1. Introduction
La scène bien connue qui se déroule à proximité de Césarée de Philippe marque un tournant décisif dans la vie et de la mission de Jésus. Suite à la reconnaissance par Pierre de Jésus en tant que Messie, Jésus annonce que sa mission ne s'achèvera que par sa mort et, ensuite, sa résurrection. Naturellement, Pierre est choqué. Il n'a pas prévu un tel message puisque pour lui, comme pour la plupart des juifs de l’époque, la mort dénote la fin des prétentions messianiques – l’échec d'un messie au lieu de sa victoire.Footnote 1 Pour cette raison Pierre se mit à réprimander Jésus. La réponse de Jésus fut sévère : « Retire-toi ! Derrière moi, Satan, car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes »Footnote 2 (Mc 8.33).
Ce sont les mots avec lesquels Jésus a répondu selon l’Évangile selon Marc, mais une forme plus élaborée se trouve dans l’Évangile selon Matthieu : « Retire-toi ! Derrière moi, Satan ! Tu es pour moi occasion de chute, car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes » (Mt 16.23). D'autres versions traduisent les mots supplémentaires « tu m'es en scandale » (Nouvelle Édition de Genève 1979) ou « tu es un piège pour moi » (La Bible Segond 21, Société Biblique de Genève 2007).
Il y a peu de doute que le rédacteur soit responsable de ce petit ajout, mais son intention reste moins évidente. Trois explications sont généralement avancées par la critique :
1. La locution supplémentaire reflète la tendance du rédacteur.
2. Cet ajout fait partie d'un jeu de mots fondé sur le nom de Pierre (« Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église … », Mt 16.18).
3. Le rédacteur voulait faire allusion à un certain verset biblique.
Manifestement, ces trois possibilités ne s'excluent pas mutuellement. Mais, à mes yeux, cette liste reste incomplète.
Il y a plus d'un demi-siècle, Alphonse Humbert avait déjà proposé que l’« occasion de chute » (σκάνδαλον en grec) était devenu « un terme technique pour qualifier les troupes sataniques » dans la littérature juive vers la fin de la période du Second Temple.Footnote 3 Son assertion n'a pas pu s'imposer, probablement parce qu'Humbert ne nous a pas vraiment présenté la preuve nécessaire (ou plutôt, il n'a pas pu nous la présenter à ce temps-là). Néanmois, à la lumière des progrès effectués dans ce domaine – en particulier avec la publication des Manuscrits de la Mer Morte – il me semble qu'il était sur la bonne voie et que sa suggestion mérite d’être réévaluée.
Ainsi, je propose que l'ajout « tu es pour moi occasion de chute » reflète une tendance bien attestée dans la littérature juive (1) de relier le concept de « trébucher » à celui de « pécher » et (2) de tenir le diable responsable pour chaque « trébuchement ». Ainsi, je suggère que l’« occasion de chute » fonctionna comme équivalent – voire même un sobriquet – du diable (sous divers noms, entre autres, « Satan »). L'ajout que l'on trouve dans le texte de Matthieu reflète cet usage. En tant que tel, on peut voir l'ajout comme une nouvelle confirmation de l'appartenance du rédacteur au milieu juif.Footnote 4
2. L'intention du rédacteur
Commençons par passer en revue les trois explications les plus répandues.
2.1 La tendance du rédacteur
En ce qui concerne la composition de l’Évangile selon Matthieu, la théorie la plus répandue postule que le rédacteur a pris Marc comme base, en le modifiant par endroits. Il a amplifié Marc avec des éléments tirés de plusieurs sources écrites et orales, que l'on regroupe sous les noms « Q » (la source connue aussi bien de Matthieu que de Luc) et « M » (plusieurs sources connues de Matthieu seulement). Le rédacteur les a intégrées en ajoutant ses propres paroles comme il l'a jugé bon. Par conséquence, il n'est pas toujours facile de faire la distinction entre les éléments qui appartiennent à « M » et ceux qui appartiennent au rédacteur.Footnote 5 La plupart des savants estiment que le rédacteur a terminé son travail entre 80–95 de n.è., bien que certains le datent avant la chute du Second Temple. Quant à sa provenance géographique, de nombreuses propositions existent (par ex. Jérusalem, la Galilée, Césarée Maritime, Phénicie, Alexandrie, Transjordanie), mais la majorité favorisent la Syrie, surtout Antioche.Footnote 6
Dans le cas présent, on peut supposer que la locution supplémentaire (« Tu es pour moi occasion de chute ») est l’œuvre du rédacteur, même s'il serait exagéré de qualifier le terme clé grec σκάνδαλον (« occasion de chute, scandale, piège ») de « a major concept in Matthew »Footnote 7 puisque le substantif n'est présent que deux fois dans les contextes sans parallèles synoptiques, et le verbe encore trois fois.Footnote 8 Même si on admet que σκάνδαλον fait partie du vocabulaire favorisé par le rédacteur, il faut néanmoins expliquer son choix de l'ajouter à cet endroit, à savoir à la réprimande de Jésus. L'appeler « Satan » semble être une réprimande suffisante et bien plus dure.Footnote 9 Alors, pourquoi le rédacteur a-t-il ajouté le mot σκάνδαλον à cet endroit, et qu'est-ce que ce mot ajoute exactement ?
2.2 Le jeu de mots
Ce dernier point nous mène au jeu de mots fondé sur le nom de Pierre. Même si l'on considère Mt 16.18–19 comme une unité déjà complète (« Überlieferungseinheit ») que le rédacteur a reçu et intégré comme contrepoids aux mots de Pierre (« Tu es le Christ … »),Footnote 10 le rédacteur a néanmoins certainement choisi le mot clé σκάνδαλον avec soin, compte tenu de l'importance particulière accordée aux jeux des mots dans le contexte littéraire : Pierre était la pierre sur laquelle Jésus bâtira son Église, mais en refusant d'accepter la nécessité de la souffrance et de la mort de Jésus, il est devenu une pierre d'achoppement. Le renversement poétique est manifeste et presque tous les commentateurs l'ont mentionné.Footnote 11
En remarquant le nouveau jeu de mots créé par cet ajout, on oublie trop facilement de constater ce qu'il nous dit sur la compréhension du rédacteur de sa source (c.-à-d., Marc), à savoir que le rédacteur a évidemment trouvé dans le mot « Satan » l'occasion de faire un nouveau jeu de mots et qu'il en a profité. Il paraît qu'il y a un rapport pour lui entre les mots « Satan » et σκάνδαλον, une liaison tellement étroite qu'il les a mis en apposition. Pour formuler la question différemment : Qu'est-ce qui a pu lui faire penser à σκάνδαλον en lisant le mot « Satan »?
2.3 Une allusion à un verset biblique
Eduard Schweizer a cherché à établir un parallèle entre le nouveau jeu de mot créé par le rédacteur de Matthieu (c.-à-d., pierre de l’Église / pierre d'achoppement) et le renversement poétique de la combinaison de Is 8.14 (« un rocher où l'on trébuche » ; TM : צור מכשול ; Aquila, Symmachus : στερεὸν σκανδάλον) et Is 28.16 (« pierre angulaire, précieuse, établie pour servir de fondation »). Un rapport entre Is 8.14 et Is 28.16 est déjà évident dans Rm 9.32–3 et 1 P 2.4–8 (cf. Mt 21.42–4 ; Lc 20.17–18) où sont exprimés les deux rôles joués par Jésus : pour certains il est le fondement, pour d'autres un scandale. Ainsi, selon Schweizer, le rédacteur a fait ce nouveau jeu de mot sous l'influence d'un rapport entre Is 8.14 et Is 28.16 déjà connu dans la communauté chrétienne primitive : de même que Jésus est en même temps un fondement et une pierre d'achoppement, Pierre est aussi un fondement et une pierre d'achoppement.Footnote 12
Pour accepter la solution de Schweizer il faudrait admettre que le rédacteur a pris une image tirée du livre de Isaïe, que la communauté chrétienne primitive avait déjà appliqué à Jésus, et l'a réappliquée à Pierre au moment de son humiliation. En outre, il n'est pas clairement établi que le rédacteur de Matthieu a lui-même connu la tradition de la combinaison de Is 8.14 et Is 28.16. En conséquence, la solution Schweizer me semble forcée.
En admettant que l'imagerie ait été familière de la Bible (voir ci-dessous), le rédacteur a néanmoins choisi d’établir un lien direct entre son mot choisi, σκάνδαλον, et « Satan ».
En résumé, ces trois explications décrivent l'effet ou la conséquence plutôt que la cause. Le rédacteur a créé un nouveau jeu de mots en utilisant un terme favorisé qui reflète l'imagerie biblique familière. Mais je reviens aux questions posées précédemment : Qu'est-ce que ce mot ajoute exactement à la scène ? Et, qu'est-ce qui a pu lui faire penser à σκάνδαλον en lisant le mot « Satan » ? Des éléments du texte ont dû inciter le rédacteur à avoir cette pensée.
3. Le lien entre « Satan » et σκάνδαλον dans l’Évangile selon Matthieu
Deux facteurs indiquent qu'il ne s'agit pas d'un fait accidentel ou secondaire que σκάνδαλον soit placé à côte de « Satan » : (1) l'image que σκάνδαλον suggère dans le contexte de Mt 16.23, et (2) l'usage de σκάνδαλον dans la parabole de l'ivraie.
3.1 L'image d'un chemin barré
L'ordre de Jésus « Retire-toi ! Derrière moi ! » (ὀπίσω μου) évoque l'image d'un chemin barré qu'il faut dégager. Pierre représente un obstacle sur le chemin de Jésus.Footnote 13 L'imagerie est familière. On pense tout de suite à plusieurs passages du Livre d'Isaïe, en particulier :
Et :
Selon la version qu'il a trouvée dans le texte de Marc (repris par Luc ; voir Lc 9.20), sitôt après la reconnaissance par Pierre de Jésus en tant que Messie, Jésus enseigne qu'il lui fallait souffrir beaucoup, être rejeté et mis à mort, et finalement ressusciter. Le rédacteur de Matthieu a modifié cette version, qui lui a servi de source, en omettant de mentionner le rejet (ἀποδοκιμασθῆναι) et en ajoutant les mots « (qu'il lui fallait) s'en aller à Jérusalem » (εἰς Ἱεροσόλυμα ἀπελθεῖν, Mt 16.21).
En effet, le rédacteur de Matthieu a rendu l'image d'un chemin barré plus évidente que ce qu'il a trouvé dans le texte de Marc,Footnote 15 puisque dans l'histoire de Matthieu, Jésus s'est mis en route depuis Césarée de Philippe sur la voie qui le mène à ce qui l'attend à Jérusalem (« À partir de ce moment, Jésus Christ commença à montrer à ses disciples qu'il lui fallait s'en aller à Jérusalem … »). Un tournant décisif fut atteint et son histoire prit une nouvelle direction. L'ajout du rédacteur dans Mt 16.23 fait partie de cette image : Jésus s'est mis en route mais il trouve son chemin barré par un obstacle (σκάνδαλον), à savoir Satan sous la forme de Pierre. Ainsi, pour le rédacteur l’« occasion de chute » (σκάνδαλον) et « Satan » fonctionnent comme des équivalents dans ce contexte, et c'est pour cette raison qu'il les met en apposition.
3.2 La parabole de l'ivraie
En outre, on trouve un lien direct entre « Satan » et σκάνδαλον dans la parabole de l'ivraie et son explication (Mt 13.24–30, 36–43) ; une parabole qu'on ne trouve que dans le texte de Matthieu. Ainsi, on suppose qu'il a adapté cette parabole de « M » (les sources connues de Matthieu seulement), bien qu'il puisse avoir créé lui-même l'explication (Mt 13.36–43).Footnote 16 Selon la parabole, un ennemi sème de l'ivraie (τὰ ζιζάνια) au milieu du champ de blé d'un certain homme. Pour éviter que le blé soit déraciné, l'homme décide d'attendre la moisson avant de les séparer. Selon l'explication, l'ivraie représente « les fils du Malin » (οἱ υἱοὶ τοῦ πονηροῦ, Mt 13.38). Ici, il faut comprendre « le Malin » comme titre (Jn 17.15 ; Ep 6.16 ; 1 Jn 2.13–14 ; 5.18–19, cf. Mt 5.37 ; 6.13), puisque l'ennemi qui l'a semée représente le diable (ὁ διάβολος, Mt 13.39).Footnote 17 Ainsi qu'on ramasse l'ivraie, à la fin du monde les anges ramasseront « toutes causes de chute » (πάντα τὰ σκάνδαλα, Mt 13.41)Footnote 18 pour les mettre hors du Royaume du Fils de l'homme. Si les « causes de chute » sont celles que le diable a semées, cela doit être « les fils du Malin », autrement dit, les fils du diable. L'usage de cette expression se fait l’écho de la terminologie eschatologique de la communauté de Qûmran (par ex., « fils de Bélial » ; « fils des ténèbres » ; « fils de la perversion » ; voir ci-dessous).Footnote 19 Autrement dit, l'ivraie (τὰ ζιζάνια), « les fils du Malin » (οἱ υἱοὶ τοῦ πονηροῦ), et les « causes de chute » (τὰ σκάνδαλα) sont tous équivalents dans ce contexte.Footnote 20 Il est évident que « les fils du Malin » et « Satan » ne fonctionnent pas comme équivalents exacts dans cet exemple, mais plutôt que le diable occasionne « toutes causes de chute ». En d'autres mots, chaque cause de chute provient de Satan.
4. Le diable et le concept de trébucher dans les sources qumraniennes
En résumé, dans le texte de Matthieu, Satan est non seulement celui qui fait trébucher directement (Mt 16.23), mais aussi celui qui provoque tout ce qui occasionne la chute (Mt 13.24–30, 36–43), cela veut dire, toute tentation de pécher. Ainsi, il est l'instigateur de chaque péché, directement ou indirectement, et il personnifie ce qu'il fait. Parmi les Manuscrits de la Mer Morte se trouve un concept équivalent, parfois exprimé en utilisant le même langage imagé.
4.1 Un commentaire eschatologique (4Q174)
Auparavant connu sous le nom de « 4QFlorilegium », 4Q174 a été rebaptisé « Midrach eschatologique » (« Der Midrasch zur Eschatologie »),Footnote 21 ou plus récemment « Commentaire eschatologique A » (« Eschatological Commentary A »),Footnote 22 tout en reconnaissant que l'auteur a regroupé des versets bibliques qui, d'après lui, parlent des Derniers Jours. Ainsi, 4Q174 fait partie d'une collection de commentaires eschatologiques, à laquelle appartiennent également 4Q177, un manuscrit très fragmentaire, et peut-être d'autres.Footnote 23 Le manuscrit date de la fin du 1er siècle av. n.-è. et le texte lui-même remonte probablement à environ un demi-siècle plus tôt.Footnote 24 Le texte reflète bien l'idéologie eschatologique de la communauté, selon laquelle elle lutte contre ses ennemis pendant une période de persécutions avant que l'eschaton ne survienne. Voici, la partie qui nous intéresse :
Quant à ce qu'Il a déclaré à David : « Je t’[accorderai] le [repos] face à tous tes ennemis » (2 S 7.11b), cela signifie qu'Il leur accordera le repos face à [tou]s les Fils de Bélial, qui les font trébucher (המכשילים אותמה) afin de l[es] détruire [par] leur [méchanceté] comme ils sont venus avec le dessein de [B]él[i]al afin d'amener les F[ils] de Lu[mière] à trébucher (להכשיל). Ils ont tramé contre eux de méchants desseins [afin qu'ils tombent entre les m]ains de Bélial à cause de (leur) offense (commis par) inadvertance משגת א[ש]מה).Footnote 25
(4Q174 Col. iii, Frag. 1, 21, 2 : l.7–9)Il est fort possible que 4Q177, où on trouve également la forme מכשילים (« ils font trébucher », 4Q177 Col. ix, Frag. 11, 10, 26, 9, 20, 7 : l.7), exprime des idées semblables, mais le manuscrit est trop fragmentaire pour en tirer des conclusions solides.
Dans la littérature qumranienne Bélial joue grosso modo le même rôle que Satan dans le Nouveau Testament, bien que la littérature qumranienne ne le caractérise pas invariablement.Footnote 26 Ainsi, l'image de son rôle que l'on rencontre dans les cas de 4Q174, et qui s'accorde avec la vision du monde dualiste qui revient dans d'autres textes de la communauté qumranienne,Footnote 27 est assez proche de ce que l'on trouve dans la parabole de l'ivraie :Footnote 28 Bélial charge ses émissaires de provoquer la communauté (les Fils de Lumière) à pécher. En outre, les deux royaumes, celui des méchants et celui des justes (cf. « le bon grain, ce sont les sujets du Royaume ; l'ivraie, ce sont les sujets du Malin », Mt 13.38), resteront entremêlés pendant l’époque actuelle, bien qu'ils seront séparés à la fin (cf. « Laissez l'un et l'autre croître ensemble jusqu’à la moisson », Mt 13.30).
Ce que nous intéresse est naturellement la terminologie que l'auteur a choisi ici, celle de « trébucher ». La Septante et les révisions juives traduisent la racine hébraïque employée par l'auteur de 4Q174, כשל, plusieurs fois avec le substantif σκάνδαλον ou le verbe σκανδαλίζειν.Footnote 29 Selon James E. Harding, l'auteur de 4Q174 exploite un jeu de mots entre les racines כשׁל (en hifil « faire trébucher ») et שׂכל (en hifil « rendre intelligent »), que l'on trouve déjà en jeu dans Dn 11.33–5, pour distinguer sa communauté de ceux qui ne lui appartiennent pas. Harding soutient que ce jeu de mots est également présupposé plusieurs fois dans le Nouveau Testament, notamment où σκανδαλίζω et συνίημι sont mis en contraste (c.-à-d., Mt 13.21, 23, cf. Mt 13.51, 54, 57 ; 15.10, 21 ; 1 Co 1.18–25 ; 2 Co 11.29).Footnote 30 Ainsi, dans 4Q174 Bélial représente « an obstacle in God's plan for his people »,Footnote 31 tout comme Satan (sous la forme de Pierre) l'avait fait pour Jésus dans Mt 16.23.
4.2 Les Hymnes de Qumran
Le thème de la lutte contre les ennemis de la communauté est repris dans Les Hymnes de Qumran. Plusieurs copies sont conservées, dont la plus complète, le manuscrit 1QHodayota (1QHa), conserve 28 colonnes incomplètes d'un rouleau ; les autres (c.-à-d., 1QHb et 4QHa–f) sont tous fragmentaires. 1QHa, qui date de d'environ 30–1 av. n.-é., regroupe les hymnes, dont une partie s'exprime à la première personne (« je »). Que cette voix représente celle du Maître de Justice lui-même, chef de la communauté qumranienne, ou que cet usage ait une fonction purement rhétorique,Footnote 32 cela représente clairement une position sectaire. La partie qui nous intéresse appartient à ce groupe :
Je Te rends grâce, ô Seigneur, car Tu m'as mis dans le sachet des vivants (בצרור החיים), et Tu me protèges de tous les pièges de la fosse (מוקשי שחת).Footnote 33 Car des violents guettent mon âme, tandis que moi, je reste attaché à Ton alliance. Ils ont un conseil frauduleux (סוד שוא) et la congrégation de Bélial (ועדת בליעל)! Ils ne savent pas que mon poste vient de Toi!
(1QHa x.22–4)La phrase « Je Te rends grâce, ô Seigneur » indique le commencement d'un nouvel hymne, dont l'imagerie évoque manifestement la chasse. Puisque le Seigneur l'a ramassé dans son sac (צרור ; voir 1 S 25.29), l'auteur ne tombera pas dans les pièges que « la congrégation de Bélial » lui a tendu. En fait, ce sont eux-mêmes finalement qui vont tomber dans les pièges (פחים) qu'ils ont tendu (1QHa x.31). Le mot clé, « piège » (מוקש), est le mot le plus fréquemment traduit par σκάνδαλον dans la Septante,Footnote 34 reflétant le sens fondamental du terme grec.Footnote 35
Comme cela était le cas dans 4Q174, le texte de 1QHa met en opposition deux groupes : d'un côté ceux qui appartiennent à la communauté sectaire et de l'autre côté leurs adversaires. Le texte envisage non seulement des adversaires spirituels, mais aussi des adversaires terrestres. Selon l'auteur, en entrant dans la communauté, on est sauvé de toutes ruses de Bélial,Footnote 36 et en adhérant fidèlement à l'alliance du Seigneur, on reste parmi les rachetés (x.30, cf. CD xiv.2 ; 4Q267 (4QD-b) 9 v.5).
4.3 La règle de la communauté
On a associé l'image de « trébucher » à la lutte entre deux « royaumes » opposés encore dans la charte de la secte, La règle de la communauté. En bref, La règle concerne la gouvernance du groupe, et non exclusivement le comportement des membres de la communauté, ou comment un postulant peut devenir membre à part entière, par exemple. Elle tente également d'exposer leur base idéologique, voire théologique.
Comme on pouvait s'y attendre, La règle partage le même dualisme que l'on a déjà remarqué dans les exemples précédents : le dualisme cosmique se manifeste par le dualisme sociétal. Cela veut dire que les croyants vivent dans une ère où Bélial dirige le monde (par ex., CDaiv.12 ; cf. Jn 14.30 ; 2 Co 4.4) et sa domination se manifeste par les activités des « hommes de perversité ». En contraste, le groupe se considère comme « un temple pour Israël … la précieuse pierre d'angle dont les fondations ne seront ni ébranlées ni déplacées … une maison de vérité et de perfection en Israël » (1QS viii.5–9). L'usage de la terminologie de la guerre est très marqué : la communauté se considère comme un ensemble de guerriers en alliance avec Dieu qui attendent la guerre finale.
L'Instruction sur les deux esprits
La partie de La règle qui nous intéresse d'abord est connu sous le nom de « L'Instruction sur les deux esprits » (1QS iii.13–iv.26). Cette section a un caractère assez différent du reste du texte, si bien que l'on doit conclure que, soit un rédacteur a intégré un texte indépendant dans La règle, soit cette section indépendante reflète une étape dans le processus éditorial. En outre, certaines questions continuent à diviser l'opinion : Présente-elle une unité littéraire ? Est-elle antérieure à la communauté qumranienne ? En bref, la genèse de l’Instruction sur les deux esprits, elle-même, demeure un sujet de débats.Footnote 37 Dans tous les cas, il paraît évident que le rédacteur de La règle l'a trouvée suffisamment en accord avec la théologie qu'exprime le texte dans son ensemble pour vouloir l'intégrer.
Voici la partie qui nous intéresse :
En la main du Prince des Lumières (est) la domination de tous les fils de justice : ils marchent dans les voies de lumière. Mais en la main de l'Ange des Ténèbres (מלאך חושך) (est) la domination des fils de l'injustice (בני עול) : ils marchent dans les voies des ténèbres. Par l'Ange des Ténèbres (est provoqué) l’égarement de tous les fils de justice : tous leurs péchés, leurs fautes, leurs culpabilités et les transgressions de leurs œuvres (s'effectuent) sous sa domination (בממשלתו), conformément aux mystères de Dieu, jusqu’à son terme. Et toutes leurs afflictions, et les moments de leur détresse (se passent) sous sa domination hostile ; et tous les esprits de son lot (רוחי גורלו) font trébucher (להכשיל) les Fils de Lumière ; mais le Dieu d'Israël et son ange de vérité viennent en aide à tous les Fils de Lumière.
(1QS iii.20–5)Footnote 38Selon L'Instruction sur les deux esprits, Dieu a assigné aux hommes deux esprits : l'esprit de vérité et celui du mensonge, respectivement sous le commandement du Prince des Lumières et de l'Ange des Ténèbres. Le rapport entre le dualisme cosmique et le comportement de tout individu est bien évident. Ainsi, les deux empires continuent d’être en conflit jusqu’à la « visitation » de Dieu.
Comme nous l'avons déjà noté, les textes sectaires parlent en général d'une ère où Bélial dirige le monde. Dans L'Instruction sur les deux esprits, c'est l'Ange des Ténèbres qui est son équivalent fonctionnel. Son rôle est bien semblable à celui de Bélial dans son conflit avec le Prince des Lumières dans l’Écrit de Damas (CD v.18 ; 4Q266 3 ii.5 ; 4Q267 2.1) ou l'Ange Michel dans le Rouleau de la guerre (1QM 17.6–7).Footnote 39 En outre, la terminologie de « domination (de Bélial / l'Ange des Ténèbres) », « Fils de Lumière », « lot (de Bélial / l'Ange des Ténèbres) », etc., que l'on trouve dans la partie de l'Instruction sur les deux esprits citée ci-dessus, est très répandue dans la littérature de la communauté qumranienne, et le même jeu de mots entre les racines כשׁל et שׂכל que Harding a observé dans 4Q174 (voir ci-dessus) revient dans L'Instruction sur les deux esprits.Footnote 40
4.4 Les sources qumraniennes : Résumé
Il existe d'autres exemples dans lesquels la terminologie est pertinente (par ex. « pierre d'achoppement » ; « trébucher » ; « Bélial ») et qui peuvent appartenir à ceux examinés ci-dessus, mais ils sont trop fragmentaires pour pouvoir en tirer des conclusions solides.Footnote 41 Ce qui est clair à partir des exemples ci-dessus, c'est que la littérature qumranienne a parfois choisi d'exprimer l'activité de Bélial (ou l'Ange des Ténèbres) en utilisant le langage de « trébucher » et « prendre au piège ». Bélial, comme Satan dans l’Évangile selon Matthieu, non seulement fait trébucher mais aussi provoque tout ce qui occasionne la chute. Il est le chasseur et le piège. Du point de vue anthropologique, la menace est extérieure : c'est une force contre laquelle on doit lutter.
5. Racines bibliques
L'association entre les concepts de « trébucher » et de « pécher » tient ses racines de la Bible hébraïque. Par exemple :
C'est pourquoi je vous jugerai, chacun selon ses chemins, maison d'Israël, oracle du Seigneur Dieu. Revenez, détournez-vous de toutes vos rébellions, et l'obstacle qui vous fait pécher (מכשול עון) n'existera plus.
(Ez 18.30, cf. 1 S 25.31 ; Is 57.14 ; Ez 7.19 ; Ps 119.165)Quelquefois c'est l'idolâtrie que l'on identifie comme l'occasion de péché (par ex. Ez 14.3, 4, 7 ; 44.12 ; Sir 47.23). En bref, dans la Bible hébraïque la pierre d'achoppement – c'est à dire, tout ce qui fait trébucher – signifie le péché lui-même ou tout ce qui fait pécher (par ex., des idoles).Footnote 42
Parmi les Manuscrits de la Mer Morte, on peut également découvrir les textes qui parlent des idoles ou des dieux étrangers comme un piège, sans faire allusion à Bélial (par ex., 1Q22 i.7–8 ; 4Q216 ii.7, cf. 4Q368 2.4 ; 11Q19 ii.5 ; LXX Jg 2.3 et versions hexaplariques à Dt 7.16). Quelques exemples reprennent simplement le langage biblique. La règle de la communauté, par exemple, charge les prêtres et les Lévites de maudire des adhérents qui entrent dans l'Alliance puis deviennent ensuite apostats « par ses idoles (בגלוליו) et par la pierre d'achoppement de son péché (מכשול עוונו) » (1QS ii.11–17, cf. Ez 14.4, 7). Dans ce cas c'est l'individu lui-même – et pas Bélial ou un autre pouvoir externe – qui semble être responsable du péché qui le fait trébucher, même s'il appartient au « lot de Bélial » (גורל בליעל, voir 1QS ii.1–10).Footnote 43 Une idée semblable est exprimée dans Les Hymnes de Qumran, à savoir que ceux qui conçoivent les complots de Bélial (זמות בליעל יחשובו) mettent « la pierre d'achoppement de leur péché » avant eux, en cherchant Dieu « par les idoles (בגלולים) » (1QHaxii.13–15, 19).
Les Manuscrits de la Mer Morte témoignent clairement d'une période pendant laquelle on a commencé à transférer la responsabilité du péché aux pouvoirs externes (démons, mauvais esprits, Satan, Bélial, etc.).Footnote 44 Pour cette raison, on trouve non seulement la terminologie de « trébucher » employée dans son sens biblique, mais aussi l'imagerie biblique transférée aux pouvoirs externes, notamment Bélial. Même dans un seul texte, cette distinction peut s'estomper (par ex., 1QHa). Dans la Bible hébraïque, c’était généralement les idoles ou la faiblesse de l'esprit humain qui fait trébucher. Pour la communauté de Qumran, c’était généralement Bélial ou son équivalent, l'Ange des Ténèbres, qui occasionne chaque trébuchement.
6. La littérature péritestamentaire
L'emploi de l'image de « trébucher » pour caractériser des forces maléfiques externes ne se manifeste pas exclusivement dans la littérature sectaire. Ce motif, qui s'exprime clairement dans la littérature rabbinique plus tardive, comme nous le verrons plus loin, se reflète dans une certaine mesure également dans la littérature péritestamentaire. Par exemple, dans le livre des Jubilés, Moïse supplie Dieu pendant son séjour au sommet du mont Sinaï de ne pas permettre que son peuple tombe sous la domination de l'esprit de Béliar de peur qu'il les « prenne au piège » pour les détruire (Jub 1.20).Footnote 45 Une association avec l'idolâtrie et l'adoration de dieux païens s'impose selon le contexte : les dieux étrangers seront pour eux une « pierre d'achoppement » et un « piège », entre autres choses (Jub 1.9–11).Footnote 46 Dans le Testament de Reuben c'est la fornication (ἡ πορνεία), le thème central de ce testament, qui semble constituer « une occasion de chute à cause de(?) Béliar »Footnote 47 (πρόσκομμα τῷ Βελιάρ, T. Reub 4.7, cf. T. Reub 5.6–7 ; T. Sim 5.3 ; T. Dan 1.7 ; 3.6 ; 5.6–7 ; T. Benj 6.1 ; 7.1–2).Footnote 48
7. Développement dans la littérature rabbinique
On retrouve le développement que l'on a remarqué dans la littérature qumranienne clairement exprimé dans la littérature rabbinique plus tardive. Ainsi, on peut suivre la trace d'une trajectoire théologique – voire exégétique – des derniers siècles de la période du Second Temple jusqu’à la fin de l'Antiquité tardive, au milieu de laquelle se situe l'ajout rédactionnel de Matthieu.Footnote 49
Dans la littérature rabbinique, les Sages appliquent la terminologie de « trébucher » au « Penchant mauvais » (יצר הרע). Par exemple, le Talmud de Babylone (b. Sukkah 52a) a conservé une tradition selon laquelle le Penchant mauvais a sept noms, dont un est « pierre d'achoppement » (מכשול). Pour preuve, on cite Is 57.14 (« Remblayez la chaussée, dégagez le chemin, faites sauter tout obstacle du chemin de mon peuple »). Cette tradition est attribuée à R. Avira (amora palestinien des 3e–4e siècles) ou, selon certains (איתימא), à R. Joshua b. Levi (amora palestinien de la première moitié du 3e siècle et aggadiste très réputé).Footnote 50 L'attribution de la tradition exégétique à deux sages met en doute sa précision ; ainsi elle peut être un peu plus tardive que les sages nommés.Footnote 51
On retrouve une tradition semblable dans Pesiqta de Rav Kahana (24.17) :
Le Penchant mauvais est une grande pierre d'achoppement pour le monde [ou selon certains manuscrits : une pierre d'achoppement dans ce monde], mais ciselez-la petit à petit jusqu’à ce que l'Heure arrive puis je l'enlèverai du monde.Footnote 52
Cette tradition nous propose une interprétation d'Os 14.2b (« … car ta faute t'a fait trébucher ») attribuée à R. Simeon bar Yohai (tanna palestinien du 2e siècle). Selon le texte, R. Simeon cite Ez 36.26 pour soutenir son exégèse.Footnote 53 La date de Pesiqta de Rav Kahana, qui a des origines palestiniennes, reste très contestée : les estimations varient entre le 3e et le 6e siècle.Footnote 54
On retrouve également le concept de « trébucher » relié au « Penchant mauvais » dans un texte plus ancien, à savoir le Targum Jonathan. Le texte biblique de Is 62.10 se lit comme suit :
Le Targum a transformé le texte biblique en (les ajouts explicatifs targumiques en italique) :
Cette tradition targumique remonte probablement à la période tannaïtique et, en tant que telle, constitue peut-être le plus ancien témoignage de l'association entre le concept de « trébucher » et le Penchant mauvais.Footnote 56
Tout en admettant que le concept du Penchant mauvais a bien évolué au sein du Judaïsme de l'Antiquité,Footnote 57 il est à noter que les sages ont choisi de le nommer comme une « pierre d'achoppement » et que cette tradition remonte à la période tannaïtique. En outre, vers la fin de l’époque tannaïtique le « Penchant mauvais » a joué, dans la pensée rabbinique, un rôle semblable à celui que joue Bélial dans les textes de Qumran ou Satan dans la littérature chrétienne primitive.Footnote 58 Cela veut dire que le Penchant mauvais fut un pouvoir externe (c.-à-d. réifié) et démoniaque qui provoque le péché. C'est pour cette raison que Resh Lakish, amora palestinien du 3e siècleFootnote 59 (si on en croit l'attribution dans le Talmud de Babylone !) a pu tenir le Penchant mauvais et Satan pour équivalents : « Satan est le Penchant mauvais [et il] est [également] l'Ange de la Mort (הוא שטן הוא יצר הרע הוא מלאך המות) » (b. B. Bat. 16a).
8. Conclusion
Durant leurs échanges à proximité de Césarée de Philippe, Pierre est devenu l'adversaire de Jésus, son tentateur, et c'est à cause de cela qu'il est rebaptisé « Satan ». La plupart des commentateurs notent la résonance avec la tentation de Jésus, durant laquelle celui-ci réprimande le diable (Mt 4.10).Footnote 60 Ainsi, pourquoi le rédacteur a-t-il ajouté à la réprimande de Jésus les mots supplémentaires : « Tu es pour moi occasion de chute »? En les ajoutant, il a assurément élaboré le jeu de mots fondé sur le nom de Pierre, tout en utilisant un terme favorisé. Si on admet la solution de Schweizer, il s'est même inspiré d'une image bien connue d'Isaïe. Mais ces trois points décrivent l'effet plutôt que la cause. Pourquoi le mot « Satan » a incité le rédacteur à penser à une pierre d'achoppement?
Les textes qumraniens nous apportent un éclairage nouveau sur cette situation. Pour résumer, l'association entre les concepts de trébucher, l'idolâtrie, et le péché existe déjà dans la Bible hébraïque. Vers la fin de l’époque du second Temple, on a imputé progressivement la responsabilité de faire pécher aux pouvoirs externes (par ex., Satan, Bélial), en partie sous l'influence du dualisme. Pour décrire l'activité de ces pouvoirs externes, on a adopté le langage biblique de « trébucher ».Footnote 61 Tout en regroupant les textes qumraniens pertinents, on peut percevoir une trajectoire, qui s'exprime également dans la littérature péritestamentaire et rabbinique, selon laquelle le personnage diabolique (Satan, Bélial, l'Ange des Ténèbres, Penchant mauvais) occasionne toute chute directement ou au moyen de ses agents (comme dans la parabole de l'ivraie). Cette image de Satan comme un obstacle qui fait trébucher cadre parfaitement avec l'image d'un chemin barré qui est rendue plus claire par le rédacteur de Matthieu dans la scène à proximité de Césarée de Philippe.
Du point de vue méthodologique, on ne peut plus supposer que le rédacteur de Matthieu a connu les textes qumraniens et leur a directement emprunté certains éléments. Cela fait davantage penser à des formes littéraires (les béatitudes,Footnote 62 par exemple), à des croyances, à des méthodes d'exégèse communes, et à une expérience de l'hostilité sociale comparable, que les deux communautés (celle du rédacteur de Matthieu et celle de Qumran) ont éprouvé.Footnote 63 De toute façon, l'utilisation de l'imagerie de « trébucher » pour caractériser les pouvoirs maléfiques ne se limite à la littérature sectaire, comme les exemples tirés de la littérature péritestamentaire l'indiquent (tout en admettant que le Livre des Jubilés et les Testaments des Douze Patriarches présente de points communs avec des textes sectaires,Footnote 64 et également que leur origine demeurent l'objet de discussionsFootnote 65).
Les sources qumraniennes et l’Évangile selon Matthieu reflètent une trajectoire théologique commune (le transfert de la responsabilité du péché aux pouvoirs externes), qui a été enracinée dans l'imagerie biblique (« trébucher », « pierre d'achoppement », « piège »), auparavant associée avec l'idolâtrie et l'adoration de dieux païens, et qui se manifeste dans des sources juives diverses.
Ainsi, c'est cela qui a incité le rédacteur à penser au concept de « trébucher » en lisant le mot « Satan », et c'est pour cela qu'il a introduit le terme « occasion de chute » (σκάνδαλον). Cela représente un indicateur supplémentaire des origines juives du rédacteur de l’Évangile selon Matthieu.