Malgré la grande convergence des versions ou commentaires consultés, la traduction et donc le sens de Jc 2.1 (μὴ ν προσωπολημψίαις χϵτϵ τὴν πίστιν τοῦ κυρίου ἡμῶν Ἰησοῦ Χριστοῦ τῆς δόξης) présentent des difficultés. La Traduction Œcuménique de la Bible propose: ‘Mes frères ne mêlez pas des cas de partialité à votre foi en notre glorieux Seigneur Jésus-Christ’; la King James Version traduit: ‘My brethren, have not the faith of our Lord Jesus Christ, the Lord of glory, with respect of persons’; la Bible allemande de Luther (version de 1984): ‘Liebe Brüder, haltet den Glauben an Jesus Christus, unsern Herrn der Herrlichkeit, frei von allem Ansehen der Person’.Footnote 1 Du côté des commentaires, l’unanimité est également de mise. Martin Dibelius traduit ainsi: ‘My brothers and sisters, do not hold your faith in our glorious Lord Jesus Christ and at the same time show partiality’;Footnote 2 dans un sens proche François Vouga propose: ‘la foi que vous avez en notre glorieux Seigneur Jésus-Christ doit être incompatible avec toute discrimination entre les hommes’ ajoutant en note: ‘Littéralement: n’ayez pas dans des acceptions de personnes la foi de ou en notre Seigneur Jésus-Christ de la gloire’.Footnote 3 Dans tous ces exemples, le rapport à établir entre la foi, notion théologique, et celle de partialité qui est de nature morale n’est pas clair. Par ailleurs, en introduisant l’idée de mélange ou de compatibilité pour rendre l’expression simple χϵιν ν…, l’ensemble des traductions sollicite abusivement cette tournure. D’autre part, une référence ponctuelle faite au nom de Jésus-Christ dans une lettre réputée pour ne pas contenir de christologie serait étonnante et relativement infondée si le titre de gloire dont il est question n’était pas explicité et exploité dans le texte avec une valeur et à des fins démonstratives. En revanche, si l’on interprète l’expression χϵιν τὴν πίστιν dans le sens de ‘avoir une preuve fiable’ et si on la construit avec le génitif τῆς δόξης comme complément de πίστιν, ce passage entre dans une cohérence précise avec le large contexte de l’épître et plus particulièrement avec les versets suivants, jusqu’en 2.6. Dans ce cas, le texte incite à rechercher une ‘preuve fiable de la gloire accordée aux hommes par notre Seigneur Jésus-Christ’, à travers autre chose que des masques, des apparences extérieures, une mine ou une mise (προσωπολημψίαις). Reprenons et analysons donc, à partir de cette hypothèse, les trois éléments de ce verset: la ‘gloire accordée aux hommes par notre Seigneur Jésus-Christ’ (τοῦ κυρίου ἡμῶν Ἰησοῦ Χριστοῦ τῆς δόξης), la πίστις comme ‘preuve fiable’ et le sens de προσωπολημψία.
1. La gloire des hommes. Les versets 2.2–3 affichent l’intention d’expliquer le verset 2.1 (cf. γάρ). Il y est question de la gloire des hommes. L’auteur dénonce, en fait, l’estimation d’une fausse gloire, évaluée d’après le costume des gens, l’exhibition théâtrale de signes extérieurs de richesse. La phrase s’achève au verset 4 en évoquant les critères erronés (κριταὶ διαλογισμῶν πονηρῶν) d’une discrimination sociale qui se substitue à l’amour du prochain et à la reconnaissance de la dignité essentielle des êtres humains. Le même registre lexical concernant la gloire des humains s’étoffe, au verset 5, de l’occurrence du verbe ξϵλξατο indiquant cette fois l’élection des pauvres par Dieu, puisqu’il leur décerne à travers son héritage un apanage royal (κληρονόμους τῆς βασιλϵίας). Enfin, le verset 2.6 conclut le raisonnement en reprenant par antiphrase l’idée contenue en 2.1 et en fustigeant le mépris dont les pauvres sont abreuvés dans la société. Ἠτιμάσατϵ fait alors écho à δόξα, sous une forme négative, mais dans une logique tout à fait équivalente. Un réseau sémantique très dense cernant l’idée de la gloire des hommes existe donc dans ce passage.Footnote 4
Des arguments intertextuels invitent aussi à interpréter δόξα sous cet angle en 2.1. En effet, dans le texte de Jacques,Footnote 5 le terme est en relation avec le substantif προσωπολημψία dans un cadre de pensée comparable à celui qui est mis en place par Paul notamment en Rm 2.10–11 (cf. δόξα, τιμή, οὐ προσωπολημψία). Or, ce terme rare, typiquement paulinien, est généralement employé dans le NT pour exprimer l’idée d’un favoritisme très superficiel que Dieu ne saurait exercer et, dans tous les cas, il s’applique à situer et à définir ce qui constitue le fondement de la dignité et de la vraie notoriété de ses créatures (cf. Ep 6.9; Col 3.24–25; Ac 10,34: προσωπολήμπτης). Dans l’épître de Jacques, la proximité de δόξα et de προσωπολημψία incite donc à les établir dans un rapport de consubstantialité sémantique, autour de l’idée de la gloire des hommes.
2. La ‘preuve’ de la gloire. La question du sens de πίστις peut quant à elle être traitée par la mise au jour des lois d’une mathématique littéraire sous-tendant la démonstration de Jacques. En effet, le verset 2.1 se présente comme l’énoncé d’un principe général ensuite illustré et explicité par un exemple. Tous les éléments contenus en 2.1 se retrouvent alors transposés depuis 2.2 jusqu’en 2.4. Puis en 2.5 le raisonnement de Jacques aboutit de manière concluante et le principe initial est reformulé. Ainsi s’organisent deux systèmes de correspondances: l’un par l’image, l’autre par équivalence de concepts. Προσωπολημψία (‘prise en considération du visage, de la mise’ ou ‘privilège, avantage’) est illustré par 2.2 et commenté par διαλογισμῶν πονηρῶν (‘critères non pertinents’). Dans l’étape suivante de la démarche, à l’identification comme telle d’une πίστις (‘preuve fiable’) et à l’adoption d’un système de valeurs correspond la distribution des places d’honneur, c’est-à-dire une discrimination sociale établie d’après un processus de discernement, un jugement (κριταί) découlant de l’établissement des critères. Dans cette démonstration, la πίστις relève d’une logique intellectuelle d’évaluation de la gloire. Son fondement est situé dans le domaine de la matérialité par l’expression locative ν προσωπολημψίαις et par référence au premier élément concret suggéré par ce mot.
D’autre part, le contexte plus large de l’épître ménage une progression entre τὸ δοκίμιον…τῆς πίστϵως (1.3) et ἡ πίστις τῆς δόξης (2.1), par un astucieux procédé stylistique et un jeu sur la racine commune de δόξα et de δοκίμιον. ‘L’épreuve de la foi’ implique ainsi la ‘preuve’ de la gloire, l’intérêt de l’épreuve consistant dans la recherche de signes fiables. L’expression χϵιν τὴν πίστιν (‘avoir la preuve fiable’Footnote 6) se distingue couramment de l’emploi du verbe simple πιστϵύϵιν (‘avoir foi’) en philosophie classique (Platon, Aristote). La signification ‘preuve fiable’ provient de la dualité sémantique prêtée à πίστις, comme à אֱמוּנׇ֖ה en hébreu.Footnote 7 Cette acception est attestée aussi dans le NT en Mc 11.22, dans un passage qui témoigne d’une réflexion organisée autour de la polysémie du terme dans les deux langues.Footnote 8 Dans le texte de Jc 2.1, la πίστις est clairement rationnelle, elle se fonde sur de mauvaises supputations logiques (διαλογισμῶν).
Mais qu’en est-il des autres occurrences du terme dans l’épître (Jc 1.3 et 6; 2.5; 2.14–26 et 5.15) et tout particulièrement de l’expression χϵιν τὴν πίστιν que l’on retrouve en 2.14 et 18 ? En fait, l’épître de Jacques donne diverses significations au mot πίστις et le sens de chaque occurrence se définit par rapport à son contexte. Ainsi, en 2.5, le terme apporte une indication locative, sémantiquement sinon grammaticalement, dans un balancement qui oppose les ‘pauvres aux yeux du monde’ aux ‘riches dans (le domaine de) la foi’. Dans ce cas, l’effet de style repose sur un simple procédé d’ellipse.
En 2.18, le terme πίστις est systématiquement opposé à ργα (‘les actes’) et Jacques opère des glissements de sens très subtils entre diverses acceptions de ce mot à l’intérieur d’un même verset. Du fait de la virtuosité lexicale de l’auteur, deux sens de πίστις entrent alors en jeu de manière à assurer la logique du raisonnement. Car, pour que la démonstration soit valide, il faut bien entendre: ‘Toi tu as à ton compte une déclaration de foi, et moi j’ai les actes’ dans cette contestation de paroles pieuses mais oiseuses. En effet, celui qui peut faire valoir ses actes ne dénie évidemment pas l’existence de sa propre foi. Les ‘actes’ n’entrent donc ici en balancement qu’avec une proclamation vaine de la foi. Tout de suite après, le jeu sémantique apparaît avec encore plus d’évidence car les deux valeurs de πίστις interviennent de manière juxtaposée à travers cette controverse: ‘Montre-moi ta foi sans actes (i.e. ‘à partir de la seule déclaration de ta foi’, i.e. ‘Montre-moi ta πίστις par ta πίστις’) et moi je te montrerai ma foi par mes actes’. Dans ce raisonnement, comme ‘proclamation de la foi’, la πίστις devient une réalité concrète servant à la démonstration de la foi. Sa valeur est examinée en tant que preuve. Dans cette épître, les emplois de ce terme sont donc placés au centre d’une polémique cherchant à assurer le jugement de faits appartenant à l’ordre de la spiritualité. Dans son texte, Jacques met ainsi en relation de diverses manières (en 2.1 et en 2.18) la notion de πίστις et l’idée de fiabilité. Les emplois relativement originaux du mot πίστις dans cette épître produisent les effets lexicaux convergents d’une recherche de repères solides, en matière de foi.
Quant à l’expression χϵιν τὴν πίστιν, Jacques tient à souligner l’impropriété du sens qui lui est traditionnellement donné. En effet, en 2.14, il met en cause la profondeur des convictions de qui prétend ‘avoir la foi’. Pour sa part, il consent à reconnaître dans ce cas seulement l’appropriation (χϵιν) d’une déclaration de foi (τὴν πίστιν). Ce glissement de sens se révèle dans la suite de la phrase. Car assurément, pour Jacques il n’est pas question de mettre en doute le fait que la ‘foi est capable de sauver’ (cf. 5.15: ‘la prière de la foi sauve le malade’), mais bien de mettre en évidence la vanité d’une proclamation creuse de la foi. Ainsi, l’auteur de cette épître conteste la validité intrinsèque de cette expression χϵιν τὴν πίστιν qui associe anormalement l’idée de possession, naturellement rapportée au domaine du tangible, et une référence à l’immatérialité de la foi. Jacques témoigne d’une réflexion théologique rigoureuse. Il tient visiblement à faire évoluer vers plus d’humilité, pour ainsi dire, le sens de cette expression stéréotypée, de manière à la spécialiser dans un sens concret indiquant la possession d’une preuve fiable. D’ailleurs, il est notable qu’à l’issue de cette analyse sémantique, Jacques n’introduit plus les énoncés dogmatiques de la foi que par des formes du verbe πιστϵύϵιν (2.19) qui, de son point de vue, remplacent avantageusement les ambiguïtés de la périphrase χϵιν τὴν πίστιν, finalement peu adaptée à la désignation de faits de spiritualité. En 2.1, le traitement de l’expression χϵιν τὴν πίστιν est d’ailleurs complexe. Sémantiquement, en effet, les mots τὴν πίστιν ne doivent pas être compris comme objet direct de l’acte de possession χϵιν, car le complément ν προσωπολημψίαις joue ce rôle. Dans cette idée, le groupe τὴν πίστιν se définit comme un attribut qui définit la qualité fiable ou non des ‘apparences de privilèges’ affichées par les riches (‘N’ayez pas les apparences comme preuves’). Dans ce contexte, πίστις ne désigne donc pas la foi.
3. Προσωπολημψία est un terme formé par dérivation à partir d’un hébraïsme à l’histoire compliquée πρόσωπον λαμβάνϵιν qui signifie ‘prendre en considération le visage, la mine de quelqu’un et lui accorder une faveur’.Footnote 9 Dans la phrase de Jacques, la mise en exergue de l’exercice de la subjectivité paraît un peu superflue: ‘N’ayez pas dans la prise en considération de la mine des gens la preuve de la gloire accordée par Jésus-Christ’. L’expression semble un peu alambiquée, ou alors il faut comprendre ν προσωπολημψίαις dans le sens d’une situation temporelle: ‘quand vous prenez en considération…’ La causalité pourrait se dégager de manière plus directe: ‘N’ayez pas la preuve de la gloire des gens à travers leur aspect extérieur et mondain…’ De toute manière, cet élément de sens est inclus, dans sa simplicité, comme un substrat, même dans le cas où l’on conserve à προσωπολημψία toute sa richesse héritée de son évolution sémantique à travers la traduction de l’hébreu.
Mais, les auteurs du NT travaillent aussi à nouveaux frais sur la langue. Ainsi, en Col 3.25, l’auteur restitue à la racine du verbe λαμβάνϵιν dans προσωπο—λημψία, sa signification basique, proprement grecque: ‘prendre’, ‘recevoir’. En effet, le mot προσωπολημψία est alors annoncé, dans le verset immédiatement précédent, par un emploi du verbe composé ἀπολήψϵσθϵ qui impose cette acception fondamentale, dans l’expression: ‘vous recevrez comme récompense’. En outre, Paul glisse dans l’intervalle des deux occurrences dérivées de λαμβάνϵιν un terme qui sert de relais: κομίσϵται (‘recueillir’), comme pour accentuer la prégnance de cette idée: ‘l’injuste recueillera le fruit de son injustice. Et on ne reçoit rien en fonction de sa bonne mine’. De la sorte, le travail stylistique de l’auteur de Colossiens transforme un hébraïsme en un hellénisme. Jacques procède à peu près de même. En effet, dans son épître, le terme προσωπολημψία est précédé dans le chapitre 1 par plusieurs emplois du futur de λαμβάνϵιν (λήψϵται). En particulier, l’occurrence située en 1.12 (qui est d’ailleurs en relation par jeu de mots avec l’idée de δόξα par l’intermédiaire de δόκιμος), définit la récompense de l’épreuve comme ‘la couronne de vie promise à ceux qui L’aiment’. Or, en 2.5, Jacques reprend dans la même clausule l’idée de promesse qu’il applique alors à la royauté en tant qu’héritage inaltérable offert par Dieu, au lieu d’un visage éphémère reçu d’une existence charnelle, au lieu d’un simple masque acquis par gloire mondaine.
Les difficultés d’interprétation du texte viennent notamment du fait qu’il est émaillé de jeux de mots et de formes ambiguës et polysémiques. Πρόσωπον signifie tour à tour visage et masque, dans un contexte très marqué par le vocabulaire du théâtre.Footnote 10 Προσωπολημψία a tendance à devenir un hellénisme, mais les nuances hébraïques réapparaissent en 2.9. Par ailleurs, en 2.4, la notion morale de discernement (διακρίνϵσθαι) se superpose à la catégorie théologique du doute et se redéploie en petits éclats à travers les mots κριταὶ et διαλογισμῶν (‘N’est-il pas vrai que vous doutez quand vous discriminez en jugeant d’après les critères d’une logique douteuse ?’).
Au terme de notre analyse, nous proposons de traduire Jc 2.1 ainsi: ‘Mes frères, ne trouvez pas dans des masques (ou: des signes extérieurs) la preuve fiable de la gloire accordée par notre Seigneur Jésus-Christ’. Jacques active simultanément toutes les connotations d’un mot pour exprimer toutes les subtilités d’une pensée dont le relief est présenté à travers des formes d’humour langagier. L’architecture du passage permet toutefois de saisir ses lignes de force sémantiques qui visent à susciter une réflexion sur la relation essentielle s’établissant entre gloire et esprit de pauvreté, à l’initiative du Christ.