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Le désengagement de l’État providence Nicole F. Bernier Montréal : Presses de l’Université de Montréal, coll. Politique et Économie, 2003, 268 p.

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Le désengagement de l’État providence Nicole F. Bernier Montréal : Presses de l’Université de Montréal, coll. Politique et Économie, 2003, 268 p.

Published online by Cambridge University Press:  08 June 2006

Raphaël Canet*
Affiliation:
Université du Québec à Montréal
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Abstract

Type
Recensions / Reviews
Copyright
Copyright © 2006 Cambridge University Press

Au seuil du 21ème siècle, alors qu'émergent des débats passionnés sur les tenants et les aboutissants de la mondialisation néolibérale et des nouvelles formes de régulation politique qui la sous-tendent, la question de la place de l'État dans la société est devenue un sujet politique de premier plan. Des discussions internationales sur les préceptes du Consensus de Washington (privatisation, libéralisation, déréglementation), au projet de réingénierie de l'État au Québec, l'interventionnisme étatique est remis en question de toutes parts. Le rôle de l'État, et notamment sa dimension providentialiste, se situe ainsi au cœur des clivages idéologiques contemporains et donne lieu à toute sortes de prises de position.

Le principal intérêt du livre de Nicole F. Bernier, Le désengagement de l'État providence, est de traiter de cette thématique sans pour autant verser dans la dimension programmatique qui sous-tend bon nombre d'analyses actuelles sur le sujet. L'auteure a fait le choix de ne pas prendre parti dans le débat mais d'examiner en détail le processus de désengagement de l'État providence qui s'est étalé au Canada sur une période de vingt ans, soit de 1975 à 1995. À notre avis, cette analyse historique et ciblée du désengagement, compris comme « l'ensemble des activités poursuivies par le gouvernement fédéral ayant pour effet la régression immédiate ou imminente du rôle de l'État canadien pour assurer la sécurité du revenu des Canadiens » (p. 12), constitue une contribution majeure, propre à informer les choix politiques auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés.

Tiré d'une thèse de doctorat en science politique, cet ouvrage fouillé et précis nous permet de plonger dans les méandres techniques des politiques sociales canadiennes afin de dégager les logiques de la transformation du rapport entre l'État et la société qui sont à l'œuvre depuis une trentaine d'années dans les pays industrialisés. La tâche était ardue car le sujet est extrêmement complexe.

L'auteure fonde son analyse sur l'étude de la restructuration de la sécurité du revenu, domaine qui constitue le cœur de l'État providence canadien puisqu'il accapare plus de la moitié des dépenses publiques aux deux paliers de gouvernement, ce qui représente plus du quart du produit intérieur brut (soit plus de 150 milliards de dollars en 1995). Plus précisément, Nicole Bernier se livre dans cet ouvrage à une étude en profondeur de l'évolution de quatre grands programmes fédéraux, soit les pensions de vieillesse, l'assurance-chômage, le régime d'assistance publique du Canada et les prestations financières pour enfants.

Après un chapitre d'introduction qui fait état des différentes approches théoriques (néomarxiste, structuralistes, néo-institutionnalistes, choix rationnel) portant sur l'État providence et son évolution, l'auteure traite spécifiquement de chacun des programmes identifiés dans les quatre chapitres suivants. Pour ce faire, elle élabore une grille d'analyse à deux volets : d'une part, elle étudie les différents programmes en tenant compte de l'évolution des dépenses, mais aussi des dispositions budgétaires et législatives qui permettent de rendre compte de leurs profondes mutations; d'autre part, elle analyse le terrain politique où s'inscrivent ces transformations structurelles de manière à prendre la mesure des effets de rétroaction des politiques mises en œuvre. Elle décrit notamment les réactions des groupes sociaux et des provinces qui imposent au gouvernement de déployer diverses stratégies pour arriver à ses fins. Finalement, dans le chapitre 6, Nicole Bernier fait une étude comparative des différents éléments d'analyse tirés de chaque cas particulier de manière à dégager à la fois la logique générale et les différentes caractéristiques du processus de désengagement de l'État providence canadien depuis 1975. Cette étude empirique minutieuse débouche sur plusieurs conclusions intéressantes qui nous permettent de mieux comprendre la complexité du processus de désengagement de l'État providence, mais aussi le contexte politique dans lequel il s'est opéré au Canada.

Bernier souligne le caractère paradoxal du processus de désengagement. En effet, contrairement aux idées reçues, ce processus ne s'est pas accompagné d'une réduction des dépenses publiques mais, bien au contraire, d'une augmentation considérable de celles-ci puisqu'elles ont plus que doublé durant la période considérée – alors qu'environ 73 milliards de dollars étaient consacrés à la sécurité sociale en 1975, ce montant s'élève à plus de 151 milliards en 1995 – (p. 187). Ainsi, si l'on s'en tient à cette étude de l'évolution des dépenses, il semble difficile de soutenir la thèse du retrait de l'État providence puisque, comme le souligne l'auteure, « de toute évidence, il s'agit plus d'une expansion que d'une régression de la sécurité sociale, en ce qui touche les dépenses » (p. 186).

C'est ici que l'approche méthodologique adoptée par Bernier révèle toute sa pertinence. En analysant les dispositions budgétaires et législatives relatives à ces quatre programmes qui se sont succédées sur une période de vingt ans, l'auteure a pu rendre compte non seulement de la réorientation du régime de sécurité du revenu (désengagement systémique), mais aussi des subtils aménagements structurels des programmes qui ont permis de les remanier en profondeur (désengagement programmatique). Elle peut aussi nuancer la thèse de « l'irréversibilité » de l'État providence canadien puisque, « dans chacun des programmes, lorsque l'on jouxte l'analyse de l'évolution des dépenses à celle, détaillée, des tendances, on constate qu'il y a eu transformation des objectifs poursuivis et renversement des droits garantis aux citoyens » (p. 188). Dans le domaine de la sécurité de la vieillesse, tout d'abord, le principe d'universalité visant à assurer un salaire de citoyenneté conféré par l'âge a été progressivement abandonné. L'aide étatique est devenue plus sélective et se limite désormais à l'octroi d'un revenu minimum de subsistance aux citoyens âgés les plus pauvres. Ensuite, en ce qui concerne l'assurance-chômage (devenue assurance-emploi en 1997), le programme s'est graduellement détourné de son objectif initial qui était d'assurer une sécurité de revenu aux chômeurs; petit à petit, il a privilégié l'adoption de mesures actives (formation, travail partagé, création d'emplois, aide au travail indépendant) orientées vers le renforcement du marché du travail. Quant au régime d'assistance publique du Canada, programme à frais partagés entre Ottawa et les provinces, il visait à l'origine à aider toutes les personnes dans le besoin, quelles qu'en soient les raisons et constituait ainsi l'ultime filet de sécurité sociale au pays. Il fut abandonné par le gouvernement fédéral durant les années 1990, si bien qu'il n'existe plus de droit d'assistance à l'échelle nationale pancanadienne. Enfin, les prestations financières pour enfants, qui garantissaient un revenu à toutes les familles qui élèvent des enfants, se sont transformées en régime de supplément de revenu à l'intention des familles nécessiteuses ou à revenu modeste. Là encore nous avons assisté à une réduction de la clientèle visée par ces aides étatiques.

Ce processus graduel de désengagement de l'État providence au Canada a donc conduit à une redéfinition significative des droits économiques et sociaux. Comme le remarque l'auteure, « la réorientation des régimes a pour effet de rendre les citoyens plus dépendants du marché, pour s'assurer la sécurité du revenu, qu'ils ne l'étaient au milieu des années 1970, ainsi que plus dépendants des transferts conditionnels. Les programmes de sécurité du revenu et d'assistance sociale contribuent à renforcer les mécanismes du marché en subventionnant la participation au marché du travail ou l'épargne privée en vue de la retraite » (pp. 218–219).

Cette mutation profonde du rapport entre la société et l'État ne fut cependant pas sans susciter des réactions sociales. L'auteure recense en effet plusieurs mobilisations sociales qui se sont manifestées tout au long de ce processus de désengagement. Elle note cependant que le gouvernement fédéral, en développant toute une gamme de stratégies (dissimulation, division et compensation, p. 13) et en adoptant une politique « des petits pas », a su triompher à la fois des rigidités structurelles des programmes et des effets de rétroaction s'incarnant notamment dans la résistance de divers groupes sociaux.

Nicole Bernier démontre ainsi dans son étude que nous avons assisté au Canada, de 1975 à 1995, à un réaménagement de la forme de l'État providence issu de la période d'après-guerre; celui-ci concourt désormais au développement d'une nouvelle politique nationale de la main-d'œuvre au détriment de la sécurité du revenu des citoyens. Cette reconfiguration des politiques sociales n'est pas anodine car elle suppose une nouvelle vision de la société canadienne, qui tend à s'articuler sur les principes de responsabilité et de prévoyance plutôt que de solidarité. Nous sommes donc devant un choix politique qui ne peut faire l'économie d'un véritable débat citoyen, alors que celui-ci a fait cruellement défaut durant tout ce processus. Tout n'est cependant pas encore joué, et comme le suggère l'auteure à la fin de son ouvrage : « Somme toute, l'issue de ce processus repose, pour beaucoup, sur les calculs électoraux et les choix politiques des dirigeants actuels et futurs. Et l'on peut penser que ceux-ci ne peuvent pas demeurer insensibles à l'opinion publique et à la vigilance des électeurs, pour autant qu'elles se manifestent » (p. 231).