Si penser la mort est un défi,Footnote 1 serait-il plus simple de la raconter? On le sait, la mort de Jésus occupe une place centrale dans les évangiles. Or, chaque récit la rapporte à sa manière. Ce qui frappe chez Marc, c'est l'absence de tout embellissement. Jésus meurt sur un cri d'effroi. Luc reprend cette fin en l'atténuant. Jésus prie pour ses bourreaux, le scandale de la mort s'estompe dans ce geste édifiant. Jean, de son côté, en fait un acte maîtrisé. La mort est pacifiée, Jésus remet son esprit après avoir proclamé ‘Tout est achevé!’. Quant au récit de l’évangile de Matthieu, il suit de près sa source marcéenne. Mais là où le premier évangile s'en écarte, c'est dans le déploiement d’événements postmortem déconcertants. ‘[L’] élément le plus nouveau et inattendu de ces versets [i.e. v. 45-56] est constitué par les v. 51–54 […] Il est remarquable que Mat. qui, souvent, tend à restreindre les éléments anecdotiques ou merveilleux de Mc., en a rajouté ici (v. 52–53). Cette fin du récit de la mort de Jésus est d'autant plus surprenante que tout le début de la narration tendait à nous la montrer dans sa naturelle et humaine réalité’.Footnote 2
1. Une suite d’événements déconcertants
Comme l'observe Daniel M. Gurtner, le déchirement du voile du Temple interrompt brusquement le récit de la mort de Jésus.Footnote 3 Cet événement apocalyptique est le premier d'une longue série,Footnote 4 suivie de deux réactions opposées, reportées successivement. La première est celle des soldats, chez qui ces événements provoquent une grande crainte (ils ‘eurent très peur’, v. 54). Cet état pathémiqueFootnote 5 violent est accompagné d'une phase que l'on peut qualifier de sanction pendant laquelle les soldats confessent: ‘Vraiment, celui-ci était Fils de Dieu!’ (v. 54). La seconde réaction est celle de ‘beaucoup de femmes’. Contrairement aux soldats, elles portent sur la scène un regard distant (elles ‘regardaient de loin’, v. 55), une attitude qui actualise une relation de nature aphorique avec la situation. Leur mutisme est un jugement porté sur les prodiges observés.
Ces deux réactions ne se résument toutefois pas à leur seule différence thymique.Footnote 6 À celle-ci s'en ajoutent d'autres. (1) Une opposition de genre: homme (soldats) vs femme; (2) une opposition spatiale: proche (soldats) vs loin (femmes); (3) le contraste se manifeste également par un renversement quantitatif dans l'entrée en scène des protagonistes: d'un côté un acteur singulier (/centurion/) précède un acteur collectif (/ceux qui gardaient/), alors que de l'autre côté c'est l'acteur collectif (/beaucoup de femmes/) qui se décline successivement en trois acteurs singuliers (/Marie la Magdaléenne/, /Marie mère de Jacques et de Joseph/, et /la mère des fils de Zébédée/).
Le récit articule donc deux perspectives discursives distinctes que manifestent des configurations figuratives particulières. Il est pertinent de parler d'un fonctionnement dialogique, imputable à deux points de vue énonciatifs différents, l'un assumé par les soldats et l'autre par les femmes. Plusieurs questions se posent alors: à partir de quelle compétence chaque acteur interprète-t-il les prodiges qu'il observe? Comment l’énonciataire (le lecteur) peut-il, lui aussi, accéder à la vérité qui s'y révèle? Mais avant tout, cet épisode s'appuie-t-il sur des sources? Relate-t-il des événements historiques?
Concernant la question de l'historicité, une lecture même superficielle ne permet pas d'ignorer les problèmes soulevés par ce texte.Footnote 7 Les tentatives de défendre la plausibilité historique des événements décrits n'ont été, à ce jour, guère convaincantes.Footnote 8 Les difficultés sont telles que certains commentateurs avouent ouvertement leur impuissance. Ainsi au sujet du verset 53, Ulrich Luz reconnaît qu'il a ‘omis de l'interprétation les mots “après sa résurrection” […] J'admets que je ne peux pas les interpréter d'une façon satisfaisante. À la surface du texte, ils n'ont que peu de sens’.Footnote 9 En dernier recours, il suggère l'hypothèse peu satisfaisante d'une glose post-matthéenne glissée de façon malencontreuse dans le texte.Footnote 10 Raymond E. Brown résume bien la situation dans la conclusion de son analyse des événements postmortem: ‘faire de leur historicité littérale un souci majeur pass[e] à côté de leur véritable nature de symbole’.Footnote 11
2. Une source apocalyptique
Faut-il alors, à l'instar de nombreux commentateurs, explorer la piste des images poétiques, symboliques, voire mythologiques?Footnote 12 Dans cette perspective, les prodiges sont des signes à décoder: les exégètes se sont par exemple posé la question de savoir si le terme καταπέτασμα (voile) faisait référence au voile intérieur du Temple séparant le lieu saint du lieu très saint, ou s'il désignait le rideau extérieur qui délimitait le sanctuaire au sein du parvis.Footnote 13 Au-delà du sens des mots, l'arrière-plan vétérotestamentaire de Mt 27.51–54 ne fait guère de doute. Les sources de cette ‘imagerie apocalyptique’ ont été suggérées depuis longtemps.Footnote 14 Les références les plus fréquentes renvoient aux textes de 2 M 7, 1 Hénoch 51.1-2 ou encore Ez 37.7, 12. S'appuyant sur une analyse du rythme et du style du texte de Mt 27.51b-53, W. SchenkFootnote 15 a avancé l'idée qu'un hymne apocalyptique juif serait à l'origine de ce passage; hymne auquel l'auteur du premier évangile aurait donné une forme paratactique. Toutefois, l'argument stylistique (‘exprimer la série stupéfiante de signes déclenchés par la mort de Jésus’Footnote 16), ou l'hypothèse d'une source apocalyptique,Footnote 17 ne suffit pas à en garantir l'unité. Comme le constate Van Aarde: ‘Matthieu a été soit ignorant soit peu soucieux de la juxtaposition maladroite des versets 52 et 53 du chapitre 27’.Footnote 18
Dès lors, comment dégager la cohérence de ces versets et partant celle de la péricope? À la suite de Gese et Reumann, Donald Senior a cherché un parallèle entre le déroulement matthéen de la Passion et la structure du Psaume 22.Footnote 19 Il avance l'hypothèse que Mt 27.51–54 fait écho à la conclusion du psaume (Ps 22.28–32) sans préciser pour autant quels liens unissent les différents prodiges rapportés. Se bornant à observer la cohérence de l'ajout matthéen, il note qu'il ‘correspond à l'intention de l’évangéliste’.Footnote 20 Pour lui, l'interprétation de la mort de Jésus par Matthieu doit se comprendre comme une superposition de significations, qu'elles soient à visée confessionnelle, sotériologique, ou liées à l'histoire du salut.Footnote 21
3. Une confession problématique
Un autre point de vue consiste à envisager la ‘confession’ des soldats comme l’élément fédérateur ou organisateur du texte: elle est considérée comme la conséquence des événements qui la précèdent.Footnote 22 Notons, en passant, à quel point cette confession fascine toujours les commentateurs.Footnote 23 Sans craindre l'anachronisme certains affirment que ‘les Romains prononcent une confession chrétienne complète’.Footnote 24 Pierre Bonnard, plus prudent, pense que la réaction du centenier (panique et crainte d'avoir offensé la divinité) est certainement plus païenne que chrétienne.Footnote 25 S'arrêter à cette seule péricope risque cependant de fausser le jugement porté sur l'attitude des acteurs présents. La suite du récit apporte, en effet, de nouveaux éléments qui l’éclairent différemment. Un indice nous met sur la voie: contrairement aux autres évangiles, la confession matthéenne est prononcée par tous les soldats (‘Le centurion et ceux qui avec lui gardaient Jésus….’, v. 54). Ce point doit nous alerter, car il est encore fait mention de soldats, plus loin dans le récit, lorsqu'ils gardent le tombeau de Jésus. Ces gardes sont-ils, comme la majorité des interprètes modernes le pensent, romains et donc ‘prêtés’ par Pilate, ou au contraire font-ils partie de la police (juive) du Temple? Le gouverneur semble le sous-entendre lorsqu'il dit: ‘Vous avez une garde; allez, prenez vos sûretés comme vous l'entendez’ (v. 65). Bien que cette interprétation ait été fréquemment défendue,Footnote 26 des arguments permettent de trancher en faveur de la première hypothèse.Footnote 27 Quand les grands prêtres et les anciens soudoient les soldats pour répandre de faux bruits au sujet de la disparition du corps de Jésus, l'expression suivante est utilisée: ‘ceux-ci, ayant pris les pièces d'argent, firent comme ils furent enseignés’ (οἱ δὲ λαβόντες τὰ ἀϱγύϱια ἐποίησαν ὡς ἐδιδάχθησαν, 28.15). Or, le verbe ‘enseigner’ (διδάσκω) se retrouve quelques versets plus loin à propos, cette fois-ci, des disciples auxquels Jésus s'adresse: ‘enseignant à garder tout ce que je vous ai commandé’ (διδάσκοντες αὐτοὺς τηϱεῖν πάντα ὅσα ἐνετειλάμην ὑμῖν, 28.19). Le premier évangile se clôt ainsi sur l'opposition de deux figures de disciples: d'un côté, les non-disciples (les soldats) qui sont enseignés par les grands prêtres à mentir, et de l'autre côté, les vrais disciples (de Jésus) qui sont enseignés à garder les commandements du Maître.Footnote 28
La sanction finale de l’évangile doit rétrospectivement alerter le lecteur: il ne faut pas juger trop hâtivement l'attitude (positive?) des soldats qui confessent leur ‘foi’, et celle (négative?) des femmes qui se taisent. Plus qu'un avertissement, ce sont des modes de construction de la cohérence du récit biblique qui sont contestés par la finale matthéenne. Faire appel à une explication qui ne serait que sémiologique Footnote 29—comme celle se référant exclusivement à une imagerie apocalyptique—ou se borner à référer des événements à ce qui les a provoqués au gré d'une rationalité causale—en expliquant, par exemple, la confession de foi des soldats comme étant la conséquence de leur peur, induite par la vision des événements apocalyptiques déclenchés par la mort de Jésus (idem pour les femmes)—ne suffit pas.
Comment alors exhumer une cohérence dans l'enchaînement singulier des figures proposées dans ce passage? Il peut être fécond de jeter un autre regard sur les événements postmortem en cherchant derrière les représentations de corps, d'espace et de temps, des thématiques plus profondes qui fondent d'autres niveaux de signification. La lecture que nous proposons ici part de l'hypothèse que la structure figurative et thématique du récit fournit les conditions pour l’émergence d'une signification; les figures trouvent leur sens relativement aux chaînes figuratives qu'articule le discours.Footnote 30
4. Une double rupture, temporelle et spatiale
Les sept phrases qui composent le début de la péricope sont liées par une anaphore. Cinq d'entre elles sont construites sur le même modèle avec un sujet et un verbe sans complément. Introduisant la série des sept énoncés, une locution adverbiale (καὶ ἰδού) fait référence au contexte immédiat; elle permet de localiser les événements par rapport à un temps pris comme repère cotextuel. Dans le cas présent, il s'agit de l’épisode mortifère qui précède et dont la proximité garantit la continuité avec les circonstances qui vont suivre.
Cette section est composée de deux parties. D'une part les quatre syntagmes 51abc, 52a, et d'autre part les trois syntagmes 52b, 53ab. Cette division s'appuie sur la constatation que les trois phrases finales de l'alinéa marquent un débrayage temporel en se référant proleptiquement à ce qui se passe ‘après sa résurrection [celle de Jésus]’. Mais avant d’étudier la question de la temporalité, considérons d'abord deux événements qui affectent la représentation de l'espace.
Premièrement, la déchirure du rideau. Elle figure la scission d'un espace initial (global) en deux sous-espaces complémentaires et contigus. Par son abrupte verticalité, la frontière tracée témoigne du caractère radical de la coupure. Elle traverse autant le ciel que la terre, deux extrémités figurées par le /Sanctuaire/ (en haut) lieu inchoatif de la fissure, et par les /tombeaux/ (en bas) aboutissement de la déchirure au plus profond de la terre. Deux extrémités qui caractérisent l'opposition catégorielle verticale céleste vs terrestre.
On observe, en second lieu, un mouvement complémentaire du précédent avec le déplacement des corps des saints des tombeaux à la Ville sainte. Par ce mouvement horizontal, la limite entre le monde des morts et celui des vivants est rendue floue, les morts se mêlent aux vivants, de ‘nombreux saints … se manifestèrent à un grand nombre de gens’. L'enchaînement des oppositions est ici manifeste: les morts reviennent à la vie (ils passent du monde des morts à celui des vivants); ils sortent des tombeaux (ils passent d'un lieu clos à un lieu ouvert); l'impureté qui entoure la mort et la séparation qu'elle implique d'avec les vivants sont levées. Les oppositions structurant l'univers social et culturel, organisées selon l'homologieFootnote 31vie : mort :: céleste : terrestre :: pur : impur, sont récusées, brouillant du même coup l'organisation du monde, ses contours et ses limites.
Remarquons également que les deux parties sont liées par une itération lexicale (/tombeaux/), ainsi que par des variations isotopiques contraires. En effet, les trois phrases terminales de première partie se succèdent selon un mouvement de régression en terme de surface (‘terre’, puis ‘rochers’, puis ‘tombeaux’), alors que la seconde partie occupe non seulement un espace textuel plus grand, mais propose également des figures qui marquent un accroissement numérique et spatial (‘nombreux saints’, ‘grand nombre de gens’, ‘ville’). On passe d'une série initiale de figures qui témoignent d'un vide croissant, à une nouvelle série qui exprime le plein. L'opposition spatiale caduque (suite à la déchirure du rideau) céleste vs terrestre fait place à une catégorie aspectuelle plein vs vide. Une nouvelle homologie relie cette catégorie à celle qui oppose les tombeaux aux saints relevés, soit vie : mort :: plein : vide :: horizontal : vertical.
Dans le cadre du parallélisme sémantique qui relie les deux parties, il est désormais possible d'inscrire deux autres figures: le /rideau/ et les /corps/. Le voile du Sanctuaire est l'expression de ce qui est cachéFootnote 32 (l’invisible). À l'inverse, la mention des corps au verset 52 est de l'ordre de la nuditéFootnote 33 (le visible). La transition du premier au second paragraphe opère ainsi le passage de l'invisible au visible. Ce mouvement est un acte de dévoilement.
5. La mort comme parturition
Venons-en maintenant au problème temporel. Les commentateurs ont été déroutés par le télescopage des événements exposés.Footnote 34 Il est légitime de penser que l'organisation temporelle est isomorphe à celle de l'espace. Si tel est le cas, alors la fracture spatiale qu'entraîne la mort de Jésus (figurée par la déchirure du rideau) doit correspondre à une rupture temporelle (que manifestent déjà les ténèbres au moment de la mort de Jésus), l'inversion de la catégorie spatiale (horizontal vs vertical) doit trouver son équivalent temporel sous la forme de l'inversion d'une autre catégorie aspectuelle.
Pour le découvrir, développons le dispositif topographique de la division qui sert d'armature à toute cette péricope. En régime de rupture, on opposera l'alinéa composé par le verset 54, et celui formé par des versets 55 et 56. Dans le premier, les acteurs (le centurion et ceux qui gardent Jésus) sont placés sous la dépendance dysphorique du contexte. Leur réaction pathémique exprime une relation au monde fortement modalisée, contrairement aux femmes présentes au second alinéa. L'apparition de nouveaux personnages (féminins) doit alerter le lecteur. Si les soldats sont présents dès la fin de la scène de jugement devant Pilate (27.27), en revanche la mention de femmes est plutôt inattendue.
En examinant de plus près les deux alinéas, on constate que la vue est la seule isotopie qui assure leur continuité syntagmatique. En ce qui concerne les soldats, la verbalisation au participe passé (‘ayant vu la secousse’) exprime une activité achevée. Le verbe est muni d'un complément d'objet (‘la secousse’). Le champ d'action est ainsi bien défini: le ‘voir’ des soldats est non seulement passé, mais également accompli (car l'objet de la vision, même s'il est problématique, est connu). De leur côté, les femmes sont décrites dans une posture où elles ‘regardaient’. Ici, l'imparfait signale aspectuellement une action qui s'inscrit dans la durée. Par ailleurs, le verbe ‘regarder’ se différencie du verbe ‘voir’ en ce qu'il dénote une volonté d'agir.Footnote 35 L'action des femmes se distingue par sa durativité et son volontarisme, mais également par l'absence de complément d'objet. Ces caractéristiques indiquent l'intensité de la quête visuelle, mais elles n'en révèlent pas l'objet. Par voie de conséquence, l’énonciataire est invité à le chercher par lui-même.Footnote 36
Si l'incipit de la péricope a été pris au sérieux, il convient d'accorder la même attention au dernier verset, anaphoriquement construit (v. 56):
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On constate la disparition progressive des anthroponymes féminins au profit de la fonction maternelle des acteurs. Les catégories femme, puis mère, occupent progressivement la totalité de l'espace actantiel. Adossé à cette extrémité de l'unité discursive, il est possible de relire, ou plus exactement de re-lier, les divers éléments figuratifs. Du fait de la présence de mères (femmes) comme sujets du regard, il est légitime d'interpréter sur le registre de la maternité les syntagmes nominaux suivants:
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comme autant d'expressions figuratives d'un accouchement. La mort de Jésus se révèle être, paradoxalement, le lieu et le temps d'une naissance.Footnote 37 C'est à une rupture du schéma temporel (qui va de la naissance à la mort) que nous invite le regard des femmes. La mort n'est plus l’étape ultime, une disparition ou un anéantissement, il est possible de ‘naître de mourir’.
6. Premier-né d'entre les morts
À l’évidence, cette lecture des événements postmortem oblige à reconsidérer la dimension temporelle de l'histoire du salut. Dans un article consacré à Mt 27.45–53, Van Aarde passe en revue différentes interprétations de la temporalité matthéenne. À la suite de Marxsen, Conzelmann, Strecker et d'autres, qui considèrent que le ‘temps de Jésus’ relie en amont le ‘temps du Premier Testament’ (ou temps des pères et des prophètes), et en aval le ‘temps de l’église’—et contrairement à Kingsbury qui n'articule que deux catégories: la prophétie (le temps d'Israël) et l'accomplissement (constitué du temps de Jean-Baptiste, celui de Jésus, et du temps de l’église)—Van Aarde distingue trois séquences temporelles dans le premier évangile. La séquence pré-pascale, la séquence post-pascale, et ‘la vie’ qui commence après la parousie. Les deux premières constituent des lignes narratives entremêlées. Leur intégration est telle que l'une (la mission de Jésus) anticipe l'autre (la mission des disciples) dans une sorte de transparence narrative qui n'est pas sans rappeler l'idée de Luz d'un discours matthéen à deux niveaux.Footnote 38
Au sujet de Mt 27, Van Aarde défend une double thèse. Premièrement, cette péricope marque le passage (‘shift’, ‘Wende der Zeit’) d'une ligne narrative à l'autre. À ce titre, elle constitue un véritable tournant (‘turning of the tide’Footnote 39) dans l'histoire d'Israël. Deuxièmement, elle est le lieu narratif où la destruction du Temple (la chute de Jérusalem) et la vision de la venue du Fils de l'homme sont anticipées dans la crucifixion et la résurrection de Jésus. Cette anticipation s'inscrit dans une eschatologie de type apocalyptique, comprise comme la projection d'un temps vécu dans un temps imaginaire que Dieu contrôle.Footnote 40 Selon ce point de vue, ‘ce qui est “imaginé” est exprimé en langage symbolique. [De plus le] “temps imaginaire” est, par analogie avec l'expérience, exprimé en “temps procédural” ’.Footnote 41
Plusieurs difficultés grèvent ces propositions. Comme le reconnaît Van Aarde,Footnote 42 la mission des disciples ne commence en réalité qu'en Mt 28.19-20. On peut même s’étonner que la rencontre déterminante entre les femmes et Jésus (28.1–11) ne soit pas prise en compte dans le passage de la ‘commission de Jésus’ à la ‘commission des disciples’. D'autre part, dans un article ultérieur qui reprend et résume ses thèses, Van Aarde parle de la seconde séquence historique comme se rapportant non plus à ‘l’église primitive’Footnote 43 mais spécifiquement à ‘la communauté matthéenne’.Footnote 44 Si tel est le cas, il devient alors impossible d'identifier un ‘shift’ entre les deux lignes narratives à l'intérieur du récit évangélique, car elles courent tout au long de l’Évangile sans que l'une ait pour vocation de remplacer l'autre.
L'utilisation des concepts de ‘temps vécu’ et ‘temps imaginaire’ pose également des problèmes. Comment délimiter un champ approprié de ‘projection’ de l'un sur l'autre? Quel statut donner à la mort de Jésus (27.45–50) incluse dans le passage choisi par Van Aarde pour utiliser ce modèle: fait-elle partie du temps historique ou du temps imaginaire? Par ailleurs, il donne comme exemple du ‘temps procédural’ la triple séquence de quatorze générations du premier chapitre de Matthieu, en situant le ‘turning of the tide’ entre la treizième et la quatorzième génération de l'ultime séquence.Footnote 45 En conséquence de quoi, aussi bien le temps de la mission de Jésus (première ligne narrative, treizième génération) que le temps de la mission des disciples (seconde ligne narrative, quatorzième génération) sont concernés par cette projection. Mais est-il pertinent de considérer l'intégralité de ces deux lignes narratives comme appartenant à l'eschatologie apocalyptique?
De fait, la faiblesse de cette approche réside dans le rapport nommé, mais non élucidé qu'entretiennent les deux temps (vécu et imaginaire). La rationalité propre à ce type d'interprétation est de nature symbolique, ou sémiologique pour reprendre les catégories de Louis Panier. Or dans ce cas, ‘l’événement s’épuise dans le “sens”qui le relaie’.Footnote 46 Même en excluant la question de la mort de Jésus, les sept syntagmes identifiés en Mt 27.51–53 peuvent-ils tous se ramener à des signes désignant la fin d'un ordre cultuel, un jugement divin, ou l'avènement d'un monde nouveau?Footnote 47
L'interprétation proposée dans cet article suggère une compréhension de la temporalité matthéenne non en termes de ‘couches’, mais sur le mode de la fracture paradoxale. Une rupture qui permet à un aboutissement (une mort) de coïncider avec un commencement (une naissance). Si l'on peut dire que la mort de Jésus est ‘interprétée’ par sa résurrection, il convient avant tout de comprendre que cet événement confère à Jésus le fait d’être, littéralement, le ‘premier-né d'entre les morts’.
7. Conclusion
Au terme de ce parcours interprétatif, il apparaît pertinent d'aller au-delà d'un dispositif d'explication qui ne serait qu'historique, causal ou sémiologique. Cette démarche justifie a posteriori l'hypothèse d'un statut figural des grandeurs figuratives, au sens où ces dernières, actualisées lors d'une première lecture, retrouvent un statut de variable leur permettant d’être le lieu d'un nouvel investissement sémantique.Footnote 48 Dès lors, l'enchaînement des figures témoigne d'un acte énonciatif, car il ‘met en œuvre la structure même de l'instance d’énonciation’Footnote 49 à l'intersection de la quête du sens et de l'exploration des parcours figuratifs. Cette démarche ne consiste pas à débusquer une intentio auctoris (autrement inaccessible), mais à faire advenir une signification dans l'articulation même des figures du récit. Par ailleurs, la capacité à assumer la cohérence d'un discours et la détermination du sujet de l’énonciation sont autant d’éléments qui indiquent que les bouleversements spatiaux et temporels évoqués par les événements postmortem figurent, à n'en pas douter, la naissance d'un sujet croyant.