1. Introduction
Les chapitres 5–7 de la première épître aux Corinthiens sont, d'un point de vue thématique, fortement unifiés.Footnote 1 Ils sont en effet pour l'essentiel consacrés à des questions d’éthique sexuelle. Le chapitre 5 aborde un cas d'inceste. Le chapitre 6 se penche sur la question des procès (6,1–11) et sur la prostitution (6,12–20). Le chapitre 7 enfin examine certains aspects de la vie de couple. Cette unité thématique confère à ces trois chapitres une certaine autonomie, d'autant qu'ils se détachent très nettement tant de ce qui les précède (1,10–4,21, sur les divisions) que de ce qui les suit (8,1–11,1, sur les viandes sacrifiées aux idoles). Pourtant, lorsque les exégètes examinent la délimitation des grandes parties de l’épître, l'autonomie et l'unité de 1 Co 5–7 ne sont pas toujours considérées comme une évidence. Certains auteurs considèrent bien ces trois chapitres comme une grande partie autonome,Footnote 2 mais d'autres les divisent en deux blocs distincts et indépendants, les chapitres 5–6 d'une part, et le chapitre 7 d'autre part.Footnote 3 D'autres encore rattachent les chapitres 5–6 à ce qui précède et le chapitre 7 à ce qui suit.Footnote 4
L'hésitation sur le statut de 1 Co 5–7 par rapport à l'ensemble de l’épître tient sans doute au fait que l'unité littéraire de ces trois chapitres n'a pas été encore suffisamment explorée. La présente étude se propose de réexaminer en ce sens la cohérence de 1 Co 5–7 et de fournir de nouvelles preuves de l'unité littéraire de cette partie de l’épître.Footnote 5 Un examen attentif de l’organisation du texte est ici nécessaire, afin de répondre aux questions suivantes. Les différents points abordés par ces trois chapitres sont-ils ici réunis dans un ordre aléatoire, c'est-à-dire en quelque sorte dans le désordre – Paul (ou l’éditeur final de la lettre) ayant rassemblé ces questions à cause de leur parenté thématique mais sans ordre particulier ? Tel est notamment à peu de choses près le choix de Baumert, qui non seulement considère 1 Co 5–6 et 1 Co 7 comme deux parties indépendantes mais voit encore dans les chapitres 5–6 ʻtrois passages mis bout à bout sans liens très étroitsʼ.Footnote 6 Ou bien avons-nous affaire au contraire à un agencement littéraire organisé et structuré ? En ce cas, quelles sont la structure et l'organisation du texte et quelle théologie expriment-elles ?
L'originalité de ce questionnement s'impose dès lors qu'on regarde l'exploitation qui, chez les commentateurs, est généralement faite des grandes divisions de la lettre. Ces divisions reviennent le plus souvent à des descriptions de contenus. Leur rôle est de tracer par commodité de grandes avenues dans l’épître, pour faciliter la présentation du commentaire exégétique qui suit. La question de l'organisation, de l'unité et de la cohérence internes de chacun de ces grands blocs est en revanche rarement explorée pour elle-même. Ainsi Collins rassemble les trois chapitres 5–7 sous le titre ʻSecond Rhetorical Demonstrationʼ.Footnote 7 Mais pour expliquer leur unité d'ensemble il se contente – sur une centaine de pages consacrées à 1 Co 5–7 – de relever quelques correspondances thématiques et lexicales à l'intérieur de ces trois chapitres.Footnote 8 Ces correspondances ne manquent pas de pertinence mais elles ne sauraient suffire à mettre en évidence la cohérence et la structure de ces chapitres. L'examen de l'agencement de 1 Co 5–7 montre pourtant, on le verra, que ces chapitres sont étroitement unifiés non seulement d'un point de vue thématique mais plus encore d'un point de vue littéraire, ce qui n'est pas sans conséquence pour la compréhension du message théologique qu'ils délivrent.
Dans un premier temps, on exposera brièvement la méthode. On présentera ensuite les principales césures du texte, qui permettent de délimiter les cinq péricopes qui le composent. Puis on examinera, à titre d'exemple, l'organisation et la cohérence de la péricope centrale (6,12–20), qui traite le problème de la prostitution. Enfin on explorera l'organisation du texte dans son ensemble, c'est-à-dire comment les péricopes s'associent les unes aux autres pour former ce qu'on appellera des ʻensemblesʼ, lesquels, reliés les uns aux autres, permettent de faire apparaître l'agencement du ʻdéveloppementʼ dans sa totalité. Enfin on tirera les conséquences théologiques de l'organisation littéraire de ce texte.
2. Méthode
La présente approche est avant tout littéraire. Elle met l'accent sur le texte plus que sur les reconstructions (en partie hypothétiques) de la situation historique qui l'a provoqué. Les détails concrets de celle-ci (par exemple à propos du cas d'inceste traité en 5,1–13 ou du recours à des juges ʻinjustesʼ en 6,1–11) étaient parfaitement connus des destinataires et de Paul, mais beaucoup de ces détails ne nous sont plus directement accessibles aujourd'hui. Pour une bonne part, ils font partie des sous-entendus, qui sont le propre de toute communication épistolaire. En dépit de ses nombreuses zones d'ombre, le texte contient pourtant un message. Pour y accéder, on sera attentif à la hiérarchie des énoncés, à la structure et à l'argumentation du texte, tant il est vrai qu'un texte ne délivre son sens non pas d'abord par ses mots, mais avant tout par son agencement organisé. En d'autres termes, il s'agit d'accéder au message du texte par la mise en évidence de sa composition et sa structure.
La première étape consiste à disposer le texte dans une mise en page structurée. À titre d'illustration la figure 1 présente le texte de la péricope 6,12–20, qui fera plus loin l'objet d'un examen approfondi.
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Figure 1. Présentation structurée de 1 Co 6,12–20.
Cette disposition structurée est l'instrument de base du travail exégétique. Deux critères gouvernent cette mise en page, le critère propositionnel (pas plus d'une proposition – principale ou subordonnée – par ligne) et le critère syntagmatique (pour éviter le tassement d'une longue proposition sur une même ligne, les différents syntagmes de la proposition sont répartis sur plusieurs lignes).Footnote 9 Le premier critère met en valeur l’élément fondamental de la phrase, c'est-à-dire le verbe, en particulier le verbe conjugué à un mode personnel. Le second permet, en évitant d'accumuler sur une même ligne les différents syntagmes d'une même proposition, de mettre en évidence d'autres aspects de la structure et du rythme du texte.Footnote 10 Le rôle de cette mise en page structuréeFootnote 11 – que l'on peut appeler aussi stichométrée Footnote 12 – est de rendre plus lisibles les articulations et la dynamique du texte, en particulier par la mise en valeur de ses éléments formels et stylistiques – ce qui permet d'accéder à son organisation.Footnote 13
La seconde étape est la division du texte en péricopes, c'est-à-dire en portions de texte qui, sans avoir d'existence autonome par rapport au reste du texte, peuvent être cependant examinées pour elles-mêmes de manière indépendante.
3. Délimitation des péricopes
Les trois chapitres se composent de cinq unités textuelles ou péricopes. Les frontières des trois premières péricopes sont très nettes. La première péricope traite un cas d'inceste (5,1–13), la seconde se penche sur le problème des procès (6,1–11) et la troisième aborde la question de la prostitution (6,12–20). L'organisation du chapitre 7 est beaucoup plus subtile, comme le montre la diversité des divisions proposées dans l'exégèse.Footnote 14 Une attention aux éléments formels du texte permet pourtant de mettre en évidence deux péricopes.
L’élément le plus frappant est la double occurrence de la formule περὶ δέ, en 7,1a et 7,25a, par laquelle Paul indique à chaque fois un nouveau point de son exposé. Il s'agit là dans les deux cas, de manière évidente, d'une frontière entre deux péricopes.Footnote 15 Mais pour établir l'existence de deux péricopes (7,1–24 et 7,25–40), il faut encore montrer la continuité du tissu textuel de 7,1 à 7,24 d'une part et de 7,25 à 7,40 d'autre part. Examinons chacun de ces deux groupes de versets.
En 7,1–24 se détachent nettement trois parties (7,1–7, 7,8–16 et 7,17–24). Sont-elles étroitement unies au point de former une péricope ? Arrêtons-nous d'abord sur les deux premières parties. En 7,1–7, Paul part d'un principe (καλὸν ἀνθρώπῳ γυναικὸς μὴ ἅπτεσθαι, ʻil est bon pour l'homme de ne pas toucher de femmeʼ, 7,1b).Footnote 16 Il lui impose ensuite (en 7,2–5) une restriction massive en exposant un plaidoyer énergique en faveur de la vie de couple. En 7,6–7, il conclut en indiquant la clé herméneutique de ses proposFootnote 17 et en mettant à la première place le ʻdon propreʼ (ἴδιον χάρισμα), que chacun a reçu personnellement de Dieu en vue de l'une ou l'autre des deux formes de vie, le célibat ou la vie de couple. Les versets 7,8–16, dont l'unité formelle est frappante du fait des trois groupes de destinataires successivement interpellés,Footnote 18 appliquent à trois situations existentielles différentes les réflexions des versets 7,1–7. La cohérence de 7,1–16 (un principe, vv. 1–7, et son application concrète, vv. 8–16) est donc aisément perceptible. La difficulté à faire de 7,1–24 une péricope vient plutôt des versets 17–24, car le lien entre 7,1–16 et 7,17–24 ne saute pas aux yeux. Un examen attentif permet cependant de constater que, d'un point de vue théologique, même s'il y a un déplacement de perspective au-delà de la situation maritale vers certains aspects du statut religieux (juif/non-juif) et social (esclave/homme libre), Paul poursuit en 7,17–24 la thématique du charisme personnel et de l'appel de Dieu, qui était précisément la clé de 7,1–16. Des éléments formels viennent confirmer cette observation, ce qui d'un point de vue méthodologique est essentiel, car des observations sur des contenus ne sont pertinentes que si elles sont corroborées par des faits littéraires. Sur ce point, il est frappant de voir les nombreuses occurrences du pronom ἕκαστος sur cette portion de texte, aussi bien en 7,1–16 (7,2b.c.7c) qu'en 7,17–24 (7,17a.b.20a.24a), alors que ce terme disparaît complètement après 7,24.Footnote 19 Par ailleurs, le verbe καλέω et le substantif κλῆσις, qui font partie du vocabulaire paulinien des charismes, sont très présents dans les versets 17–24.Footnote 20 Ils contribuent à faire l'unité des versets 17–24 avec les versets 1–16, dont la clé théologique est le charisme personnel, l’ἴδιον χάρισμα de 7,7c.Footnote 21 Ces observations montrent que les versets 7,1–24 forment une unité textuelle cohérente et autonome, c'est-à-dire une péricope.
Le statut des versets qui suivent (7,25–40) est plus aisément saisissable. Paul aborde la question des vierges (παρθένοι) – lesquelles ne sont d'ailleurs pas seulement des femmes mais aussi des hommes (cf. 7,27a–28b.32c–34a). Le texte examine leur situation par rapport à la décision de se marier ou de s'abstenir du mariage. Les derniers versets sur les veuves (7,39–40) sont à rapprocher par analogie de ce qui précède, car la situation des veuves par rapport à un nouveau mariage est comparable à celle des vierges. D'un point de vue formel on remarque l'inclusion que forme le mot γνώμη sur cette portion de texte (7,25a et 7,40c) ainsi que des leitmotivs lexicaux spécifiques, absents de 7,1–24.Footnote 22 Ces constats ne disent encore rien de l'organisation et de la dynamique de cette partie du texte, mais ils autorisent à considérer les versets 7,25–40 comme une péricope.
Il n'est guère possible, dans le cadre limité de cet article, d'examiner la cohérence et l'argumentation de chacune des cinq péricopes. Contentons-nous, pour illustrer la méthode, d'explorer la péricope centrale, qui, on le verra bientôt, joue un rôle fondamental dans l'agencement de 1 Co 5–7, non pas d'abord à cause de sa position géographique centrale, mais plutôt, on l'expliquera, à cause de son rôle dans l'ensemble du texte.
4. Exégèse de 1 Co 6,12–20
La présentation structurée (ou stichométrée) de cette péricope (voir la figure 1 plus haut) met en valeur les éléments formels qui permettent de découvrir son organisation. Cette péricope et celle qui précède (sur les procès entre membres de la communauté, 6,1–11) entretiennent une parenté formelle frappante. Dans l'une et l'autre Paul interpelle en effet par trois fois ses lecteurs avec la question : οὐκ οἴδατε …; ʻNe savez-vous pas … ?ʼ (6,2a.3a.9a et 6,15a.16a.19a ; six fois en tout en 1 Co 6). Pour surmonter les problèmes ici traités, Paul fait appel à un savoir déjà détenu par la communauté. La répétition constante de cette question ne paraît donc pas être due au hasard mais pourrait bien être un élément structurant pour les deux péricopes. Selon cette hypothèse, chaque question οὐκ οἴδατε …; introduirait une nouvelle étape de l'argumentation théologique. Après une introduction (6,12–14), la réponse théologique de Paul se déploierait donc en trois moments, en quelque sorte en trois anamnèses, introduites chacune par la question οὐκ οἴδατε …; (6,15 ; 6,16–18 et 6,19–20). La pertinence de cette hypothèse doit maintenant être examinée. À cette fin, nous la prendrons comme point de départ et nous vérifierons son aptitude à conférer intelligibilité et cohérence à la péricope.
Des quatre parties de la péricope (6,12–14 ; 6,15 ; 6,16–18 et 6,19–20), la première expose la problématique et esquisse les premiers éléments d'une réponse théologique. Elle s'articule en deux sections, l’énoncé d'un principe de liberté (6,12) et ses conséquences dans deux domaines de la vie humaine (6,13–14), le domaine fonctionnel de l'alimentation, voué à la destruction (6,13a–e), et le domaine corporel de la personne, destinée à la résurrection (6,13f–14d). À la différence des deux péricopes précédentes, qui s'ouvraient sur l'exposé d'un problème concret (5,1 et 6,1), celle-ci commence par l’énoncé d'un principe général : πάντα μοι ἔξεστιν, ʻtout m'est permisʼ (6,12a, repris en 6,12c). Ce principe est très probablement un slogan utilisé par les libertins de la communauté.Footnote 23 Le problème concret qui inspire la prise de parole de Paul apparaît pourtant très vite, en particulier dans l'antithèse de 6,13f–h. Si l'Apôtre éprouve le besoin d'insister sur la finalité du corps, en particulier sur le fait qu'il n'est pas destiné à la πορνεία (οὐ τῇ πορνείᾳ, 6,13f), il faut en déduire que cela n’était pas évident pour tous les destinataires.
Sur la base de ces premiers linéaments d'une théologie du corps, les trois parties qui suivent construisent la réponse de Paul. Leur parallélisme est frappant. Dans chaque partie, Paul commence par rappeler un enseignement (6,15a–b ; 6,16a–17b et 6,19a–20a). Il en tire ensuite une éthique (6,15c–e ; 6,18 et 6,20b), dans laquelle figure toujours un impératif (6,15e ; 6,18a et 6,20b). Dans la première de ces trois parties (6,15), les corps des Corinthiens sont dits ʻmembres du Christʼ (μέλη Χριστοῦ, 6,15b). Ils ne sauraient donc être en même temps ʻmembres d'une prostituéeʼ (πόρνης μέλη, 6,15d). Paul en tire une mise en garde contre la πορνεία (6,15c–e). La partie suivante (6,16–18) oppose deux concepts, ὁ κολλώμενος τῇ πόρνῃ, ʻcelui qui s'unit à la prostituéeʼ, et ὁ κολλώμενος τῷ κυρίῳ, ʻcelui qui s'unit au Seigneurʼ, entre lesquels figure un fondement scripturaire (6,16d–f). D'un point de vue littéraire, le parallélisme des deux concepts est parfait, mais il rapproche de manière subtile deux niveaux distincts de la réalité. Le premier concept (ὁ κολλώμενος τῇ πόρνῃ) désigne le commerce sexuel avec une prostituée, c'est-à-dire l’état passager d’être ʻun corpsʼ (ἓν σῶμα, 6,16c) avec elle.Footnote 24 Le second en revanche (ὁ κολλώμενος τῷ κυρίῳ) désigne l’état durable de l'existence croyante. ‘S'unir au Seigneur’, c'est faire ʻun espritʼ (ἓν πνεῦμα) avec lui, c'est ʻêtre dans le Christʼ.Footnote 25 Ces deux domaines de la réalité s'influencent réciproquement. Le domaine spirituel de la vie avec le Christ (le fait d’être ἓν πνεῦμα avec lui) retentit sur le domaine du σῶμα, de sorte que la fréquentation d'une prostituée est incompatible avec l'existence croyante. Réciproquement, une relation sexuelle avec une prostituée est une atteinte au ἓν πνεῦμα que le croyant forme avec le Seigneur. De cet enseignement, que les Corinthiens savent déjà, Paul déduit un appel à fuir la prostitution (φεύγετε τὴν πορνείαν, 6,18a).Footnote 26 Dans la dernière partie (6,19–20), le terme πορνεία disparaît et Paul élargit l'horizon théologique de son discours. Les liens entre σῶμα et πνεῦμα dans l'existence croyante, esquissés dans les parties précédentes, sont ici présentés plus explicitement. Paul se sert de l'image du temple (ναός) : ʻvotre corps est temple de l'esprit saint qui est en vousʼ (6,19b ; voir aussi 3,16–17).Footnote 27 Cette affirmation est fondée (cf. γάρ, 6,20a) sur l'expérience libératrice des croyants, lesquels ont été rachetés à grand prix (ἠγοράσθητε τιμῆς, 6,20a).Footnote 28 L'aoriste ἠγοράσθητε (7,20b) est ici le sommet théologique de la péricope. Dès lors apparaît plus clairement le sens des concepts μέλη Χριστοῦ, ὁ κολλώμενος τῷ κυρίῳ et ἓν πνεῦμα formulés dans les deux parties précédentes. Les trois parties argumentatives procèdent par explicitation progressive. Le σῶμα du croyant est habité par le πνεῦμα. Celui-ci y demeure comme en un temple, si bien que la manière d'agir dans ou avec son σῶμα n'est pas indifférente au πνεῦμα qui y réside. De cet enseignement, Paul tire une conséquence éthique, formulée cette fois-ci de manière entièrement positive et élargie à tous les domaines de la vie corporelle : Δοξάσατε δὴ τὸν θεὸν ἐν τῷ σώματι ὑμῶν (6,20b). Le corps est déclaré lieu et moyen de la glorification de Dieu.
L'articulation étroite des quatre parties de la péricope montre la construction très soignée de ces versets et leur dynamique. La figure 2 récapitule ces observations.
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Figure 2. Agencement et cohérence de la péricope 6,12–20.
L'esquisse théologique de la première partie (en 6,13f–14d) est reprise et développée dans les trois parties suivantes (en 6,15b, 6,17a–b et 6,19b). D'un point de vue éthique, il y a également une progression au fil du texte. Les deux impératifs de 6,15e et 6,18a, qui sont en fait des défenses, font place en 6,20b à un ordre. Considérer la question οὐκ οἴδατε …; comme structurante pour la péricope confère intelligibilité à ces versets. À travers la hiérarchie des énoncés ainsi mise en valeur apparaît donc une cohérence, qui souligne la pertinence de l'hypothèse initiale. Procédant par trois étapes, la question οὐκ οἴδατε …; invite les lecteurs à une anamnèse jusqu'au sommet de 6,20a. Celui-ci ne leur parle pas d'abord de sexualité mais les invite avant tout à se souvenir de leur expérience croyante. Au cœur de la vocation chrétienne, le corps est doté d'une signification théologique majeure, dont les conséquences éthiques ne se limitent pas au domaine de la sexualité.
5. Les autres péricopes de 1 Co 5–7
Pour les autres péricopes du texte, contentons-nous ici de quelques observations, que la mise en œuvre de la même méthode permettrait de développer. Dans la première péricope (5,1–13), consacrée à un problème incestueux, Paul exige de la communauté l'exclusion du fautif.Footnote 29 La division tripartite (5,1–5 ; 5,6–8 et 5,9–13) fait apparaître une inclusion remarquable,Footnote 30 qui met en valeur la partie centrale de la péricope, où figure justement le fondement théologique (en 5,7d). Cette partie centrale est aussi le sommet de la péricope. C'est en vertu du mystère pascal du Christ que cette situation incestueuse est intolérable.
La deuxième péricope (6,1–11), qui traite le problème des procès portés devant des juges ʻinjustesʼ, est, comme 6,12–20, structurée par les trois occurrences de la question οὐκ οἴδατε …; (6,2a.3a.9a), lesquelles font apparaître quatre parties, d'abord l'exposé du problème (6,1) puis les trois arguments théologiques de la réponse de Paul (6,2 ; 6,3–8 et 6,9–11). Paul passe en revue des solutions provisoires, en particulier dans la troisième partie (6,3–8), mais la progression de la pensée met en valeur la solution ultime du problème, exposée dans la dernière partie (6,9–11), sommet de la péricope. Les juges ʻinjustesʼ y ont entièrement disparu et Paul ramène ses lecteurs au cœur de leur vocation croyante. C'est en y revenant que les Corinthiens pourront surmonter le présent problème. Paul appelle ses lecteurs à devenir ce qu'ils sont déjà, c'est-à-dire des rachetés, des sanctifiés, de sorte que disparaisse parmi eux l’ἀδικία sous toutes ces formes.Footnote 31
Des deux péricopes du chapitre 7, la première (7,1–24) construit son unité, on l'a dit plus haut, autour de la problématique du don reçu personnellement de Dieu et de l'appel à devenir croyant. Elle est composée de trois parties (7,1–7 ; 7,8–16 et 7,17–24). La première partie contient le sommet de la péricope (7,7c), qui met au premier plan le charisme (ἴδιον χάρισμα) que Dieu donne à chacun en vue de telle ou telle forme de vie.Footnote 32 La deuxième partie considère ce charisme personnel vis-à-vis de trois groupes particuliers de destinataires. Paul passe ensuite dans la dernière partie (7,17–24) aux circonstances sociales et/ou religieuses dans lesquelles les Corinthiens ont reçu l'appel à devenir chrétien. Vis-à-vis de celles-ci l'Apôtre donne à ses lecteurs des consignes de stabilité. Mais cette stabilité n'est cependant pas un absolu. Si la possibilité d'un affranchissement se présente pour un esclave, alors celui-ci peut – et doit – la saisir. Le contraire aurait été pour Paul impensable.Footnote 33
La dernière péricope du texte présente plusieurs difficultés d'interprétation, en particulier à propos de certains termes.Footnote 34 La manière de les trancher ne modifie cependant pas l'analyse de l'organisation et de la hiérarchie des énoncés du texte. D'un point de vue formel, ce sont les occurrences des verbes à la première personne du singulier (les ʻjeʼ de Paul)Footnote 35 qui permettent de découvrir l'organisation de la péricope. Paul livre son avis (γνώμη, 7,25c.40c) sur la vie de couple, d'abord de manière brève (7,25–8) puis de manière plus détaillée (7,32–40). Entre ces deux parties se trouve la justification théologique (7,29–31), qui contient aussi le sommet de la péricope.Footnote 36 Le texte maintient sans cesse un équilibre remarquable entre les deux formes de vie (vie de couple et célibat).Footnote 37 La figure instable et évanescente de ce monde (7,31c) est un critère pour faire un bon choix. Dans ces circonstances, Paul voit dans le célibat un chemin plus heureux (7,40a).Footnote 38 Le comparatif μακαριώτερος suppose cependant le positif μακάριος, si bien que pour l'Apôtre la vie de couple est aussi un chemin de bonheur. Au cœur du provisoire et de l'inachevé, le croyant est appelé dans les deux cas à cultiver sa relation avec le Seigneur, c'est-à-dire à vivre ἐν κυρίῳ (7,39 g).
6. Agencement du ʻdéveloppementʼ et conséquences théologiques
Quels liens ces cinq péricopes entretiennent-elles les unes avec les autres et quelle architecture textuelle – ou quel agencement – pourraient-elles faire ainsi apparaître ?
Les deux péricopes du chapitre 6 peuvent être rapprochées pour former ce que l'on appellera un ensemble.Footnote 39 Leur parenté est en effet frappante. D'un point de vue formel, elles sont l'une et l'autre bâties sur la récurrence de la question οὐκ οἴδατε …;, qui joue dans les deux cas un rôle structurant. D'un point de vue théologique, elles sont toutes les deux construites sur une progression qui culmine à chaque fois dans la dernière partie de la péricope, où se trouvent rappelés le cœur et le fondement de l'existence croyante. Ce fondement est décrit à travers les aoristes ἀπελούσασθε, ἡγιάσθητε, ἐδικαιώθητε (6,11b–d) et ἠγοράσθητε (6,20a), qui se réfèrent au rachat que le mystère pascal a opéré dans la vie des croyants. Ces deux péricopes orientent donc le regard avant tout sur la source de la vie chrétienne, plus que sur l’ἀδικία (pour 6,1–11) ou la πορνεία (pour 6,12–20) qui en éloignent. Sur le plan de la thématique sexuelle, les deux péricopes ne sont pas non plus dépourvues de liens. En effet, parmi les comportements nommés en 6,9–10, qui comme l’ἀδικία sont incompatibles avec l’être chrétien, se trouvent également indiqués des comportements sexuels, en particulier ceux des πόρνοι, μαλακοί et ἀρσενοκοῖται (6,9d.g–h). Ce sont d'autres formes d’ἀδικία, et c'est à ce titre qu'elles figurent dans cette péricope. Mais d'un point de vue sexuel elles relèvent aussi de la πορνεία, qui est l'objet de la péricope 6,12–20.Footnote 40 Ces observations montrent que les deux péricopes du chapitre 6 sont étroitement liées. L’ensemble qu'elles forment culmine en 6,20, où sont résumées la théologie de la rédemption (6,20a) et ses conséquences éthiques vis-à-vis du corps (6,20b). Paul rappelle aux Corinthiens qu'ils sont des sauvés, des rachetés, et les invite en conséquence à louer Dieu dans et à travers leur corps.
Les deux péricopes du chapitre 7 peuvent être également réunies pour former un autre ensemble. L'incipit (περὶ δέ en 7,1a et 7,25a), la thématique et le mode d'argumentation de Paul sont des éléments communs aux deux péricopes. Paul donne en effet à chaque fois son avis (sa γνώμη, 7,6a.25c.40c) sur la vie de couple et sur le célibat. Dans la première péricope, Paul les envisage par rapport au charisme personnel donné par Dieu à chacun (cf. 7,7c–e), dans la seconde par rapport à la condition humaine historique dans ce monde, dont la figure passe (cf. 7,31c). Enfin, Paul ne s'arrête pas à la seule problématique conjugale. Il élargit au contraire sa réflexion théologique à l'horizon de la vocation chrétienne en général (en 7,17–24 et 7,30–1).
Si l'on accorde à la première péricope (5,1–13), du fait de son caractère relativement autonome, la valeur d'un ensemble, le texte de 1 Co 5–7 fait alors apparaître trois ensembles, qui coïncident avec les trois chapitres de la division traditionnelle. Ces ensembles entretiennent entre eux des échos subtils. Le premier ensemble est à rapprocher du second par les catalogues de vices (Lasterkatalog) qui figurent dans l'un et dans l'autre (en 5,10–11 et 6,9–10). D'un point de vue théologique, le premier ensemble argumente à partir de l’événement pascal (la mort du Christ en 5,7 et la joie de sa résurrection en 5,8). Cette approche constitue pareillement le cœur de l'argumentation du second ensemble (en 6,14 et 6,20). Dans ces deux ensembles, Paul rappelle donc aux destinataires la même théologie. D'un point de vue formel, la présence dans le premier ensemble (en 5,6) de la question anamnestique οὐκ οἴδατε …;, structurante pour le second, renforce ce rapprochement.
C'est cette théologie de la rédemption qui unifie pareillement l’ensemble central et le dernier ensemble. L’énoncé ἠγοράσθητε τιμῆς, clé théologique de l’ensemble central (en 6,20a), est en effet repris dans le dernier ensemble (en 7,23). L’état de racheté est pour le croyant le critère de son comportement vis-à-vis du corps et avec son corps, mais il est aussi ce qui lui permet de relativiser les discriminations sociales. Corrélativement, la mention du κύριος est un autre élément unificateur de ces deux ensembles. Le corps du croyant est pour le κύριος et réciproquement (en 6,13f–h). Cette perspective est reprise dans le dernier ensemble, dans lequel la relation au κύριος donne sens tant à l'une qu’à l'autre forme de vie, célibat et vie de couple (en 7,32–5.39 g).
Enfin le parallélisme que construisent le premier ensemble et le dernier ensemble est à relever. Dans chacun de ces deux ensembles apparaît très nettement le ʻjeʼ de l'Apôtre (en 5,3 et 7,10.12.28.40)Footnote 41. Dans le premier ensemble, Paul expose son jugement sur le cas d'inceste (ἤδη κέκρικα, 5,3). Dans le dernier, il livre son avis sur la vie de couple et le célibat (γνώμη, 7,6.25.40). Dans le premier, il réagit à ce qu'il entend (ἀκούεται, 5,1), dans le dernier à ce que les Corinthiens lui ont écrit (ἐγράψατε, 7,1). Dans l'un et l'autre, il s'agit de prises de position conjoncturelles de l'Apôtre. Il réagit à des situations historiques concrètes et indique une mesure urgente à prendre (dans le premier ensemble) ou partage un avis personnel (dans le dernier ensemble). En revanche, l’ensemble central, même si Paul y répond aussi à un problème concret, développe un enseignement théologique d'une validité plus large et plus durable, ce qui lui donne une originalité par rapport aux deux autres ensembles. Les premier et troisième ensembles se font écho l'un l'autre et encadrent ainsi l’ensemble central, de nature plus fortement théologique. Les trois ensembles font donc apparaître une architecture textuelle concentrique A–B–Aʼ.
La figure 3 reprend ces observations. Chaque péricope y est résumée par son énoncé fondamental. À chacun des trois ensembles on a donné un titre.
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Figure 3. Construction concentrique du ʻdéveloppementʼ 1 Co 5–7.
Cette construction met en valeur l’ensemble du centre (B), qui est précisément celui dont la densité théologique est la plus forte. Le point culminant de l’ensemble B, c'est-à-dire sa clé théologique, est l’énoncé de 6,20a (ἠγοράσθητε γὰρ τιμῆς). Les Corinthiens ont été ʻrachetésʼ (passif divin) et Dieu a payé le ʻprixʼ pour cela. Ils sont invités à devenir davantage conscients de cette transformation que l’événement pascal a opérée en eux par le baptême, en particulier à l’égard de leur comportement vis-à-vis du corps et de la sexualité. À ce sujet, il est remarquable que l’énoncé théologique de 6,20a ne se retrouve nulle part ailleurs dans les lettres de Paul (en dehors de son écho en 7,23). Il peut donc être considéré en quelque sorte comme caractéristique de l’éthique sexuelle de Paul, laquelle en définitive est tout autre chose qu'une série de règles sur le corps, encore moins sur le sexe. De nature fortement théologique, cette éthique mesure la valeur de la personne toute entière (et en particulier de son corps) au prix de son rachat par le Christ dans le mystère de pâques.
7. Conclusion
Au terme de ces observations apparaît nettement la construction très soignée de 1 Co 5–7. L'agencement concentrique des trois chapitres met en valeur leur unité littéraire. Ils peuvent être considérés comme formant ce que nous appellerons un ʻdéveloppementʼ, c'est-à-dire comme le traitement cohérent et achevé d'une thématique particulière. Situés immédiatement après la grande partie 1,10–4,20 sur les divisions dans la communauté, ces trois chapitres acquièrent, de par cette position, une importance de premier plan dans la stratégie théologique et pastorale élaborée par l’épître pour instruire et former ses lecteurs. Ils fournissent un petit traité d’éthique sexuelle et à ce titre ils sont tout à fait uniques dans le Nouveau Testament.