1. La question
La lettre aux Colossiens reste un texte complexe et en partie énigmatique. Pour s'en convaincre, il suffit d'évoquer les deux problèmes suivants. Premier problème, celui de la ‘philosophie colossienne’. Des livres entiers ont été écrits à ce sujet sans que cette énigme n'ait été démêlée. Deuxième problème—peut-être encore plus complexe—, celui du statut et de la fonction exacts de cette lettre au sein du christianisme paulinien de la seconde moitié du premier siècle de notre ère. Beaucoup d'intelligence a été investie pour saisir la dialectique complexe entre proximité et distance, entre continuité et discontinuité avec les écrits proto-pauliniens. Ce débat peut porter sur la question classique de l'identité historique de l'auteur—une question peut-être inévitable, mais moyennement passionnante. Ou bien, depuis une dizaine d'années environ, le débat tourne autour d'un programme d'intertextualité qui essaie de comprendre de façon systématique les mécanismes de réception de l'héritage paulinien qui se manifesteraient dans Col. Cette approche, qui comprend Col à la fois comme reprise et comme recadrage de la figure de Paul et de sa pensée théologique à l'époque post-paulinienne, nous paraît prometteuse. Plusieurs travaux allant dans ce sens ont été publiés récemment.Footnote 1
Néanmoins, nous ne suivrons pas cette piste dans la contribution présente. Ce qui nous intéresse ici est plus limité et plus ciblé. En comparaison avec les écrits deutéro-pauliniens, on a souvent (dis-)qualifié l'argumentation colossienne de floue, imprécise, redondante, ‘liturgique’ ou ‘méditative’. Indépendamment de la question de savoir si ces qualifications, elles-mêmes relativement floues, sont pertinentes, nous sommes invités à comprendre ce qui est positivement en jeu avec ce type particulier d'argumentation de Col. Par la suite, nous essayons de montrer en quoi l'argumentation colossienne offre un véritable travail de mémoire. Il s'agit d'un travail de persuasion qui a pour but principal de confronter la communauté destinataire avec son propre savoir religieux, sa propre ‘tradition’. Col offre ainsi à sa communauté la possibilité d'une réappropriation des expériences de son passé pour qu'elle puisse mieux interpréter sa situation religieuse dans le présent, laquelle est devenue opaque.
2. Préliminaires exégétiques
Même s'il nous paraît exclu que Paul ait rédigé ou dicté ce texte, nous ne devons pas exclure a priori l'hypothèse du secrétaire.Footnote 2 Des travaux sur les secrétaires et l'importante liberté de rédaction qu'on leur a accordée dans l'AntiquitéFootnote 3 nous obligent à repenser le caractère particulier de Col. Nous continuons néanmoins à considérer Col comme un représentant du deutéro-paulinisme au sens fort. L'auto-recommandation épistolaire de l'auteur très développée en Col 1.24–2.5 reflète une image de Paul plus facile à comprendre dans un contexte post-paulinien. Même l'analyse détaillée des epistolaria de Col (en particulier 4.7–17) rend probable, étonnamment, l'hypothèse deutéro-paulinienne.Footnote 4 Nous ne favorisons pourtant pas une théorie fictionnelle maximaliste—de plus en plus populaire parmi les exegetes—, selon laquelle non seulement l'indication de l'auteur, mais aussi celle des destinataires (1.2) et des collaborateurs de Paul (1.7; 4.7–15) ainsi que la situation conflictuelle présupposée par la lettre (2.8, 16–23)Footnote 5 seraient un pur produit fictionnel. Une telle stratégie de triple dissimulatio—en particulier celle des destinataires et des collaborateurs—serait, selon toute probabilité historique, vouée à l'échec ou du moins hautement risqué.Footnote 6
Enfin, notre utilisation du terme ‘rhétorique’ est très ouverte, non technique et plutôt inductive que déductive. Concrètement, nous utiliserons des catégories rhétoriques classiques avec beaucoup de retenue, étant sceptiques à l'égard de leur application mécanique et non critique à Col.Footnote 7
3. La rhétorique anamnétique de Col
Dans la suite, nous souhaitons proposer un parcours à travers une bonne partie de la lettre qui montre à quel point la référence à la mémoire est constitutive dans l'architecture argumentative de Col. Une telle analyse présuppose évidemment une structuration, ne serait-ce qu'hypothétique, de Col. Nos idées sur ce point sont proches de celles de L. Hartman et M. Wolter.Footnote 8 Les deux éléments suivants sont importants pour notre problématique: d'une part, la partie introductive s'étend de 1.3 à 1.23, comprenant donc non seulement l'action de grâce (1.3–8) et l'intercession de l'auteur en faveur de la communauté destinataire (1.9–14), mais encore son ‘extension’ christologique, à savoir la louange hymnique au Christ (1.15–20) suivie de son application aux lecteurs (1.21–23); d'autre part, l'auto-recommandation de l'auteur (1.24–2.5) occupe une fonction de charnière entre la partie introductive et le corps de la lettre (2.6–4.6). À la limite, on peut intégrer 1.24–2.5 dans le corps de la lettre.Footnote 9
3.1. Relecture initiale du passé—ou la mémoire actualisée de la communauté (Col 1.3–23)
Le début de toute lettre—et celle de Col n'y fait pas exception—est particulièrement sensible dans une perspective communicative. Avant de traiter les aspects thématiques, il s'agit d'établir un lien fort avec la communauté destinataire. En même temps, il a été rappelé à maintes reprises que l'action de grâce assumait aussi la fonction d'introduire, souvent de manière subtile, des thèmes qui seront repris et développés dans la suite de la letter.Footnote 10 Ce double aspect—communicatif et thématique—va de pair avec les exigences rhétoriques de la partie introductive du discours qui consiste à ‘préparer [l'auditoire] à l'objet du discours, à l'amener vers lui, en suscitant, comme dit une formule largement répandue, sa bienveillance, son attention et sa réceptivité’.Footnote 11 Il va sans dire que l'articulation de l'exorde avec la suite de la lettre doit être aussi fluide que possible. Cicéron se sert de métaphores architecturales, puis d'une métaphore corporelle pour souligner l'intensité et l'homogénéité de cette articulation: ‘Il faut que tout exorde contienne comme en germe la cause entière, facilite et fraye l'accès auprès d'elle, serve déjà à la parer et à l'ennoblir. Mais il faut aussi qu'il soit proportionné au sujet, de même qu'un vestibule, que l'entrée d'une maison ou d'un temple le sont à l’édifice […]'; et puis: ‘Que l'exorde soit étroitement lié au discours qui va suivre […], comme un membre tient à l'ensemble du corps.Footnote 12
Qu'en est-il de Col 1.3–23 dans son ensemble? Le passage frappe au moins par les deux aspects suivants.
D'une part, par l'intensité de la dimension communicationnelle qui apparaît principalement dans l'action de grâce et dans l'intercession (1.3–14), puis dans l'explicitation anthropologique de la louange hymnique au Christ (1.21–23), laquelle retourne au niveau d’énonciation de l'intercession et qui, de ce fait, clôt la partie introductive de la lettre. Accentuer la dimension relationnelle paraît logique, étant donné le dispositif communicationnel présupposé par la lettre: l'auteur et la communauté ne se connaissent pas. Du coup, la partie finale de l'action de grâce est soucieuse de clarifier la relation entre ‘Paul’ et la communauté par la médiation d'Epaphras, fondateur de la communauté (1.7–8) et issu de celle-ci (4.12).
D'autre part, l'introduction colossienne frappe par son poids thématique. Contentons-nous ici de jeter un coup d'œil à la prière d'intercession ou, plus précisément, au ‘petitionary prayer report’Footnote 13 (1.9–14). Dans un style liturgique, très chargé et en partie archaïsant, l'intercession exprime le souci de ‘Paul’ à l'égard de l'évolution à la fois religieuse (ἵνα πληρωθῆτϵ τὴν πίγνωσιν τοῦ θϵλήματος αὐτοῦ κτλ., 1.9b, en lien avec 1.10b: … αὐξανόμϵνοι τῇ
πιγνώσϵι τοῦ θϵοῦ) et éthique (πϵριπατῆσαι ἀξίως τοῦ κυρίου …
ν παντὶ
ργῳ ἀγαθῷ καρποϕοροῦντϵς, 1.10a) de la communauté destinataire. Il rappelle à la communauté qu'elle a déjà vécu le grand tournant sotériologique de sa vie, à savoir l'arrachement de la sphère des ‘ténèbres’ et le déplacement à celle de la ‘lumière’, respectivement au ‘royaume de son fils bien-aimé’. Ce grand tournant, le texte l'interprète existentiellement—par le biais d'un langage pré- ou para-paulinien—comme ‘la délivrance’ (ἀπολύτρωσις) ou plus précisément ‘le pardon des péchés’ (ἄϕϵσις τῶν ἁμαρτιῶν). La grande originalité compositionnelle de Col réside pourtant dans l'approfondissement de cette dimension christologique par l'insertion de l'hymne au Christ (1.15–20). Certes, d'autres lettres pauliniennes contiennent des éléments christologiques initiaux à connotation traditionnelle, comme par exemple Rm 1.3–4; Ga 1.1.4 et 1 Th 1.9b-10, mais une entrée en matière épistolaire aussi majestueuse est à notre avis unique dans le corpus paulinien—exception faite bien sûr de la bénédiction introductive d'Ep 1.3–14. J. Dunn a raison: ‘Paul does tend to cite christological formulas at the beginnings of his letters […], but nothing so extensive as here and nothing that causes quite such a modification of the normal thanksgiving’.Footnote 14 Pour reprendre l'image de Cicéron: tandis que l'on s'attendrait à entrer dans une modeste antichambre ou dans une cour sobre, le lecteur se trouve quasi-instantanément propulsé au milieu d'une cathédrale majestueuse célébrant la suprématie cosmique et bienveillante du Christ, icône du Dieu invisible.
Qu'est-ce que cela signifie pour notre problématique? Nous partons de l'hypothèse classique selon laquelle Col 1.15–20 constitue un texte préformé, connu par la communauté destinataire et faisant partie de sa tradition liturgique, même si nous ne pouvons plus dire avec certitude quel était son Sitz im Leben originel. Nous n'excluons pas un contexte de prière, d'autant plus que S. Vollenweider a récemment attiré notre attention sur les proximités existant entre langage hymnique et prière.Footnote 15 Si cela est juste, l'auteur, en intégrant ce texte au début de sa lettre, se réfère à une tradition dont il présuppose qu'elle est connue et unanimement acceptée par la communauté destinataire. M. Gordley a à juste titre écrit que la louange au Christ fonctionnait comme ‘un rappel des valeurs et des traditions qui sont déjà partagées par Paul et ses lecteurs [… a reminder of values and traditions already shared by Paul and his readers]’.Footnote 16
Mais même si nous sommes de l'avis que 1.15–20 a été formulé ad hoc par l'auteur de Col—plusieurs commentateurs récents vont dans ce sensFootnote 17—, cela ne changerait pas grand-chose, car les conventions rhétoriques veulent qu'au début d'une lettre (ou, par extension, d'un discours) soit avant tout créée une situation communicative qui favorise la réception de la lettre. C'est pourquoi l'exorde comporte très souvent une orientation consensuelle. Col 1.15–20 doit donc, dans tous les cas, être compris comme un texte qui reflète le système de conviction communément partagé par l'auteur et les destinataires de la lettre. L'auteur, dès le début, met en place sa théologie de la mémoire qui, en tant que telle, n'a nullement l'ambition d'être un tant soit peu originale ou innovante. L'orientation est ‘conservatrice’ et s'inscrit, d'un point de vue pragmatique, dans la démarche d'une réaffirmation identitaire. Concrètement, l'auteur permet à la communauté de se souvenir de sa propre identité et de sa compréhension initiale de l'Évangile, qui crée une identité corporative avec un horizon universel (1.3–8), puis lui permet de se rappeler sa rupture radicale avec son passé, sa transformation existentielle et son identité ‘dynamique’, évolutive (1.9–14), fondée dans le Christ (1.15–20). En procédant ainsi, l'auteur ne fait rien d'autre que de rappeler aux destinataires ce qu'ils savaient déjà ou, du moins, qu'ils étaient censés savoir, mais qu'ils étaient en train d'oublier.
Arrivé à ce stade de notre argumentation, nous pourrions objecter qu'une telle relecture du passé ne reflète que la perception de l'auteur et n'est pas nécessairement identique à la compréhension de soi de la communauté destinataire. C'est évidemment vrai. D'un point de vue méthodologique, nous n'avons aucun outil à disposition pour avoir accès à la communauté destinataire, indépendamment de la perspective textuelle de Col. Pourtant, cette objection de type constructiviste n'est qu'à moitié satisfaisante, car la rhétorique de Col atteint son but uniquement à condition qu'elle permette à la communauté destinataire de se situer de manière libre et affirmative par rapport à cette offre interprétative. Autrement dit, la relecture du passé offerte par Col vise le consentement de la part de la communauté destinataire—‘oui, c'est juste! la lecture de notre passé fournie par l'apôtre correspond à notre vision des choses, à ce que nous avons vécu!’—et valorise ainsi celle-ci en tant qu'instance de validation. Le travail de mémoire rejoint donc l'expérience de la communauté destinataire, à laquelle est reconnue implicitement la capacité de juger de la pertinence de cette relecture ‘paulinienne’. Ce type d'argumentation, qui cherche à rencontrer l'expérience de la communauté destinataire, est à notre avis qualitativement différent d'une stratégie de persuasion de type sophistique, qui vise plutôt à dissocier l'auditoire de son experience.Footnote 18
3.2. L'hymne au Christ (Col 1.15–20) comme matrice théologique déterminante
Avec l'hymne au Christ ou, selon S. Vollenweider, la ‘louange hymnique au Christ’,Footnote 19 nous entrons au cœur de ce qui anime et unit auteur et destinataires. Pour reprendre M. M. Thompson et faire allusion à J.-F. Lyotard, nous pourrions qualifier l'agir de réconciliation de Dieu en Christ de ‘méta-récit définitif’Footnote 20 qui fonctionne non seulement comme matrice pour la compréhension du ‘micro-récit’ de la communauté colossienne, mais aussi pour tous les autres micro- et macro-récits du cosmos, qu'ils soient conformes ou précisément en opposition—le lecteur averti pense à la ‘philosophie colossienne’—avec le ‘méta-récit’ du Christ.
Avec ce texte, tout est dit—et tout reste à expliciter! Tout est dit, car le texte, dans sa forme linguistique proche de celle de la prière, condense l'essentiel de l'expérience religieuse de ‘Paul’ et de ses communautés. Par ailleurs, son intégration dans un nouveau contexte d'énonciation, celui de la lettre, lui impose un recadrage sémantique et un travail d'explicitation, car, comme S. Fowl le fait remarquer à juste titre: ‘The hymnic passages on their own are not immediately relevant to the particular situation of each community’.Footnote 21 En anticipant quelque peu la problématique de la ‘philosophie colossienne’, nous pouvons formuler la thèse rhétorique suivante: si la communauté destinataire accepte le travail de mémoire proposé par Col 1—et c'est fort possible, car il y va de sa propre experience—, elle acceptera certainement la suite aussi, à savoir la tentative de Col de mettre en lien ce savoir religieux traditionnel avec la situation actuelle de la communauté, apparemment conflictuelle ou du moins difficile à comprendre. Pour simplifier quelque peu: la suite de la lettre ne fera rien d'autre que développer les différentes implications—essentiellement anthropologiques—de cette louange hymnique dans une situation critique. Encore faut-il montrer comment l'auteur de Col a effectué ce travail de clarification.
L'auteur de Col a repris et réinterprété Col 1.15–20 principalement à deux endroits: d'une part à sa suite immédiate (1.21–23), d'autre part dans 2.9–15, après avoir annoncé la problématique de la ‘philosophie’ adverse. Ce phénomène d'une double repriseFootnote 22 montre, à elle seule, quel poids argumentatif l'auteur de Col a accordé à sa matrice théologique.
Première reprise (Col 1.21–23): les enjeux anthropologiques de la christologie cosmique
(1) Col 1.21–23 retourne au niveau d'énonciation de 1.9–14, en s'adressant directement à la communauté. Le langage descriptif de l'hymne au Christ se transforme en langage appellatif pour rejoindre la réalité de ses lecteurs et démontrer ainsi la pertinence existentielle de la ‘haute christologie’ de l'hymne. Il est significatif qu'il est question de la foi seulement à cet endroit (1.23a). L'hymne au Christ avait certainement présupposé la foi (en la résurrection du Christ), mais ne l'avait aucunement accentué pour donner la priorité à la célébration christique. De plus, par l'appropriation même de l'hymne dans le culte, la communauté se trouvait dans une situation de foi, celle de la prière. En recontextualisant l'hymne dans le cadre de Col, cette dimension a dû être mentionnée. De l'acte de foi, on passe à sa thématisation. De la prière, on passe à la réflexion sur son contenu. Inutile de dire qu'il serait erroné de vouloir séparer artificiellement ce qui, dans le contexte de l'Antiquité, va de pair: bien que l'hymne vise la re-connaissance existentielle dans l'acte de la prière, il donne aussi à penser.Footnote 23
(2) La réflexion se concentre sur la réconciliation, évoquée en Col 1.20. À notre avis, Col 1.21–23 clarifie et restreint donc d'une certaine manière le potentiel de sens très ouvert du langage de réconciliation universelle évoqué par Col 1.20. Dans une perspective intertextuelle, il y va d'une ‘(re-) paulinisation’ du champ sémantique de la réconciliation. D'une part, Col 1.21–23—contrairement à l'hymne—fait explicitement référence à un état d'adversité préalable à la réconciliation. D'autre part, Col 1.22 comprend l'acte de réconciliation comme un dépassement imprévu et unilatéral de la part de Dieu d'une situation d'adversité dont l'Homme porte l'entière responsabilité. Col maintient ainsi à la fois l'accent théocentrique et l'orientation anthropologique typiques de la compréhension paulinienne de la réconciliation (2 Co 5.18–20; Rm 5.10–11), sans perdre de vue sa dimension universelle.
(3) Finalement, Col 1.22b est soucieux d'indiquer la finalité sotériologique et éthique de l'acte de réconciliation. La nouvelle existence de celles et de ceux qui sont réconciliés est décrite au moyen de catégories spatiales (proximité avec le Christ) et cultuelles / éthiques (des ‘saints’, des ‘êtres sans taches et des êtres sans reproches’).
Deuxième reprise (Col 2.9–15): la réaffirmation de l'identité religieuse de la communauté
Après l'avertissement lancé à la ‘philosophie’ en 2.8, le lecteur constate pourtant avec surprise que le texte, dans 2.9–15, n'explique pas encore pourquoi la position adverse n'est pas ‘conforme au Christ’ (2.8). Une nouvelle fois, le texte réaffirme positivement l'identité religieuse, communément partagée par ‘Paul’ et la communauté destinataire, dans sa dimension à la fois christologique (v. 9–10 et v. 14–15) et sotériologique (v. 11–13, baptême). La fonction pragmatique du passage peut être résumée comme suit: en Christ, lieu exclusif et plénier de la manifestation de Dieu, la communauté destinataire participe déjà entièrement au salut—et n'a donc pas besoin d'autres pratiques ou systèmes de convictions pour s'assurer de son statut religieux. La dimension critique ou limitative de la ‘haute christologie’ commence à apparaître en filigrane. Deux points méritent d'être soulignés pour bien comprendre la relecture, toujours sélective, de l'hymne christique opérée par l'auteur de Col.
(1) Le premier axe de réflexion nouveau par rapport à Col 1.21–23 est celui du Christ comme lieu d'inhabitation de Dieu. Col 2.9 (ν αὐτῷ κατοικϵῖ πᾶν τὸ πλήρωμα τῆς θϵότητος σωματικῶς) reprend presque littéralement Col 1.19 (ὅτι
ν αὐτῷ ϵὐδόκησϵν πᾶν τὸ πλήρωμα κατοικῆσαι κτλ., ‘car c'est [précisément] en lui [à savoir le Christ] que la plénitude [de Dieu] s'est plu à habiter’), pourtant avec quelques nuances. En même temps, le texte met immédiatement cette thématique christologique au profit de l'existence de la communauté croyante, ‘comblée de plénitude en lui’ (2.10a).
(2) Le second axe de réflexion nouveau est celui de l'autorité suprême du Christ sur les Puissances célestes. La métaphore de la ‘tête’ est revalorisée dans sa dimension cosmique: ‘lui qui est la tête de toute Autorité et Puissance’ (ὅς στιν ἡ κϵϕαλὴ πάσης ἀρχῆς καὶ
ξουσίας, 2.10b; reprise de 1.16d et 1.18a), à savoir son autorité sur les êtres—angéliques ou démoniaques—invisibles (cf. 1.16: τὰ ἀόρατα) de la création. Souci de précision donc: les Puissances célestes ne peuvent revendiquer aucun statut d'indépendance ou de supériorité par rapport à d'autres réalités du cosmos. Cette intention limitative trouve son aboutissement polémique dans 2.15, passage qui peut être interprété de façon cohérente sur la base de l'image militaire du cortège triomphal dans le monde (gréco-) romain. L'accent porte sur l'humiliation la plus totale des Puissances—devenues adverses—qui, après avoir été réduites à la captivité, sont exposées publiquement au ridicule devant les spectateurs du cortège. Aux ἀρχαὶ καὶ
ξουσίαι est enlevé ce qui définit leur nature même: la puissance. En reprenant une belle formulation de L. Bormann, nous pouvons dire que ces Puissances célestes sont des ‘constellations du passé’.Footnote 24 La porte est de nouveau ouverte à la réappropriation du monde en tant ‘qu'espace libre d'une pratique éthique qui n'est pas guidée par des barrières sociales ou des sphères de puissances mythologiques’.Footnote 25 La communauté destinataire est ainsi invitée à réapprendre que son expérience ‘traditionnelle’ de Dieu et du Christ est largement suffisante pour vivre dans le monde sans angoisse. Nous avons donc compris que le terrain était prêt pour que le lecteur puisse mesurer la dimension critique de l'événement christique et s'approprier la déconstruction de la position adverse (2.8, 16–23). Ce qui nous amène au point suivant.
3.3. La dénonciation de l'esprit de jugement adverse—ou le problème de la ‘philosophie colossienne’ (Col 2.4, 8, 16–23)
Jusqu'à présent, notre analyse a presque totalement fait abstraction de cette dimension qui, selon la majorité des commentateurs, constitue pourtant la principale raison historique de la rédaction de la lettre, à savoir la dénonciation de la ‘philosophie adverse’. En parcourant les passages qui évoquent et dénoncent explicitement cette position adverse, il est fort intéressant d'observer que le texte vise moins à dénoncer de manière argumentative la non-pertinence de la position adverse, qu'à dénoncer cet esprit de jugement à l'égard de la communauté destinataire de Col.Footnote 26 Le meilleur vaccin contre cet esprit de jugement consiste, selon l'auctor ad Colossenses, à réaffirmer positivement la solidité du système de conviction communément partagé par ‘Paul’ et sa communauté. Ainsi, une fois de plus, le travail de mémoire est l'élément déterminant dans l'argumentation ‘paulinienne’. Penchons-nous plus en détail sur les passages en question.
Le premier passage de la lettre où apparaît en filigrane une position ou un acteur adverse, censé mettre en question le système de conviction partagé par l'auteur et ses destinataires, se trouve en Col 2.4. Le passage, situé à la fin de l'auto-recommandation de l'auteur, met la communauté destinataire en garde contre le pouvoir de séduction rhétorique d'un ou de plusieurs acteurs (‘je dis cela pour que personne ne vous abuse par des discours spécieux’,Footnote 27 τοῦτο λγω ἵνα μηδϵὶς ὑμᾶς παραλογίζηται
ν πιθανολογίᾳ), sans pourtant vouloir identifier ni cet acteur, ni sa position, et sans entrer dans une argumentation ad rem. La suite montre comment ‘Paul’ tente de valider après coup cette première polémique (2.5): en valorisant, de par son autorité apostolique désormais incontestée et spirituellement bien ‘présente’ tout au long de la lettre, le bon ordre (τάξις) et la solidité (στϵρ
ωμα) de leur foi christique. Ainsi, nous observons pour la première fois la stratégie argumentative caractéristique de l'auteur face au problème de la ‘philosophie’: il ne s'agit pas prioritairement d'entrer dans une argumentation différenciée sur la pertinence ou la non-pertinence de telle ou telle option religieuse alternative, mais de faire comprendre à la communauté destinataire que leur position ‘traditionnelle’ n'est aucunement déficiente.
Le deuxième passage, Col 2.8, est presque tout aussi vague que le premier: il adopte immédiatement une position évaluative et non descriptive ayant pour fonction d'avertir la communauté de ce courant adverse qui pourrait fragiliser son option de base, à savoir son attachement au Christ—ou du moins à une certaine compréhension du Christ. Vouloir extraire de ce passage polémique un quelconque profil objectif des adversaires nous paraît être voué à l'échec. Le terme ϕιλοσοϕία est sémantiquement trop vaste pour apporter de la clarté, d'autant plus qu'il est disqualifié ensuite par le syntagme ‘vaine tromperie’ (κϵνὴ ἀπάτη). Les trois phrases prépositionnelles suivantes—‘selon la tradition des êtres humains, selon les éléments du monde, et non selon (le) Christ’ (κατὰ τὴν παράδοσιν τῶν ἀνθρώπων, κατὰ τὰ στοιχϵῖα τοῦ κόσμου καὶ οὐ κατὰ Χριστόν)—ne mettent en avant qu'une chose, grosso modo: que la norme et la source (cf. κατά c. acc.)Footnote 28 de l'orientation spirituelle souhaitée ne peuvent être que le Christ—ou, plus précisément, le Christ selon l'enseignement reçu par Epaphras et, par extension, par ‘Paul’ (cf. 2.6, 7fin: ὡς οὖν παρϵλάβϵτϵ τὸν Χριστὸν Ἰησοῦν τὸν κύριον … καθὼς διδάχθητϵ).Footnote 29
Terminons avec la crux interpretum Col 2.16–23 en présentant très brièvement les éléments suivants qui sont d'une certaine importance pour notre questionnement.
(1) J. Sumney a bien identifié le nœud du problème soulevé par la ‘philosophie colossienne’: ce ne sont pas tant les pratiques religieuses des opposants en tant que telles qui posent problème, mais plutôt l'esprit de jugement lié à ces pratiques à l'égard de la communauté destinataire qui la fragilise et qui la fait douter de la pertinence de sa foi: ‘Paul does not reject these opponents because they live by a strict regimen, his complaint is that they bind these regulations on others and condemn those who do not live by them. They may also pass judgment against ordinary Christians for not having visions. This passing of judgment is perhaps the main problem Paul has with these opponents’.Footnote 30 Cette dimension est présente tout au long de 2.16–23: ‘que personne donc ne vous juge…’ (μὴ οὖν τις ὑμᾶς κριντω κτλ., v. 16a); ‘que personne ne vous disqualifie [litt. conteste votre prix de la victoire]…’ (μηδϵὶς ὑμᾶς καταβραβϵυ
τω κτλ., v. 18a—belle ironie colossienne: les adversaires se plaisent dans l'humilité, mais se mettent dans la position de juge); ‘…pourquoi, comme si vous viviez dans le monde, vous soumettez-vous à des règles?’ (τί ὡς ζῶντϵς
ν κόσμῳ δογματίζϵσθϵ;, v. 20b).
(2) Col déconstruit la position adverse, en insistant principalement sur le décalage de perception qui existe entre la compréhension de soi des adversaires et celle défendue par ‘Paul’. Apparaît ici un enjeu herméneutique de première importance dans la mesure où il s'agit d'un véritable conflit d'interprétation, ou plus précisément d'un conflit autour de la vraie compréhension de termes clef qui définissent la nature même des attitudes défendues. Voici les termes qui nous semblent être les plus importants:
– ‘humilité’ (ταπϵινοϕροσύνη), v. 18, repris au v. 23; l'auteur, dans un contexte éthique, utilise le terme de manière positive (3.12); vouloir affaiblir le lien entre 2.18, 23 d'une part et 3.12 d'autre part, en limitant hâtivement son champ sémantique en 2.18, 23 à la notion de ‘jeûne’, méconnaît le problème interprétatif;
– ‘intelligence’ (νοῦς), v. 18; la nécessité de l'auteur de qualifier de ‘charnelle’ l'ambition des adversaires à l'intelligence, attitude qu'il précise par le terme bien ‘paulinien’ ‘d’être gonflé en vain' (ϵἰκῇ ϕυσιούμϵνος ὑπὸ τοῦ νοὸς τῆς σαρκὸς αὐτοῦ), révèle précisément le problème herméneutique; bien que l'auteur n'utilise nulle part ailleurs le terme νοῦς, son appréciation positive des notions cognitives ne fait pourtant aucun doute; cf. seulement les termes isotopiques σύνϵσις (1.9 [avec σοϕία]; 2.2),
πίγνωσις (1.9, 10; 2.2; 3.10; cf.
πιγινώσκϵιν en 1.6) et γνῶσις ([avec σοϕία] 2.3);
– ‘sagesse’ (σοϕία), v. 23; l'utilisation du terme à la fin de la partie polémique est particulièrement instructive: l'auteur est conscient du problème interprétatif quand il concède que les réglementations cultuelles et ascétiques des adversaires peuvent être perçues comme une expression de sagesse (‘…lesquelles sont, bien qu'ayant une réputation de sagesse…’, ἅτινά
στιν λόγον μ
ν
χοντα σοϕίας κτλ.); ailleurs dans Col, le terme σοϕίᾳ joue un rôle positif et central: 1.9; 1.28; 2.3; 3.16; 4.5;
– éventuellement aussi ‘vénération’ / ‘culte’ (θρησκϵία), v. 18, puis
θϵλοθρησκία au v. 23; le terme
θϵλοθρησκία est probablement volontairement ambigu: il peut signifier ‘culte volontaire’; il s'agirait alors d'une auto-désignation de la position adverse; ou bien il signifie ‘pseudo-vénération’ et reflèterait ainsi le jugement dépréciatif de l'auteur à l'égard de cette pratique qui, visiblement, est sujette à des interprétations contradictoires; le terme du v. 23 reprend le syntagme θρησκϵία τῶν ἀγγ
λων du v. 18 (soit gen. obj: ‘vénération des anges’, soit—à notre avis un peu plus probable—gen. subj: ‘culte des anges’); le problème herméneutique du v. 18 est analogue à celui du v. 23;
– éventuellement aussi ‘enseignements, doctrines’ (διδασκαλίαι), v. 22; l'auteur précise que ceux-ci, émanant des ‘êtres humains’ (τῶν ἀνθρώπων), ne valent donc rien d'un point de vue religieux (cf. déjà 2.8); il se peut que l'auteur ait perçu la notion de façon entièrement négative, la réception ultérieure en Ep 4.14 va en tout cas dans ce sens; néanmoins, nous nous permettons de rappeler que la dimension de l'enseignement, ailleurs dans Col, joue un rôle important et positif: διδάσκϵιν: 1.28 (‘Paul’); 2.7 (au passif); 3.16b (reprise ecclésiale de 1.28:
ν πάσῃ σοϕίᾳ διδάσκοντϵς καὶ νουθϵτοῦντϵς
αυτούς);
– éventuellement aussi ‘ascèse corporelle’ (ἀϕϵιδία σώματος), v. 23; elle est la dernière des trois affirmations de Col 2.23 (après ‘la vénération volontaire’ et ‘l'humilité’) qui reflètent probablement la compréhension de soi des adversaires; est-il si sûr que cette ascèse—le terme grec n'est pas nécessairement connoté négativement—doive être comprise comme entièrement négative, comme semble le présupposer la majorité des exégètes? ‘L'humilité’ ne l'est en tout cas pas, comme le prouve Col 3.12.
Résumons la manière dont l'auteur traite la question de la ‘philosophie’.
(1) L'auteur traite la question des adversaires tard dans la lettre. Les premiers indices explicites qui permettent au lecteur de se situer par rapport à la question se trouvent en 2.4 et en 2.8, avant que l'auteur cherche la polémique explicite en 2.16–23. Dans toute la partie introductive (1.3–23), la polémique est absente et les tentatives de vouloir identifier avec certitude dans l'action de grâce des traits qui anticiperaient, quoique de façon subtile, la problématique de 2.16–23 ne nous paraissent pas pertinentes; la polémique est également absente dans l'auto-recommandation de ‘Paul’ (1.24–2.5), à l'exception d'une soudaine irruption en 2.4; et peut-être encore plus étonnant: toute la partie exhortative (3.5–4.6) ne semble aucunement marquée par la polémique contre la ‘philosophie’. Les différences avec la lettre aux Galates par exemple sont frappantes; Ga marque, dès le début, le terrain de la polémique (absence d'une action de grâce; exorde en Ga 1.6–9) et y revient dans la partie exhortative (5.1–12; 6.11–17). Pourtant, en relisant l'ensemble de Col sur la base de Col 2.16–23, le lecteur initié peut interpréter tel ou tel élément, avant tout dans la partie introductive (1.3–23) et dans la reprise christologique et sotériologique (2.9–15), comme des indices indirects qui expriment le souci de l'auteur que la communauté destinataire reste ferme dans sa foi et ne se laisse pas déstabiliser par un courant religieux alternatif qui semble relativiser la centralité du Christ, notamment par l'exigence des pratiques ascétiques et des expériences visionnaires. Col 1.23—cette surprenante insistance à la forme conditionnelle de rester inébranlable dans la foi—va par exemple dans ce sens.Footnote 31 En conclusion: plus le lecteur s'engage dans une lecture approfondie et plus il saisit le tissu intratextuel offert par Col, plus il sera capable d'établir des liens entre les parties polémiques et les autres parties de la lettre. Méthodologiquement, il nous semble que nous nous situons ici à cheval entre l'intentio operis et l'intentio lectoris.
(2) Dans les parties explicitement polémiques (2.4, 8, 16–23), l'argumentation ne vise pas la confrontation directe avec les adversaires qui restent dans l'ombre de l'anonymat, mais essaie essentiellement de faire comprendre à la communauté destinataire que leur foi n'est aucunement déficiente (2.4, 8) et que la compréhension de soi des adversaires, marquée par les grandes ‘vertus’ de l'humilité, de l'intelligence et de la sagesse, peut et doit être dénoncée.
(3) L'arme fatale que l'auteur de Col ne cesse de mettre en avant est pourtant le travail de mémoire, exposé principalement en 1.3–23, puis repris en 2.9–15, où il développe les tenants et les aboutissants de la foi christocentrique, partagée entre lui et la communauté destinataire. Par rapport à la figure cosmique du Christ, à l'égard de laquelle toute autre Puissance surnaturelle n'a plus de raison d'être, les ambitions du courant religieux alternatif qui apparaissent en filigrane en 2.16–23, paraissent anachroniques et dépassées dès le début. L'aspiration authentique ‘vers le haut’ (τὰ ἄνω ζητϵῖτϵ … τὰ ἄνω ϕρονϵῖτϵ, 3.1–2) ne s'exprime paradoxalement pas à travers une spiritualité qui semble favoriser, par le biais des pratiques ascétiques, des expériences extatiques et visionnaires (2.18), mais par la mise en pratique d'un éthos communautaire finalement assez sobre,Footnote 32 traditionnel et modérément conservateur (3.5–17 et le code domestique en 3.18–4.1).
3.4. L'acteur du souvenir—ou ‘Paul’ comme figure d'autorité (Col 1.24–2.5)
Jusqu'ici, nous avons traité du ‘quoi’ et du ‘comment’ du travail de mémoire. Il nous reste à être attentif à la troisième dimension évoquée par P. Ricœur, à savoir le ‘qui’.Footnote 33 Qui est le sujet ou l'acteur de la mémoire et quelles fonctions s'attribue-t-il dans ce travail de médiatisation entre le passé et le présent, mais aussi entre lui et sa communauté destinataire? La réponse est donnée par une des séquences clef de l'écrit, l'auto-recommandation de l'auteur (1.24–2.5), stratégiquement située entre la partie introductive et le corps de la lettre. Le passage clarifie le statut d'autorité et la tâche missiologique de ‘Paul’.
Col décrit ‘Paul’ comme une autorité désormais incontestée.Footnote 34 Il lui attribue le titre d'ἀπόστολος (1.1) sans aucune intention polémique. Cette impression se confirme tout au long de la lettre: nulle part, l'autorité ne semble être mise en doute, même pas dans les parties polémiques. Son autorité est directement inscrite dans le cœur de la théologie colossienne de la révélation. H. Merklein a montré de manière convaincante que le terme clef de μυστήριον—identique à la ‘Parole de Dieu’ (λόγος τοῦ θϵοῦ, 1.25c) ou à la ‘Parole de vérité, (à savoir) l'Evangile’ (λόγος τῆς ἀληθϵίας τοῦ ϵὐαγγϵλίου, 1.5) et réinterprété en 1.27 par le syntagme ‘Christ au milieu de vous’ (Χριστὸς ν ὑμῖν)—désigne tout un programme de médiation christique qui trouve son origine en Dieu pour s'accomplir dans la prédication apostolique universelle de ‘Paul’ aux nations.Footnote 35 ‘Paul’ fait donc désormais partie intégrante du ‘mystère’ et obtient le statut de médiateur divinement autorisé.Footnote 36 Ce processus de médiation est directement lié à celui de l'in-finitude ou de l'incomplétude de la révélation christique—un Christ qui ne rejoint pas le monde par le biais de l'activité missionnaire de Paul reste un Christ inaccompli, désincarné. C'est dans ce sens précis que l'apôtre ‘accomplit’ (πληροῦν, 1.25) le projet christique et c'est peut-être cette réflexion qui a amené l'auteur à attribuer à ‘Paul’ une fonction quasi-sotériologique, en décrivant sa souffrance en faveur de l'Église universelle, corps du Christ, comme ‘accomplissement’ (ἀνταναπληροῦν) de ce qui manque aux ‘souffrances du Christ’ (1.24).
L'activité de l'apôtre est, certes, marquée par la souffrance, mais c'est essentiellement par la parole qu'elle se manifeste au sein du monde. En tant que serviteur (διάκονος) de l'Évangile à visée universelle (1.23), il est également, et peut-être essentiellement, serviteur de l'Église universelle, assumant sa fonction d'enseignant dans la durée (1.28). Le Paulus redivivus de l'époque post-apostolique assume ce mandat de docteur de l'Église non plus directement, mais par la médiation d'une production épistolaire qui le rend de nouveau présent au sein des communautés pauliniennes (cf. 2.4) et qui permet de voir comment ce travail d'interprétation du passé en vue de la clarification du temps présent s'effectue in actu—Col en est un exemple. Bien évidemment, l'auto-recommandation épistolaire de Col (1.24–2.5) a aussi une fonction d'auto-légitimation de l'écrit; les conditions de possibilité de la production de l'écrit sont ainsi directement inscrites dans le texte même. Mais l'autorité accordée à ‘Paul’ n'est pas un but en soi, mais est mise au service d'une démarche herméneutique qui à la fois présuppose et rend accessible l'intelligibilité de la tradition et de la foi.
4. Conclusion—ou la question de la pertinence d'une théologie de la mémoire
Pour terminer, résumons et approfondissons brièvement les quatre éléments suivants.
(1) La partie introductive de Col (1.3–23), très développée par rapport aux écrits proto-pauliniens à cause de l'intégration de la louange hymnique au Christ (1.15–20), a essentiellement pour fonction de rappeler le système de conviction religieux que l'auteur partage avec la communauté destinataire. L'auteur n'a aucune ambition d'originalité, mais rappelle seulement la communauté ce qu'elle sait déjà ou, du moins, de ce qu'elle devrait déjà savoir. Ainsi, le travail de mémoire initial vise à réaffirmer et à consolider l'identité religieuse reçue de la communauté. Pourtant, l'orientation fondamentalement ‘conservatrice’ de l'écrit est quelque peu contrebalancée par au moins deux facteurs internes dynamisants: d'une part, par l'évocation de la vie spirituelle de la communauté qui est exposée à un processus de constante évolution et d'approfondissement; d'autre part, par l'idée étonnante—mais développée seulement en filigrane—selon laquelle le Christ même reste incomplet tant qu'il n'a pas rejoint le monde à travers l'activité de prédication universelle de ‘Paul’ (1.23; 1.24–2.5). Dans la logique deutéro-paulinienne, le Christ ne peut être dissocié de ses modalités de transmission au monde.
(2) Avec la louange hymnique au Christ (1.15–20) tout est dit—et tout reste à expliciter. L'auteur fournit ce travail de reprise et d'interprétation de la tradition hymnique principalement en deux temps: d'une part, en démontrant, par un processus de ‘re-paulinisation’, les enjeux anthropologiques de la réconciliation universelle pour la communauté destinataire (1.21–23); d'autre part, en déployant la dimension critique et limitative de la christologie cosmique à l'égard des Puissances célestes (ἀρχαὶ καὶ ξουσίαι, 1.16; 2.10.15), lesquelles sont progressivement disqualifiées et perçues comme des ‘constellations du passé’ (L. Bormann); elles n'ont plus rien à dire ou à imposer à la communauté, qui peut de nouveau envisager un rapport au monde libre, sans angoisse et éthiquement responsable.
(3) La controverse avec les adversaires (la ‘philosophie colossienne’, cf. 2.4, 8, 16–23), paraît être secondaire, en tout cas en ce qui concerne la construction de l'argumentation de la lettre. Les liens de la partie polémique avec le reste de la lettre, tant en amont qu'en aval, sont discrets et demandent un travail de re-lecture et une compétence interprétative approfondis de la part des lecteurs. L'auteur ne cesse de rappeler à la communauté que sa foi ‘traditionnelle’ n'est aucunement déficiente et dénonce par la même occasion l'esprit de jugement émanant du courant adverse, qui se vante peut-être d'une spiritualité approfondie, marquée entre autre par des observances alimentaires, des pratiques ascétiques et des expériences visionnaires particulières. En plus, 2.16–23 révèle en filigrane un conflit d'interprétation autour de notions centrales comme ‘humilité’, ‘intelligence’, ‘sagesse’ et éventuellement quelques autres. Relue dans ce contexte, la rhétorique anamnétique de Col, dans son ensemble, a donc aussi la fonction d'offrir à la communauté destinataire une prise de distance critique par rapport à une situation religieuse devenue opaque. Par le retour à leur passé fondateur et sa réappropriation à la fois méditative et réflexive, les destinataires de la lettre auront de nouveau la capacité de saisir la pertinence à la fois critique et libératrice de la figure du Christ et de leur baptême.
(4) Comment, finalement, comprendre la relation entre autorité et liberté? Qu'en est-il, plus précisément, de la liberté de la communauté des lecteurs et lectrices par rapport à l'autorité désormais incontestée et massivement élaborée de ‘Paul’ (1.24–2.5) et donc aussi de celle de Col? Ou en d'autres termes: qu'en est-il de la pertinence ou de la ‘vérité’ du travail de mémoire fourni par Col? La question est délicate, mais doit quand même être posée. P. Ricœur, dans son dernier opus magnum, nous a montré non seulement la nécessité fondamentale de la mémoire, mais encore ses multiples possibilités d'abus: la mémoire empêchée, la mémoire manipulée, la mémoire abusivement commandée.Footnote 37 Un étrange paradoxe traverse ce travail de mémoire offert par Col: d'une part, l'auteur ne nourrit aucune ambition de vouloir dire quelque chose d'original ou de nouveau, mais a simplement l'intention de rappeler ce que la communauté destinataire sait déjà; d'autre part, il s'agit de sa compréhension et donc aussi de sa reconfiguration du passé, une reconfiguration qui ne manque pas d'originalité—et les travaux exégétiques des dernières décennies sur Col comme phénomène de réception originale de la théologie paulinienne l'ont fortement souligné. La relecture du passé fournie par l'auteur de Col ne reflète donc que sa perception. Néanmoins, cette rhétorique de la mémoire—différente, renouvelée—, même si elle est plus associative et moins rigoureuse ou argumentative que celle des lettres proto-pauliniennes, vise toujours le consentement et la capacité de jugement de la part de la communauté destinataire. Elle vise ce consentement, car elle a l'ambition de refléter l'expérience des destinataires. L'un des critères pour mesurer la pertinence de la rhétorique colossienne serait donc de savoir si elle rejoint effectivement cette expérience, et donc la subjectivité d'un vécu religieux. La vérité, là aussi, est de l'ordre du subjectif—même si, selon Col, elle s'inscrit dans la communauté interprétative de l'Église universelle.