Cette étude s'inscrit dans la lignée des travaux consacrés non seulement à l’épiscopat, mais aussi à l'ensemble de l’élite tardo-antique dont il est une des composantes. Les recherches sur ce sujet ont été profondément marquées par la publication, en 1982, du premier volume de la Prosopographie chrétienne du Bas-Empire dont l'initiative revint à Henri-Irénée Marrou qui, depuis les années 1950, organisa avec le concours de ses étudiants, des recherches sur l’épiscopat de la fin de l'Antiquité.Footnote 2 Ce travail avait permis aux historiens d'analyser non seulement la sociologie de l’épiscopat de l’époque romaine tardive, mais encore ses réactions face aux différentes crises de l'Afrique du Ve siècle. Mais alors que l'on s'est ensuite beaucoup intéressé aux époques plus tardives, certaines dimensions de l’épiscopat africain, principalement pour l’époque byzantine, sont restées peu explorées.
À vrai dire, le personnel épiscopal du VIe et VIIe siècle fait partie de ces objets d’étude encore mal connus et sur lesquels planent de larges zones d'ombre. Si les images d’évêques célèbres, telles que celles de Facundus, Primasius et Verecundus, émergent dès que l'on évoque l’épiscopat africain de l’époque byzantine, dans le même temps, bien des interrogations subsistent quant à la composition, aux origines ou au mode d'investiture de cet épiscopat. Le corps ecclésiastique de l'Afrique byzantine devrait donc faire l'objet d'une investigation d'ensemble qui, comme l'a entrepris l’équipe du professeur André Mandouze pour les phases romaine et vandale, décrive les origines sociales, la formation intellectuelle et spirituelle des évêques.
Un tel travail pourra bénéficier de l'apport de recherches comparables menées pour d'autres régions.Footnote 3 Depuis le début des années 2000, les études sur ce thème se sont multipliées ; on peut par exemple citer les travaux de Claudia Rapp, Sylvain Destephen, Leslie Dossey ou encore de Michael Maas.Footnote 4 Cette enquête pourra également s'appuyer sur les monographies qui ont renouvelé la recherche sur l'Afrique protobyzantine.Footnote 5 L’étude de la sociologie religieuse des chrétiens d'Afrique ne s'est en effet pas effectuée au détriment de celle, plus traditionnelle, des cadres de l’Église. Au contraire, elle s'accompagne en général d'une recherche minutieuse sur le personnel dirigeant des différents diocèses africains. Ainsi, à côté d'analyses indispensables pour comprendre le milieu dans lequel ont évolué les prélats, ces monographies apportent-elles des données fondamentales sur la vie quotidienne d'un certain nombre d’évêques. Certaines des études modernes, qui ont été consacrées à l’épiscopat africain, ont permis de tracer les grandes lignes de notre enquête.Footnote 6 Ces travaux envisagent le corps épiscopal comme un groupe social défini par une fonction, perçu dans ses dimensions collectives et individuelles et dont il faut comprendre le rôle et la place qu'il occupait dans une société africaine en métamorphose.Footnote 7
Une part importante du matériel documentaire disponible pour étudier le corps ecclésiastique africain de l’époque ici traitée est d'ordre épigraphique et archéologique.Footnote 8 Avec les nombreux travaux de Noël Duval, les historiens ont pris toute la mesure de la richesse de ces sources, parfois fragmentaires, étudiées non plus seulement pour leur dimension archéologique mais aussi pour leur apport historique. Des informations de toutes natures peuvent en être tirées : le rayonnement géographique de l'autorité épiscopale, le rôle économique, social, voire politique de certains prélats. Ces données fragmentaires sont précieuses pour approcher autrement la vie et les fonctions des évêques africains de l’époque byzantine. Étant parfois les seules sources qui nous font connaître le nom de tel ou tel prélat, les données épigraphiques et/ou archéologiques ont néanmoins un désavantage : elles sont souvent mal datées.Footnote 9
À côté de cette documentation matérielle qui peut fournir des informations neuves, le nom des évêques peut apparaître dans certaines sources écrites. Parmi celles qui émanent de l’Église, il faut mentionner les actes des conciles, généraux ou provinciaux,Footnote 10 les textes liés aux polémiques et controverses religieuses, les traités d'ecclésiologie rédigés par des évêques africains ou étrangers et les lettres échangées entre le pontife romain et les prélats ou les fonctionnaires impériaux. Comparativement à celles connues en Égypte ou en Asie, ces sources sont peu nombreuses et parfois décevantes.
Les listes épiscopales peuvent aussi apporter des informations souvent arides mais importantes en ce qui concerne la répartition géographique des sièges épiscopaux et l'existence de quelques prélats méconnus par les sources littéraires. La précieuse édition qu'a donnée Jean-Louis Maier des notices épiscopales ne doit pas donner à l'historien l'illusion d'une documentation complète.Footnote 11 La cohérence qui apparaît dans la présentation des listes et le classement des sièges dans l’édition doit être en partie remise en question pour mieux comprendre la réalité historique de l’Église africaine de la fin de l'Antiquité.Footnote 12
Il sera aussi nécessaire d'insister à ce niveau sur l'intérêt et l'utilité que ces documents offrent pour les recherches anthroponymiques et onomastiques qui ont connu des progrès importants ces dernières décennies. Toutefois les lacunes dans le domaine de l'onomastique tardo-antique restent grandes malgré l'apport et l'impulsion donnée dans ce domaine par une pléiade de savants parmi lesquels Iiro Kajanto et Noël Duval sont les plus notoire ;Footnote 13 leurs travaux n'ont pas seulement signalé l'intérêt de ce type d'entreprise pour comprendre la sociologie des sociétés de l’orbis christianus, mais ils montrèrent également que l'anthroponymie n'est pas une discipline autonome et que sa finalité n'est pas la seule production de listes mais de contribuer avec l'archéologie, l’épigraphie et la numismatique à la connaissance des mentalités de l'Antiquité tardive.
L'onomastique tardo-antique: la pratique
Le système des noms des citoyens romains comporte cinq éléments : le nomen gentile, le praenomen, la filiation, la tribu et le cognomen. De cette séquence onomastique, les composants essentiels sont ce que l'on appelle habituellement les tria nomina. Ce type de séquence est le résultat d'une longue évolution historique. Les étrangers qui ont acquis le droit de cité et les vétérans démobilisés ajoutaient souvent à ces indications le nom de leur cité d'origine. Ce système des tria nomina fut généralisé par l'extension de la citoyenneté consécutive à la Constitution antoninienne de 212. Ceci entraîna une moindre importance des tria nomina comme marque de distinction entre citoyens romains, devenus très majoritaires, et les autres, pérégrins et esclaves. Aussi, l'onomastique des citoyens romains dans l'Antiquité tardive se caractérise souvent par la perte du praenomen et du nomen gentile.Footnote 14
Si on examine maintenant le système onomastique des évêques africains des VIe et VIIe siècles, on s'aperçoit bien vite que le modèle romain traditionnel n'existe plus. On a vu dans une telle évolution la conséquence d'un remodelage des usages sociaux sous l'influence du christianisme. L'importance de cette transformation n'a jamais été, à quelques exceptions près, réellement appréciée par la recherche, car elle a souffert de la conception qu'avaient les philologues de l'Antiquité tardive comme d'une période de décadence. On a remarqué la transformation des noms sous le seul aspect de la dégradation du système ancien. Le Finlandais Iiro Kajanto avec ses trois travaux sur les noms chrétiens à Rome et Carthage, sur les Cognomina et les Supernomina, publiés entre 1963 et 1966, représenta la première exception à cette manière de voir. La révolution qui s'est opérée dans l'onomastique latine impériale tardive consiste d'abord en une tendance générale à se limiter à un nom unique. À côté de l'abandon du praenomen, assez logique au vu du petit nombre des praenomina, le plus important fut la disparition du nomen qui perdit sa fonction distinctive vers l’époque de Constantin, au profit des cognomina qui furent utilisés de fait comme des noms de famille. Les raisons de cette évolution sont à chercher dans la dévalorisation du gentilice, depuis le début du IVe siècle, malgré la ténacité des usages administratifs,Footnote 15 et dans l’émergence progressive, mais limitée, d'une onomastique proprement chrétienne.Footnote 16
La disparition des tria ou duo nomina, et la popularité des cognomina de formation récente (en -ius) marquent ainsi les nouveaux usages onomastiques des christiana tempora malgré la résistance de quelques familles nobles qui continuent jusqu’à la fin du IVe siècle à respecter les anciens usages de la Haute époque. C'est dans ce cadre qu'Ausone parle dans l'un de ses poèmes des « tria nomina nobilium ».Footnote 17 Mais la transmission des noms de cette époque nous montre que le caractère des différents éléments de la séquence onomastique avait changé. Pour illustrer cette évolution, il suffira de prendre un exemple significatif du IVe siècle. Du mariage du consul de 371 Petronius Probus avec la noble Anicia Proba, quatre enfants nous sont connus par leur nomFootnote 18 (Figure 1) Le premier, une fille, Anicia Proba, porte le nom de la mère, les trois autres, des garçons, portent des noms composés. Dans les cas d’Anicius Hermogenianus Olybrius et d’Anicius Probinus, la composition est faite du nom de la mère et des noms des grands-pères maternel et paternel tandis que dans le cas d’Anicius Petronius Probus, la composition est faite du nom de la mère et du père.
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Figure 1. Généalogie de la famille du consul Petronius Probus.
Un autre cas intéressant est celui de Nicomachus Flavianus Iunior, préfet de Rome en 399 et 408,Footnote 19 dont les inscriptions ne comportent jamais le gentilice Virius attesté pour son père.Footnote 20 On observe également la même chose dans le cas de Maternus Cynegius.Footnote 21 La « marginalisation » du gentilice et son usage un peu arbitraire se manifestent aussi par des cas comme celui de Sextus Claudius Petronius Probus, descendant des Petronii,Footnote 22 mais qui néanmoins est appelé Anicianae (et non Petronianae).Footnote 23 Notons également, dans cette même logique, que le fils de Quintus Aurelius Symmachus s'appelle Quintus Fabius Memmius Symmachus.Footnote 24
Au milieu du Ve siècle, la coutume de ne porter qu'un seul nom se retrouve dans la grande aristocratie romaine.Footnote 25 Néanmoins, il faut insister sur le fait que les grandes familles des Ve et VIe siècles étaient encore très conscientes de leurs origines, les traditions familiales étant restées très proches de celles des anciennes familles romaines : Fabius Claudius Gordianus Fulgentius portait encore les noms de son père et de son grand-père paternel. Cependant, l'examen des usages onomastiques des évêques africains de l’époque byzantine nous permet de mettre en évidence quelques faits : les familles africaines du début du VIe siècle suivent, en grande partie, les usages onomastiques romains de l’époque ; et les séquences onomastiques de ces personnages reflètent l’évolution de l'onomastique romaine de l'Antiquité tardive où le praenomen et le gentilice s'effacent au profit du nom diacritique, système qui se substitue aux tria nomina.
Il faut citer enfin une certaine transformation de la structure familiale : la gens, la grande famille de la Rome républicaine, n'existait pratiquement plus, ce qui se marquait entre autres par le rôle accru de la femme.Footnote 26 Le fait que cette dernière donne son nom et/ou le nom de sa famille à ses descendants est en effet l'autre signe caractéristique de la révolution onomastique de la période tardo-antique. Cela mena à un stade de transition, durant lequel des doubles nomina furent à la mode.
Pour les études onomastiques tardo-antiques, l’évêque représente assurément un cas privilégié. En Afrique byzantine, du point de vue linguistique, on peut distinguer trois grandes catégories de noms : les plus nombreux viennent du latin, plus rares sont les noms empruntés du libyque (et/ou du néo-punique). À ces deux catégories, il faut ajouter quelques anthroponymes grecs. Une autre spécificité de l'onomastique africaine est la filiation à deux degrés qui mentionne donc également le grand-père. On rencontre ce type de dénomination dans notre corpus d’évêques ici étudié avec le cas d’Amacius Restitus Secundianus de Sufetula Footnote 27 et le cas de Laurentius Tarasus d’Usula.Footnote 28
II convient de signaler que la dévotion aux martyrs a bien influencé les choix onomastiques durant l'Antiquité tardive. Les travaux précités sont utiles à cet égard.Footnote 29 Leurs auteurs observent, malgré la ténacité des habitudes païennes, l’émergence progressive d'une onomastique proprement chrétienne. Ils constatent tout d'abord que les noms mythologiques, bien qu'encore présents, sont moins fréquents dans les inscriptions chrétiennes que dans les inscriptions païennes. Nous avons là un premier indice de l'influence exercée par le christianisme dans le choix des noms. Autre indice – on trouve, dans les documents chrétiens d'Afrique, une série de noms nouveaux, et spécifiquement chrétiens : des noms théophores (Adeodatus, Deusdedit, Quodvultdeus, Spesindeum …) qui sont souvent indéclinables et qui, du point de vue de leur formation, sont ce que I. Kajanto a appelé des « sentence-names »,Footnote 30 et des noms faisant allusion à une fête, à un temps liturgique ou à un dogme chrétien (Paschasius …). Enfin certains noms de l'Ancien et du Nouveau Testaments apparaissent dans les documents chrétiens de l’époque byzantine, alors qu'ils étaient presque inexistants pendant la Haute époque.
Néanmoins, les noms proprement chrétiens restent peu nombreux. On a calculé qu'en Afrique byzantine 15 à 20% seulement des noms des chrétiens sont bibliques ou liés aux saints. L'usage de Paulus, le nom de l'apôtre, utilisé dans les milieux chrétiens d'Afrique depuis la fin du IIIe siècle, est à cet égard un exemple majeur.Footnote 31 Près d’Uppenna, dans une localité nommée Sidi Abich, une épitaphe d'un certain Paulus, episcopus prime sedis Mauretaniae, datée du VIe siècle, est attesté sur les lieuxFootnote 32 (Tableau 1)
Tableau 1. Fréquence de l'usage des noms Paulus et Petrus dans le milieu épiscopal africain.
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La question des sources est ici particulièrement complexe : la correspondance du pape Grégoire Ier n'a fait l'objet d'aucune investigation systématique dans les études récentes consacrées à l'onomastique tardo-antique.Footnote 33 Le dernier état des lieux a été dressé par Yvette Duval en Reference Duval1991.Footnote 34 S'il n'est pas le lieu ici de présenter de manière détaillée tous les correspondants africains du pape, il n'est pas inutile de rappeler qu'ils englobent un nombre important d’évêques, dont un certain Paulus.Footnote 35
Ce tableau appelle quelques conclusions. Il est intéressant de constater que les noms des deux apôtres, qui firent pourtant l'objet d'un culte important en Afrique,Footnote 36 sont quasi inexistants dans le milieu ecclésiastique africain. Malheureusement, on connaît encore très mal les fondements et les raisons de cet usage onomastique proprement africain. Elle trouve peut-être sa raison dans les usages locaux où la plupart des évêques sont désignés par des anthroponymes traditionnels, et cela malgré les encouragements des Pères orientaux pour l'abandon de cette pratique.
« Que personne ne tienne à appeler les enfants du nom de leurs ancêtres, de leur père, ni de leur mère, ni de leur grand-père, ni de leur arrière-grand-père, mais des noms de justes, de martyrs, d’évêques et d'apôtres. Que ce soit pour eux un stimulant. Que l'un s'appelle Pierre, l'autre Jean et que le troisième s'appelle d'un autre nom de saint ».Footnote 37
Même si ce souhait de Jean Chrysostome est sans doute resté un vœu pieux, il posait véritablement les fondements de la « doctrine onomastique » du Moyen-Âge occidental. Néanmoins les recommandations de l'archevêque constantinopolitain semblent ne pas avoir eu d’écho en Afrique byzantine. Les clercs continuèrent à utiliser la nomenclature traditionnelle au moins jusqu’à la fin du VIe siècle, même si elle n'avait pas toujours, à cette époque tardive, la même signification. Les analyses d'I. Kajanto étant principalement fondées sur la documentation italienne, peuvent permettre d’établir des comparaisons avec les apports des données de l'Afrique byzantine.
L'onomastique des évêques africains: documentation, état de la question et spécificités
Riches en noms propres, les documents de l’Église représentent un terrain idéal pour l'exploitation de l'onomastique africaine tardo-antique. Il faut néanmoins avoir à l'esprit que nous ne connaissons qu'une infime partie de la documentation de l’Église africaine de la fin de l'Antiquité.Footnote 38 Nous n'avons aucune idée du volume des pertes des documents ecclésiastiques, mais la différence entre le nombre d'inscriptions lues par les Africains de la fin de l'Antiquité et celles qui nous sont parvenues est nécessairement considérable. De plus, il faut toujours avoir à l'esprit que les inscriptions nous font seulement connaître les prélats qui avaient les moyens financiers, et l'envie de faire graver des inscriptions pour commémorer leur passage sur terre par leur épitaphe ou pour remercier le Christ, un martyr ou même un évergète pour tel ou tel bienfait rendu à l’Église.
L’état de conservation des documents parvenus jusqu’à nous pose parfois de redoutables problèmes de datation. Ordinairement, les sources manuscrites sont datées avec une assez grande précision. Ce n'est pas le cas des inscriptions. Pendant très longtemps, on a hésité à dater des inscriptions de l’époque byzantine étant donné la difficulté d’établir des critères spécifiques pour cette période.Footnote 39 Mais en dépit de toutes les insuffisances de la documentation à notre disposition, l'apport de l’épigraphie est important.
Les documents de l’Église africaine du VIe et VIIe siècles traduisent une évolution onomastique qui n'est ni linéaire ni homogène. Le contraste entre les grandes villes de la côte et les cités de l'intérieur se marque surtout par l'utilisation dans les premières d'une plus grande variété de noms. Si on ajoute aux noms des évêques relevés dans les inscriptions (épitaphes, procès-verbaux et dépositions de reliques), ceux mentionnés dans les sources littéraires et ceux connus par les listes épiscopales, nous aboutissons à une liste de 103 noms différents pour 174 occurrences (Tableau 2).
Tableau 2. Présentation synthétique des attestations onomastiques des évêques africains (533–709).
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L'orthographe de certains noms rares, des cas d'abréviation ou une lecture incertaine sont la cause de quelques difficultés qu'il convient de passer brièvement en revue. Nous ne nous étendrons pas sur l’équivalence B = V qui n'empêche pas de reconnaître les noms bien attestés : Bictor pour Victor,Footnote 40 Benerius pour Venerius,Footnote 41 Baleriolus pour Valeriolus,Footnote 42 Ebasius pour Evasius,Footnote 43 Flabianus pour Flavianus,Footnote 44 et Nabigius pour Navigius.Footnote 45
Un nombre important de noms figurant dans notre corpus peut traduire une qualité physique ou morale, celle de celui qui la porte ou celle d'un ancêtre duquel, par pietas, ce nom a été repris. Les noms qui sont des participes passés entrent dans cette catégorie. La forme du mot est un participe passé passif, c'est-à-dire que celui qui le porte est supposé avoir subi une influence, bonne, il va de soi, ou avoir été l'objet d'une volonté, d'un désir ou d'un espoir. Dans un article qui a fait date, Theodor Mommsen avait émis l'opinion que ces noms portaient en eux des spécificités africaines.Footnote 46 Il se fondait sur les dénombrements du Corpus Inscriptionum Latinarum, dont il avait vu s’élaborer les premiers volumes, et il avait eu le sentiment que ces noms étaient particulièrement fréquents dans les provinces africaines, comme c'est le cas de Donatus (attesté cinq fois dans notre corpus) et Saturninus (attesté une fois dans notre liste).Footnote 47 Il pensait ensuite que certaines terminaisons ne se retrouvaient guère qu'en Afrique, notamment les finales en -ossus (attesté trois fois dans notre corpus d’évêques). Le savant prussien avait enfin supposé qu'un certain nombre de cognomina latins avaient été directement traduits du punique comme dans le cas d’Optatus et de Restitutus.
Dans environ 13% des cas traités, le nom que portent les évêques africains de la période byzantine évoque soit un nom des anciens dieux traditionnels (Saturnius et ses dérivés), soit la faveur que celui-ci a accordée (Donatus et Restitutus et leurs dérivés), soit le souhait qu'il est apte à exaucer (Victor, Faustus, Felix et leurs dérivés). Il ne faudrait pas en déduire une influence de la religiosité traditionnelle dans la subconscience des chrétiens d'Afrique de l'Antiquité tardive.Footnote 48 Les noms en relation indirecte avec une divinité pouvaient être mis au crédit du dieu chrétien comme Constantin l'avait déjà fait en 324 avec Victor. Quant aux noms théophores incluant des divinités classiques, on sait qu'ils étaient également portés par de nombreux chrétiens de langue grecque dans l'Orient romain. Sans doute relève-t-on çà et là quelques protestations contre cette mode qui affuble le chrétien d'Afrique d'une référence aux antiques idoles ou qui laisse cette marque ancienne sur l'adulte converti.Footnote 49 Cependant, la pratique selon laquelle les évêques devaient abandonner leur nom individuel et leur patronyme laïcs au moment de leur élection, qui marquerait une volonté de rupture avec le monde, est totalement méconnue en Afrique.Footnote 50 En fait, l'apparition d'un répertoire d'inspiration chrétienne dans l'onomastique tardive, ce que nous appelons l'onomastique chrétienne, reflète une évolution culturelle lente, qui a touché peut-être plus directement le milieu des clercs. Jusqu'au milieu du Ve siècle, la société cléricale manifeste toutefois la même indifférence que les laïcs envers l'origine des noms, alors qu'au VIe siècle le nom chrétien devient plus fréquent et peut-être de plus en plus une marque de distinction de statut clérical.
On constate de plus que la variété des noms utilisés aux VIe siècle et VIIe siècles est grande et que l'origine des noms portés par les évêques africains de la fin de l'Antiquité renvoie à un contexte culturel complexe.Footnote 51
Les documents épigraphiques de cette époque attestent de la rareté des noms dont l'origine ou le sens seraient purement bibliques (Ioannes et son dérivé Iohannes, attesté 2 fois). En revanche, les noms d'origine grecque, qui ont pris une valeur chrétienne, sont fréquents chez les prélats africains, comme c'est le cas de Stephanus (attesté 7 fois) et Theodorus (attesté 4 fois). On peut considérer que l'utilisation de cette catégorie de noms est en rapport avec la dévotion envers les martyrs orientaux dont les cultes sont bien attestés dans les différentes provinces africaines.Footnote 52 Ajoutons comme autre nom d'origine grecque les cas d’Asyncretius, Chrysonius, Cyriacus et peut-être aussi Pentasius.
À cela on peut ajouter une autre série onomastique formée sur une base libyque.Footnote 53 D'après l'ensemble de nos sources, certains noms latins ont pu être choisis car ils étaient proches de noms indigènes. On pense à Donatus, construit sur la séquence anthroponymique DND* mentionné par une inscription découverte près de Milev.Footnote 54 Le même phénomène peut être attester avec Iunuarius et Saturninus, construits respectivement sur la séquence anthroponymique YNWRN* et SŢRNN’.Footnote 55 On constate également l'existence d'un bon nombre de noms de tradition punique formés sur un participe passé, impliquant une intervention divine comme Donatus (attesté cinq fois),Footnote 56 Donatianus (attesté une seule fois), Reparatus (attesté trois fois) et Restitutus (attesté une seule fois). Deux noms évoquant le « Seigneur » pourraient être considérés comme théophores comme c'est le cas de Dominicus (attesté deux fois) et Cyprianus (attestés cinq fois). Il est également possible que les noms en -ossus soient d'origine africaine.Footnote 57
Pour le reste, certains noms sont plus courants en Afrique, comme c'est le cas d’Adeodatus (attesté quatre fois) à la différence de Spesindius. D'autres, habituels dans l'Afrique du IVe siècle, comme Bonifatius ou Donatus, sont encore portés par un nombre important d’évêques, ce qui traduit une relative persistance des coutumes onomastiques de l’époque romaine. Il en est de même pour des noms de bon augure qu'on rencontre partout en Afrique, et déjà antérieurement, comme Felix, évoquant la béatitude espérée (attesté huit fois), Vitalis, renvoyant à la vie, désormais éternelle (attesté deux fois), et Victor et ses dérivés, connotant la victoire sur le péché (attestés 11 fois).
Il semble que le nom de Victor représente un cas à part en Afrique. L'index du tome VIII du CIL compte à peu près 730 références à des inscriptions donnant ce nom. Sur ce nombre, une centaine pourraient être chrétienne. Dans le Martyrologium Hieronymianum les saints du nom de Victor sont très nombreux. Sur 136 mentions de ce nom, au moins 25 paraissent africaines (soit 18.4%). Déjà la première grande figure chrétienne d'Afrique que nous rencontrions sous ce nom est Victor Ier de Rome dont le Liber pontificalis affirme l'origine africaine.Footnote 58 La correspondance de Cyprien de Carthage et les actes du concile carthaginois du 1er septembre 256 nous font connaître également trois Victor qui occupaient les sièges d’Assuras, de Gori et d’Octavia,Footnote 59 alors que la PCBE nous offre 96 occurrences sous cette dénomination dont 78 évêques.
Parmi les noms fréquents en Afrique figure également le nom de l’évêque d’Usala, Laurentius. Déjà porté par les Africains dès le IIIe siècle, sa grande diffusion chez les chrétiens d'Afrique est sans doute liée à la popularité du saint romain. En revanche, le nom de l’évêque Spes, fréquent chez les païens d'Afrique, devient rare à l’époque chrétienne. Rappelons aussi le nom de Bonifatius (attesté quatre fois) qui peut avoir une tonalité qui évoque la vertu chrétienne. L'interprétation exacte de ce nom pose néanmoins un petit problème. Pour qui se contente de l’étymologie, Bonifatius signifie simplement celui qui a un bon caractère ou une bonne mine. On peut croire aussi que Bonifatius, écrit parfois Bonefacius, renferme le même radical que le verbe facere. L'explication est possible ; on sait en effet que le latin possédait simultanément les deux formes adverbiales bene et bone, et, quoique nous n'ayons aucun exemple de l'emploi de bone en composition, la construction d'un verbe hypothétique bonefacio ou bonifacio est tout aussi régulière que celle des verbes usités benefacio, magnifacio ; en sorte que le terme bonifaci, bonefaci, serait, de son côté, le doublet de benefici. À cause de cela, Bonifatius aurait un caractère qui le distinguerait de tous les autres dénominatifs de bon augure. Un autre nom très remarquable dans l'onomastique cléricale africaine est Ianuarius qui ne renvoie plus au dieu Ianus, mais à la signification bénéfique des commencements que ce nom portait.
Si, maintenant, nous passons des formes verbales à d'autres catégories grammaticales dans leurs rapports avec l'onomastique africaine tardo-antique, nous remarquons l'emploi des superlatifs en -imus, comme c'est le cas de Maximus (attesté deux fois dans notre liste) ; puis les appellatifs en -osus comme Exitiosus (attesté une seule fois), Fructuosus (attesté une seule fois), Mellosus (attesté deux fois) et Primosus (attesté une seule fois). Notons également l'usage des possessifs en -inus comme c'est le cas avec Constantinus (attesté trois fois), Faustinus (attesté une seule fois), Paulinus (attesté une seule fois), Victorinus (attesté une fois) et Criscentinus (attesté une fois). Le nombre des noms dérivés d'un ethnique local est rare, comme c'est le cas avec Numidius (attesté une seule fois dans notre liste). Cet usage, qui n’était guère fréquent dans les milieux chrétiens, n'est pas nécessairement une indication d'origine.
Nous pouvons constater pareillement l'usage de l'anthroponyme Cyprianus qui apparaît à cinq reprises dans notre liste. Cet usage onomastique dépendait du prestige du personnage dont l’œuvre de Pontius avait assuré la réputation. Toutefois, le développement ultérieur de son culte, en tant que saint protecteur de Carthage, explique le rayonnement de sa mémoire dans l'Afrique byzantine.Footnote 60 Une chose est sûre. Les hommes qui avaient montré qu'ils étaient des vrais serviteurs du Dieu chrétien pouvaient jouir d'un respect social qui se traduit au niveau des pratiques onomastiques.
Malheureusement, la documentation épigraphique ne suggère que des indications fragmentaires et incertaines sur les mécanismes de transmission de l'onomastique nouvelle. Les épitaphes permettent rarement de reconstituer des généalogies familiales. On n'oserait trop conclure à partir d'informations aussi éparses; constatons au moins une certaine limite des influences chrétiennes. De plus, en matière de nomenclature, le comportement des Africains a vraisemblablement varié suivant les milieux. Ainsi l'onomastique de la société cléricale atteste une évolution significative à partir de la fin du VIe siècle. Pendant une première période, celle de Justinien où se succèdent trois générations de clercs, les références chrétiennes apparaissent rarement et sans doute les ministres du culte ne se distinguaient-ils guère, du point de vue onomastique, des autres chrétiens. Pour des exemples plus tardifs, les noms sur les épitaphes ou sur les inscriptions monumentales décrivent partiellement le dynamisme de l’évêque au niveau local. À Sufetula, le nom d’Amacius figure sur une inscription commémorative dédiée à l'ancien évêque de la cité.Footnote 61 Le texte de cette inscription amène à formuler deux remarques. La première est relative au nom de l’évêque qu'on peut lire aussi sous la forme d’Amatius, car le passage du t au c est très fréquent dans le latin africain tardif. La deuxième remarque est relative aux nombres de dédicants qui figurent au génitif du votum. Appartiennent-ils à un même personnage ou à plusieurs ? L'existence d'un point entre Restituti et Secundiani s'expliquerait peut-être par le vœu de bien séparer les noms des différents participants à cette dédicace. On pourrait donc voir dans Amacius un nomen suivi du cognomen Restituti.
L'onomastique du milieu épiscopal africain présente ainsi une certaine originalité, à la fois par l'utilisation de quelques noms rares ou rarissimes comme c'est le cas à Bulla Regia avec les évêques Armonius et Procesius, et la charge historique de certains noms-symboles comme celui de Cyprianus qui implique également une profonde « patrimonialisation » de la mémoire de l’évêque-martyr. Comme dans le reste du monde latin tardo-antique, on constate un certain renouvellement de l'onomastique par la diffusion de noms résultant de nouveaux modes de formation.Footnote 62
En conclusion, l'apparition d'un répertoire onomastique d'inspiration chrétienne reflète partiellement l’évolution des mentalités à l'intérieur de la société africaine de l'Antiquité tardive. Mais cette évolution s'accomplit lentement et touche peut-être plus directement les ministères « inférieurs » que le clergé supérieur. Pourtant, malgré l’état lacunaire des sources exploitables, il est certain que le système de dénomination des évêques africains se modifie graduellement durant l'Antiquité tardive : en premier lieu, par l'adaptation de nouveaux idionymes, qui entrent dans le stock onomastique chrétien et par la popularité marquée de quelques nouveaux noms en second lieu.
Liste onomastique et prosopographique des évêques africains de l’époque byzantine
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