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Boorse et les antipsychiatres : même combat?

Published online by Cambridge University Press:  05 July 2019

ANNE-MARIE GAGNÉ-JULIEN*
Affiliation:
Université du Québec à Montréal
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Abstract

Dans le débat portant sur la définition de la santé mentale, trois grandes approches peuvent être distinguées : l’approche normativiste (Szasz, Sarbin), l’approche naturaliste (Boorse) et l’approche hybride (Wakefield). Cet article vise à nuancer cette classification en clarifiant en quel sens Boorse, le représentant de l’approche naturaliste, peut être rangé dans cette catégorie. La conception de Boorse est beaucoup plus critique à l’égard de l’entreprise psychiatrique que ce qui est habituellement admis et les similarités entre Boorse et l’approche normativiste, quant à elles, sont beaucoup plus importantes.

In the debate over the definition of ‘mental health,’ three different approaches are generally distinguished: the normativist approach (Szasz, Sarbin), the hybrid approach (Wakefield) and the naturalistic approach (Boorse). This paper qualifies this classification by clarifying the sense in which Christopher Boorse defends a naturalistic approach vis-à-vis the central concepts of psychiatry. This paper also clarifies in what way Boorse is opposed to the normativist approach advocated by some authors of the anti-psychiatric movement, such as Szasz.

Type
Canadian Philosophical Association 2018 Prize Winning Papers / Gagnants des prix de l’essai 2018 de l’Association canadienne de philosophie
Copyright
Copyright © Canadian Philosophical Association 2019 

1. Introduction

Christopher Boorse est l’un des philosophes de la médecine anglo-saxons les plus connus. Sa notoriété provient des thèses audacieuses qu’il a défendues dans le débat entre naturalisme et normativisme quant à la définition de la santé et de la maladie. L’ambition de Boorse, qui se révèle dans une série d’articles publiés à partir de 1975, consiste à produire une définition de la santé et de la maladie qui soit exempte de valeurs («value-free»). Pour bien comprendre le projet de Boorse, il faut distinguer deux significations qui peuvent être intuitivement associées au concept général de santé : une signification pratique et une signification théorique (Boorse, Reference Boorse1975). Le concept pratique de santé renvoie généralement au caractère subjectif souvent indésirable de la pathologie, à l’aspect thérapeutique ainsi qu’aux normes sociales et culturelles qui influent sur la signification du concept. Cette signification est donc liée à l’aspect clinique et évaluatif de la médecine. Souvent, c’est la seule signification qui a été retenue. Les auteurs qui ont défendu l’idée selon laquelle la signification du concept de santé implique nécessairement, voire uniquement, cette composante évaluative se classent sous l’appellation de «normativistes». Or selon Boorse, le concept de santé possède également une signification théorique distincte de la signification pratique, signification qui n’avait jusqu’alors pas été analysée en philosophie de la médecine anglo-saxonne. Boorse distingue donc deux projets associés à ces deux significations distinctes : celui de rendre compte de la signification de la maladie («illness») dans le cadre de la pratique médicale et celui d’analyser le concept de pathologie («pathological condition») au sein de la théorie médicale. C’est ce second projet qui occupe Boorse. Celui-ci propose ainsi d’analyser les concepts de santé et de pathologie tels qu’ils sont compris par la physiologie selon une approche naturaliste. L’analyse de Boorse des concepts théoriques de santé et de pathologie se présente sous la forme de ce qu’il appelle la théorie biostatistique de la santé («biostatistical theory of health»Footnote 1).

La BST est une théorie complexe, qui a été largement critiquée et commentée (voir par exemple Agich, Reference Agich1983; Cooper, Reference Cooper2005; DeVito, Reference DeVito2000; Ereshefsky, Reference Ereshefsky2009; Fulford, Reference Fulford2001; Kingma, Reference Kingma2007; Varga, Reference Varga2011). Un aspect de cette théorie me semble cependant avoir attiré moins d’attention : l’application de la BST à la psychiatrie. Bien que la psychiatrie ait été le premier intérêt de Boorse (Boorse, Reference Boorse1976), le thème de la santé mentale n’a reçu que très peu d’attention de sa part, parce que c’est dans le domaine de la médecine somatique que les critiques de la BST ont été les plus nombreuses (voir Boorse, Reference Boorse, Humber and Almeder1997 pour un résumé de ces critiques et une réponse). Or, c’est lorsque l’on s’est intéressé à l’application de la BST à la psychiatrie que la position de Boorse a été généralement la moins bien comprise. Dans cet article, je vais donc m’attarder à reconstruire la manière dont Boorse conçoit le concept de trouble mental en conformité avec la BST. Cette analyse permettra de montrer que la conception naturaliste de la santé mentale défendue par Boorse est différente de sa conception de la santé somatique, une distinction qui est le plus souvent manquée dans la littérature en philosophie de la psychiatrieFootnote 2. Cette distinction aura des répercussions sur la manière de comprendre l’approche naturaliste dans le contexte du débat opposant naturalistes et normativistes en philosophie de la psychiatrie.

Dans le débat concernant la définition du concept de santé mentale en philosophie de la psychiatrie, il est courant de départager les différentes propositions selon trois approches principales : l’approche normativiste ou constructiviste, l’approche hybride et l’approche objectiviste ou naturaliste. Thomas Szasz (Szasz, Reference Szasz1960) est souvent présenté comme le représentant exemplaire de l’approche normativiste en santé mentale et Jerome Wakefield (Wakefield, Reference Wakefield1992), comme le représentant de l’approche hybride. Boorse, pour sa part, est habituellement perçu comme le défenseur de l’approche naturaliste ou objectiviste de la définition des concepts de santé et de troubles mentaux (Boorse, Reference Boorse1976), que l’on oppose à Szasz et Wakefield (par exemple, Perring, Reference Perring2011). J’ai pour objectif de nuancer cette classification en clarifiant en quel sens Boorse prétend défendre une position naturaliste vis-à-vis les concepts centraux de la psychiatrie et ainsi venir préciser en quel sens il s’oppose à l’approche constructiviste défendue par certains auteurs du mouvement antipsychiatrique comme Szasz. Le naturalisme est généralement caractérisé par la thèse selon laquelle les concepts de santé et de pathologie sont décrits objectivement et sans référence aux valeurs. Or il ressortira de l’analyse présentée ici que la conception boorséenne du concept de trouble mental est beaucoup plus critique à l’égard de l’entreprise psychiatrique que ce qui est habituellement admis et que les similarités entre Boorse et l’approche constructiviste, quant à elles, sont beaucoup plus importantes que ce que l’on présente généralement en philosophie de la psychiatrie.

Il est fondamental de clarifier ces thèses de Boorse pour comprendre non seulement les nombreuses critiques que les philosophes de la psychiatrie leur ont adressées, mais aussi et surtout parce que ces critiques reposent sur une interprétation hâtive de la position de Boorse en ce qui concerne le concept de santé mentaleFootnote 3. Ces clarifications s’intègrent également dans un mouvement récent qui vise à questionner la dichotomie stricte entre naturalisme et normativisme en philosophie de la médecine (par exemple, Simon, Reference Simon2007; Kingma, 2014), tout en offrant une interprétation plus juste de la position naturaliste de Boorse quant au concept de santé mentale. Je démontrerai que Boorse n’a jamais défendu l’existence d’un concept de santé mentale objectif, mais uniquement la possibilité qu’un tel concept s’élabore.

2. Le contexte

La théorie de la santé mentale défendue par Boorse est introduite dans une série d’articles publiée entre 1975 et 1977 (Boorse, Reference Boorse1975, Reference Boorse1976, Reference Boorse1977). Boorse écrit ces articles dans un contexte où la psychiatrie, alors d’orientation psychanalytique, subit les attaques des antipsychiatres. Bien que le terme «antipsychiatrie», inventé par David Cooper dans son ouvrage «Psychiatry and Anti-Psychiatry» (1967), soit communément utilisé, il est admis que le courant antipsychiatrique est fondamentalement hétéroclite; les thèses et revendications des auteurs ayant été classés sous cette étiquette diffèrent de manière magistraleFootnote 4. L’historien de la psychiatrie Duncan Double (2006, p. 38) défend que l’élément qui unit les différentes approches classées sous l’étiquette de l’antipsychiatrie est la remise en question du paradigme biomédical en psychiatrie. Les penseurs du mouvement antipsychiatrique attaquent la psychiatrie sur plusieurs fronts : remise en question des conditions de soin des patients, doute quant à l’efficacité des traitements, mise en évidence du manque de fiabilité des catégories diagnostiques, etc. (Double, Reference Double and Double2006). L’entreprise psychiatrique est également critiquée par rapport à ses fondements conceptuels. On accuse la psychiatrie de ne pas posséder un concept valide de santé mentale et de médicaliser des conditions socialement déviantes, mais qui n’auraient, à proprement parler, rien à voir avec la médecine (Mayes et Horwitz, Reference Mayes and Horwitz2005). Ainsi, à l’époque des premières publications de Boorse, la psychiatrie alors d’orientation psychanalytique est en crise. L’une des tâches qui découlent des attaques du mouvement antispychiatrique est alors de défendre la psychiatrie comme une branche légitime de la médecine. Boorse va prendre position dans ce débat et va tenter d’accomplir la tâche ardue de défendre les fondements conceptuels de la psychiatrie. Autrement dit, Boorse va défendre la légitimité d’un concept scientifique de santé mentale.

C’est dans l’article «What a Theory of Mental Health Should Be?» (1976) que Boorse expose le plus explicitement sa conception naturaliste de la santé mentale. Ce texte prend directement pour cible les auteurs normativistes Szasz et Sarbin, figures marquantes du mouvement antipsychiatrique américain, ainsi que les théoriciens de l’approche behavioriste. Boorse critique Szasz et Sarbin pour avoir défendu l’idée selon laquelle le concept de maladie mentale ne serait que le reflet de normes sociales, culturelles ou politiques. Ses propos visent également les théoriciens de l’approche béhavioriste pour qui le concept de maladie mentale désigne un simple trouble du comportement. Dans cette optique, le trouble mental serait avant tout le reflet d’une inadaptation de l’individu face à la société. Selon Boorse, ces deux approches auraient en commun de nier l’existence de bases théoriques au concept de santé mentale; l’absence de tels fondements remettrait en question le caractère scientifique de la psychiatrie (Boorse, Reference Boorse1976, p. 61). C’est dans ce contexte que Boorse élaborera la BST pour venir répondre à ces critiques (Boorse, Reference Boorse1977, Reference Boorse, Humber and Almeder1997 et 2014). Dans ce qui suit, je vais présenter brièvement les positions de Szasz et Sarbin pour bien comprendre en quoi la position de Boorse s’en approche et s’en distingue. Bien que les thèses de ces deux auteurs soient riches et complexes, je vais insister uniquement sur leurs positions vis-à-vis la validité du concept de santé mentale, étant donné que la position naturaliste de Boorse est principalement rattachée à cet aspectFootnote 5.

En 1960, Szasz publie «The Myth of Mental Illness» (Szasz, Reference Szasz1960, Reference Szasz1974 [1961]), article célèbre dans lequel il défend l’idée que la maladie mentale n’existe pas en un sens scientifique. Dans cet article, il s’oppose à l’idée selon laquelle les maladies mentales seraient réelles et objectives au même titre que les maladies somatiques. Selon Szasz, à la différence de la maladie somatique, qui réfère à une dysfonction physiologique, la notion de maladie mentale désigne d’abord les problèmes que rencontrent les individus dans leur vie, qu’ils concernent leurs besoins ou leurs valeurs personnels, leurs aspirations ou leurs opinions en ce qu’ils auraient de déviants (Szasz, Reference Szasz1960, p. 117). Ainsi, selon Szasz, ce qui permet de déterminer ce qui constitue une maladie mentale est la déviation par rapport à une norme psychosociale, éthique ou légale (ibid., p. 115). Le diagnostic de maladie mentale ne repose selon lui sur aucun fondement physiologique, contrairement aux maladies physiques, qui s’appuient sur l’identification d’une altération structurelle ou fonctionnelle au niveau organique. Dans cette optique, l’utilisation du concept de maladie mentale pour désigner les problèmes de vie, en plus d’être inutile, contribuerait à entretenir une confusion entre un trouble physiologique et le désir d’atteindre une vie bonne. C’est ce qui conduit Szasz à défendre l’élimination de ce concept qu’il juge inadéquat sur le plan sémantique. Dans l’article de 1960, auquel Boorse réfère, Szasz écrit :

To sum up what has been said thus far: I have tried to show that for those who regard mental symptoms as signs of brain disease, the concept of mental illness is unnecessary and misleading. For what they mean is that people so labeled suffer from diseases of the brain; and, if that is what they mean, it would seem better for the sake of clarity to say that and not something else (Szasz, Reference Szasz1960, p. 114; les italiques sont de moi).

My aim is more modest and yet also more ambitious. It is to suggest that the phenomena now called mental illnesses be looked at afresh and more simply, that they be removed from the category of illnesses, and that they be regarded as the expressions of man’s struggle with the problem of how he should live (Szasz, Reference Szasz1960, p. 117; je souligne).

Szasz défend donc l’élimination des concepts de santé et de maladie mentales parce que leur sens médico-scientifique est illusoire.

Szasz et Sarbin s’allient dans leur rejet de la maladie mentale en tant que catégorie scientifique valide. L’analyse de Sarbin est, elle, davantage historique et décrit le passage du sens métaphorique initialement donné au concept de maladie mentale vers une signification mythique (Sarbin, Reference Sarbin1967). Selon Sarbin, le concept de maladie mentale aurait d’abord été utilisé comme une métaphore par Térèse d’Avila, religieuse espagnole et figure importante de la contre-réforme au 16e siècle, dans le but de sauver les personnes qui manifestaient des comportements jugés moralement problématiques des châtiments de l’Église (Sarbin, Reference Sarbin1967, p. 448). Or le sens métaphorique de la maladie mentale se serait peu à peu transformé en un sens littéral au sein de la psychologie et de la psychiatrie moderne. Selon Sarbin, le sens littéral du concept de maladie mentale réfère à l’idée selon laquelle les symptômes de la maladie mentale sont la manifestation d’une pathologie interne sous-jacente. Pour Sarbin, ce sens littéral donné au concept de maladie mentale est illégitime, dans la mesure où de telles pathologies, au sens de dysfonctions, ne sont que très rarement associées aux symptômes de maladie mentale. Le concept de maladie mentale n’aurait donc pas la validité requise pour faire partie du vocabulaire médico-scientifique et devrait par conséquent en être retiré : «The analysis offered so far supports the argument that the label “mental illness” should be eliminated from our vocabulary» (Sarbin, Reference Sarbin1967, p. 451). C’est pourquoi Sarbin parle du «mythe» de la maladie mentale et défend l’élimination de ce terme.

Retenons que Szasz et Sarbin 1) soulignent l’absence d’un concept valide de maladie mentale dans la psychiatrie et 2) prônent un éliminativisme quant aux concepts de santé et de maladie mentales en raison de 1). Pour ces deux auteurs, le langage médical et les concepts de santé et de maladie qui lui sont propres doivent être réservés à la physiologie; la psychiatrie en fait un usage illégitimeFootnote 6. Le terme de maladie mentale doit donc être éliminé du vocabulaire médical. C’est dans le cadre de ces critiques de la psychiatrie que Boorse publie ses articles au milieu des années 1970.

3. La BST et le naturalisme

Avant de s’intéresser à l’analyse du concept de santé mentale qu’offre Boorse, il convient de dresser un portrait général de la BST et de la méthodologie utilisée pour son élaboration. Les grands traits de la BST ont été résumés par Boorse de la manière suivante :

  1. 1. The reference class is a natural class of organisms of uniform functional design; specifically, an age group of a sex of a species.

  2. 2. A normal function of a part or process within members of the reference class is a statistically typical contribution by it to their individual survival [or] reproduction.

  3. 3. Health in a member of the reference class is normal functional ability: the readiness of each internal part to perform all its normal functions on typical occasions with at least typical efficiency.

  4. 4. A disease [later, pathological condition] is a type of internal state which impairs health, i.e., reduces one or more functional abilities below typical efficiency (Boorse, Reference Boorse, Humber and Almeder1997, p. 7-8).

Selon Boorse, le concept théorique de santé serait donc la conformité des états internes de l’organisme au design fonctionnel typique de sa classe de référence. La pathologie serait définie comme une déviation par rapport au design fonctionnel typique de la classe de référence à laquelle appartient l’organisme. À ce stade, il convient d’insister sur la notion de «design fonctionnel», sur lequel se fonde le concept de santé théorique. C’est en effet cette notion qui, selon Boorse, confère à la médecine son caractère scientifique, car ancré dans le vocabulaire de la biologie.

La définition de la santé somatique théorique offerte par Boorse représente la position paradigmatique de l’approche naturaliste en philosophie de la médecine. Il convient de noter que ce qui a opposé les naturalistes et les normativistes dans le débat concernant la définition de la santé a porté sur la présence de composantes normatives ou factuelles au sein de la définition; les normativistes ont défendu l’idée que la santé se définit en recourant à des valeurs et des normes sociales et culturelles, tandis que les naturalistes ont défendu que la santé est définie sans recours à des notions normatives. Boorse lui-même a adopté le terme de naturalisme, mais en admettant qu’il aurait préféré que sa position soit nommée «descriptivisme» ou «non-normativisme» (Boorse, Reference Boorse, Humber and Almeder1997, p. 4). Or, la signification du terme «naturalisme» est un point de litige (Giroux, Reference Giroux2016), qu’il convient de préciser pour mieux faire ressortir en quoi le naturalisme de Boorse quant au concept de santé somatique est différent de son naturalisme quant au concept de santé mentale.

Comme le travail de Lemoine et Giroux l’a bien montré, Boorse adopte ce que l’on pourrait appeler un naturalisme méthodologique. Cette approche se caractérise par deux thèses principales : 1) la primauté est accordée aux concepts théoriques, scientifiques et exempts de valeur de la santé et de la pathologie, et 2) la méthode de l’analyse conceptuelle — ou de la reconstruction rationnelle (voir Boorse, Reference Double and Double2011, p. 20) — est utilisée pour définir les concepts théoriques de santé et de maladie (Lemoine et Giroux, Reference Giroux2016, p. 24). Pour Boorse, il convient de reconstruire le jugement réfléchi des pathologistes quant à la santé et à la pathologie à partir des conditions pathologiques classifiées dans les manuels diagnostiques. Cette reconstruction peut impliquer un léger révisionnisme vis-à-vis certaines catégories diagnostiques, en autant que cela ne touche pas des conditions saines ou pathologiques paradigmatiques. Par exemple, une définition de la santé qui n’accommoderait pas le cancer par ses critères définitionnels ne constituerait pas une bonne analyse du concept. Ainsi, par la méthode de la reconstruction rationnelle, Boorse prétend offrir la définition théorique de la santé et de la pathologie qui reconstruit le mieux l’usage que les pathologistes en font dans leur jugement, usage qui se révèle dans les manuels de classification. Dans la BST, ce naturalisme méthodologique est joint à ce que Lemoine et Giroux ont appelé le naturalisme ontologique. En philosophie de la médecine, le naturalisme ontologique se comprend par deux éléments centraux : le naturisme et la distinction naturelle. Le naturisme réfère à l’idée selon laquelle la santé est «une tendance naturelle des organismes», tandis que la distinction naturelle renvoie à la thèse selon laquelle la distinction entre la santé et la pathologie serait un fait naturel. Ainsi, le naturalisme ontologique concerne le contenu de la réalité et, plus spécifiquement dans le contexte de la philosophie de la médecine, la croyance selon laquelle la santé est un phénomène qui existe dans la nature, et qui peut être découvert indépendamment des valeurs et intérêts humains. La santé est donc perçue comme un fait naturel, tout comme pourraient l’être les espèces biologiques ou les éléments chimiques. La position de Boorse renvoie donc à ces deux éléments qui constituent le naturalisme, la méthodologie et l’ontologie, qu’il conviendra de mobiliser pour éclairer sa position quant au concept de santé mentale.

4. Ce que devrait être une théorie de la santé mentale

Dans ses articles des années 1970, Boorse s’intéresse à ce que devrait être une théorie légitime de la santé mentale dans le cadre du modèle médical afin de répondre aux critiques qui ont attaqué les fondements conceptuels de la psychiatrie. Boorse met de l’avant ce que l’on a appelé «l’argument de la similarité» («likeness argument») (Pickering, Reference Pickering2006, p. 14-18), selon lequel le concept de santé mentale est légitime s’il est conforme aux critères définitionnels du concept général de santé (Boorse, Reference Boorse1975, p. 50). Dans un chapitre récent où Boorse répond à ses critiques, il écrit dans la même veine : «To settle the controversy over the [...] existence [of mental disorders], one must first know what a disorder is, and so must analyze the disease concept in somatic medicine» (Boorse, Reference Boorse2014, p. 691). En analysant le concept physiologique de santé, Boorse dégage trois éléments centraux — mis en lumière par la BST (Boorse, Reference Boorse1975 et 1977) — qui doivent être trouvés dans toute théorie de la santé, y compris dans une théorie de la santé mentale. Ces éléments constituent ce que Boorse appelle le modèle médical (Boorse, Reference Boorse1976) :

  1. 1) Le concept de santé doit faire partie d’une discipline théorique.

  2. 2) Le concept de santé doit inclure la notion de fonctionnement normal.

  3. 3) Ce qui constitue le fonctionnement normal doit être déterminé grâce à une méthode propre aux sciences naturelles.

Ces trois éléments reprennent les grands traits de la BST présentés à la section 3. Le point 2), le lien entre santé et fonctionnement normal, joue pour Boorse un rôle crucial dans une théorie médicale de la santé mentale. Ainsi, dans un cadre naturaliste, la santé mentale théorique devrait être, comme pour la santé physiologique, le fonctionnement normal de l’organisme.

Étant donné que la santé correspond au fonctionnement normal, la possibilité de parler de santé mentale repose sur la possibilité d’identifier des fonctions mentales au même titre que des fonctions physiologiques. Selon Boorse, deux conditions doivent être remplies pour que l’on puisse parler de fonctions mentales :

  1. 1) Des processus mentaux doivent jouer un rôle causal dans l’action;

  2. 2) Des processus mentaux doivent contribuer de manière causale à l’action d’un individu selon une uniformité suffisante au sein de l’espèce pour pouvoir identifier des fonctions mentales typiques (Boorse, Reference Boorse1976, p. 63).

Boorse tient pour acquis que ces deux conditions peuvent être remplies, quoique ses explications concernent davantage la seconde conditionFootnote 7. Boorse assume donc la thèse de la causation mentale comme probablement vraie. Sans m’engager dans une analyse approfondie de cette thèse mise de l’avant par Boorse, je veux souligner que cette prise de position permet de mettre l’accent sur le fait que Boorse ne défend pas un réductionnisme du mental au physique. En effet, Boorse soutient la spécificité de la psychiatrie, en ce qu’elle étudie les phénomènes mentaux plutôt que physiques. Selon Boorse, se demander si les troubles mentaux peuvent être réductibles à des troubles neurologiques serait une question empirique. Il serait tout à fait possible d’imaginer des troubles mentaux purement psychologiques. Naturalisme et réductionnisme ne vont donc pas forcément de pair pour Boorse.

Pour revenir à la seconde condition, soit l’uniformité des processus mentaux, selon Boorse, de nombreux auteurs ont déjà étudié des caractéristiques typiques de l’esprit humain (Chomsky, Piaget, Freud, Darwin), ce qui suggère la possibilité d’élaborer une théorie scientifique du fonctionnement mental normal. Malgré l’apparente plasticité de l’esprit humain, Boorse énumère la perception, l’intelligence, la mémoire, la motivation, le langage, la souffrance et l’anxiété comme exemples possibles de fonctions mentales normales de l’espèce (Boorse, Reference Boorse1976, p. 64). Selon Boorse, l’apparente typicité de ces fonctions serait suffisante pour suggérer la possibilité d’une théorie du fonctionnement mental typique de l’espèce humaine. Ainsi, toujours selon Boorse, l’existence de ce type de capacités entraîne qu’il est tout à fait possible, en principe, d’imaginer un concept théorique de santé mentale comme on reconnaît l’existence d’un concept de santé physiologique.

5. L’absence d’un concept théorique de santé mentale dans la psychiatrie des années 1970

Jusqu’ici, les interprétations de la théorie boorséenne de la santé mentale sont généralement conformes aux thèses réellement défendues par Boorse. Boorse reprend en effet les éléments constitutifs du modèle médical explicités dans la BST pour concevoir ce que serait un concept théorique de santé mentale. Or, la thèse de Boorse présentée dans la section précédente concerne la possibilité de parvenir à un concept théorique de santé mentale conformément aux exigences du modèle médical en physiologie; elle ne concerne pas l’existence d’un concept théorique de santé mentale au sein de la psychiatrie des années 1970 et des années précédentes. Pour bien comprendre cette nuance, rappelons la façon dont Boorse élabore sa définition du concept théorique de santé somatique et comment il procède ensuite pour analyser le concept de santé mentale. Boorse s’inscrit dans l’approche du naturalisme méthodologique et utilise la méthode de la «reconstruction rationnelle» pour parvenir à un concept théorique de santé, dont la signification sera révélée par l’usage qu’en font les physiologistes (voir section 3). Par l’utilisation de la méthode de la reconstruction rationnelle, Boorse entend reconstruire les critères d’utilisation des concepts théoriques de santé et de pathologie.

Tout comme Boorse analyse l’usage des termes de santé et de pathologie somatiques au sein de la physiologie, il se donne pour tâche de reconstruire l’usage des termes de santé et de trouble mental au sein de la psychiatrie. Or, les résultats obtenus au terme de cette analyse du concept de santé mentale diffèrent de ceux de l’examen qu’il a mené pour la notion de santé somatique. Alors que pour la santé somatique, la reconstruction rationnelle réussit à fournir un concept théorique et neutre sur le plan des valeurs, pour la santé mentale, la reconstruction échoue :

It is quite likely that there is such a thing as mental health; yet the majority of ‘mental-health’ theorists use methodologies that offer no assurance of finding out the first thing about it. They do not set out to investigate the normal functional organization of the human mind, as they ought to do if their subject is mental health (Boorse, Reference Boorse1976, p. 68).

Selon Boorse, bien qu’il soit fort probable qu’il existe un phénomène tel que la santé mentale, la psychiatrie ne posséderait pas encore un concept théorique pour en rendre compte. Boorse s’inscrit donc effectivement dans l’approche du naturalisme méthodologique, mais rejette le naturalisme ontologique lorsqu’il est question de santé mentale.

Pour parvenir à cette conclusion, Boorse analyse la signification des concepts de santé et de trouble mentaux présents dans les théories psychiatriques de l’époque. Il dégage trois grandes conceptions de la santé mentale. Ces trois conceptions seront ensuite confrontées aux exigences du modèle médical, afin de voir si elles font un usage légitime du concept de santé mentale, suivant l’argument de la similarité (voir section 4). Selon Boorse, au sein des théories psychiatriques principales de l’époque, la santé mentale constitue :

  1. 1) Un ensemble de traits de personnalité valorisés par la société;

  2. 2) Une représentation négative, c’est-à-dire un état qui ne présente pas de condition pathologique reconnue;

  3. 3) Un ensemble de comportements socialement acceptés.

Aucune de ces trois conceptions ne se présenterait comme un concept théorique de santé mentale valable en fonction du modèle médical. Bien que ces trois approches aient des défauts propres, le problème qu’elles rencontrent toutes est de ne pas reposer sur une théorie du fonctionnement mental normal, un élément central du modèle médical (Boorse, Reference Boorse1976, p. 81). En effet, les trois conceptions énumérées ci-dessus font reposer l’identification d’un état pathologique sur une norme de fonctionnement sociale, culturelle ou subjective. Or, selon la BST et le naturalisme ontologique, c’est la connaissance du fonctionnement physiologique ou psychologique normal qui permet de distinguer un état sain d’un état pathologique. Les théories psychiatriques ne faisant pas référence à cette notion de fonctionnement mental normal, elles ne possèdent pas de concept théorique de santé mentale. L’argument de Boorse, qui s’applique pour les trois grandes conceptions de la santé mentale énumérées, peut être reconstruit de la manière suivante :

  1. A) D’un point de vue théorique, la santé est le fonctionnement physiologique ou psychologique normal.

  2. B) Or, on ne trouve pas dans les théories psychiatriques actuelles de théorie du fonctionnement mental humain.

  3. C) Alors, la psychiatrie ne possède pas de concept théorique de santé mentale.

Le concept de santé mentale auquel Boorse aboutit lorsqu’il reconstruit la signification de la santé mentale au sein des théories psychiatriques de son époque serait alors illégitime au regard des exigences du modèle médical. D’un point de vue descriptif, Boorse nie donc l’existence d’un concept théorique de santé mentale. Bien qu’il défende la possibilité de parvenir à un concept théorique de santé mentale, il ne défend pas l’existence de ce concept. Boorse rejette donc la thèse du naturalisme ontologique, bien qu’il adopte la thèse du naturalisme méthodologique.

Il convient d’attirer l’attention sur la proximité entre la position de Boorse et celles de Szasz et Sarbin. Bien que Boorse prenne pour cible ces auteurs du mouvement antipsychiatrique, ses thèses demeurent malgré tout assez similaires aux leurs, tout particulièrement en ce qui concerne l’état actuel de la psychiatrie en tant que discipline à prétention scientifique. Boorse, Szasz et Sarbin nient tous l’existence d’un concept théorique de santé mentale. Boorse reconnaît en effet que le critère permettant de déterminer si un état est pathologique relève actuellement du social ou du moral (Boorse, Reference Boorse1976, p. 69). Étudiant les résultats de l’analyse des concepts de santé somatique et mentale de manière comparative, Boorse écrit :

The doctrines of physiology about this functional design rest on empirical evidence and are either true or false. Where this factual component is wholly lacking, then, as in much psychological and psychiatric discussion, we do not have a health concept at all but one of moral acceptability or the good life for man (Boorse, Reference Boorse1976, p. 69).

En ce sens, le concept de santé mentale ne possède pas la validité nécessaire pour faire partie du vocabulaire médical, contrairement au concept de santé physique. C’est exactement ce qui est défendu par Szasz et Sarbin, comme présenté dans la section 2. La position de Boorse en ce qui a trait à l’analyse du concept de santé mentale existant est la même que celle de Szasz et Sarbin. Boorse s’écarte cependant de ces deux auteurs quant aux implications qui découlent de l’absence d’un concept théorique de santé mentale en psychiatrie, ce que je vais montrer dans la prochaine section.

6. En dehors de la reconstruction rationnelle : l’attitude prescriptive de Boorse envers la psychiatrie

Face à la conclusion selon laquelle il n’existe pas de théorie du fonctionnement mental normal, Boorse offre deux possibilités à la psychiatrie : abandonner le vocabulaire médical, tel que le suggèrent Szasz et Sarbin, ou élaborer une théorie du fonctionnement mental normal qui soit conforme au modèle médical et à la BST (Boorse, Reference Boorse1976, p. 76). Si la psychiatrie propose une théorie du fonctionnement mental normal, alors elle pourra prétendre à devenir une discipline légitime en vertu du modèle médical et pourra maintenir son usage du vocabulaire médical. Si elle ne s’engage pas dans cette voie, elle devra alors renoncer à sa légitimité scientifique et à son affiliation avec les sciences médicales. Pour bien comprendre la position de Boorse, rappelons un présupposé implicite derrière cette prescription : si la psychiatrie suit le modèle médical, alors elle devra se conformer, dans l’usage de ses concepts, aux exigences de ce modèle. Le concept de santé au sein du modèle médical requiert la notion de fonctionnement normal. Selon Boorse, la psychiatrie devra ainsi tenter de faire correspondre ses concepts de santé et de trouble mentaux au critère définitionnel du concept général de santé théorique si elle veut se plier au modèle médical.

Au-delà de ces préoccupations théoriques et conceptuelles, l’impératif auquel Boorse soumet la psychiatrie s’explique également en termes de motivations sociales, ce qui a rarement été retenu par les commentateurs. Boorse soutient en effet que l’utilisation des concepts de santé et de pathologie sans base scientifique valide entretient la confusion et l’obscurité entourant le sens et la portée de ces concepts. Cette confusion pourrait avoir des implications sur le plan social (Boorse, Reference Boorse1976, p. 75). Discutant la troisième conception de la santé mentale présentée dans la section précédente, celle promue par les behavioristes, Boorse affirme :

It is both dishonest and dangerous to throw the health concept out at the front door and then let it in at the back. If one wishes to avoid the theoretical inconveniences of the medical model, one must consistently relinquish its practical implications as well. There is no objection to advocating the use of techniques like behaviour modification on clinical populations. But if the aim of such techniques is to be ‘adaptive behavior’ rather than mental health, one should candidly admit that many of our assumptions about health—in particular, its desirability—may not carry over to adaptive behaviour at all (Boorse, Reference Boorse1976, p. 75).

Selon Boorse, le concept de santé est généralement associé, dans l’usage courant, à la désirabilité. Or confondre la santé et la conformité sociale aurait pour conséquence de transférer le caractère désirable de la santé à la conformité sociale, ce qui, pour Boorse, ne va pas du tout de soi (Boorse, Reference Boorse1976, p. 61). C’est pourquoi, à l’image de Szasz et Sarbin, Boorse prescrit une attitude prudente et responsable quant à l’utilisation du vocabulaire médical dans le but d’éviter le contrôle et l’exclusion sociale.

Ainsi, à la fois dans un souci théorique et pratique, Boorse défend l’élaboration d’une théorie du fonctionnement mental normal qui serait conforme aux exigences du cadre médical. C’est ici que se trouve la différence majeure qui l’oppose à Szasz et Sarbin. Selon Boorse, la portée de leur critique doit être limitée. L’absence d’une théorie du fonctionnement mental normal de l’esprit humain ne doit pas entraîner l’abandon du concept de santé mentale, du moment que la psychiatrie soit en mesure de fournir une telle théorie, ce que Boorse croit possible. La distinction entre les antipsychiatres et Boorse réside donc en ceci : les antipsychiatres ne croient pas possible de parvenir à un concept théorique de santé mentale. Or, Boorse croit que ce n’est pas parce que la reconstruction rationnelle du concept théorique de santé mentale échoue qu’il est impossible pour la psychiatrie de parvenir un jour à un tel concept (Boorse, Reference Boorse1976, p. 76). Autrement dit, alors que les auteurs du mouvement antipsychiatrique, Szasz et Sarbin en tête, demandent à la psychiatrie de renoncer à toute prétention médico-scientifique en raison de l’absence actuelle de validité de son concept de santé mentale, Boorse croit que la psychiatrie devrait tendre vers une telle validité. Cette exigence propre au modèle médical pourrait être atteinte grâce à l’élaboration d’une théorie du fonctionnement mental normal. L’originalité de Boorse vis-à-vis de Szasz et Sarbin est donc d’offrir à la psychiatrie un espoir de parvenir à intégrer de manière légitime le modèle médical, et à user correctement de ses concepts, ce que Szasz et Sarbin lui refusent. Le défi de Boorse est alors de justifier cet enthousiasme par rapport à la possibilité de parvenir à un modèle fonctionnel typique de l’esprit humain. Boorse, influencé par le contexte historique dans lequel il se trouve, place ses espoirs dans les théories psychanalytiques de l’époque qui, bien qu’incomplètes, ancrent leurs approches dans un langage fonctionnel (Boorse, Reference Boorse1976, p. 78). Ce langage fonctionnel est pour Boorse le premier pas vers un concept théorique de santé mentale fidèle au modèle médical.

7. Conclusion

Ce texte avait pour ambition de clarifier la position de Boorse au sujet d’une conception naturaliste de la santé mentale. J’ai mis en évidence le fait qu’il défend trois thèses principales quant à la définition de la santé mentale : la thèse de l’absence d’un concept théorique de santé mentale dans les théories psychiatriques des années 1970, la thèse de la possibilité pour la psychiatrie de parvenir à un concept théorique de santé mentale et la thèse de la désirabilité de parvenir à un tel concept. La première thèse repose sur le constat que les théories psychiatriques analysées par Boorse ne possèdent pas de théorie du fonctionnement mental typique. La seconde thèse est justifiée par le fait que la physiologie, elle, repose sur une théorie du fonctionnement normal et qu’elle est par là soutenue par un concept théorique de santé somatique. Puisqu’une telle uniformité fonctionnelle semble être retrouvée également sur le plan du mental, il n’y aurait pas de raison de croire qu’une théorie du fonctionnement mental typique de l’esprit humain soit inaccessible. La troisième thèse, celle de la désirabilité d’une telle théorie en psychiatrie, se fonde sur une visée de clarté conceptuelle, elle-même adoptée pour des raisons à la fois théoriques et pratiques.

Mon analyse implique une restructuration de l’opposition que l’on construit généralement entre Boorse et les auteurs du mouvement antipsychiatrique. Cette opposition ne concerne que les thèses portant sur la possibilité et la désirabilité d’un concept théorique de santé mentale. La thèse de l’absence d’un concept de santé mentale en psychiatrie est défendue par les deux camps. En effet, la reconstruction rationnelle menée par Boorse aboutit aux mêmes résultats que l’analyse de Szasz et Sarbin : le concept de santé mentale est le reflet de normes sociales, culturelles ou subjectives. Boorse, Szasz et Sarbin défendent donc tous les trois la thèse de l’absence d’un concept théorique de santé mentale au sein de la psychiatrie. Or, Szasz et Sarbin soutiennent qu’il faut éliminer purement et simplement le concept de maladie mentale, tandis que Boorse incite la psychiatrie à élaborer ce concept par l’identification des fonctions mentales normales.

Mon analyse permet donc de montrer que le naturalisme de Boorse relativement au concept de santé mentale diffère du naturalisme qu’il défend à l’égard du concept de santé physique. En effet, Boorse maintient l’existence d’un concept de santé somatique théorique (naturalisme ontologique) qu’il décrit par la BST en adoptant un naturalisme méthodologique, mais il nie l’existence d’un concept de santé mentale théorique et engage plutôt la psychiatrie à en élaborer un conformément au modèle médical. Au sein même de la théorie du représentant exemplaire de l’approche naturaliste se trouvent donc deux conceptions naturalistes, l’une relevant du concept de santé somatique, intégrant le naturalisme méthodologique et le naturalisme ontologique, et l’autre se rapportant au concept de santé mentale, intégrant uniquement le naturalisme méthodologique. En effet, même Boorse n’a jamais défendu l’idée selon laquelle le concept de santé mentale utilisé en psychiatrie serait indépendant des valeurs sociales et culturelles. Bien que les thèses de Boorse quant au concept de santé mentale aient été élaborées dans les années 1970, il y a fort à parier que sa position serait la même quant aux théories psychiatriques contemporaines. Dans l’un de ses plus récents textes, Boorse affirme : «I am not surprised if the writers of a psychopathology textbook, like so many people in mental-health fields, assume psychiatric classification to be a matter of social values, not biological dysfunction. If so, so much the worse for psychiatry» (2014, p. 711; voir aussi Boorse, Reference Boorse2014, p. 687 et Boorse, Reference Boorse1982, p. 43).

Il n’y a donc pas à proprement parler de défenseur du naturalisme ontologique en santé mentale, bien que Boorse utilise le naturalisme méthodologique pour parvenir à sa thèse de l’absence d’un concept théorique de santé mentale.

Remerciements :

Je tiens à exprimer mes remerciements à Pierre-Olivier Méthot, Luc Faucher, Derek Andrews et Maël Lemoine ainsi qu’aux membres du Laboratoire étudiant interuniversitaire de philosophie des sciences (LEIPS) pour la lecture des premières versions de ce texte. Je souhaite également remercier les participants du congrès de l’ACP au cours duquel ce texte a été présenté pour les discussions et commentaires dont j’ai pu bénéficier.

Footnotes

1 L’appellation a été proposée par Nordenfelt (Reference Nordenfelt1987) et son abréviation est BST.

2 Dans la suite du texte, les concepts de trouble mental et de santé mentale seront utilisés de manière interchangeable, étant donné que selon Boorse, le trouble mental (et la pathologie de manière générale) peut être compris comme une déviation par rapport à la santé mentale (et à la santé de manière générale). La définition du trouble mental est donc dépendante de la définition de la santé mentale en ce qu’elle est son corrélat négatif (Boorse, Reference Boorse1977).

3 Par exemple, Fulford (Reference Fulford2001) utilise l’application de la BST à la psychiatrie comme une preuve de l’échec de cette théorie à fournir un concept de santé théorique indépendant des valeurs sociales et culturelles. Or, cette démonstration ne peut pas fonctionner, puisque Boorse lui-même admet que des valeurs sociales et culturelles entrent dans le concept de santé mentale actuel en psychiatrie. Cette clarification est donc importante puisque certaines critiques de Boorse reposent sur une mauvaise interprétation de sa position quant au concept de santé mentale.

4 Par exemple, Franco Basaglia, de l’école de la réforme italienne, admet la possibilité que certaines maladies mentales soient expliquées par une étiologie biopsychologique et que la médication puisse être utilisée à des fins thérapeutiques dans certaines situations, alors que des penseurs comme Laing et Szasz rejettent entièrement ces deux possibilités (Voir Double, 2006, p. 38–39). Un autre exemple est le type de pensée que l’on retrouve, qu’elle soit binaire ou historique. Chez Szasz, on retrouve plusieurs catégorisations binaires telles que l’opposition entre biologie et sciences sociales ainsi qu’entre maladie physique et maladie mentale, alors que chez Foucault, la biomédecine est représentée comme une institution sociale qui s’est développée de manière historique et qui intègre certains présupposés en fonction des intérêts et des valeurs humaines. Chez Foucault, la pensée dichotomique est alors rejetée (Bracken et Thomas, Reference Bracken and Thomas2010, p. 224). Ces différences entre les thèses antipsychiatriques s’expliquent entre autres par les contextes géographiques particuliers dans lesquels ces théories se sont développées (par exemple : Italie, France, Angleterre, États-Unis) et par les allégeances politiques divergentes ayant motivé l’élaboration de ces théories (par exemple : le socialisme radical de Cooper et le libertarisme de Szasz les conduisent à défendre des positions diamétralement opposées quant au rôle de la psychiatrie comme institution).

5 Voir Vatz et Weinberg (Reference Vatz, Weinberg, Micale and Porter1994) et Sedwick (1982, p. 149–184) pour une présentation des différents aspects de la théorie de Szasz et voir Scheibe et Barrett (Reference Scheibe and Barrett2016) pour une présentation générale de la théorie de Sarbin. Une autre thèse est défendue dans l’article, soit l’autonomie de la psychiatrie par rapport à la médecine physiologique, puisque son objet est le mental, et non pas le physique. En cela, Boorse s’oppose aussi à Szasz et Sarbin. Or, je laisse également de côté cet aspect pour me concentrer sur l’idée d’un concept de santé mentale fondé sur la notion de fonction. En effet, dans le débat entre naturalisme et normativisme, c’est moins la spécificité des troubles mentaux par rapport aux troubles physiques qui est en jeu que la question d’une définition scientifique d’un trouble mental.

6 Il est à noter que ni Szasz ni Sarbin ne nient l’existence des phénomènes compris sous la catégorie de maladie mentale. Pour les deux auteurs, ces phénomènes existent bel et bien. Ils arguent plutôt contre l’emploi du terme «maladie mentale» pour désigner de tels phénomènes en raison de leur caractère mythique.

7 Pour une excellente analyse de l’enjeu de la causation mentale et du dialogue qu’il implique avec certains auteurs du mouvement antipsychiatrique, voir Demazeux (Reference Demazeux, Huneman, Lambert and Silberstein2015).

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