième temps notre corpus d’étude ainsi que la méthode d’analyse retenue. Nous fournirons ensuite les principaux résultats issus du modèle statistique mis en œuvre, avant de terminer par une discussion de ces résultats.

2. VARIABLES LINGUISTIQUES

2.1 Facteurs sociolinguistiques et situationnels

Comme le rappellent Eckert (Reference Eckert and Coulmas1997), Labov (Reference Labov2001, Reference Labov2010) ou encore Trudgill (Reference Trudgill2000), l’âge des locuteurs est un paramètre fondamental dans la variation linguistique et les jeunes locuteurs sont, de manière générale, les moteurs du changement. Les études menées sur différentes variétés méridionales (Aix-en-Provence, Marseille, Béarn) par Coquillon et Turcsan (Reference Coquillon, Turcsan, Gess, Lyche and Meisenburg2012) ou encore Mooney (Reference Mooney2016), mettent ainsi en lumière un changement en cours mené par les plus jeunes locuteurs, les locuteurs les plus âgés attestant généralement de formes plus conservatrices : en l’occurrence, ils tendent à produire davantage d’appendices nasals que les plus jeunes locuteurs. Si l’effet de l’âge est généralement bien établi, il mérite toutefois d’être clarifié dans le cas des voyelles nasales : dans son étude sociolinguistique sur le français parlé à Aix-en-Provence, ville située à une trentaine de kilomètres de Marseille, Taylor (Reference Taylor1996) a obtenu des résultats pour le moins surprenants. Si elle constate bien le taux de réalisation de l’appendice nasal le plus important chez les locuteurs les plus âgés du corpus, c’est chez le groupe d’âge intermédiaire, et non chez les plus jeunes, qu’elle observe le taux de réalisation de l’appendice nasal le plus faible.

En plus de l’âge, le sexe des locuteurs est un autre facteur central dans la variation linguistique. Cheshire (Reference Cheshire, Chambers, Trudgill and Schilling2004), Meyerhoff (Reference Meyerhoff2011), Queen (Reference Queen, Chambers and Schilling2013) et Trudgill (Reference Trudgill1972, Reference Trudgill2000), entre autres, ont ainsi montré que dans la plupart des travaux sociolinguistiques, des différences significatives sont attestées entre les productions des hommes et celles des femmes. En règle générale, les résultats issus de ce type de travaux sont relativement similaires : Trudgill (Reference Trudgill2000) démontre par exemple que les femmes utilisent des formes plus standardisées ou possédant un prestige social plus élevé. Dans la même veine, Labov (Reference Labov2010 : 197) note que les changements linguistiques sont souvent menés par les femmes qui sont moins conservatrices que les hommes. Holmes (Reference Holmes1997) arrive à la même conclusion. En France, Armstrong et Unsworth (Reference Armstrong and Unsworth1999) ont mené une étude sur l’effacement du schwa à Carcassonne et à Lézignan-Corbière (Aude). Là encore, les résultats de cette étude corroborent les analyses de Trudgill, Labov ou encore Meyerhoff : les femmes semblent abandonner les réalisations méridionales au profit de variantes plus proches de celles du français septentrional. On peut donc se demander si des résultats similaires peuvent être observés pour les voyelles nasales. Dans ce cas, on s’attend à ce que les femmes inhibent la présence de l’appendice nasal pour se rapprocher des formes attestées dans le nord de la France. Toutefois, Taylor (Reference Taylor1996) observe que, dans son enquête menée à Aix-en-Provence, le sexe ne semble pas avoir d’effet sur la présence ou l’absence de ce segment. Il est donc ici nécessaire de déterminer si le sexe permet, entre autres variables, d’expliquer le taux de réalisation de l’appendice consonantique nasal.

Un autre aspect à ne pas négliger est l’impact de l’attachement à la variété de langue et à la culture régionales. Pustka (Reference Pustka2011) a ainsi suggéré que des locuteurs affichant un sentiment de fierté ou au contraire de honte envers la variété locale pourraient être incités à respectivement maintenir ou abandonner des variantes linguistiques conservatrices. Dans leur étude menée à Carcassonne et Lézignan-Corbières (Aude), Armstrong et Unsworth (Reference Armstrong and Unsworth1999) ont montré que les locuteurs très fortement attachés à leur région produisaient plus de schwas que les locuteurs plus mobiles. Dans la même veine, Taylor (Reference Taylor1996) montre que les locuteurs de son corpus qui pratiquent le provençal réalisent davantage d’appendices nasals en français. Ceci est soutenu par le système phonologique du provençal qui, comme la plupart des variétés de l’occitan, ne possède pas de voyelles nasales mais une séquence voyelle orale suivie d’une consonne nasale (Bec, Reference Bec1963 ; Coustenoble, Reference Coustenoble1945 ; Maurand, Reference Maurand1974). Nous pouvons donc nous demander si une attitude en faveur de la région et de la variété de français locale, qu’elle soit soutenue ou non par la connaissance de la langue régionale, a une incidence sur le maintien de l’appendice nasal.

Pour finir, nous aborderons les aspects stylistiques. La réalisation de nombreuses variables linguistiques est en partie conditionnée par le degré de contrôle ou de spontanéité du discours. Ainsi, plusieurs études ont suggéré que le taux de production du schwa ou de la liaison variable était nettement plus important dans les tâches de lecture qu’en parole spontanée (Hambye et Simon, Reference Hambye, Simon, Durand, Laks and Lyche2009 ; Pustka, Reference Pustka, Durand, Laks and Lyche2009 ; Eychenne, Reference Eychenne2006 ; Durand et al., Reference Durand, Laks, Calderone and Tchobanov2011). En revanche, une étude plus récente (Eychenne, Reference Eychenne2019) a montré que la tâche n’avait pas d’effet global sur la réalisation du schwa en français méridional, mais qu’il y avait une forte variabilité inter-individuelle : certains locuteurs présentent des taux de réalisation du schwa différents selon la tâche, alors que d’autres sont insensibles à ce facteur. Il est donc opportun d’examiner si ces différents types de discours peuvent avoir un impact sur le taux de réalisation de l’appendice nasal. Si tel est le cas, le contrôle exercé par le locuteur est-il en faveur des variantes innovantes ou des variantes conservatrices ?

2.2 Facteurs lexicaux

Si, comme nous venons de le voir, l’importance des facteurs sociolinguistiques dans la réalisation des voyelles nasales en français méridional est un fait bien établi, on sait en revanche moins de choses sur le rôle des facteurs lexicaux. Le facteur lexical le mieux documenté est sans doute la fréquence textuelle (Bybee, Reference Bybee2001, Reference Bybee, Honeybone and Salmons2015 ; Gahl, Reference Gahl2008). Il est maintenant bien établi que les gestes articulatoires associés à la réalisation d’un mot sont davantage automatisés lorsque le mot est fréquent, ce qui peut aboutir à des effets de compression et de réduction phonétique. On peut donc s’attendre à ce que les séquences VN du français méridional soient davantage susceptibles d’être réduites à des Ṽ dans les mots fréquents, le degré de coarticulation entre la voyelle et l’appendice augmentant avec l’usage.

La fréquence lexicale n’est toutefois pas le seul facteur pouvant renforcer le degré de coarticulation entre une voyelle (orale) et une consonne nasale tautosyllabique. Scarborough (Reference Scarborough2013) a ainsi montré, pour l’anglais, que la densité de voisinage avait un effet significatif sur le degré d’anticipation de la nasale en contexte VN : les mots ayant une densité de voisinage relativement élevée présentaient en moyenne un plus fort degré de nasalisation de la voyelle. L’existence de voisins phonologiques (ex : pin, bean, bun pour le mot bin) pourrait donc contribuer à renforcer le degré de coarticulation entre la voyelle orale et la nasale. Si un mécanisme similaire est à l’œuvre en français méridional, on s’attend à ce que les VN soient plus souvent réalisées comme des Ṽ dans les mots ayant une densité de voisinage élevée. Néanmoins, les résultats des études sur la densité de voisinage ne sont pas toujours concordants (voir Yao et Sharma, Reference Yao and Sharma2017 pour un examen récent), et d’autres effets pourraient être attendus. Ainsi, si un mot a de nombreux voisins phonologiques, il est tout aussi plausible que ses gestes articulatoires puissent être hyper-articulés afin de mieux le distinguer de ses voisins. Dans ce cas, on s’attendrait à un plus grand maintien des appendices nasals. Il est donc utile d’examiner si la densité de voisinage a un effet et, si oui, dans quelle direction.

À notre connaissance, l’effet de ces deux facteurs lexicaux (fréquence lexicale et densité de voisinage) sur la réalisation des voyelles nasales en français méridional n’a jamais été évalué de manière empirique.

2.3 Facteurs phonologiques

Au-delà des facteurs lexicaux, plusieurs facteurs phonologiques peuvent influencer la réalisation des voyelles nasales. Au niveau suprasegmental, tout d’abord, il est possible que la structure de la syllabe dans laquelle se trouve la voyelle nasale influence la présence de l’appendice. Une voyelle nasale peut être produite en syllabe ouverte (ex : brun [brœ˜ŋ]) ou en syllabe fermée, auquel cas elle peut être suivie d’une coda simple (ex : donc [dɔ̃ŋk]) ou, plus rarement, complexe (ex : sphinx [sfε˜ŋks]). Comme nous l’avons mentionné en introduction, la simplification de codas complexes est un phénomène attesté en français méridional : on peut ainsi poser l’hypothèse que, toutes choses égales par ailleurs, l’appendice nasal sera moins susceptible d’être présent en syllabe fermée, où il précède une coda (simple ou a fortiori complexe), qu’en syllabe ouverte, puisque sa non-réalisation permet d’éviter la formation d’un groupe consonantique.

En plus de la structure syllabique, la position métrique dans le mot est un autre facteur susceptible d’affecter la réalisation de l’appendice. En français méridional, le pied final, qui est constitué d’une syllabe dont le noyau est une voyelle pleine éventuellement suivie d’une syllabe dont le noyau est un schwa, est une position accentuée (Durand, Reference Durand1976, Reference Durand1995 ; Watbled, Reference Watbled, Smith and Maiden1995). Or, il est bien établi que les positions prosodiques proéminentes sont plus résistantes que les positions non accentuées (e.g. Beckman, Reference Beckman1997). On peut donc émettre l’hypothèse que les voyelles nasales en position accentuée seront moins susceptibles de perdre leur appendice que celles qui se trouvent dans une position non accentuée.

Au niveau segmental, plusieurs facteurs peuvent influencer la (non-)réalisation de l’appendice. Tout d’abord, plusieurs travaux ont suggéré que la nature du contexte droit pouvait influencer le taux de production de l’appendice nasal. Les résultats de Violin-Wigent (Reference Violin-Wigent2006) suggèrent ainsi que l’appendice nasal apparaît le plus souvent en contexte prépausal ou devant une occlusive (non voisée), quelle que soit son affiliation syllabique. Ces résultats semblent motivés d’un point de vue phonétique. Le contexte prépausal est en effet une position prosodique proéminente en français puisqu’il est la cible de l’accent de groupe (Delattre, Reference Delattre1966 : 69–72) ; or, comme on l’a mentionné ci-dessus, les segments tendent à être mieux préservés, voire même hyper-articulés, lorsqu’ils se trouvent en position accentuée. Par ailleurs, Durand (Reference Durand1988) a montré que la qualité de l’appendice dépendait foncièrement de la consonne adjacente : il peut ainsi assimiler le lieu d’articulation de la consonne suivante et peut même, pour les locuteurs conservateurs, être réalisé comme une véritable occlusive nasale homorganique de l’occlusive orale suivante (ex : bon père [bɔ̃mpεrə], chanter [ʃãnte], ou encore cinq [sε˜ŋk]). Il faut néanmoins souligner que les statistiques fournies par Violin-Wigent (Reference Violin-Wigent2006) ne sont basées que sur les appendices réalisés et ne prennent donc pas en compte la fréquence relative de l’appendice dans chaque contexte. Il y a par exemple une forte asymétrie entre les occlusives non voisées (25 %) et voisées (6 %), mais cette différence pourrait tout simplement résulter du fait que les occlusives voisées sont moins fréquentes en français. En outre, il faut souligner que ces statistiques sont basées sur un petit nombre d’occurrences (moins d’une centaine), ce qui ne permet pas d’établir d’inférence robuste. L’influence éventuelle du contexte droit mérite donc d’être clarifiée.

La taille du mot est un autre facteur phonologique important dans la mesure où il est fréquent d’observer des effets de compression inversement proportionnels à la durée. Baum (Reference Baum1992) a ainsi montré que la même syllabe était prononcée de manière significativement plus courte dans des mots disyllabiques que dans des mots monosyllabiques. Au niveau du mot, Lehiste (Reference Lehiste1974) a également montré que la durée d’un mot était inversement proportionnelle à la longueur de la phrase dans laquelle il est enchâssé : plus la phrase est longue, plus le mot est court. De tels effets de compression pourraient là encore favoriser la présence de Ṽ au détriment des séquences VN.

Enfin, il est possible que le taux de réalisation de l’appendice varie en fonction du timbre de la voyelle. On peut envisager que la fréquence de type de la voyelle, c’est-à-dire sa fréquence dans le lexique indépendamment du nombre d’occurrences de chaque mot dans la parole, ait une incidence sur sa réalisation : on s’attendrait alors à ce que la voyelle la plus fréquente soit la plus susceptible de perdre l’appendice, et inversement que la voyelle la moins fréquente ait le taux de réalisation le plus élevé. Un examen de la base LexiqueFootnote 1 (New et al., Reference New, Pallier, Ferrand and Matos2001) révèle que, sur les 57,339 voyelles nasales relevées, /aɴ/ est de loin la plus fréquente (30,016 occurrences, soit 52,3 %), suivie de /ɔɴ/ (17,295 occurrences, soit 30,2 %), /εɴ/ (9,908 occurrences, soit 17,3 %) et enfin /œɴ/ qui n’apparaît que 120 fois (soit 0,2 %).

Nous nous proposons maintenant de tester l’influence des facteurs mentionnés ci-dessus dans le corpus que nous avons constitué pour les besoins de cette étude.

3. METHODE ET DONNEES

3.1 Présentation du corpus

Notre corpus d’étude a été constitué à partir d’enregistrements de 22 locuteurs marseillais selon les protocoles d’enquête des programmes Phonologie du Français Contemporain (PFC ci-après, Durand et al., Reference Durand, Laks and Lyche2002, Reference Durand, Laks and Lyche2003a, Reference Durand, Lyche, Laks, Delais-Roussarie and Durandb, Reference Durand, Laks, Lyche, Durand, Gut and Kristoffersen2014 ; Detey et al., Reference Detey, Durand, Laks and Lyche2016) et Langue, Ville, Travail, Identité (LVTI ci-après, Courdès-Murphy, Reference Courdès-Murphy2018 ; Tarrier et al., Reference Tarrier, Przewozny, Durand, Courdès-Murphy and Gadet2018).

Les 22 locuteurs du corpus sont tous nés ou arrivés très jeunes dans la ville de Marseille (Sud-Est de la France) ou sa proche banlieue. De plus, à de rares exceptions près, ces témoins ont vécu dans cette ville toute leur vie. Le corpus a été constitué de sorte que les productions de plusieurs générations et celles d’hommes et de femmes puissent être étudiées. Nous résumons les profils des locuteurs du corpus dans le tableau 1.

Tableau 1. Répartition des 22 locuteurs du corpus selon leur âge et leur sexe

Les protocoles d’enquête PFC/LVTI prévoient d’enregistrer pour chaque locuteur la lecture à voix haute d’une liste de mots et d’un texte, une conversation guidée par l’enquêteur et enfin une conversation libre entre le témoin et un de ses proches. Ces quatre tâches sont censées permettre d’accéder au continuum dégagé par Labov (Reference Labov1976, Reference Labov2010) entre un discours formel, contrôlé et une parole plus naturelle et spontanée. L’apport du programme LVTI par rapport au programme PFC est de mieux cerner le profil sociolinguistique du locuteur en axant l’entretien guidé autour des thèmes de la langue, de la ville, du travail et de son identité.

Les enregistrements ont été transcrits orthographiquement dans une tire d’annotation prévue à cet effet à l’aide du logiciel Praat (Boersma et Weenink, Reference Boersma and Weenink2019). Afin d’analyser les voyelles nasales, nous avons mis au point un système de codage, inspiré du codage pour le schwa dans le programme PFC (Lyche, Reference Lyche, Detey, Durand, Laks and Lyche2016), que nous présentons au point suivant.

3.2 Système de codage

Le système de codage est un codage à cinq champs destiné à annoter les voyelles nasales en français méridional. Le premier champ correspond à une évaluation subjective (perceptive) de la présence d’un appendice nasal, alors que les autres champs sont dérivés automatiquement à partir d’informations orthographiques, segmentales et prosodiques. Toutes les séquences composées d’une voyelle orthographique suivie de <n> ou <m> et correspondant en français de référence à une voyelle nasale lorsque le mot est prononcé isolément (ex : bon, entendu, compas) ont été codées selon ce protocole. Le codage suit directement la consonne graphique faisant partie de la voyelle nasale, y compris en contexte de liaison. Nous détaillons en (1) les cinq champs de ce codage.

(1) Codage des voyelles nasales

Champ 1 : appendice nasal

  • 0 = voyelle orale (ex : en contexte de liaison, mon ami)

  • 1 = voyelle nasale, comparable aux voyelles du français septentrional

  • 2 = appendice incertain

  • 3 = présence d’un appendice

Champ 2 : catégorie phonémique de la voyelle

  • 1 = /ε ɴ / (ex : type brin )

  • 2 = /œ ɴ / (ex : type brun )

  • 3 = /ɔ ɴ / (ex : type blond)

  • 4 = /a ɴ / (ex : type blanc)

Champ 3 : position métrique

  • 1 = monosyllabes (ex : ton, sien, sphinx)

  • 2 = syllabe initiale de polysyllabe (ex : incorrect)

  • 3 = syllabe interne de polysyllabe (ex : supplan)

  • 4 = syllabe finale de polysyllabe éventuellement suivie de schwa (ex : méchant, méchante)

Champ 4 : structure syllabique

  • 0 = VN (voyelle + appendice)

  • 1 = VNC (coda)

  • 2 = VNCC+ (coda complexe)

Champ 5 : contexte droit

  • 1 = voyelle (ex : enfant intelligent)

  • 2 = consonne fixe (ex : tomber, enfant terrible)

  • 3 = [n] de liaison (ex : mon [n] ami)

  • 4 = consonne de liaison autre que [n] (ex : de bons [z] amis)

  • 5 = pause, frontière intonative (ex : c’est bon //)

Ce système de codage appelle quelques remarques. Tout d’abord, pour le champ 1, la valeur 0 correspond à une voyelle orale qui n’est pas suivie d’un appendice. Ainsi que nous l’avons souligné en introduction, cette réalisation purement orale ne se manifeste qu’en contexte de liaison ou dans les productions des locuteurs les plus traditionnels. La valeur 1 correspond à une voyelle réalisée de manière complètement nasale et qui n’est jamais suivie d’un appendice. Les voyelles codées avec cette valeur sont semblables à celles relevées dans les variétés septentrionales. Nous avons réservé la valeur 2 aux véritables cas d’incertitude quant à la présence ou l’absence d’un appendice, à l’instar du codage schwa dans PFC : il y a de ce fait peu d’occurrences de ce code dans le corpus final (114 occurrences sur 8,369 codages, soit 1,4 %). Enfin, la valeur 3 permet d’affirmer la présence d’un appendice et ce quels que soient son timbre et le degré de nasalité de la voyelle (voyelle complètement nasale ou qui se nasalise en cours de production ou complètement orale). Ce choix se justifie principalement par la difficulté au niveau perceptif de distinguer le degré de nasalité de la voyelle lorsqu’elle est suivie d’un segment nasal. Le champ 1 n’est donc pas ici graduel et permet de séparer, d’une part, les cas où un appendice est présent ou absent et, d’autre part, le caractère nasal ou oral de la voyelle lorsque aucun appendice n’est présent.

Pour le champ 2, le code numérique est basé sur l’orthographe et non sur la qualité perçue de la voyelle. Ainsi, pour un locuteur qui prononcerait (Il est) brun // [bʁ œœ̜̃], avec un timbre intermédiaire entre [ε˜] et [œ˜], nous coderions brun12105 en nous basant sur la catégorie phonémique attendue. Les éventuelles différences de timbre pourront être analysées à partir d’analyses acoustiques plus détaillées ultérieurement. Enfin, pour le champ 4, lorsqu’un locuteur simplifie une coda complexe (ex : extincteur réalisé [εkstε ɴ tœʁ]), comme c’est le cas pour certains locuteurs conservateurs, nous nous basons sur la réalisation effective. En cas de doute (i.e. masquage articulatoire de la consonne), nous avons toutefois compté la consonne comme présente. Nous donnons en (2) quelques exemples de ce système de codage.

(2) Illustration du codage des voyelles nasales:

Pour finir, mentionnons que nous avons exclu certains éléments du codage : les marqueurs discursifs hein, bon et enfin (ex : c’est facile hein ; bon j’avais fait), les séquences faisant partie d’une répétition (ex : non non non ), les séquences précédant directement ou faisant partie d’une disfluence (ex : j’ai enten/ j’ai entendu dire) ainsi que les séquences hypo-articulées.

3.3 Traitement des données

Les données ont été codées par une locutrice native septentrionale qui n’a pas pris part à ce travail, et ont été vérifiées par le premier auteur. Les codages ont ensuite été extraits à l’aide du logiciel Phonometrica Footnote 3 au moyen d’une extension spécialement créée pour notre système de codage. Ceci nous a permis d’extraire chaque occurrence en contexte avec les métadonnées correspondantes (tâche, locuteur, âge, sexe). Nous avons ainsi obtenu 8,369 occurrences. À partir de ces résultats bruts, nous avons extrait le mot-cible afin d’obtenir diverses informations lexicales et phonologiques. Nous avons tout d’abord calculé la fréquence de chaque mot-cible dans le corpus, en nous basant sur l’ensemble des transcriptions des entretiens libres et guidés, en y ajoutant une seule instance du texte de manière à nous assurer que tous les mots présents dans le texte (ex : Saint-Pierre) avaient une fréquence non nulle. Nous avons ainsi obtenu 63227 tokens, correspondant à 4,180 types.

Nous avons ensuite utilisé la base Lexique, dont nous avons modifié les formes phonétiques de manière à ce qu’elles représentent une prononciation méridionale typique (schwa final, application de la loi de position). Nous avons extrait la forme phonétique de chaque mot-cible et avons calculé sa densité de voisinage à partir des 20000 mots les plus fréquents dans cette base. Les mots absents de Lexique (des noms propres pour l’essentiel) ont été phonétisés manuellement. À partir de la forme phonétique, nous avons extrait la qualité (attendue) de la voyelle nasale et la nature du contexte droit, qui distingue les catégories suivantes : plosives (P), fricatives (F), nasales (N), liquides + glissantes Footnote 4 (L) et frontière intonative (//). Pour les nasales situées en fin de mot, le contexte droit a été extrait semi-automatiquement à partir du mot suivant, le cas échéant.

Pour les besoins de l’analyse statistique (voir ci-dessous), nous avons exclu les cas codés comme incertains ainsi que les contextes de liaison en [n] dans le mesure où ce contexte est très particulier puisqu’on y trouve des voyelles complètement orales. Ceci nous a amené à exclure 404 codages, soit 4,8 % du corpus originel. Une fois ces contextes écartés, le corpus final contient 7,965 occurrences.

Pour finir, nous avons ajouté une métadonnée supplémentaire à notre corpus puisque nous souhaitions vérifier si l’attachement d’un locuteur à sa région et à la variété de français local avait une influence sur le taux de production de l’appendice nasal (cf. §2.1). Afin de caractériser l’attitude des locuteurs par rapport à leur région et à leur variété de langue, nous avons mis en place une grille d’analyse qui prend en compte les réponses aux questions de l’ensemble de la conversation guidée LVTI, telles que ‘Est-ce que vous vous sentez marseillais ?’ ou encore ‘Est-ce que vous pensez parler un français « marseillais » ou un français qu’on appelle parfois « standard » (celui qu’on entend, par exemple, sur les grandes chaînes d’information nationales) ?’. À l’issue de l’application de cette grille d’analyse, nous avons catégorisé chacun des locuteurs en leur attribuant un score allant de 1 à 5. Les locuteurs de première catégorie se distinguent par un attachement très fort à leur environnement marseillais. Ils sont conscients des éléments culturels régionaux et ils les valorisent presque quotidiennement. Ceci peut se traduire par un fort militantisme vis-à-vis du provençal, une revendication identitaire vis-à-vis de leur ville ou de leur région, un sentiment de fierté, etc. Très souvent, ces locuteurs expriment leur désir « d’accentuer leur accent » lorsqu’ils sont face à des interlocuteurs qui pourraient leur faire remarquer leur différence. Ainsi, ils défendent et revendiquent la variété traditionnelle du français. À l’autre bout du spectre, les locuteurs de cinquième catégorie sont contraints à rester proche de Marseille pour des raisons familiales, professionnelles et/ou financières, mais ne montrent aucun attachement régional. À titre d’exemple, un des locuteurs de notre corpus a été catégorisé 5 en raison de son discours dont nous présentons un extrait ci-dessous:

J’ai pas trop l’accent marseillais d’ailleurs […] ce qui m’a aidé à Paris parce que l’accent marseillais à Paris c’est pas forcément très vendeur dans nos métiers, ça fait feignant, mec du sud, le kéké quoi. Il faut parler correctement […] le côté marseillais ça fait vendeur de poissons. […] le Marseillais, le feignant qui va à la pêche et qui arnaque tout ça, donc après l’accent ça fait partie du folklore.

Comme l’illustre ce passage, les locuteurs de la catégorie 5 n’ont pas d’ancrage local. Ils souhaitent par exemple quitter cette région non pas pour découvrir d’autres lieux et cultures mais plutôt pour fuir les éléments identitaires de la région qu’ils n’apprécient pas. Ces locuteurs ne souhaitent pas être associés de quelque manière que ce soit à une variété du français méridional qui véhicule, selon eux, une image négative. Ils peuvent même exprimer un sentiment de honte lorsqu’ils évoquent leurs liens avec la région ou la variété de français locale.

3.4 Analyse statistique

Nous prenons comme point de départ le fait que les voyelles nasales en français méridional sont généralement réalisées avec un appendice nasal. Le modèle statistique que nous avons construit vise donc à prédire l’absence d’appendice (en contexte de non-liaison). Nous avons ainsi eu recours à des modèles de régression logistique à effets mixtes. Les modèles de régression sont préférables à des analyses univariées puisqu’ils permettent de prendre en compte plusieurs prédicteurs en même temps. L’ajout d’effets aléatoires permet de prendre en compte la variation à différents niveaux de groupement (Gelman et Hill, Reference Gelman and Hill2007 ; Gries, Reference Gries2015), et permet notamment de modéliser la variation inter-individuelle (Drager et Hay, Reference Drager and Hay2012).

L’analyse statistique a été menée dans l’environnement R (R Core Team, 2018) à l’aide du paquet lme4 (Bates et al., Reference Bates, Mächler, Bolker and Walker2015), réglé avec l’optimisateur bobyqa. Les tests post hoc ont été réalisés au moyen du test des étendues de Tukey, tel qu’il est implémenté dans la commande glht du paquet multcomp (Hothorn et al., Reference Hothorn, Bretz and Westfall2008), et nous avons utilisé le paquet DHARMa (Hartig, Reference Hartig2018) pour l’examen des résidus du modèle. Enfin, nous avons utilisé le pseudo-R2 Nakagawa et Schielzeth (Reference Nakagawa and Holger2013), tel qu’il est implémenté dans l’extension R MuMIn (Bartoń, Reference Bartoń2018), afin de quantifier la variance expliquée par le modèle. Cette mesure offre une valeur pour les effets fixes seuls (R 2 marginal) et pour la combinaison des effets fixes et des effets aléatoires (R 2 conditionnel).

En ce qui concerne la construction du modèle final, nous avons adopté une procédure itérative similaire à celle exposée dans Gries (Reference Gries2015). La variable dépendante est la présence/absence d’un appendice nasal perçu et les effets fixes se répartissent en trois catégories : socio-situationnels, lexicaux et phonologiques. Les facteurs socio-situationnels pris en compte sont l’âge (centré sur la médiane, M = 42), le sexe des locuteurs ainsi que l’interaction entre ces facteurs, leur positionnement attitudinal face à l’accent marseillais et la tâche (texte vs entretien libre vs entretien guidé). Les facteurs lexicaux sont la fréquence textuelle (calculée comme expliqué en §3.3 et convertie sur une échelle logarithmique) et la densité de voisinage, elle aussi convertie sur une échelle logarithmique. Enfin, les facteurs phonologiques sont la taille du mot (en nombre de syllabes), la qualité de la voyelle, sa position syllabique, sa position métrique, le contexte droit ainsi que la présence/absence d’un contexte de liaison (autre que [n]). En plus de ces effets fixes, nous avons également inclus plusieurs effets aléatoires : une ordonnée à l’origine aléatoire (random intercept) pour le locuteur ainsi qu’une pente aléatoire (random slope) pour la tâche pour chaque locuteur. Nous avons par ailleurs inclus une ordonnée à l’origine aléatoire pour le mot : Bürki et al. (Reference Bürki, Fougeron, Gendrot and Frauenfelder2011) ont en effet montré, dans leur analyse du schwa, que certains effets fixes (notamment la fréquence) pouvaient devenir non significatifs lorsque le facteur mot était contrôlé. Cette structure d’effets aléatoires maximale a été comparée à une structure plus simple qui ne contenait pas l’effet du mot et/ou la pente aléatoire pour la tâche. Une comparaison des modèles au moyen d’un rapport de vraisemblance et du critère d’information d’Akaike (Akaike Information Criterion, ci-après AIC, cf. Akaike, Reference Akaike1974) a démontré que le modèle avec la structure maximale (AIC = 4191.0) était significativement meilleur qu’un modèle ne comprenant pas de pente aléatoire pour la tâche (AIC = 4247.7) (χ2(1) = 66.69, p < 0.0001) ou qu’un modèle ne contenant pas d’ordonnée à l’origine aléatoire pour le mot (AIC = 4239.6) (χ2(1) = 50.63, p < 0.0001). C’est donc cette structure d’effets aléatoires maximale qui a été retenue dans le modèle présenté ci-après.

4. RESULTATS

Avant d’explorer le modèle statistique en détail, nous présentons tout d’abord les résultats globaux afin que le lecteur puisse se faire une idée générale des tendances observées dans le corpus. Le tableau 2 fournit le taux de réalisation de l’appendice pour chaque locuteur.

Tableau 2. Pourcentage de réalisation de l’appendice nasal par locuteur

Le taux de réalisation de l’appendice est globalement très important puisqu’il se maintient dans plus de 70 % des occurrences, excepté pour les locuteurs ayant vécu plusieurs années dans la moitié nord de la France (MT1, JB1, NP1, SF1, et dans une moindre mesure JV1) qui produisent la forme [Ṽ].

Pour mieux comprendre les facteurs qui influencent la perte de l’appendice nasal, intéressons-nous maintenant au modèle statistique, qui est présenté au tableau 3. Les coefficients de régression (colonne β) représentent le logarithme des rapports des chances (odds ratios) : un coefficient positif, s’il est significatif, a pour effet de favoriser la perte de l’appendice nasal ; au contraire, un coefficient négatif significatif favorise sa rétention. Comme indiqué à la section précédente, le modèle inclut une ordonnée à l’origine aléatoire pour le locuteur et le mot, ainsi qu’une pente aléatoire pour la tâche pour chaque locuteur. Les effets fixes du modèle expliquent environ 45 % de la variance observée (R2 marginal = 0.453) alors que le modèle complet explique environ 76 % (R2 conditionnel = 0.764). L’examen des résidus révèle quant à lui une distribution uniforme (test de Kolmogorov-Smirnov, p = 0.101), ce qui indique que le modèle ne présente pas d’anomalie.

Tableau 3. Effets fixes du modèle de régression logistique

La longueur du mot, la densité de voisinage, la structure syllabique et la présence d’une consonne de liaison à droite se sont révélés non significatifs, et ont par conséquent été exclus du modèle final.

Du point de vue des variables socio-situationnelles, on observe tout d’abord un effet global (fixe) de la tâche, et ce malgré le fait que nous ayons contrôlé la sensibilité de ce facteur au niveau du locuteur au moyen d’une pente aléatoire. S’il n’y a pas de différence entre la lecture de texte et l’entretien guidé (formel), on note en revanche que l’entretien libre (informel) favorise le maintien de l’appendice. L’âge et le sexe, comme on peut s’y attendre, influencent la réalisation de l’appendice, mais ils interagissent de manière complexe : s’il y a bien un effet principal de l’âge, il n’y a en revanche pas d’effet principal du sexe, mais une interaction significative entre âge et sexe. Pour mieux comprendre le rôle de ces deux facteurs, nous présentons à la figure 1 leur effet marginal, c’est-à-dire l’effet attendu lorsque les autres variables du modèle restent constantes. Comme on le voit, pour les locuteurs les plus jeunes, les hommes ont un taux d’effacement nettement plus élevé que les femmes. Cette différence s’estompe avec l’âge et à partir de 55 ans environ, les locuteurs ont tous un taux d’effacement proche de 0 % indépendamment du sexe. Pour finir ce tour d’horizon des variables socio-situationnelles, on observera que l’attitude s’est révélée significative, et ce dans la direction attendue : plus un locuteur a un positionnement négatif face à l’accent marseillais, plus l’appendice tend à disparaître.

Figure 1. Effet marginal de l’âge et du sexe.

Tournons-nous maintenant vers les facteurs phonologiques. Nous observons tout d’abord une influence du timbre de la voyelle sur la réalisation de l’appendice : les voyelles moyennes antérieures /ε ɴ / et /œ ɴ / présentent un taux de réalisation de l’appendice supérieur aux voyelles /ɔ ɴ / et /a ɴ /, mais il n’y a pas de différence significative entre ces deux dernières. Le contexte droit (cf. tableau 4) révèle quant à lui que les plosives se distinguent de toutes les autres classes de segments, mais ne se distinguent pas de la frontière intonative. Les voyelles se distinguent également de tous les contextes, sauf des nasales. L’examen des coefficients de régression montre que la présence de l’appendice est favorisée lorsque la voyelle nasale est suivie d’une plosive ou d’une frontière intonative, alors que la présence d’une voyelle ou d’une nasale à droite tend à favoriser une réalisation sans appendice. Enfin, l’examen de la position (cf. tableau 5) montre qu’il n’y a pas de différence significative entre la position finale de polysyllabe et les monosyllabes, mais que ces deux positions sont significativement différentes de la position initiale et interne de polysyllabe. Les coefficients de régression étant positifs pour les positions initiale et interne, on en conclut que la position de fin de mot (monosyllabique ou polysyllabique) tend à favoriser la présence de l’appendice, alors que les positions initiale et interne favorisent au contraire sa non-réalisation.

Tableau 4. Test post hoc pour le contexte droit

Tableau 5. Test post hoc pour la position

En ce qui concerne les facteurs lexicaux, seule la fréquence lexicale s’est avérée significative. Là encore, l’effet observé est dans la direction attendue puisque les mots fréquents tendent à être réalisés sans appendice nasal plus souvent que les mots moins fréquents.

Pour finir, il est intéressant d’examiner les effets aléatoires du modèle. S’il est très difficile de visualiser les effets du mot, étant donné le nombre élevé d’items pour cette variable, on peut aisément visualiser la variable locuteur. La figure 2 rapporte les estimations du modèle pour l’ordonnée à l’origine de chaque locuteur. Pour chaque valeur, le point représente l’estimation du modèle et la ligne horizontale représente l’intervalle de confiance à 95 % associé (plus la ligne est large, moins l’estimation est précise). Toutes les valeurs sont centrées à zéro, qui représente la moyenne. L’ordonnée à l’origine nous donne un aperçu du positionnement relatif de chaque locuteur indépendamment des prédicteurs que nous avons pris en compte, une valeur positive étant associée à un taux d’effacement plus élevé. On voit ainsi que le locuteur JV1 est la locutrice qui a le taux d’effacement « inhérent » le plus élevé dans le corpus, bien qu’elle soit la plus âgée. À l’autre bout du spectre, on observe que les locuteurs GC1, CM1, JM1, LD1 et GM1 ont un taux d’effacement inhérent nettement inférieur à la moyenne. Il est particulièrement intéressant de constater que le locuteur SF1, qui a le taux de réalisation brut le plus bas du corpus (7 %), n’est pas celui qui a l’ordonnée à l’origine la plus élevée une fois les prédicteurs pris en compte.

Figure 2. Ordonnées à l’origine pour le locuteur.

5. DISCUSSION ET CONCLUSION

Les résultats présentés à la section précédente nous permettent de mieux cerner les facteurs qui affectent la tendance au nivellement dans la réalisation des voyelles nasales en français méridional.

5.1 Variables sociolinguistiques et situationnelles

Les résultats pour la tâche sont particulièrement intéressants dans la mesure où c’est dans le contexte le plus informel (la conversation libre) que le taux de réalisation de l’appendice est le plus élevé. Si les locuteurs tendent à réaliser davantage de variantes prestigieuses (i.e. plus proches de la norme septentrionale) en lecture et en conversation guidée, c’est sans doute parce que ces tâches induisent un contexte d’auto- et d’hétéro-surveillance accrue. Les résultats pour l’âge et le sexe sont quant à eux intéressants à double titre. Tout d’abord, la présence d’une interaction significative entre ces deux variables, malgré l’absence d’effet principal, montre le rapport complexe qu’entretiennent ces deux variables puisque l’effet de l’âge varie en fonction du sexe. De manière plus remarquable encore, l’effet observé n’est pas dans la direction attendue dans la mesure où, comme nous l’avons rappelé en §2.1, ce sont en général les femmes qui mènent le changement linguistique, et qui tendent donc à privilégier les variantes standard aux variantes non-standard (Labov, Reference Labov2001). La présence d’appendice nasal étant la variante socialement marquée, on s’attendrait à ce que ce soit les hommes du corpus qui aient le taux d’effacement le plus faible. Or ce n’est pas le cas. Il faut toutefois noter que ce résultat n’est pas sans précédent, et Armstrong et Pooley (Reference Armstrong and Pooley2010 : §7.3) discutent plusieurs cas de ‘sociolinguistic gender pattern reversal’ en français : ces auteurs avancent comme explication possible des structures de réseaux sociaux différentes de celles que l’on trouve dans les sociétés anglo-saxonnes, le fait que des individus puissent être socialement plus mobiles que d’autres ou encore l’ancrage régional. Nos résultats pour le facteur attitudinal semblent corroborer cette hypothèse puisque plus les locuteurs présentent une attitude négative envers la région et la variété locale plus le taux de réalisation d’appendice nasal est faible. La mobilité semble également jouer un rôle non négligeable. En effet, les locuteurs ayant passé une partie de leur vie dans le nord de la France sont ceux pour lesquels nous avons relevé les plus faibles taux de réalisation de cet appendice. Ce résultat est intéressant puisque le même type d’étude menée à Toulouse (Courdès-Murphy, Reference Courdès-Murphy2018) montre que les locuteurs toulousains ayant vécu dans la moitié nord de la France ne présentent pas plus de variantes innovatrices que ceux restés toute leur vie dans le sud.

5.2 Variables linguistiques

L’influence du contexte droit met en évidence la présence accrue d’appendices consonantiques devant une plosive ou une frontière intonative. Ces résultats confirment les hypothèses que nous avions formulées sur la base de travaux antérieurs (Durand, Reference Durand1988 ; Violin-Wigent, Reference Violin-Wigent2006). L’absence d’effet significatif pour la position syllabique montre par ailleurs que l’effet observé devant plosive est un effet de co-articulation post-lexical, qui est insensible à l’affiliation syllabique de la consonne.

Les résultats pour la position métrique montrent quant à eux qu’il n’y a pas de différence entre les monosyllabes et la position finale de polysyllabe ; en outre, ces deux positions se montrent nettement plus résistantes à l’effacement de l’appendice que les positions interne et initiale de polysyllabe. Ces résultats s’accordent de manière générale avec l’hypothèse que nous avions formulée en §2.3, mais ils méritent d’être qualifiés. En effet, les monosyllabes peuvent être vus comme des polysyllabes particuliers dont la syllabe initiale et la syllabe finale coïncident. Rappelons par ailleurs que notre protocole de codage ignore le schwa final : des mots tels que cinq et blanche sont donc tous deux considérés comme des « monosyllabes », même si ce dernier est réalisé avec un schwa ; les deux mots ont un seul pied. De tels monosyllabes ne diffèrent fondamentalement pas des mots polysyllabiques, et c’est bien ce que suggèrent nos résultats. Il faut néanmoins souligner que près de la moitié des mots codés comme « monosyllabiques » dans notre corpus (2102 sur 4288, soit 49 %) est représentée par un petit nombre de mots fonctionnels très fréquents (donc, mon, ton, son, en, dans, dans, sans, quand, dont, un, on) : ces mots sont généralement réalisés comme des clitiques prosodiques, à l’exception peut-être de donc qui fonctionne souvent comme marqueur discursif, et se trouvent de ce fait le plus souvent en position inaccentuée. Étant donnée la fréquence de ces mots dans le corpus, il est plutôt surprenant qu’il n’y ait pas de différence significative entre les monosyllabes et la position finale de polysyllabe. Afin de clarifier cette situation, il serait sans doute nécessaire de mettre en place un codage plus fin qui prenne en compte le caractère fonctionnel vs lexical du mot et/ou la position prosodique effective de la syllabe dans la chaîne parlée.

Pour finir, les résultats concernant le timbre de la voyelle montrent que la présence de l’appendice nasal est fortement inhibée à la suite des voyelles /a ɴ / et /ɔ ɴ /. Ces résultats sont compatibles avec la prédiction que nous avions faite sur la base de la fréquence de type de ces voyelles dans le lexique, puisqu’elles correspondent à elles deux à plus de 80 % des occurrences de voyelles nasales dans la base de données que nous avons examinée. Le fait que ces deux voyelles soient nettement plus fréquentes que les deux autres (à savoir /ε ɴ / et /œ ɴ /) pourrait favoriser une réduction de l’ampleur des gestes articulatoires, ainsi que leur simultanéité temporelle, aboutissant ainsi à de véritables voyelles nasales. Cette piste explicative semble d’autant plus probable que nos résultats mettent en évidence le rôle de la fréquence lexicale, l’appendice étant plus susceptible de disparaître dans les mots fréquents que dans les mots rares. Le fait que cet effet subsiste malgré l’inclusion d’un effet aléatoire pour le mot nous conforte dans l’idée que cet effet est réel et n’est pas simplement dû au comportement idiosyncrasique de certains items lexicaux, comme ont pu l’observer Bürki et al. (Reference Bürki, Fougeron, Gendrot and Frauenfelder2011) pour le schwa en français septentrional.

5.3 Lien entre les caractéristiques du français méridional

Comme nous l’avons évoqué en introduction de cet article, il existe trois caractéristiques saillantes des variétés du français méridional : la réalisation importante de schwas, la distribution des voyelles moyennes selon la loi de position et la réalisation des « voyelles nasales » comme des voyelles phonétiques plus ou moins nasalisées suivies d’un appendice nasal. En nous intéressant à la question des voyelles nasales, nous avons tenté de dégager le poids des facteurs permettant d’expliquer la présence ou l’absence d’un appendice nasal. Nous souhaitons souligner ici que les spécificités du français méridional sont liées entre elles. En effet, si l’on compare les résultats présentés dans cette étude aux résultats obtenus pour l’analyse de l’effacement du schwa en position finale (ex : malle , laque , etc.), pour les mêmes locuteurs (Courdès-Murphy, Reference Courdès-Murphy2018), il est frappant de constater qu’il existe une corrélation entre ces deux variables (coefficient de corrélation de Pearson r = 0,585) : comme on peut le voir à la figure 3, plus un locuteur tend à effacer le schwa, plus son taux de réalisation de l’appendice nasal est faible. Cette corrélation montre clairement que le changement que nous avons décrit dans cet article n’est pas un fait isolé : il s’inscrit dans une dynamique plus large qui voit des pans entiers du système phonologique du français méridional converger peu à peu vers le français de référence.

Figure 3. Corrélation entre les taux de réalisation de l’appendice nasal et du schwa final.

5.4 Conclusion

L’objectif de ce travail était de mieux cerner les facteurs qui influencent le nivellement des voyelles nasales en français méridional. À partir d’une étude statistique détaillée d’un corpus de 22 locuteurs enregistrés à Marseille, le principal centre urbain de la moitié sud de la France, nous avons montré l’importance du contexte situationnel, de l’âge, du sexe et du positionnement attitudinal des locuteurs vis-à-vis de l’accent méridional, ainsi que de plusieurs facteurs phonologiques (timbre de la voyelle, position dans le mot et contexte droit). Cette étude a par ailleurs démontré, pour la première fois à notre connaissance, l’influence de la fréquence lexicale dans ce changement en cours.

Dans cet article, nous nous sommes intéressés à une variante linguistique présente dans le système du midi traditionnel. Nous avons donc sélectionné des locuteurs représentatifs de la variété marseillaise ou plus largement méridionale « classique », ce qu’Armstrong et Pooley (2010) appellent le ‘Dominant Southern Pattern’. Néanmoins, si l’on veut comprendre l’ensemble des dynamiques linguistiques à l’œuvre dans cette variété particulière, il ne faut pas occulter le fait que Marseille est une ville cosmopolite où règne une grande diversité linguistique (Trimaille et Gasquet-Cyrus, Reference Trimaille, Gasquet-Cyrus, Jones and Hornsby2013 ; Gasquet-Cyrus et Trimaille, Reference Gasquet-Cyrus and Trimaille2017). Il serait intéressant d’étendre la méthodologie que nous avons présentée dans ce travail à un corpus plus représentatif du multiculturalisme que l’on rencontre à Marseille afin de mieux cerner la diversité linguistique qui caractérise cette ville.

Remerciements

Une version préliminaire de ce travail a été présentée au congrès de l’AFLS 2018 à Toulouse. Nous remercions les participants pour leurs remarques et leurs encouragements, ainsi que Julie Rouaud pour avoir effectué le codage des données. La version finale de ce travail a bénéficié de la relecture attentive de trois évaluateurs anonymes.

Footnotes

1 Lexique (https://www.lexique.org) est une base de données lexicale pour le français contenant entre autres des informations sur la fréquence, la catégorie grammaticale et la forme phonétique.

2 Ce contexte est considéré comme liaison en [n].

4 Étant donné qu’il n’y avait que deux occurrences de glissantes, nous les avons regroupées avec les liquides.

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Figure 0

Tableau 1. Répartition des 22 locuteurs du corpus selon leur âge et leur sexe

Figure 1

Tableau 2. Pourcentage de réalisation de l’appendice nasal par locuteur

Figure 2

Tableau 3. Effets fixes du modèle de régression logistique

Figure 3

Figure 1. Effet marginal de l’âge et du sexe.

Figure 4

Tableau 4. Test post hoc pour le contexte droit

Figure 5

Tableau 5. Test post hoc pour la position

Figure 6

Figure 2. Ordonnées à l’origine pour le locuteur.

Figure 7

Figure 3. Corrélation entre les taux de réalisation de l’appendice nasal et du schwa final.