L’œuvre dont il est ici rendu compte ne pouvait tomber à un moment plus propice où la multiplication des conflits armés et des catastrophes naturelles rendent crucial l'action des organisations humanitaires dans le monde. Dans Comprendre les organisations humanitaires: développer les capacités ou faire survivre les organisations?, François Audet, qui fut lui-même un homme de terrain pendant une quinzaine d'années, aujourd'hui professeur à l'Université du Québec à Montréal, pose un dilemme difficile à trancher. Le titre de l’œuvre est on ne peut plus explicite quant à la problématique qu'il traite. Les organisations humanitaires peuvent-elles faire du développement ou doivent-elles se limiter à l'urgence, et donc au court et à la limite au moyen terme? En posant ainsi le problème, l'auteur remet au goût du jour le débat sur le renforcement des capacités des organisations civiles locales.
La méthodologie de recherche employée, de par son efficacité et sa pertinence, est digne d’être soulignée. L'auteur a mené des enquêtes de terrain auprès de neuf organisations humanitaires canadiennes et québécoises, élaboré des questionnaires et investigué de nombreux documents institutionnels et autres rapports de ces organisations. Le but poursuivi était de parvenir à mettre en évidence la place que les organisations humanitaires étudiées accordent au renforcement des capacités de leurs partenaires locaux des pays en développement. C'est à travers la méthode de la théorisation ancrée, approche essentielle à l'analyse qualitative, qu'il rend compte avec adresse, concision et précision de ses résultats. François Audet en vient ainsi à conclure à la bureaucratisation et à la professionnalisation excessive des organisations humanitaires, désormais pilotées par un personnel de carrière et non plus uniquement par des activistes de causes sociales et humanitaires comme jadis.
La théorisation ancrée permet à l'auteur d'approfondir un ensemble de sujets qui sous-tendent les rapports entre les organisations humanitaires et les organisations civiles locales. Les mots-clés partenariat, renforcement des capacités et survie institutionnelle forment le champ lexical de la bureaucratie humanitaire que l'auteur dénonce comme ayant contribué à trahir les aspirations premières de l'action humanitaire. Il apparaît ainsi de ses investigations que le renforcement des capacités est devenu dans le domaine humanitaire un produit marketing plutôt qu'un processus avec une application effective. Bien des organisations en font leur vision, mais peu y consacrent paradoxalement les moyens financiers, humains et matériels nécessaires. L'ouvrage de François Audet apporte une explication éclairante à cette attitude ambivalente des organisations humanitaires à l’égard du renforcement des capacités des organisations locales. Et le moins que l'on puisse dire est que le renforcement des capacités est un pis-aller dans la quête de justice globale qui est la finalité affirmée de l'action humanitaire.
Il résulte des recherches de l'auteur que le renforcement des capacités est un prétexte plutôt qu'une politique susceptible de se traduire en actions concrètes. Il permet d'une part de justifier les demandes de financement auprès des bailleurs de fonds, parmi lesquels les gouvernements occidentaux et leurs agences de développement international. D'autre part, quand bien même elles adhèrent au renforcement des capacités, les organisations humanitaires ne s'y engagent que parce que leur réputation en tire profit et que, en tout état de cause, les organisations locales renforcées ne leur feront pas concurrence. Dans tous les cas, leur survie détermine leur engagement pour le renforcement des capacités. Cela découle autant des facteurs exogènes que des facteurs endogènes qui limitent l'effectivité du renforcement des capacités. Comme le souligne assez pertinemment l'auteur, l'activité de renforcement des capacités est elle-même souvent contrainte par la bureaucratie humanitaire, de plus en plus sclérosée du fait d'une professionnalisation croissante, et de par la nature même des problèmes auxquels doivent répondre les organisations. La nécessité de réagir dans l'urgence, en temps utile et à court terme dans des conflits violents ou des crises de grande ampleur donne préséance à l'efficacité et aux résultats plutôt qu'aux processus et à la vision stratégique.
L'ouvrage répond de manière satisfaisante à la problématique qu'il pose. Il est écrit de manière accessible et saura intéresser autant le public de spécialistes de science politique, de relations internationales et de droit international que le public en général. Il sera d'un intérêt particulier pour toute personne qui s'intéresse à l'action humanitaire et au rôle des organisations œuvrant dans ce domaine dans la politique internationale. Il permet de décrypter les logiques qui sous-tendent le financement de telles organisations et de comprendre le processus de leurs interventions à travers le monde.
Le reproche, somme toute mineur, qu'on pourrait faire à l'auteur serait de n'avoir pas assez investigué ou du moins approfondi l'analyse de la dimension politique de son sujet au regard de l'approche du renforcement des capacités au sens de capabilités de Amartiya Sen. La logique développementaliste du renforcement des capacités devrait induire plus qu'un processus de partage et de transfert de compétences ou de savoir-faire. Il implique une dynamique de pouvoir dans la mesure où le renforcement des capacités devrait, à terme, conduire à une désoccidentalisation de l'action humanitaire. Or, en ce domaine, comme en matière économique, financière ou politique, une dominance des organisations humanitaires occidentales dirigées pour l'essentiel par des hommes et femmes blancs à capitaux occidentaux nécessite que soit posé le débat de la décolonisation humanitaire.