INTRODUCTION
Cette étude porte sur les constructions connectées par un et dit «d'opposition», comme Ah! Vous êtes dévot et vous vous emportez! (Molière, Le Tartuffe) ou L'homme est né libre, et partout il est dans les fers, l'incipit fameux du Contrat social, dont la force d'impact a souvent été soulignée. Ce n'est sans doute pas un hasard si cet essai commence par une construction «non marquée». Je parle de «non marquage» lorsque les relations pragma-sémantiques entre deux énonciations ne sont pas explicitées au moyen de connecteurs (pourtant ou mais dans les exemples de Molière et Rousseau ci-dessus). Le «non marquage» tel que je l'entends n'implique nullement que ces constructions constituent un écart par rapport à une norme: il n'y a pas de synonymie entre les constructions marquées et celles où les relations de discours sont non marquées. La sélection par le locuteur de l'option non marquée est un choix délibéré (Corminboeuf, Reference Corminboeuf2009). Il s'agit alors d'identifier les facteurs qui déterminent un tel choix.
Les assemblages d'unités prédicatives examinés dans cette étude affichent une posture argumentative anti-orientée (valeur oppositive, adversative), comme (1) à (4):
(1) Le texte de Meillet pose la question, il n'y répond pas. (discours scientifique)
(2) Ingrid est obligée d'aller à Stockholm pour une affaire urgente. Elle me propose de l'accompagner, je ne veux pas. Elle me propose que quelqu'un vienne me tenir compagnie pendant les journées où elle sera absente, je le veux encore moins. (Bergman, Laterna magica)
(3) Les jeunes filles sont toutes faites pour des monstres, beaux ou hideux, et elles sont données à des hommes. De là leur vie gâchée. (Giraudoux, Judith, II–7)
(4) Ça n'a même pas son agrégation de grammaire et ça ose me tutoyer. (cité par de Cornulier 1985)
L'opposition entre juxtaposition (asyndèse) – exemples (1) et (2) – et connexion au moyen de et (syndèse) – exemples (3) et (4) – est un aspect qui, à ma connaissance, est très peu traité dans la littérature scientifique. Je centrerai le propos pour ainsi dire exclusivement sur les constructions syndétiques du type (3) et (4). Je considère que les constructions articulées par et relèvent du non marquage.
Au plan formel, ces constructions adversatives (généralement) binaires sont formées de deux énonciations syntaxiquement indépendantes. Dans le cadre de cette recherche, ce sont essentiellement leurs aspects sémantico-pragmatiques qui seront documentés.
Dans un premier temps, je montrerai que les notions de parataxe et d'asyndète sont très communément associées à l'expressivité (§ 1.) ou à la composante «émotionnelle» du discours (§ 2.). Au § 3., je tenterai de cerner ce que recouvre cette association, en montrant que ces constructions – que je note {A et Z} – implicitent un jugement subjectif. Je présenterai ensuite le rendement argumentatif de ces constructions, en faisant l'hypothèse que ces contradictions intentionnelles exploitent un phénomène d'attente trompée (§ 4.). Enfin, je me pencherai sur la façon dont les sujets parlants résolvent ce qui, en apparence, constitue une contradiction (§ 5.)
1. L'EXPLICATION PAR L'EXPRESSIVITÉ
La solution paratactique,Footnote 2 ainsi que la figure de l'asyndète, sont traditionnellement mises au compte du concept d’expressivité. Le recours à ce pis-aller explicatif témoigne d'une difficulté à cerner les fonctions du non marquage par rapport au marquage univoque des relations.Footnote 3 Pour le dire autrement, l'idée – revendiquée ou suggérée – est que la parataxe serait fondamentalement expressive.
Dans son Traité de stylistique française, Bally (Reference Bally1909: 264–265) reproduit un extrait d'une nouvelle de Mérimée dont il souligne la «prononciation expressive»:
(5) Allons, debout, Parisien! Voilà bien mes paresseux de la capitale! Il est huit heures et encore au lit! Je suis levé, moi, depuis six heures. Voilà trois fois que je monte; je me suis approché de votre porte sur la pointe des pieds: personne, nul signe de vie! Cela vous fera mal, de trop dormir, à votre âge! Et ma Vénus que vous n'avez pas encore vue! (Mérimée, La Vénus d'Ille, cité par Bally)
Le texte (6) ci-dessous est présenté par Bally comme une «transcription en langue usuelle et banale», «rédigée sous la forme la plus plate et la plus froide», du texte authentique (5):
(6) Levez-vous vite! Vous êtes paresseux comme tous les Parisiens! Vous êtes encore au lit, et il est pourtant huit heures, tandis que moi, je suis levé depuis six heures. Je suis monté déjà trois fois et me suis approché de votre porte sur la pointe des pieds, mais je n'ai rien entendu et personne n'a bougé. Cette habitude de trop dormir vous fera mal à votre âge. Songez aussi que vous n'avez pas encore vu ma Vénus. (Cité par Bally; je souligne en gras)
Pour l'auteur, (5) fait partie de «ces textes [qui] sont parlés et intonés même lorsqu'on les lit mentalement». Entre autres changements,Footnote 4 Bally restitue dans (6) le marquage des relations adversatives (pourtant, tandis que, mais, soulignés en gras). Un ressort de l'expressivité serait donc l'absence de connecteurs, le non marquage des relations de discours, comme c'est le cas en (5).
Tout comme la parataxe, l'asyndète est très communément associée à l'expressivité.Footnote 5 Bonhomme (Reference Bonhomme2010) synthétise les fonctionnalités discursives attribuées à l'asyndète sous la plume des rhétoriciens et des stylisticiens: elle rendrait les «conclusions plus saisissantes, le discours frappant», elle serait «l'ouvrière de la véhémence», elle accentuerait la «rapidité et l’énergie du discours», sa «vivacité», elle révèlerait «l’éthos de l’énonciateur» (par exemple «son irritation plus ou moins feinte, faisant alors apparaître un discours emporté par les sentiments»), son «implication pathémique»; elle éveillerait «la surprise ou la curiosité du lecteur» par le fait qu'elle serait «en décalage avec ses attentes de complétude». L'auteur souligne que ces «effets expressifs» particulièrement diversifiés sont énumérés «au gré des occurrences particulières» relevées, ce que montrent bien par exemple les entrées parataxe et asyndète chez Bergez et al. (Reference Bergez, Géraud and Robrieux1994). Si la parataxe est souvent dépréciée – on lui attribue un caractère familier, relâché – l'asyndète est en revanche généralement valorisée dans la mesure où elle résulterait d'un choix stylistique (Béguelin, Reference Béguelin2010).
Dans une étude sur l'exclamation, Groussier (Reference Groussier1995: 226) propose – c'est assez rare pour être souligné – une définition du concept d’expressivité:
On appellera expressivité la propriété d'une partie d’énoncé de susciter l'attention de S1 (= l'allocutaire) en rompant partiellement la conformité de l’énoncé à l'attente présumée de celui-ci. (. . .) (Double fonction du procédé «expressif»): d'une part, en perturbant la forme de l’énoncé telle que S1 l'attend, il crée un décalage entre attente de S1 et production de S0 (= le locuteur) qui force l'attention de S1. D'autre part, le décalage ainsi créé a pour effet (et pour but?) de déclencher l'activité énonciative de S1 qui est ainsi amené à compléter pour lui-même la phrase incomplète, donc à participer activement à l'acte énonciatif.
Pour Groussier, la sollicitation de l’«activité énonciative» de l'allocutaire serait le moteur de l'expressivité. Cela implique qu'un texte poétique serait particulièrement expressif (au contraire du code civil), soit. Mais cela ne va pas sans poser quelques problèmes, dans la mesure où l'oral spontané par exemple est également réputé expressif: sollicite-t-il pour autant une participation particulièrement active de l'allocutaire? Le problème est qu'il n'y a pas d'interprétation de quelque énoncé que ce soit sans participation de l'allocutaire.Footnote 6
Ce n'est sans doute pas un hasard si la parataxe et l'asyndète sont associées si communément à l'expressivité. Plutôt que de révoquer cette piste souvent mentionnée, il me semble qu'il y a lieu de se demander ce que recouvre le concept d'expressivité et d'essayer d'en identifier les ressorts. A ce stade, une question émerge: si la parataxe est expressive, de quoi est-elle expressive? D'une «émotion», selon certains auteurs: c'est l'objet du paragraphe 2.
2. NON MARQUAGE ET ÉMOTION
La parataxe est communément associée à l'expression (implicite) d'un état affectif. Antoine (Reference Antoine1958) reproduit ces vers tirés de Saint Alexis, où une mère est confrontée à la mort de son fils:
(7) Quant jo t vid net, si n fui liede e goiose;
Or te vei mort, tote en sui coroçose. (Saint Alexis, cité par Antoine)
Le premier vers est constitué d'une proposition «subordonnée» introduite par quant suivie d'une proposition «principale» – si fonctionnant ici, selon l'auteur, comme une «charnière rappel». Le second vers consiste en un «système juxtaposé»: à présent je te vois mort, j'en suis toute meurtrie. Antoine commente ainsi cette différence formelle entre la subordination du premier vers et la parataxe du second:
cette opposition n'est pas seulement d'ordre grammatical, mais prend sa racine dans un changement d'attitude de l'esprit: devant la mort d'un fils, l'appareil logique est trop lourd à porter et la mère affligée associe simplement à la vue du cadavre (le thème) l'expression de sa douleur (le propos). (Antoine, Reference Antoine1958: 436–437)
L'idée suggérée est que le non marquage conviendrait mieux pour témoigner de la douleur de la mère en deuil.
La position de Kitis (Reference Kitis2000) sur and me semble assez proche de celle d'Antoine. L'auteur compare les constructions en p but q aux constructions en p and q. L'hypothèse de Kitis est que et Footnote 7 permet au locuteur d'exprimer – incidemment faudrait-il dire – une «attitude émotionnelle» à travers l’énoncé. L'attitude révélée peut être de la désapprobation, de l'incrédulité, de l'empathie, etc. vis-à-vis d'une situation ou d'un tiers, autrement dit une forme de jugement de valeur qui trahit l'implication du locuteur (mais qui implique aussi l'allocutaire dans la recomposition de cette émotion). En particulier dans des routines adversatives, le connecteur et fonctionnerait comme un moyen rhétorique de transmettre des attitudes émotives à travers les énonciations connectées. Kitis donne cet exemple d'une publicité d'un cigarettier, que je traduis:
(8) Le Théorème de Pythagore compte 24 mots. Le Principe d'Archimède, 67. Les Dix Commandements, 179. La Déclaration d'indépendance américaine, 300. Et la récente législation européenne concernant quand et où vous pouvez fumer, 24’942. (cité d'après Kitis, Reference Kitis2000: 379)
Le connecteur et oblige à détecter des similitudes entre les conjoints et à conclure à l'inutile prolixité de la législation anti-tabac. A noter que celle-ci est évaluée négativement sur la forme (et non sur le fond). Selon Kitis, l'allocutaire sait que le locuteur peut utiliser un connecteur comme mais pour adjoindre des énonciations antithétiques, si bien que l'utilisation de et transmettrait un point de vue subjectif sur la conjonction des deux faits. Il y aurait quelque chose de paradoxal à conjoindre avec et deux énonciations antithétiques: cette dissonance conduirait à la communication d'attitudes émotives. Comme il incombe à l'allocutaire de recomposer cette émotion inscrite en sourdine, cela requiert un minimum de connivence, de connaissances communes pour inférer cette «émotion» qui atteste l'engagement du locuteur dans son discours.
Pour Kitis, il y a une façon conventionnelle de dire les choses – on utilise par exemple mais pour articuler des faits «conflictuels» – et une façon non conventionnelle, la solution avec et. Kitis raisonne par référence aux constructions en mais présumées correspondantes, comme si en quelque sorte on avait déjà paraphrasé la construction. Cela suppose cependant que l'on sache a priori que les énonciations connectées sont antithétiques. Cette position théorique est discutable, dans la mesure où elle a pour conséquence de ranger l'option non marquée dans les marges. Pour moi, il n'y a pas une solution marquée (p mais q) symétrique à une solution non-marquée (p et q), qui véhiculerait le même sens. Les deux constructions adoptent un mode de donation du contenu totalement différent.
Faisons un pas de plus dans la saisie du rapport entre parataxe et expression tacite d'une «émotion». Blakemore et Carston (Reference Blakemore and Carston2005) – lectrices de Kitis (Reference Kitis2000) dont elles reprennent certains exemples – proposent elles aussi une analyse du rôle de and et de but dans des énoncés comme (9)–(10) que je reproduis en traduction française:
(9) Elle voit d'autres hommes et son mari est à l'hôpital. (cité par Blakemore et Carston)
(10) Elle voit d'autres hommes mais son mari est à l'hôpital. (ibid.)
Dans (9), l'ordre des énonciations est indifférent. Le locuteur communiquerait une attitude émotionnelle de surprise, de désaveu. On pourrait en tirer une conclusion évaluative du genre: c'est une «femme de mœurs dépravées». Pour les auteurs, le choix de et aux dépens de mais, révélerait l'implication du locuteur, son attitude incrédule.
Dans (10), l'ordre n'est en revanche pas indifférent: on sait que dans les enchaînements en p mais q, l'argumentation est en faveur de q (Ducrot et Vogt, Reference Ducrot and Vogt1979). Le locuteur donne une explication, des circonstances atténuantes à la dame en question (la fréquentation d'autres hommes est une conséquence de l'hospitalisation de son mari). On serait davantage dans la compassion que dans le désaveu. Pour Blakemore et Carston, la solution avec and véhiculerait un sens différent de la solution avec but, ce qui me semble être une position raisonnable.
Cependant, à mon sens, il y a un biais à comparer – en français du moins – et à mais dans des enchaînements comme (9) et (10). Il faudrait comparer et à pourtant, i.e. à ce qui est comparable. Je prends un exemple de Luscher (Reference Luscher, Moeschler, Reboul, Luscher and Jayez1994) que je décline en quatre versions pour expliquer mon hypothèse de l'affinité entre le potentiel argumentatif de pourtant et celui de et:
(11) Il a pris ses médicaments pourtant il a encore mal. (cité par Luscher)
(11a) Il a encore mal pourtant il a pris ses médicaments. (exemple modifié)
Voyons le comportement de et et de mais entre les deux membres de la construction:
(11b) Il a pris ses médicaments mais / et il a encore mal. (exemple modifié)
(11c) Il a encore mal ?mais / et il a pris ses médicaments. (exemple modifié)
La compatibilité des connecteurs et et pourtant n'est pas influencée par l'ordonnancement des membres de la construction; leur fonctionnement symétrique est largement reconnu. En revanche, l'insertion malaisée de mais – du moins avec le même sens – dans (11c) s'explique par son asymétrie (cf. la dominance du second argument sur le premier, Ducrot et Vogt Reference Ducrot and Vogt1979). Par ailleurs, en français on peut combiner et et pourtant, mais on peut difficilement dire et mais, ce qui constitue un indice supplémentaire du lien entre le potentiel argumentatif de et et celui de pourtant. Footnote 8
Blakemore et Carston parlent de «surprise» pour l'effet de sens associé à and. Pour moi, cette «surprise» résulte d'une forme de contradiction argumentative – que j'appellerai «révision d'une attente forte» (§ 4.1.) – résolue par l’élaboration d'un implicite qui couvre A et Z. Cet implicite est le fait de la construction entière: il n'est pas logé dans le connecteur et, qui n'est pas oppositif en lui-même (voir à ce propos le commentaire de l'exemple 21, infra). Cette composante inattendue est le propre des enchaînements adversatifs du type {A et Z}, comme (3), (4) et (9). Il est assez peu étonnant que les enchaînements en mais véhiculent une charge inférentielle et argumentative totalement distincte.
Ce n'est pas un hasard si je prends mes distances avec les termes «expressivité» et «émotion», en prenant soin de les guillemeter. Lorsque l'on met l’épithète «émotive» dans le titre de son papier, on risque de s'exposer aux foudres aussi bien des psychologuesFootnote 9 – qui s’«émouvront» du caractère rudimentaire de l'approche du phénomène – que des linguistes informés – qui se demanderont légitimement si l’émotion relève en propre de la science linguistique.
Ce sont les travaux de Kitis (Reference Kitis2000) et de Blakemore et Carston (Reference Blakemore and Carston2005) qui m'ont entraîné dans ce terrain délicat et qui me conduisent à dire un mot sur l'utilisation en linguistique du concept d’«émotion». Ces auteurs, principalement Kitis, décrivent le connecteur and (dans des constructions adversatives) comme un moyen de transmettre des «attitudes émotionnelles». Cependant, ni Kitis ni Blakemore et Carston ne théorisent le concept d’«émotion» dont elles se servent. En plus d'une absence de définition de ce qu'est une émotion, on ne connaît pas précisément le statut de ces états affectifs: sont-ils inférés, ressentis ou suscités?
Moyennant certaines précautions, la linguistique a sans doute son mot à dire sur les émotions: plusieurs traditions linguistiques se sont d'ailleurs penchées sur le «langage affectif» (on a fait référence à Bally), l'interaction est volontiers conçue comme un déclencheur d’émotions (Plantin et al., Reference Plantin, Doury and Traverso2000), on parle de verbes «de sentiment», etc. Je laisse ouverte la question de savoir si les états émotionnels (ou plutôt leur «transposition» en discours) peuvent constituer un objet linguistique, pour évoquer les difficultés méthodologiques ciblées par Kerbrat-Orecchioni (Reference Kerbrat-Orecchioni and Plantin2000):
– Le champ de l'affectivité est «indéfinissable». Corollaire: «le risque est alors grand de voir les valeurs affectives se diluer dans l'océan de la subjectivité langagière» (ibid., 43).
– La question de l'existence de «corrélations stables entre des signifiants linguistiques et des signifiés émotionnels» n'est pas tranchée (ibid., 57). Par exemple, la reconstitution de l'organisation du lexique ne donne pas fatalement accès à la «structuration des émotions elles-mêmes» (ibid., 59).
– Il n'y a pas forcément coïncidence entre émotion exprimée et émotion éprouvée; ni entre émotion suscitée et émotion exprimée ou éprouvée (ibid., 59–60). Auchlin (Reference Auchlin2000: 195) dénonce à juste titre «la stratégie qui consiste à prétendre ‘observer’ les émotions dans un corpus donné, comme si les émotions étaient dans le corpus».
Par ailleurs, les «émotions» qu'identifient Blakemore et Carston ont un statut singulier: elles sont implicitées. L’émotion n'est en effet pas décrite verbalement au moyen d'un lexique spécifique. Cela s'explique certes par le fait que «le contrôle social de l'affectivité (. . .) fait largement obstacle à l'expression ouverte des émotions» (Scherer, Reference Scherer1984: 18). Mais comme elles n'ont pas à proprement parler de déclencheur linguistique (une interjection, un verbe «de sentiment», etc.), postural ou même intonatif, les émotions en question sont pour le moins fuyantes. . . En fait, Blakemore et Carston nomment «émotion» un sous-entendu que l'on construit à partir des enchaînements adversatifs connectés par et que j’étudie ici. Etonnamment, elles tendent à reporter cette valeur sur and qui en serait l'unique vecteur. Je préciserai au § 4. les conditions d’émergence de cet implicite, qui procède à mon sens d'une procédure argumentative plus basique.
3. L'IMPLICITATION D'UN JUGEMENT DE VALEUR
3.1 L'implicitation
L'inférence dont il est question – par exemple une incrimination pour l'incipit du Contrat social – est attribuable à l’énonciateur, mais c'est l'allocutaire qui se voit impliqué dans sa recomposition. Cette inférence émerge de la connexion des deux membres de la construction.
Je me limite ici à l’étude des enchaînements adversatifs du type (3)–(4), bien représentatifs de l'implicite véhiculé par ces tours. Je donne ci-dessous un aperçu des formes que prend ce sous-entendu nommé parfois «émotion» ou «expressivité». Cette approche stylistique, qui pourrait prêter le flanc à la critique, sera réévaluée infra: comme je l'ai souligné, cet implicite est en effet une valeur dérivée d'un mécanisme argumentatif plus fondamental que j'exposerai au paragraphe 4.1., infra.
Soit l'exemple (12), où la construction en italique dénonce la banalisation des violences administratives et policières:
(12) D'autres hommes prennent le relais, décident de stratégies policières, de mesures à prendre pour lancer la chasse à l'homme et l'exclusion du territoire. Au bout de la chaîne, deux policiers courent sans savoir après qui, ni pourquoi, juste parce qu'un jeune homme court et qu'il est présumé sans papiers. § C'est insupportable, etnous le supportons. (presse, Le Monde, 07.04.2008; un Malien sans-papiers est mort en se jetant dans la Marne pour échapper à un contrôle de police)
Le parallélisme insupportable / supportons construit un contenu (à première vue) contradictoire, comme l'opposition crier / ne rien entendre dans (13):
(13) Aujourd'hui comme hier, les gens malheureux n'ont pas d'histoire: un milliard d'estomacs crient famine etnous n'entendons rien. (presse, La liberté, 14.08.2010)
Dans (14), la posture attitudinale est également à reconstruire:
(14) Il a pris son fouet par le petit bout, il lui a tapé sur la tête. (. . .) Il a recommencé à taper. § C'est ainsi que sont les hommes: ils devraient se battre eux-mêmes, etils battent leur cheval. (Ramuz, Vie de Samuel Belet)
L'adverbe cataphorique ainsi et le diptyque – présenté comme déterminant le ainsi – caractérisent de manière particulièrement vague le dégoût qu'inspire le genre humain. On attribue à l'asserteur une attitude d'indignation ou de répulsion envers le comportement des hommes.
Dans le fragment d'oral (15), l'usage massif des intensifieurs (totalement, extrêmement, très) est au service d'une axiologisation:
(15) JM: ça me frappe chez les gamins ils ont euh il y a un langage totalement nouveau depuis un / déjà un/ un bon nombre d'années. Euh ils/ les/ les enfants les jeunes ont un langage très spécifique. (. . .) Un vocabulaire extrêmement ramassé. <E: Ouais ouais.> très ramassé très / très très diminué. (. . .) Mais je crois que les gens étaient mieux formés <E: oui possible oui> et donc ça / là il y a une évolution qui / qui va vers le haut. Et puis chez / chez nos gamins les / les enfants enfin les/ les/ la jeunesse. Je veux dire ju / ju / jusqu’à euh vingt-cinq ans là je pense que le langage s'est. Il y a des mots très nouveaux etle langage s'est appauvri. (X) (oral, pfc, Brécey, 50ajm1, gg)
L'argumentation laudative vis-à-vis de la «formation à l'ancienne» est assumée par le locuteur JM. Il utilise le modalisateur je crois que qui trahit son implication. Par la suite, JM entame une construction parallèle, avec le modalisateur je pense que, dans laquelle on s'attend à ce qu'il juge négativement le «parler jeune». Or, après je pense que le langage s'est-, il y a une rupture de construction. Le locuteur ne porte finalement pas de jugement explicite du genre je pense que x. La prise de position peu élogieuse x (rejet, condamnation du «parler jeune») n'est pas prise en charge, elle est à inférer de l'enchaînement il y a des mots très nouveaux et le langage s'est appauvri.
Dans (12) à (15), c'est une dénonciation qui est implicitée. Le caractère potentiellement menaçant d'une dénonciation, pour celui qui la profère, explique sans doute qu'elle soit implicite, ce qui est – en apparence – une manière de l'atténuer. Le locuteur-scripteur dilue sa responsabilité – on sait qu'un sous-entendu est oblitérable (Ducrot, Reference Ducrot1984) – et il incombe à l'allocutaire d'inférer la charge réprobatrice.
Dans (16) à (18), c'est une incrédulité qui est implicitée. Dans (16), il est question du style peu académique d'un athlète:
(16) Bouche bée ou hurlante, éberlué par la performance autant que par cette manière de courir impossible, le public du stade n'en peut plus. Debout comme les autres, Larry Snider lui-même est effaré par ce style impur. Ce n'est pas normal, juge-t-il, ce n'est absolument pas normal. Ce type fait tout ce qu'il ne faut pas faire etil gagne. (Echenoz, Courir)
On infère ici une attitude de stupéfaction, comme l'indiquent les indices suivants, avant la construction soulignée: bouche bée, éberlué, effaré. Les prédicats évaluatifs gradués impur, impossible, absolument pas normal, tout ce qu'il ne faut pas faire viennent préparer l'effet de surprise – à savoir le fait qu'il gagne quand même.
Dans (17), il est question d'une devinette qui a cours au Moyen-Orient («qu'est-ce qu'un Château-blanc-sans-portes?») et que le narrateur d'origine occidentale n'arrive pas à résoudre. Il questionne alors une de ses jeunes élèves:
(17) – Dites donc. . . un Château-blanc-sans-portes. . . qu'est-ce que ça peut bien être?
– Un ŒUF, fit-elle aussitôt. . . vous n'aviez pas deviné? elle est pourtant facile, un enfant la connaît, celle-là. Et elle se recueillit comme pour en mesurer la pertinence et la saveur.
Un œuf? je ne voyais pas. Chirico en personne n'aurait pas trouvé ça, et le moindre de mes élèves pouvait se réjouir de cette association. Comme ni leurs œufs ni leurs châteaux ne devaient s’éloigner tellement des nôtres, c’était donc leur imagination qui différait. Et moi qui les accusais d'en manquer! Mais non, elle s'exerçait dans un autre monde que le mien. (Bouvier, L'usage du monde)
On attribue au narrateur de (17) une attitude de stupéfaction. On notera le superlatif (le moindre) qui fait contrepoids à l'hyperbole Chirico en personne Footnote 10.
Dans (18), le cycliste, dont les propos sont rapportés au style direct, sous-entend qu'il n'a pas eu de défaillance, qu'il évoluait à un très bon niveau (il roulait à 55km/h!):
(18) Tom Boonen (BEL/Quick Step), 2e: «Je suis déçu, bien sûr. Je n’étais pas mal aujourd'hui, je n'ai connu aucun mauvais moment. Mais, quand il (Cancellara) a accéléré, j'ai essayé de suivre et j'ai senti comme des crampes dans les jambes. Il a pris cent mètres et voilà. Je n'avais rien, aucun indice, pour prévoir ça. Je roulais à 55 km/h etil termine avec une minute d'avance. Que dire ? Il était plus fort». (web, lequipe.fr, 04.04.2010; T. Boonen, à propos de sa 2ème place au Tour des Flandres)
Malgré cela, il a été largement battu (son adversaire «termine avec une minute d'avance»). L'attitude implicitée est celle de la résignation ou du fatalisme, hypothèse corroborée par ce qui suit: Que dire? Il était plus fort.
Un élément remarquable est que ces valeurs (incrimination, incrédulité, etc.), peuvent être explicitées (et non uniquement implicitées) et coexister avec le diptyque {A et Z}. C'est l'objet du paragraphe suivant.
3.2 La verbalisation
Il arrive donc que la subjectivation soit à la fois explicite et implicite. Tel est le cas dans (19), où le caractère inattendu (bizarre) et l’état affectif (ce qui m’émeut) sont clairement verbalisés:
(19) [1] C'est bizarre, il n'a pas bien joué cette année et il remporte le tournoi. [2] Il y a des années où il a mieux joué que ça et il n'a pas gagné. (. . .) [3] Ce qui m’émeut, confiait Andreï Chesnokov, ancien demi-finaliste du tournoi (1989), c'est qu'il allait peut-être n'avoir qu'une chance dans sa carrière pour faire ça et il l'a saisie. (presse, L’équipe, 08.06.2009; à propos du tennisman R. Federer)
La composante insolite (bizarre) de [1] et [2] est ici sans doute assez aisée à inférer; on pourrait se passer de l'explicitation c'est bizarre. En revanche, la verbalisation de l’émotion (ce qui m’émeut) de [3] se justifie davantage. Il n'est pas évident pour le lecteur qu'A. Chesnokov soit ému et non seulement surpris du fait qu’il allait peut-être n'avoir qu'une chance dans sa carrière pour faire ça et il l'a saisie. Cette «émotion» ressentie par le protagoniste, qui relève de ‘l'intériorité’ du sujet, est manifestement peu accessible, ce qui peut expliquer qu'elle soit verbalisée.
Dans (20), où une jeune femme explique le début de son apprentissage de l'espagnol, le regard sur la situation – c’était très amusant – est également verbalisé:
(20) JO1: Au lycée par contre j'ai eu la chance de pouvoir prendre l'espagnol en première langue. Voilà.
E: Et euh c’était comment de, de l'apprendre ?
JO1: C’était très amusant parce que je discutais avec le professeur. C’était, je n'avais pas l'impression de travailler. C’était très amusant parce que j'avais les meilleures notes de la classe, et je ne travaillais pas. (oral, pfc, Aveyronnais, 75xjo1, gg)
La locutrice JO1 veut souligner le caractère plaisant (amusant) et surprenant – implicité – d'apprendre une langue apparemment sans fournir d'effort (j'avais pas l'impression de travailler).
Voyons un dernier exemple que j'emprunte aux frères Le Bidois (Reference Le Bidois1967: 237). Les auteurs disent de (21) que «l'emploi de et a un caractère stylistique (ou affectif) accusé, (marqué) par un point d'exclamation»:
(21) Tu me voyais de ta fenêtre, et tu ne venais pas, méchante fille! (Musset, cité par Le Bidois)
La position des auteurs appelle une mise au point en deux volets. (i) Le commentaire cible le rôle de et dans la composante «affective». Cependant, comme on l'a déjà souligné au § 2., ce n'est pas le connecteur en lui-même qui porte cette valeur, mais l'ensemble {A et Z}.Footnote 11 A cet égard, parler de «et d'opposition» (inter alia Antoine, Reference Antoine1958) ou d’«emotive hypotextual and» (Kitis, Reference Kitis2000) constitue un choix terminologique assez malheureux. (ii) Par ailleurs, ce qui est surtout intéressant dans (21), c'est le vocatif méchante fille qui traduit le reproche véhiculé implicitement par la construction {A et Z}.
Les valeurs identifiées (surprise, dénonciation, résignation, etc.) – le plus souvent implicitement – sont dérivées d'un mécanisme inférentiel plus élémentaire que je vais exposer maintenant.
4. LE RENDEMENT ARGUMENTATIF
De mon point de vue, ce qui – dans les constructions adversatives de forme {A et Z} – est nommé «émotion» ou «expressivité» est une inférence de second rang qui tire son origine d'un phénomène argumentatif d'attente déçue.
4.1 L'effet d'attente trompée
Le rendement argumentatif principal de ces constructions {A et Z} est la «révision d'une attente forte». Au plan argumentatif, un ou plusieurs arguments convergent vers un sous-entendu (qui est corroboré donc très probable) qui, contre toute attente, est révoqué dans le second membre. Cette orientation argumentative projetée, i.e. présentée comme fortement prévisible, est finalement invalidée:
(22) CM1: Et euh, quand tu te prends des euh, des vacheries euh, par la gueule quoi, tu vois, à longueur de journée, parce que c'est les profs.
E: Ils sont méchants?
CM1: [. . .] ils sont là pour nous former, pour nous faire rentrer euh un certain nombre de choses dans la tête, <E: Et les profs, c'est surtout des hommes?> pour nous imposer une rigueur. Oui, oui, alors moi je réfléchis, j'avais une majorité d'hommes. [J'avais quelques femmes, et tu vois, et c'est les femmes qui m'ont posé le plus de soucis, c’étaient les plus vaches quoi]. [oral, pfc, 75xcm1, gg]
(23) Il venait de s'apercevoir d'une chose inouïe: les bracelets d'or n’étaient que de la vulgaire camelote. (. . .) Ces bracelets valaient peut-être quelques piastres, et il était allé jusqu'au meurtre pour se les approprier. (Cossery, Mendiants et orgueilleux)
Dans (22), on s'attend à ce que les enseignants-femmes soient moins «vaches» que les enseignants-hommes, attente qui se voit déjouée par la seconde énonciation. Dans (23), la faible valeur des bijoux ne devrait pas attirer la convoitise; or, contre toute attente, le voleur va jusqu'au meurtre de leur propriétaire pour se les approprier.
Au plan morpho-syntaxique, on observe une présence commune de marqueurs scalaires. Dans (22), on notera le superlatif (le plus de soucis, les plus vaches) qui s'oppose à l'indéfini quelques (vs une majorité) à valeur de quantité faible. Dans (23), allé jusqu'au meurtre – qui constitue la plus grande extrémité – est mis en opposition avec quelques piastres (cf. aussi la restriction dans l’énoncé polyphonique: les bracelets d'or n’étaient que de la vulgaire camelote). On peut faire l'hypothèse que ces indices (généralement de haut degré) fonctionnent comme les adjuvants de cet effet d'attente forte contrariée.
Marchello-Nizia (Reference Marchello-Nizia2008) décrit la concession marquée par pourtant comme une «stratégie de surprise annoncée» (l'allocutaire y est préparé). Le non marquage élimine (du moins en apparence, voir 24, infra) cet effet d'annonce, ce qui renforce le caractère inattendu de la séquence suivante. D'où sans doute un sentiment d’«expressivité» accru. Cependant, la surprise dont il est question dans les enchaînements que j’étudie est d'une part généralement anticipée par des informations contextuelles et, d'autre part, comme il s'agit d'une manœuvre argumentative codifiée, on fait mine de ménager cet effet de surprise: or, bien sûr, personne n'est dupe. Ainsi, dans (24), on s'attend à un enchaînement oppositif, la relation étant comme souvent préfabriquée:
(24) BL: non mais c'est vrai parce que cette fille-là elle a vraiment un moral euh, enfin elle r/ e/ elle rigole tout le temps quoi. <E: Mm.> [Elle était sur son lit d'hôpital elle a m/ même pas encore de corset ni rien, elle avait juste des anti-douleurs et elle rigolait malade]. (oral, pfc, Liège, blasl1, lg)
Les énonciations elle était sur son lit d'hôpital, elle a même pas encore de corset ni rien et elle avait juste des anti-douleurs contribuent toutes trois à construire le sous-entendu que la situation n'est pas enviable du tout, qu'il n'y a pas de quoi rigoler.Footnote 12 Mais on s'attend à un retournement argumentatif, en raison de l'assertion préalable cette fille-là a vraiment un moral elle rigole tout le temps. En fait, la construction entre crochets vient étayer cette assertion. Comme dans (22) et (23), on trouve des indices restrictifs (juste, même pas, rien), qui signifient de petites quantités sur une échelle de valeurs, et comme pendant dans la dernière énonciation, un prédicat de haut degré (malade est hyperbolique dans l'exemple analysé).Footnote 13
A mon sens, les valeurs de dénonciation (indignation, incrimination, condamnation, répulsion) et d’étonnement (incrédulité, étrangeté, stupéfaction) sont dérivées de ce phénomène élémentaire d'attente contrariée. Il n'est pas très étonnant que la déception d'une attente débouche sur une incrédulité, que ce qui est contraire aux attentes appelle un rejet ou une condamnation. De même dans (18) supra, la résignation du vaincu découle d'un état de fait surprenant (la force de Cancellara).
4.2 Des contradictions assumées
Dans les adversations de forme {A et Z}, on observe également des marqueurs comme en fait, en réalité, ou en fin de compte qui signalent une réévaluation entre le contenu du premier membre et celui du second membre de la construction. Par ailleurs, ces connecteurs attestent que la contradiction est assumée par le locuteur:
(25) c'est que souvent quand je partais en reportage on me disait mais + dis un truc + qui euh qui montre que tu y as été + donne un détail vivant qui + qui montre que tu y es allée par exemple je sais pas euh + est-ce que il y avait la tempête enfin tu vois c'est des conneries mais + tu vois bon et souvent le mec qui me un des un des mecs qui me reprenait par exemple j’étais allée à Verdun un jour + et on sentait pas en fait que j'y étais allée (oral, crfp, pro-pso-1)
(26) Et, on, on trouve une prairie et puis, le mauvais temps arrive, brouillard arrive, bon, ben très bien ça va être au poil, pa/ on va bien voir comment c'est. Euh, on s'installe, on plante notre tente, ça dure, euh, une petite demi-heure, on s'installe, ben puis s/ on replie notre tente, puis le brouillard se lève, et, on pensait être tranquilles dans notre prairie, et en réalité on était dans la cour d'une ferme. (rires) (oral, pfc, Biarritz, 64aab1, lg)
(27) moi je regarde la télé euh le midi aux informations où on dit ah il faut tout faire pour aider le petit commerce + et en fin de compte on fait tout pour nuire au petit commerce + et on avantage beaucoup les grandes surfaces (oral, crfp, pro-qui-1)
Dans (25), il est question d'une apprentie journaliste à qui on conseille de mettre dans ses articles des détails qui démontrent qu'elle s'est rendue «sur le terrain». Dans (26), le second terme vient s'opposer aux pensées (on pensait. . .) du locuteur lui-même. On construit l'inférence que les protagonistes <n’étaient pas comme ils l'avaient imaginé en pleine nature, dans un cadre bucolique>. Dans (27), la construction d'un implicite du genre <les pouvoirs publics sont inconséquents> est une façon de résoudre la contradiction (entre ce qu’on dit et ce qu’on fait). On notera le parallélisme entre il faut tout faire pour aider le petit commerce et on fait tout pour nuire au petit commerce: deux prédications contradictoires sont mises au compte de l'instance désignée par on.
Charolles (Reference Charolles1984) considère que en réalité fournit «une instruction conventionnelle» qui stipule qu'il «faut voir les faits autrement et rechercher un niveau supérieur de réalité»; le locuteur «signale qu'il a dépassé» la contradiction; à charge de l'allocutaire d'en faire de même. Pour en fin de compte, l'auteur souligne la «dimension temporelle» du connecteur: une chose est p à un certain moment et finit par être q à un moment postérieur. Ces deux connecteurs fourniraient à l'allocutaire une «marche à suivre», une «procédure résolutive» pour dénouer la contradiction entre les contenus de deux segments contigus:
en réalité et en fin de compte signalent (. . .) que celui qui les énonce a trouvé un contexte dans lequel l'incompatibilité n'a plus cours (à charge pour le récepteur interprétant de ‘remplir’ ce contexte qui est présenté comme étant au-delà des apparences – en réalité – ou comme postérieur à un développement événementiel – en fin de compte). (Charolles, ibid., 102)
Ces marqueurs ont «pour fonction d'articuler des contenus opposés de telle sorte que les énoncés dans lesquels ils figurent ne paraissent pas contradictoires» (Charolles, op. cit, 82).
Le choix du connecteur et (et non de pourtant ou mais) remplit aussi la fonction de signaler que les deux conjoints ne sont pas si antithétiques qu'on pourrait le penser. Autrement dit, le connecteur et atténue la contradiction et suggère, si on veut, qu'elle est assumée.
Les indices scalaires et les connecteurs comme en fait ou en réalité, témoignent d'une forme de routinisation de la structure. Les indices scalaires sont les auxiliaires de l'effet d'attente trompée et les connecteurs stimulent la résolution de ce qui n'est qu'en apparence une contradiction.Footnote 14
5. LA CONTRADICTION COMME STRATÉGIE RAISONNABLE
Asserter dans le même mouvement argumentatif p et non-p est une stratégie marquée, un principe de non-contradiction régissant généralement les échanges interpersonnels:
Le principe de non-contradiction fait partie des prétendues ‘lois booléennes de la pensée’ et reste une loi de l'argumentation scientifique. (Rastier, Reference Rastier, Landheer and Smith1996: 143)
On a montré que la contradiction (intentionnelle) est généralement récupérée, postulat que les auteurs du Traité de l'argumentation formulaient à leur façon:
Normalement, quand quelqu'un soutient simultanément une proposition et sa négation, nous pensons qu'il ne désire pas dire quelque chose d'absurde, et nous nous demandons comment il faut interpréter ce qu'il dit pour éviter l'incohérence. (Perelman et Olbrechts-Tyteca, Reference Perelman and Olbrechts-Tyteca1958: 262; § 46 «Contradiction et incompatibilité»)
Cette infraction feinte (donc délibérée) à une norme de rationalité fait que le locuteur assume la contradiction, et suggère parfois – d'une manière ou d'une autre – qu'il est raisonnable, en dépit des apparences. Tout locuteur est en quelque sorte tenu de signaler qu'il est conscient du caractère éventuellement contradictoire de son discours; il y évidemment un jeu sur les attentes interactionnelles. La reconstruction d'un implicite est une forme possible de normalisation.
La stratégie argumentative étudiée dans ce papier relève de l'exploitation de la maxime de relation de Grice (Reference Grice1979). On attend d'un locuteur qu'il ne se contredise pas. S'il se contredit, plutôt que de juger irrationnelle sa conduite langagière, on engage un processus d'inférence pour construire une interprétation qui va au-delà de la coexistence de p et non-p (cf. le principe de pertinence de Sperber & Wilson, Reference Sperber and Wilson1989).
Je réserve pour une autre étude une modélisation plus explicite du processus inférentiel en jeu dans ces constructions non marquées (voir Corminboeuf, Reference Corminboeuf2009 et 2012 pour un aperçu des enjeux). Une telle entreprise nécessite à mon sens de se doter d'une conception de l'inférence qui soit indicielle (l'opération inférentielle porte sur des indices non déterministes), non propositionnelle (les termes de l'opération inférentielle ne sont pas des propositions)Footnote 15 et mémorielle (la construction d'une inférence est liée à un état donné de la mémoire discursive).
6. CONCLUSION
Sechehaye (Reference Sechehaye1926: 174) écrit à propos de l'adage Ars longa, vīta brevis que l'on «présente l'opposition de deux faits dont se déduit implicitement une pensée supérieure, à savoir que dans une vie si courte, il est difficile d'atteindre à la perfection de l'art». Cette «pensée supérieure» est une inférence que j'appelle «de second rang», comme celles que j'ai identifiées au § 4.
Les enchaînements comme L'homme est né libre, et partout il est dans les fers (cité dans l'introduction) conduisent à établir une relation adversative (de contradiction, si on veut) entre les deux membres de la construction: c'est ce que j'appelle une inférence «de premier rang». Ce premier pas inférentiel en entraîne un second, provoqué par l'effet d'attente déçue. Pour l'incipit de Rousseau, cette inférence de second rang – suggérée mine de rien – est une attitude de dénonciation de l'aliénation de la liberté, une exhortation à l'insubordination. C'est cette prise de position implicite, apparemment détachée, du locuteur qui est parfois appelée «expressivité» ou «émotion». J'ai insisté sur le fait que cet implicite de second rang n'est en aucun cas logé dans le connecteur et, mais qu'il émerge de l'enchaînement {A et Z}.
Le non marquage atténue l'opposition pour mieux véhiculer un implicite peut-être malaisé à transmettre de façon explicite. L'opposition ne constitue en effet pas la cible implicite prioritaire. Le caractère paradoxal de ces constructions (l'opposition que l'on reconstruit entre les deux prédications) est au service d'un autre objectif communicationnel. Dans les enchaînements non marqués, l'implicite de second rang prend en quelque sorte le pas sur l'implicite de premier rang (la valeur adversative). Cela expliquerait pourquoi on a l'impression qu'une construction avec et comme L'homme est né libre et partout il est dans les fers transmet mieux la charge incriminatoire qu'une version marquée par pourtant ou or.
Dans les constructions adversatives marquées par un connecteur comme pourtant ou mais, la valeur oppositive est première (elle est marquée explicitement): expliciter les relations, dire L'homme est né libre, pourtant partout il est dans les fers par exemple, c'est assumer, annoncer et asserter la valeur adversative. (L’éventuelle) inférence de second rang est, elle, reléguée à l'arrière-plan.
Le non marquage permet de transmettre implicitement et de façon originale un contenu qui ne pourrait pas être transmis autrement. Il ne s'agit pas d'une façon figurée ou indirecte de dire quelque chose qui pourrait l’être de manière plus économique, plus optimale ou moins ambiguë. Une construction non marquée n'est pas utilisée pour dire les choses autrement, mais avant tout pour dire ce qui ne peut pas être dit autrement.
La parataxe ne constitue en aucun cas un écart à une norme préétablie: telle que je la conçois dans cette recherche, elle n'est pas une figure.