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Les constructions préverbales du français et du néerlandais: typologie et grammaticalisation1

Published online by Cambridge University Press:  01 July 2008

KRISTEL VAN GOETHEM*
Affiliation:
Katholieke Universiteit Leuven
*
Adresse pour correspondance: Kristel Van Goethem, Faculteit Letteren, K.U. Leuven, Blijde-Inkomststraat 21, bus 3308, 3000 Leuven, Belgique e-mail: Kristel.VanGoethem@arts.kuleuven.be
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Abstract

Dans notre étude, nous présenterons en premier lieu une typologie des verbes français et néerlandais introduits par un préverbe de forme prépositionnelle. Cette typologie comporte quatre grandes classes de constructions préverbales: les constructions relationnelles où le préverbe est toujours proche de son pendant prépositionnel ou postpositionnel (p.ex. survoler une île), les constructions adverbiales prédicatives où le préverbe (néerlandais) est issu d'un adverbe prédicatif (p.ex. zijn geld opdoen/son argent sur-faire/ ‘dépenser son argent’), les constructions préfixales où le préverbe se comporte comme un vrai préfixe (p.ex. surestimer les capacités de quelqu'un) et les constructions lexicalisées. Dans un deuxième temps, nous montrerons que les constructions préverbales distinguées peuvent être situées sur une échelle de grammaticalisation.

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Copyright © Cambridge University Press 2008

0 INTRODUCTION

L'inventaire des préfixes du français contient de nombreux éléments qui correspondent formellement à une préposition. En témoigne l'échantillon de mots préfixés suivant: après-midi, surdoué, contre-attaque, entretenir, pourboire et sans-papiers. Certains préfixes semblent être plus proches de la préposition correspondante que d'autres: le mot après-midi, par exemple, peut être paraphrasé à l'aide de la préposition après (‘la période après midi’), tandis qu'une telle paraphrase pose plus de difficultés dans le cas de surdoué. Aussi pourrait-on se demander si après- peut être considéré comme un véritable préfixe ou s'il s'agit en réalité toujours d'une préposition. En d'autres termes, où faut-il établir la frontière entre préposition et préfixe?

À l'instar de Amiot (e.a. 2004 et 2005), nous avançons que la frontière entre préposition et préfixe n'est pas stricte, mais que les prépositions peuvent évoluer en préfixes en subissant un processus de grammaticalisation, ou, comme l'appelle Amiot (Reference Amiot2004), un processus de ‘préfixisation’. Les éléments les moins grammaticalisés (p.ex. après- dans après-midi) maintiennent un comportement prépositionnel, alors que les éléments les plus grammaticalisés (p.ex. sur- dans surdoué) se rapprochent de véritables préfixes (comparez sur- avec hyper-). Ce processus de préfixisation sera au cœur de cette étude.

Par rapport aux études de Amiot consacrées à ce sujet, notre contribution comportera deux particularités. En premier lieu, nous ne nous intéresserons qu'à l'emploi ‘préverbal’ de la préposition, c'est-à-dire à son emploi comme première composante d'un verbe. Contrairement aux préfixes qui introduisent des noms ou des adjectifs, les préverbes opèrent au sein du groupe verbal et affectent dès lors souvent la valence du verbe, ce qui rend leur étude particulièrement intéressante. En outre, le domaine de recherche de la préverbation n'a pas encore suscité beaucoup d'intérêt, comme le constatait Lehmann en 1995: ‘In general it must be said that this field has been sorely neglected in the literature. I know of no crosslinguistic study which surveys the different kinds of preverbs and classifies them according to functional or structural criteria’ (Lehmann, Reference Lehmann1995: 97).Footnote 2 La deuxième particularité de notre étude consiste en la perspective comparative que nous adopterons. En effet, nous nous proposons de confronter le système préverbal du français standard à celui du néerlandais standard. Notre analyse permettra ainsi de mieux faire ressortir le fonctionnement spécifique des préverbes dans une langue romane et germanique particulière. L'étude des préverbes du néerlandais nous donnera notamment l'occasion de creuser le phénomène des préverbes séparables, inconnu en français, qui se heurte, à première vue, à la conception traditionnelle du préfixe comme un morphème lié, antéposé à la base. La prise en compte des données du néerlandais nous obligera toutefois à rendre compte d'une difficulté supplémentaire. En principe, notre étude porte sur les préverbes ayant un pendant prépositionnel en synchronie (p.ex. sur- et over-). Cependant, comme de nombreuses prépositions du néerlandais ont un pendant postpositionnel ou adverbial homomorpheFootnote 3 et qu'il est impossible de prédire sur quelle variante est fondé le fonctionnement actuel du préverbe, ces variantes postpositionnelles et adverbiales seront également incluses dans l'analyse.Footnote 4

Notre article comportera deux volets. Dans la première partie, nous présenterons la typologie des verbes français et néerlandais introduits par un préverbe de forme prépositionnelle. Dans la seconde partie, nous vérifierons dans quelle mesure les constructions préverbales distinguées peuvent être situées sur une échelle de grammaticalisation.

1 TYPOLOGIE DES CONSTRUCTIONS PREVERBALES DU FRANÇAIS ET DU NEERLANDAIS

1.0 Introduction

Dans ce qui suit, nous distinguerons quatre grandes classes de constructions préverbales: les constructions préverbales relationnelles (1.1), la construction préverbale adverbiale prédicative (1.2), les constructions préverbales préfixales (1.3) et les constructions préverbales lexicalisées (1.4).

Les ‘constructions préverbales relationnelles’ (cf. survoler une île, een hoed ópzetten /un chapeau sur-mettre/Footnote 5 ‘se coiffer d'un chapeau’) contiennent un préverbe qui se comporte au niveau morpho-syntaxique comme un relateur. Cette fonction, typique d'une préposition, consiste à relier deux termes: au niveau syntaxique, une tête et un complément et, au niveau sémantico-cognitif, une cible et un site (cf. Vandeloise, Reference Vandeloise1986). Contrairement au français, le néerlandais connaît des postpositions qui assument la fonction de relateur. Suivant le comportement typique des prépositions et des postpositions, les préverbes relateurs sont incidents à un complément nominal.

Deuxièmement, le néerlandais comporte une classe de préverbes supplémentaire par rapport au français, à savoir les ‘préverbes adverbiaux prédicatifs’ (cf. zijn huiswerk afmaken /son devoir en bas-faire/‘achever son devoir’). Ceux-ci sont bilatéralement liés à un groupe nominal de la phrase (le sujet ou l'objet direct) et à la base verbale.

Dans les ‘constructions préverbales préfixales’, le préverbe ne porte pas sur un objet nominal, mais il est immédiatement incident à la base (cf. surabonder).

Enfin, il est important de signaler que la construction de nombreux verbes préverbés n'est pas transparente en synchronie. Par exemple, le verbe aanvaarden ‘accepter’ ne peut pas être séparé en préverbe et base verbale, étant donné que le verbe *vaarden n'existe pas en synchronie. Dans ce cas, nous parlerons de ‘constructions lexicalisées’.

Dans ce qui suit, nous traiterons plus en détail les quatre types de constructions préverbales distinguées.

1.1 Les constructions préverbales relationnelles

Dans les constructions préverbales relationnelles, le préverbe permet de relier deux éléments, à savoir une cible et un site. Nous distinguons trois sous-types: la construction préverbale relationnelle où le préverbe relateur est associé à une base verbale, tout en portant sur un objet externe ou implicite (1.1.1), la construction préverbale relationnelle impliquant la verbalisation d'un relateur et de sa tête (la cible) (1.1.2) et la construction préverbale relationnelle impliquant la verbalisation d'un relateur et de son complément (le site) (1.1.3).

1.1.1 Le préverbe relateur incident à un objet externe ou implicite

En premier lieu, le préverbe relateur peut se lier à une base verbale, tout en portant sur un objet nominal (externe ou sous-entendu). Dans le cas de la réanalyse d'une préposition (éventuellement orpheline) en préverbe, l'on obtient la construction relationnelle présentée dans la figure 1.

Figure 1

Lorsque le préverbe est issu, par réanalyse, d'une postposition, on aboutit à la construction relationnelle qui est représentée par la figure 2.

Figure 2

En synchronie, les différences entre les préverbes d'origine prépositionnelle et postpositionnelle sont minimales; voilà pourquoi nous les classons dans la même catégorie. Toutefois, par rapport aux constructions préverbales prépositionnelles, les constructions préverbales postpositionnelles obéissent à certaines contraintes sémantiques spécifiques qu'elles héritent de la construction à postposition autonome: le préverbe postpositionnel possède un sémantisme directionnel, son objet désigne un lieu et la base verbale est toujours un verbe de mouvement intransitif:

  1. (1)
    1. a. Ik heb heel Europa doorgereisd. (VDNF)

      /je ai toute Europe par-voyagé/

      ‘J'ai parcouru toute l'Europe.’

    2. b. De speler rende het veld op. (VDNF)

      /le joueur courait le terrain sur/

      ‘Le joueur est arrivé sur le terrain en courant.’

Nous pouvons distinguer trois types de constructions préverbales relationnelles à base verbale.

Premièrement, si la base verbale est intransitive, l'objet du préverbe prend la forme d'un objet direct qui coïncide avec l'objet direct du verbe construit. Autrement dit, l'ajout de l'adposition à la base verbale entraîne une modification de la valence du verbe: le verbe intransitif se transforme en verbe transitif. C'est le cas dans les exemples suivants:

  1. (2)
    1. a. surveiller un malade Footnote 6

    2. b. parcourir les champs

    3. c. de straat overrijden

      /la rue par-dessus-rouler/

      ‘traverser la rue (en voiture)’

    4. d. de hele stad doorlopen

      /la toute ville par-courir/

      ‘parcourir toute la ville’

Ce type de construction permet souvent une paraphrase transformant le préverbe en préposition ou en postposition:

  1. (3)
    1. a. surveiller un maladeveiller sur un malade

    2. b. parcourir les champscourir par les champs

    3. c. de straat overrijdende straat over rijden

    4. d. de hele stad doorlopende hele stad door lopen

Évidemment, des contraintes distributionnelles importantes pèsent sur ce genre de paraphrases, comme il ressort des exemples suivants:

  1. (4)
    1. a. surveiller les casseroles*veiller sur les casseroles

    2. b. parcourir les journaux*courir par les journaux

    3. c. een cursus doorlopen /un cours par-courir/ ‘suivre un cours’

      *een cursus door lopen/ *door een cursus lopen

On note en général que les paraphrases ne sont plus possibles dès que le verbe prend un sens plus lexicalisé (notamment métaphorique) par rapport à son sens compositionnel.

La tête de l'adposition (qui fonctionne comme cible) coïncide en général avec le sujet du verbe construit:

  1. (5)
    1. a. Les enfants parcourent les champs.

    2. b. Mijn vader rijdt de straat over.

      /mon père roule la rue par-dessus/

      ‘Mon père traverse la rue (en voiture).’

Deuxièmement, lorsque la base verbale est transitive, l'objet du préverbe doit être exprimé de façon indirecte. Souvent, on obtient de cette façon une construction à ‘duplication’ (cf. Lehmann, Reference Lehmann and Pinkster1983: 152): l'objet du préverbe est alors introduit par le pendant autonome du préverbe:

  1. (6)
    1. a. enfermer un criminel enprison

    2. b. lier un fidèle d’un péché

    3. c. een zin opschrijven ophet bord

      /une phrase sur-écrire sur le tableau/

      ‘écrire une phrase au tableau’

Cependant, l'objet indirect peut souvent aussi être introduit par une préposition non homomorphe du préverbe, mais apparentée sémantiquement:

  1. (7)
    1. a. enfermer un enfant danssa chambre

    2. b. een zin opschrijven ineen schrift

      /une phrase sur-écrire dans un cahier/

      ‘noter une phrase dans un cahier’

Dans ce type de construction, la cible est rendue par l'objet direct du verbe construit (un enfant dans (7a), een zin ‘une phrase’ dans (7b)).

Troisièmement, l'objet du préverbe peut rester sous-entendu, et ceci tant dans les constructions du premier type (8a) que dans celles du deuxième type (8b, 8c):

  1. (8)
    1. a. Dans la mer, l'huile surnage.

    2. b. Ze hebben de hele dag hooi opgeladen.

      /ils ont la toute journée foin sur-chargé/

      ‘Ils ont chargé du foin pendant toute la journée.’

    3. c. Tijdens het koken, kan je maar best een schort voorbinden.

      /pendant le cuisiner, peux tu mais mieux un tablier devant-nouer/

      ‘Quand on cuisine, il vaut mieux mettre un tablier.’

L'on pourrait se demander si les préverbes portant sur un objet implicite ne perdent pas leur statut prépositionnel ou postpositionnel, en faveur d'un statut adverbial. Cette question se rapproche de celle du statut des prépositions orphelines du français pour lesquelles on peut avancer, à l'instar de Ilinski (Reference Ilinski2003) et de Melis (Reference Melis2003), que l'on peut toujours parler d'une préposition aussi longtemps qu'elle maintient sa nature relationnelle. Parallèlement, dans le cas de la préverbation, nous estimons que le préverbe est de type prépositionnel ou postpositionnel aussi longtemps qu'il conserve le caractère relationnel typique d'une adposition. Dans la phrase (8a), le réf érent de l'objet du préverbe sur-, la mer, précède le préverbe prépositionnel. Dans (8c), il renvoie au sujet (le cuisinier). Dans (8b), la situation de communication permet de retracer le référent de l'objet du préverbe, la charrette en l'occurrence.

1.1.2 La verbalisation d'un relateur et de sa cible

La deuxième construction préverbale relationnelle implique la verbalisation d'un relateur d'origine adpositionnelle et de l'argument qui fonctionne comme sa tête, ou au niveau sémantico-cognitif comme la cible. Prototypiquement, la construction donne lieu à un verbe transitif dont l'objet direct coïncide avec l'objet du préverbe (cf. figure 3).

Figure 3

Le schéma représenté par la figure 3 ressemble beaucoup à celui de la construction précédente (figures 1 et 2). En effet, la seule différence réside dans le fait que le relateur ne s'adjoint pas à une base verbale, mais à une base nominale. Les cas suivants illustrent ce type de construction:

  1. (9)
    1. a. souligner un mot (VDFN)

    2. b. enfiler une aiguille (VDFN)

    3. c. een rivier overbruggen (VDNF)

      /une rivière par-dessus-pont-er/

      ‘jeter un pont sur une rivière’

    4. d. een paard opzadelen

      /un cheval sur-selle-er/

      ‘seller un cheval’

Les exemples montrent que l'objet du préverbe coïncide avec l'objet direct du verbe construit. Toutefois, en emploi métaphorique, les verbes de ce type peuvent être associés à des objets directs ne correspondant pas littéralement à l'objet de leur préverbe:

  1. (10)
    1. a. souligner l'importance d'un diplôme

    2. b. een periode van eenzaamheid overbruggen

      /une période de solitude par-dessus-pont-er/

      ‘surmonter une période de solitude’

Les exemples précédents illustrent qu'un processus de lexicalisation conduit souvent à une interprétation globale, c'est-à-dire non compositionnelle, du verbe construit dans laquelle la composante nominale n'est plus ressentie comme la cible du préverbe relateur. Ce phénomène peut avoir des conséquences importantes, en particulier sur la structure argumentale du verbe construit. Premièrement, lorsque la cible intégrée au verbe n'est plus transparente, le verbe construit s'accompagne souvent d'un nouveau thème; celui-ci est alors rendu par un groupe prépositionnel:

  1. (11) iemand met een onaangename taak opzadelen

    /quelqu'un avec une désagréable tâche sur-selle-er/

    ‘imposer une tâche désagréable à quelqu'un’

Le procédé inverse existe aussi. Dans l'exemple (12), le nouveau thème est rendu par l'objet direct, tandis que l'objet du préverbe prépositionnel (le site) est construit de façon indirecte:

  1. (12) enfiler une tige dans un trou (VDFN)

Ce type de construction semble même être la seule possible, du moins en synchronie, pour les verbes suivants préverbés par voor-:

  1. (13)
    1. a. (aan) iemand grote winsten voorspiegelen

      /(à) quelqu'un grands bénéfices devant-miroir-er/

      ‘faire miroiter de grands bénéfices à quelqu'un’

    2. b. (aan) de gasten een heerlijke maaltijd voorschotelen

      /(à) les invités un délicieux repas devant-plat-er/

      ‘servir un repas délicieux aux invités’

1.1.3 La verbalisation d'un relateur et de son site

La troisième construction préverbale relationnelle consiste dans la verbalisation d'un relateur et de son complément qui fonctionne comme site (figure 4).

Figure 4

Le résultat en est un verbe intransitif ou transitif. Dans le premier cas, le sujet assume le rôle sémantique de thème ou de cible (14). Dans le deuxième cas, l'objet direct accomplit ce rôle (15).

  1. (14)
    1. a. Après l'apéritif, ils se sont attablés.

    2. b. Le lait borde. (VDFN)

    3. c. De reizigers schepen in.

      /les voyageurs barque-ent dans/

      ‘Les voyageurs embarquent.’

  2. (15)
    1. a. emprisonner un criminel

    2. b. embouteiller du vin

    3. c. een heerlijke maaltijd opdissen

      /un délicieux repas sur-table-er/

      ‘servir un repas délicieux’

On observe de nouveau des effets de lexicalisation. En premier lieu, lorsqu'un verbe préverbé transitif n'est plus transparent, à cause d'une extension métaphorique, il peut se combiner avec des objets directs (ou sujets dans le cas du passif, cf. (16a)) renvoyant à des entités qui en réalité ne peuvent pas correspondre à la cible de la relation de localisation exprimée par le préverbe relateur:

  1. (16)
    1. a. autoroute embouteillée sur 3 km (VDFN)

    2. b. steeds dezelfde verhalen opdissen (VDNF)

      /toujours les mêmes histoires sur-table-er/

      ‘ressasser toujours les mêmes histoires’

En deuxième lieu, un verbe préverbé intransitif qui n'est plus transparent peut se combiner avec un objet indirect marquant le nouveau site. Par exemple, on peut embarquer ou inschepen dans un bateau, mais aussi dans d'autres moyens de transport (17a). Les exemples (17b-c) montrent que les verbes s'embarquer et s'attabler se combinent même avec des notions abstraites.

  1. (17)
    1. a. embarquer dans l'avion/ in het vlieguig inschepen

    2. b. s’embarquer dans un mariage (VDFN)

    3. c. s’attabler à son travail (VDFN)

1.2 La construction préverbale adverbiale prédicative

La troisième classe de constructions préverbales regroupe les cas où un adverbe prédicatif s'adjoint à une base verbale et est réanalysé en tant que préverbe. Cette construction préverbale n'existe pas en français. Les préverbes adverbiaux prédicatifs se lient bilatéralement à un groupe nominal et à leur base verbale, comme l'indique la figure 5.

Figure 5

Dans cette construction, le préverbe maintient toujours un rapport (prédicatif) étroit avec un groupe nominal, fonctionnant comme le sujet (18a) ou l'objet direct (18b-e) du verbe construit:

  1. (18)
    1. a. Er blijft nog één kom soep over.

      /y reste encore un bol potage par-dessus/

      ‘Il reste encore un bol de potage.’

    2. b. het touw doorsnijden

      /la corde par-couper/

      ‘couper la corde (en deux)’

    3. c. een lamp aansteken (VDNF)

      /une lampe à-mettre/

      ‘allumer une lampe’

    4. d. zijn glas uitdrinken (VDNF)

      /son verre dehors-boire/

      ‘vider son verre’

    5. e. al zijn geld opdoen

      /tout son argent sur-faire/

      ‘dépenser tout son argent’

Que ces préverbes maintiennent toujours une relation prédicative résultative avec le sujet ou l'objet direct ressort de la possibilité de paraphraser les exemples mentionnés ci-dessus à l'aide du verbe copule zijn ‘être’:

  1. (19)
    1. a. Eén kom soep is over.

      /un bol de potage est par-dessus/

      ‘Il reste un bol de potage.’

    2. b. Het touw is door.

      /la corde est par/

      ‘La corde a été coupée en deux.’

    3. c. De lamp is aan.

      /la lampe est à/

      ‘La lampe est allumée.’

    4. d. Zijn glas is uit.

      /son verre est dehors/

      ‘Son verre est vide.’

    5. e. Al zijn geld is op.

      /tout son argent est sur/

      ‘Il n'a plus d'argent.’

1.3 Les constructions préverbales préfixales

Dans la construction préverbale préfixale, le préverbe ne se lie plus par un rapport syntaxique à un ou à deux groupes nominaux, mais a acquis une fonction essentiellement morphologique. Nous distinguons quatre sous-types: la construction préverbale préfixale où le préverbe porte sur la base verbale (1.3.1), la construction préverbale préfixale où le préverbe permet de convertir un nom en verbe (1.3.2), la construction préverbale préfixale où le préverbe permet de convertir un adjectif en verbe (1.3.3) et la verbalisation d'un nom ou d'un adjectif préfixé (1.3.4).

1.3.1 Le préverbe préfixal incident à la base verbale

Lorsque le préverbe sert à modifier la base verbale et ne fonctionne plus comme un relateur entre des groupes nominaux qui assument la fonction de cible et de site ou comme un prédicat auprès du sujet ou de l'objet direct, il s'intègre dans le paradigme du préfixe (cf. figure 6).

Figure 6

Nous pouvons distinguer deux sous-types d'origine différente. Premièrement, le néerlandais comporte une classe de préverbes qui, à l'instar des préverbes adverbiaux prédicatifs, expriment un changement d'état auprès d'un groupe nominal, mais qui ne fonctionnent pas pour autant comme prédicat dans une paraphrase avec un verbe copule:

  1. (20)
    1. a. zijn nieuwe schoenen inlopen (VDNF)

      *Zijn nieuwe schoenen zijn in.

      /ses nouvelles chaussures dans-courir/

      → /ses nouvelles chaussures sont dans/

      ‘porter ses chaussures neuves pour qu'elles se fassent’

    2. b. geld uitgeven*Het geld is uit.

      /argent dehors-donner/ → /l'argent est dehors/

      ‘dépenser de l'argent’

    3. c. de bal opgooien*De bal is op.

      /le ballon sur-jeter/ → /le ballon est sur/

      ‘lancer le ballon’

    4. d. iemand overzetten*Iemand is over.

      /quelqu'un par-dessus-mettre/ → /quelqu'un est par-dessus/

      ‘faire traverser quelqu'un’

Les préverbes de ce type sont proches des préverbes adverbiaux prédicatifs en ce qu'ils indiquent le résultat de l'action, mais, à notre avis, l'impossibilité de la paraphrase avec zijn est révélatrice d'un degré plus avancé de préfixisation: le préverbe a perdu (en grande partie) son rapport prédicatif avec le groupe nominal qui le précède et a renforcé son rapport avec la base verbale.

Le deuxième sous-type remonte aux préverbes relateurs. Lorsque le point de référence (ou le site) de ces préverbes ne peut plus (ou très difficilement) être récupéré et lorsqu'ils servent avant tout à modifier la base verbale, ils manifestent un degré plus avancé de préfixisation:

  1. (21)
    1. a. de frieten voorbakken

      /les frites avant-cuire/

      ‘précuire les frites’

    2. b. schoolkinderen overbelasten (VDNF)

      /écoliers par-dessus-charger/

      ‘surmener des écoliers’

    3. c. surestimer les capacités de quelqu'un

    4. d. de hele nacht doorstuderen

      /toute la nuit par-étudier/

      ‘continuer à étudier toute la nuit’

En général, ces préverbes ‘modifieurs’ n'affectent pas la valence du verbe. Il existe cependant des exceptions: par exemple, tous les verbes introduits par le préverbe continuatif door- (21d) sont intransitifs, indépendamment de la valence de la base verbale:

  1. (22)
    1. a. een glas wijn drinken ‘boire un verre de vin’ (transitif)

      vs de hele avond doordrinken ‘continuer à boire toute la soirée’ (intransitif)

    2. b talen studeren ‘étudier des langues’ (transitif)/ aan de universiteit studeren ‘étudier à l'université’ (intransitif)

      vs de hele nacht doorstuderen ‘continuer à étudier toute la nuit’ (intransitif)

1.3.2 La verbalisation d'un nom

La deuxième construction préfixale implique la verbalisation d'un nom, sans que ce nom fonctionne comme tête (cible) ou comme objet (site) du préverbe. En d'autres mots, le préverbe ne fonctionne pas comme un relateur, mais sert uniquement à convertir le nom en verbe (cf. figure 7).

Figure 7

Étant donné que la recatégorisation est une fonction préfixale typique, le préverbe se rapproche ici dans une grande mesure d'un vrai préfixe. En voici quelques exemples:

  1. (23)
    1. a. zijn dochter aan iemand uithuwelijken (VDNF)

      /sa fille à quelqu'un dehors-mariage-er/

      ‘donner sa fille en mariage à quelqu'un’

    2. b. de plant overpotten

      /la plante par-dessus-pot-er/

      ‘rempoter la plante’

    3. c. een auto opkrikken (VDNF)

      /une voiture sur-cric-er/

      ‘soulever une voiture au cric’

On observe que les exemples ne relèvent que du néerlandais. La verbalisation d'un nom est toutefois un procédé courant en français (cf. aligner, écrémer, effeuiller, décourager, s'enamourer, etc.), mais elle est en général introduite par des préfixes d'origine latine dont les rapports avec les prépositions du français moderne ne sont pas toujours transparents d'un point de vue synchronique. C'est pourquoi nous les écartons de notre analyse.

D'après Vandeweghe (Reference Vandeweghe1995: 536), la verbalisation d'un nom par l'ajout d'un préverbe est, en néerlandais, une extension du modèle précédent qui combine le préverbe avec une base verbale. L'on peut en effet supposer que uithuwelijken /dehors-mariage-er/ ‘donner en mariage’ suit le modèle de uitleveren /dehors-livrer/ ‘expulser’ et que overpotten /par-dessus-pot-er/ ‘rempoter’ et opkrikken /sur-cric-er/ ‘soulever au cric’ continuent les modèles respectifs de overplaatsen /par-dessus-placer/ ‘déplacer’ et opheffen /sur-lever/ ‘soulever’. Le nom qui est à la base du verbe peut renvoyer à un lieu (pot ‘pot’), à un instrument (krik ‘cric’) ou au thème (huwelijk ‘mariage’) lié à l'action dénotée par le verbe construit.

Il faut toutefois remarquer que la construction en question est plus compliquée que celle qui combine un préverbe avec une base verbale, puisqu'elle implique que le préverbe, séparable ou inséparable, joue un rôle dans la recatégorisation du nom. Que certains préverbes inséparables soient dotés d'une capacité recatégorisatrice est un fait incontestable: il suffit de penser au préfixe néerlandais be- (p.ex. bebossen /be-bois-er/ ‘boiser’, bedijken /be-digue-er/ ‘endiguer’ et belichten /be-lumière-er/ ‘éclairer, exposer’). L'attribution d'un pouvoir catégorisateur aux particules séparables du néerlandais est toutefois plus souvent contestée, surtout par les défenseurs d'une analyse syntaxique des verbes à particule séparable du néerlandais. Booij et Van Santen (Reference Booij and Van Santen1998), notamment, défendent que la recatégorisation N > V doit avoir lieu avant la combinaison avec la particule. Considérant les verbes à particule séparable du néerlandais comme des groupes syntaxiques et pas comme des mots, ils se voient dans l'impossibilité d'attribuer la recatégorisation du nom en verbe à la particule. En conséquence, les composantes verbales sont considérées comme des verbes possibles, mais non attestés en néerlandais, formés par conversion: ‘Als samenkoppelingen woordgroepen zijn, kan het linkergedeelte uiteraard de woordsoort van het rechterdeel niet transponeren van A, respectievelijk N, naar V. We moeten daarom de rechterdelen van dergelijke samenkoppelingen beschouwen als mogelijke doch niet bestaande woorden van het Nederlands, die gevormd zijn door conversie’Footnote 7 (Booij et Van Santen, Reference Booij and Van Santen1998: 259).

Il nous paraît toutefois peu opportun de postuler l'existence de verbes (p.ex. *huwelijken /mariage-er/) qui n'apparaîtraient qu'à l'intérieur d'un verbe préverbé (p.ex. uithuwelijken /dehors-mariage-er/ ‘donner en mariage’). L'analyse que propose De Caluwe (Reference De Caluwe, De Caluwe, De Schutter, Devos and van Keymeulen2004), selon laquelle les particules séparables s'apparentent aux préfixes inséparables (cf. bebossen /be-bois-er/ ‘boiser’, verpotten /ver-pot-er/ ‘rempoter’, ommuren /autour de-mur-er/ ‘murer’) en ce qu'elles permettent de changer la catégorie de leur base, nous paraît plus satisfaisante.

En effet, De Caluwe (Reference De Caluwe, De Caluwe, De Schutter, Devos and van Keymeulen2004) défend l'hypothèse selon laquelle les verbalisations d'un nom du néerlandais sont nées par réanalyse de la combinaison d'une particule et d'une base verbale ambiguë, c'est-à-dire, qui peut également être interprétée comme la verbalisation d'un nom. Pour illustrer ceci, l'auteur présente les trois séries de verbes suivantes (cf. De Caluwe, Reference De Caluwe, De Caluwe, De Schutter, Devos and van Keymeulen2004: 263):

  1. (24)
    1. a. inslikken /dans-avaler/ ‘avaler’, inwrijven /dans frotter/ ‘frotter’

    2. b. inzouten /dans-saler/ ‘saler’, inoliën /dans-huiler/‘huiler’

    3. c. inburgeren /dans-civil-er/ ‘s'intégrer’, inblikken /dans-boîte-er/ ‘mettre en boîte’

La série (24a) présente des combinaisons de la particule in- /dans/ et d'une base verbale. La série (24b) contient des combinaisons de la même particule et d'un verbe qui pourrait remonter à un nom par conversion (zouten ‘saler’ < zout ‘sel’, oliën ‘huiler’ < olie ‘huile’). Ce type de formation a pu être réanalysé comme un moule où les particules se combinent avec des noms pour former des verbes. Ceci permet d'expliquer pourquoi cette série de verbes a donné naissance, par réanalyse et par analogie, à une nouvelle série de verbes (24c) à base nominale.

De Caluwe (Reference De Caluwe, De Caluwe, De Schutter, Devos and van Keymeulen2004) attribue ainsi un pouvoir recatégorisateur aux particules séparables du néerlandais moderne: grâce à la combinaison avec des particules, des noms comme burger ‘civil, citoyen’ peuvent être convertis en verbes. Cette analyse implique que non seulement les préverbes inséparables, mais aussi les préverbes séparables permettent de changer la catégorie de leur base.

Il faut encore noter que nous distinguons les verbalisations d'un nom, dans la mesure du possible, des constructions préverbales relationnelles à base nominale. Dans les constructions préverbales relationnelles, on ne peut pas attribuer de capacité recatégorisatrice au préverbe: il s'agit de groupes syntaxiques entiers dérivés en verbe. Tout comme ondertas ‘sous-tasse’ est un groupe prépositionnel converti en nom, ophokken /sur-poulailler-er/ ‘confiner en poulailler’ est un groupe prépositionnel recatégorisé en verbe, d'où l'addition de la marque de l'infinitif -en. Opzadelen /sur-selle-er/ ‘seller’ est également introduit par un préverbe relateur, mais sa base nominale ne fonctionne pas comme site, mais comme cible. Dans ces deux cas-ci, le changement de catégorie n'est pas dû à la présence du préverbe. Un verbe comme uithuwelijken /dehors-marage-er/ ‘donner en mariage’, en revanche, ne présente pas de construction préverbale relationnelle, puisque la base nominale huwelijk ‘mariage’ ne fonctionne ni comme site, ni comme cible du préverbe uit ‘dehors’.

Notre analyse implique ainsi que le verbe inblikken /dans-boîte-er/ ‘mettre en boîte’, avancé par De Caluwe (Reference De Caluwe, De Caluwe, De Schutter, Devos and van Keymeulen2004) comme une illustration de la verbalisation d'un nom (cf. exemple (24c)), doit être considéré comme la verbalisation du groupe prépositionnel in blik ‘en boîte’, étant donné que l'élément blik ‘boîte’ peut être interprété comme le site d'une relation de localisation exprimée par le préverbe relateur in-.

1.3.3 La verbalisation d'un adjectif

Il existe, tout comme les verbalisations de noms, des verbalisations d'adjectifs sous l'influence du préverbe (cf. figure 8).

Figure 8

En voici quelques exemples:

  1. (25)
    1. a. de zieke opvrolijken

      /le malade sur-gai-er/

      ‘remonter le moral au malade’

    2. b. haar uitdunnen

      /cheveux dehors-épais-er/

      ‘désépaissir des cheveux’

    3. c. een verhaal inkorten (VDNF)

      /un récit dans-court-er/

      ‘resserrer un récit’

Comme c'était le cas de la verbalisation d'un nom, la verbalisation d'un adjectif existe aussi en français (p.ex. appauvrir, embellir, éclairer), mais la relation des préverbes français susceptibles de recatégoriser un adjectif en verbe avec leurs pendants prépositionnels synchroniques n'est pas toujours évidente.

De Caluwe (Reference De Caluwe, De Caluwe, De Schutter, Devos and van Keymeulen2004) avance ici aussi que les particules séparables du néerlandais permettent de changer la catégorie de la base, adjectivale en l'occurrence. La réanalyse de verbes combinant une particule et une base verbale qui pourrait remonter à un adjectif (cf. 26b) permet de nouveau d'expliquer comment ces verbalisations d'adjectifs (26c) ont vu le jour (cf. De Caluwe, Reference De Caluwe, De Caluwe, De Schutter, Devos and van Keymeulen2004: 264):

  1. (26)
    1. a. afbreken /en bas-rompre/ ‘démolir’

    2. b. afkorten /en bas-court-er/ ‘abréger, raccourcir’

    3. c. afslanken /en bas-mince-er/ ‘mincir, maigrir’

Un argument important en faveur de l'attribution d'une capacité recatégorisatrice aux particules, et à l'encontre de l'analyse de Booij et Van Santen (Reference Booij and Van Santen1998) selon qui la verbalisation de l'adjectif est indépendante de la particule, est que la verbalisation d'adjectifs (sans l'ajout d'une particule) n'est pas un procédé morphologique productif en néerlandais (cf. De Caluwe, Reference De Caluwe, De Caluwe, De Schutter, Devos and van Keymeulen2004: 264).

1.3.4 La verbalisation d'un nom/adjectif préfixé

En quatrième lieu, la construction préverbale préfixale peut être le résultat de la verbalisation d'un nom, ou éventuellement d'un adjectif, déjà préfixé (cf. figure 9).

Figure 9

Nous n'avons pas trouvé d'exemples de cette construction en néerlandais. Elle semble aussi être rare en français. Le verbe surstocker en fournit quand même un bon exemple. D'après le NPR, il est issu du nom surstock (‘stock en excédent par rapport à un quota habituel, à une demande’ (NPR)) qui est un nom préfixé. Étant donné que stocker existe aussi en tant que verbe autonome, surstocker pourrait toutefois également être analysé comme une construction préfixale à base verbale.

La verbalisation d'un adjectif préfixé est encore plus rare. Nous n'en avons rencontré qu'un seul cas, à savoir le verbe surbaisser, dérivé de l'adjectif surbaissé (TLFi, s.v. surbaisser).

1.4 Les constructions préverbales lexicalisées

Dans ce qui précède, nous avons parcouru trois différents types de constructions préverbales existant en néerlandais et en français. Cependant, la typologie ne contient que des verbes (plus ou moins) transparents en synchronie. De nombreux verbes sont en revanche lexicalisés à un point tel qu'ils sont devenus opaques et qu'ils ne peuvent plus être classés dans l'une des trois catégories distinguées. C'est notamment le cas de verbes comme pourlécher et overrompelen (‘attaquer par surprise; prendre au dépourvu’): dans ces cas, il n'est plus possible de savoir si le préverbe en question fonctionne comme un relateur (préposition ou postposition), adverbe ou préfixe. Voilà pourquoi nous ajoutons une catégorie supplémentaire qui couvre les constructions préverbales lexicalisées.

2. LES PRÉVERBES DU FRANÇAIS ET DU NÉERLANDAIS SUR UNE ÉCHELLE DE ‘PRéFIXISATION’

2.0 Introduction

Dans ce deuxième volet, nous montrerons comment les constructions préverbales distinguées dans la partie précédente peuvent êtres positionnées sur une échelle de grammaticalisation, ou plus particulièrement de préfixisation. Dans 2.1, nous avancerons qu'il est possible de détecter deux chaînes de préfixisation à partir des données synchroniques. Dans les paragraphes 2.2 et 2.3, nous présenterons respectivement les paramètres morpho-syntaxiques et sémantiques qui entrent en jeu dans ces processus de préfixisation.

2.1 Deux chaînes de ‘préfixisation’

À partir des données observées, nous pouvons détecter deux chaînes de préfixisation, c'est-à-dire qui mènent aux constructions préfixales. Les deux chaînes impliquent une perte progressive des rapports syntaxiques avec les constituants de la phrase et, parallèlement, une consolidation du rapport morphologique avec la base.

La première chaîne de préfixisation (cf. figure 10) concerne le passage du préverbe relateur (p.ex. survoler une île et de hele stad doorlopen /la toute ville par-courir/ ‘parcourir toute la ville’, cf. (2d)) au préverbe préfixal (p.ex. surestimer les capacités de quelqu'un (21c), de hele nacht doorstuderen /la toute nuit par-étudier/ ‘continuer à étudier toute la nuit’ (21d)). Ce processus consiste dans la perte du caractère relationnel, typique de l'adposition, et aboutit à une construction où le préverbe ne sert plus qu'à apporter une modification à la base et fonctionne, dès lors, comme un vrai préfixe.

Figure 10

Pour ce qui est du néerlandais, cette chaîne contient tant des verbes séparables, dont le préverbe est accentué (cf. de straat óverrijden (2c)) qu'inséparables, dont la base porte l'accent (cf. schoolkinderen overbelásten (21b)).

La deuxième chaîne (cf. figure 11) concerne le processus de préfixisation des adverbes prédicatifs du néerlandais. Ceux-ci peuvent se lier dans une première phase à un verbe pour construire ainsi une construction préverbale adverbiale prédicative (p.ex. al zijn geld opdoen /tout son argent sur-faire/ ‘dépenser tout son argent’ – Al zijn geld is op /tout son argent est sur/‘Il a dépensé tout son argent’, cf. (18e)). L'étape suivante consiste dans la consolidation du lien avec la base verbale: le préverbe indique toujours un résultat, mais il ne fonctionne plus comme prédicat autonome après un verbe copule (p.ex. de bal opgooien /le ballon sur-jeter/‘lancer le ballon’ – *De bal is op /le ballon est sur/, cf. (20c)). Étant donné que la recatégorisation est une fonction préfixale typique, le préverbe se rapproche encore plus d'un préfixe lorsqu'il se combine, dans une phase suivante, avec des bases nominales (p.ex. de auto opkrikken /la voiture sur-cric-er/‘soulever la voiture au cric’ – *De auto is op /la voiture est sur/, cf. (23c)) et adjectivales (p.ex. de zieke opvrolijken /le malade sur-gai-er/ ‘remonter le moral du malade’ – *De zieke is op /le malade est sur/, cf. (25a)). Cette dernière étape de préfixisation s'accompagne d'un déplacement de la fonction prédicative. Alors que la valeur prédicative est véhiculée par le préverbe jusque dans l'étape de la verbalisation d'un nom (quoiqu'une paraphrase à l'aide d'un verbe copule ne soit plus admise dans cette étape), c'est la base adjectivale qui assume cette fonction dans les verbalisations d'un adjectif. Dans de zieke opvrolijken ‘remonter le moral du malade’, par exemple, le résultat visé n'est pas exprimé par le préverbe op-, mais par l'adjectif vrolijk ‘gai’ (De zieke wordt vrolijk(er) ‘Le malade devient (plus) gai’).

Figure 11

Une analyse détaillée (cf. Van Goethem, Reference Van Goethem2006) nous a montré que cette chaîne de préfixisation, décrivant le passage du préverbe adverbial prédicatif au préverbe préfixal, ne concerne que des verbes séparables. Apparemment, le rapport prédicatif avec le groupe nominal externe reste trop fort pour que le préverbe puisse perdre son accentuation et se développer en préfixe inséparable (cf. Blom, Reference Blom2005: 293–295). Ceci mène toutefois au constat paradoxal qu'en néerlandais des préverbes séparables (cf. Hij vrolijkt de zieke op ‘Il remonte le moral du malade’) peuvent manifester toutes les caractéristiques d'un vrai préfixe, par définition considéré comme inséparable.

Il en ressort que le processus de préfixisation s'articule en néerlandais autour de deux axes apparemment indépendants: le premier axe concerne le passage des préverbes relateurs ou des préverbes adverbiaux prédicatifs aux préverbes préfixaux; le second axe marque l'évolution des préverbes séparables aux préverbes inséparables, un processus décrit entre autres par Booij (Reference Booij, Hoekstra and Smits1998, Reference Booij2002). Comme les préverbes adverbiaux prédicatifs ne deviennent jamais inséparables, ils subissent uniquement l'évolution selon le premier axe. Les préverbes relateurs séparables, en revanche, peuvent évoluer en deux directions, vers la construction préfixale et/ou vers l'inséparabilité.

2.2 Paramètres morpho-syntaxiques

Nous avançons que les deux chaînes de préfixisation décrites ci-dessus relèvent de la grammaticalisation. Elles impliquent tout d'abord un processus de décatégorisation (Hopper et Traugott, Reference Hopper and Traugott1993: 103–113; Lehmann, Reference Lehmann1995: 132) de catégories plus ou moins lexicales que sont la préposition, la postposition et l'adverbe à une catégorie moins autonome et plus grammaticale, celle du préfixe, et par conséquent une intégration progressive dans le paradigme du préfixe (paradigmaticization, cf. Lehmann, Reference Lehmann1995: 135). En outre, ces processus entraînent une réduction de la portée du préverbe, un paramètre de grammaticalisation que Lehmann (Reference Lehmann1995: 143) appelle condensation. En effet, lorsque le préverbe n'est plus incident à un objet externe ou sous-entendu, mais porte immédiatement sur sa base verbale, nominale ou adjectivale, sa portée se réduit: le préverbe perd son caractère relationnel ou prédicatif qu'il avait hérité de la préposition, de la postposition ou de l'adverbe correspondant et se développe progressivement en préfixe.

2.3 Paramètres sémantiques

Au niveau sémantique, le processus de grammaticalisation s'accompagne typiquement d'une désémantisation progressive (Lehmann, Reference Lehmann1995: 127, 164). Ceci s'applique en effet aux deux chaînes de préfixisation présentées dans 2.1. Les préverbes relateurs et les préverbes adverbiaux prédicatifs maintiennent généralement les sens qu'ils expriment en tant que mots autonomes: par exemple, sur- exprime la ‘supériorité spatiale’ dans survoler une île, door- indique un passage dans de hele stad doorlopen (2d) et op- maintient le sens de ‘direction verticale’ dans de bal opgooien (20c), même s'il présente ici déjà un certain degré de grammaticalisation vu qu'il ne peut pas être paraphrasé à l'aide de l'adverbe autonome (*de bal is op). En revanche, les pendants plus grammaticalisés de ces préverbes développent souvent des sens particuliers d'une nature plus grammaticale, notamment des emplois aspectuels ou évaluatifs: door- indique l'aspect continuatif dans de hele nacht doorstuderen (21d), le sens de op- a subi une désémantisation avancée dans de zieke opvrolijken (25a) et ne peut être décrit qu'en termes d'aspect perfectif et dans surestimer les capacités de quelqu'un (21c), sur- marque l'excès. Le dernier exemple indique que le processus de préfixisation n'implique pas uniquement l'évolution vers des sens plus désémantisés, mais aussi vers des sens plus subjectifs (subjectification, cf. Traugott, Reference Traugott, Stein and Wright1995).

3 CONCLUSION

Dans cette étude, nous avons présenté une typologie des constructions préverbales du français et du néerlandais. Celle-ci comporte quatre classes de constructions préverbales. Premièrement, les constructions préverbales relationnelles mettent en relation deux termes, assumant les rôles de cible et de site. Autrement dit, le préverbe maintient ici, selon le principe de persistence de Hopper (Reference Hopper, Traugott and Heine1991), le fonctionnement de relateur qu'il hérite de la préposition ou de la postposition correspondante. En deuxième lieu, dans une construction préverbale adverbiale prédicative, le préverbe se rapporte, d'une part, à un groupe nominal externe avec lequel il entretient une relation prédicative et, d'autre part, à la base verbale. En troisième lieu, dans les constructions préverbales préfixales, le préverbe se rapporte uniquement à sa base, qu'elle soit verbale, nominale ou adjectivale. Enfin, il existe un grand nombre de verbes dont la construction n'est plus transparente en synchronie et que nous avons appelés lexicalisés. Nous avons en outre constaté qu'un seul préverbe peut participer à différents types de constructions: le principe de layering de Hopper (Reference Hopper, Traugott and Heine1991) permet d'expliquer que sur-, par exemple, s'observe en synchronie tant dans des constructions préverbales relationnelles (cf. survoler une île) que préfixales (cf. surestimer les capacités de quelqu'un).

Nous avons en outre montré que, bien que nous ne nous soyons penchée que sur des données synchroniques, il est possible de détecter deux chaînes de préfixisation: la première mène des préverbes relateurs aux préverbes préfixaux et la deuxième, qui ne concerne que les préverbes du néerlandais, présente le processus de préfixisation des préverbes adverbiaux prédicatifs. Que ces deux chaînes de préfixisation relèvent de la grammaticalisation peut être motivé en renvoyant à plusieurs paramètres de grammaticalisation, tant au niveau morpho-syntaxique (décatégorisation, paradigmatisation, condensation) qu'au niveau sémantique (désémantisation et subjectivation).

Dictionnaires

NPR =

Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Texte remanié et amplifié sous la direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey. Paris: Le Robert.

TLFi =

Trésor de la Langue Française informatisé (http://atilf.atilf.fr/tlf.htm)

VDFN =

Bogaards, P. (éd.) (1998) Van Dale. Groot woordenboek Frans-Nederlands. Utrecht/ Antwerpen: Van Dale Lexicografie.

VDNF =

Bogaards, P. (éd.) (2000) Van Dale. Groot woordenboek Nederlands-Frans. Utrecht/ Antwerpen: Van Dale Lexicografie.

Footnotes

1

Nous tenons à remercier Ludo Melis, le directeur de notre thèse de doctorat (Van Goethem, 2006) dont cet article présente les résultats principaux.

2 Le recueil édité par Rousseau (Reference Rousseau1995), consacré aux préverbes dans les langues d'Europe, est l'une des exceptions les plus importantes.

3 Le préverbe over-, par exemple, a un équivalent prépositionnel (cf. over het hek springen /par-dessus la clôture sauter/ ‘sauter par-dessus la clôture’), postpositionnel (cf. het hek over springen /la clôture par-dessus sauter/ ‘sauter par-dessus la clôture’) et adverbial (cf. mijn hoofdpijn is over /mon mal à la tête est par-dessus/ ‘je n'ai plus mal à la tête’).

4 D'autres prépositions ont un pendant adverbial non homomorphe (cf. met-mee ‘avec’, tot-toe ‘jusqu'à’). Comme les préverbes avec un correspondant prépositionnel constituent le point de départ de notre étude, ces formes ne feront pas partie de notre analyse. Ne seront pas non plus pris en compte: les préverbes correspondant à des noms (p.ex. pianospelen /piano-jouer/ ‘jouer du piano’), à des adjectifs (p.ex. witwassen /blanc-laver/ ‘blanchir’) ou à d'autres éléments dépourvus d'emploi autonome (p.ex. teleurstellen ‘décevoir’).

5 Les traductions littérales sont indiquées par des barres obliques.

6 Les exemples dépourvus de source ont été forgés par nous-même.

7 Traduction française: ‘Si les verbes à particule séparable sont des groupes de mots, évidemment, la partie à gauche ne peut pas transposer la catégorie de A, respectivement N, en V. Voilà pourquoi nous devons considérer les parties à droite de tels verbes composés comme des mots possibles mais non existants du néerlandais, qui sont formés par conversion.’

References

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