1 INTRODUCTION
L'anglais tient une place de plus en plus grande dans la communication des entreprises multinationales: c'est la lingua franca (English as a Lingua Franca, dorénavant ELF) qui permet aux personnels de communiquer entre eux (House, Reference House2003; Louhiala-Salminen et Charles, Reference Louhiala-Salminen, Charles, Palmer-Silveira, Ruiz-Garrido and Fortanet-Gómez2006), et à l'entreprise de gérer ses contacts commerciaux ou institutionnels. Rares sont aujourd'hui les grandes entreprises, françaises, japonaises, scandinaves ou autres, qui ne proposent pas un accès à une version anglaise de leur site Internet (Bargiela-Chiappini, Reference Bargiela-Chiappini2006: 5). Le panorama suédois que propose Gunnarsson (Reference Gunnarsson, Palmer-Silveira, Ruiz-Garrido and Fortanet-Gómez2006) montre la diversité des pratiques communicatives des entreprises multinationales: envoi vers les divers pays d'informations au sein desquelles chacun prélève ce qui convient à ses publications en langue locale, et dont les variations pointent des différences culturelles, mais aussi production de ‘bi-textes’ (Gréciano, Reference Gréciano and Mejri2003: 84) voulus équivalents. C'est de cette dernière démarche que relèvent partiellement les Principes d'Action du Groupe Lafarge analysés ici.
Dotées d'un statut identique au sein du Groupe, les versions anglaise, ou plutôt états-unienne, et française des Principes montrent cependant des différences qui vont à l'encontre de la volonté de la Direction de produire des textes équivalents et des efforts déployés à cet effet. On se concentre ici sur les positions respectives de la Direction et du personnel inférables des discours de Principles of Action (dorénavant PoA) et de Nos Principes d'Action (dorénavant NPA). Prenant appui sur les traces laissées par les énonciateurs, l'analyse comparative des discours met en lumière des dissemblances dans la référence, la désignation ou la quantification des protagonistes. Celles-ci permettent de conclure que les énonciateurs déploient des stratégies différentes, participant ainsi à la représentation d'univers de travail, et éventuellement culturels, différents.
Après une brève présentation de l'arrière-plan théorique sur lequel on prend appui et des documents analysés, on procède à une analyse croisée, articulant le cadre formel de l'énonciation, les désignations et les quantifieurs pour comprendre les relations qu'entretient l'énonciateur de chaque version (la voix de la Direction) avec son personnel.
2 CADRAGE THÉORIQUE
L'analyse de discours dans laquelle s'inscrit cette recherche se caractérise par sa conception énonciative (Peytard et Moirand, 1992: 42) et son objectif. Elle vise, à travers une description fine des formes de la langue (traces des opérations de référence et d'énonciation, leur distribution et leur combinaison), à mieux comprendre le fonctionnement d'une institution (entreprise, media, etc.) à partir des genres discursifs qui y sont produits (Moirand, Reference Moirand1992: 30). De ce fait, son objet n'est ‘ni l'organisation textuelle considérée en elle-même, ni la situation de communication, mais l'intrication d'un mode d'énonciation et d'un lieu social déterminés’ (Maingueneau, Reference Maingueneau1995: 7–8). Par ailleurs, les discours professionnels, lieu de nombreuses études visant à comprendre le fonctionnement et les régularités des genres auxquels ils appartiennent (Bhatia, Reference Bhatia1993), suscitent des interrogations sur les processus d'écriture au sein des entreprises (Bhatia, Reference Bhatia2004: 162, 205–206). Ces derniers, parfois complexes, relèvent d'une démarche plus souvent collective qu'individuelle, ce qu'illustrent PoA et NPA.
Envisager que les discours renvoient à des univers culturels différents implique cependant de préciser en quel sens on entend le terme culture. L'approche la plus fréquemment citée dans le monde professionnel est celle de Hofstede qui, s'appuyant sur une enquête basée sur des milliers de questionnaires remplis par des personnels IBM d'une cinquantaine de pays, en rassemble les résultats sous la forme de scores sur quatre – aujourd'hui cinq – dimensions différentes (Hofstede, Reference Hofstede1984 [1980]; Reference Hofstede2001). Assimilée à une programmation mentale et collective (Campbell Reference Campbell, Niemeier, Campbell and Dirven1998: 32), la culture et les scores qui en mesurent les effets, pays par pays, sont souvent utilisés pour catégoriser les individus comme ‘individualistes ou collectivistes’, ‘respectant une plus ou moins grande distance hiérarchique,’ etc., amenant à attribuer les échecs de la communication interculturelle au facteur culturel. Ce genre d'utilisation est, à juste titre, perçu comme abusif (Sarangi, Reference Sarangi1994).
Le courant dans lequel s'inscrit notre recherche ne renvoie ni à des comportements ni à des valeurs statistiquement plus présents dans une société donnée mais cherche à déterminer le système de sens que partagent ses membres (d’Iribarne, Reference Iribarne2008). Dérivée des réseaux de signification de Weber (Geertz, Reference Geertz1973: 5), l'approche interprétative qu'a initiée d’Iribarne (Reference Iribarne1989) dans le monde professionnel croise les données obtenues lors d'enquêtes de type ethnographique en entreprise et les diverses formes, sociales, politiques, interpersonnelles, que revêtent les manières de vivre ensemble dans ces mêmes sociétés. N'excluant nullement les divergences individuelles, la contingence ou l'évolution dans le temps, ‘[l]a culture [. . .] n'est pas directement observable mais latente en ce qu'elle ne s'identifie pas aux comportements explicites mais renvoie à des modèles de références implicites qu'il faut identifier’ (Chevrier, Reference Chevrier2008: 77).
3 CONTEXTUALISATION DES DONNÉES
PoA et NPA (respectivement 2454 et 2975 mots) sont des documents hybrides à plusieurs titres. Bien que relevant du genre ‘code éthique’, ils s'en distinguent par l'inclusion de ‘règles de conduites explicites’Footnote 1 (Isaac et Mercier, Reference Isaac and Mercier2001: 8) généralement réservées à l'Intranet des entreprises. Publications téléchargeables du site Internet du Groupe, ces Principes participent à son identité institutionnelle (‘Corporate identity’ (Bhatia et Lung, Reference Bhatia, Lung, Palmer-Silveira, Ruiz-Garrido and Fortanet-Gómez2006: 267)), alors qu'ils constituent avant tout des documents adressés par la Direction du Groupe mondial à son personnel: ‘Le document Principes d'Action [. . .] indique à chaque collaborateur la direction à prendre, dans une organisation plus vaste, multiculturelle et en croissance rapide’ (extrait du journal interne). ‘Bi-textes’ puisque NPA est la traduction de PoA, ils résultent aussi d'une écriture collective un peu particulière: les cadres dirigeants responsables du projet auprès de la Direction ont écrit (en ELF) le texte qui allait, au terme d'une coopération avec le comité de lecture ‘américain’ (cinq managers ‘internationaux’Footnote 2 et cinq anglophones), devenir PoA. Face à une genèse aussi complexe, il semble bien difficile de catégoriser le mode d'écriture de ces documents.
Par ailleurs, ayant eu accès aux nombreux documents de travail, nous avons pu mesurer l'évolution des discours initiaux en ELF (Moirand et Felten, Reference Moirand and Tréguer-Felten2007: 21–31) pour traduire la voix de la DirectionFootnote 3 en un discours en anglais apte à « guider » le personnel anglophone: 35% d'Anglo-saxons et 55% d'autres nationalités, tandis que NPA devait s'adresser aux Français (10%). PoA apparaît comme la matérialisation d'une vision ‘internationale’, imprégnée du management à l'américaine prévalant dans les entreprises internationales que symbolise le comité de lecture. De fait, l'écriture des documents des multinationales est rarement simple (Angouri et Harwood, Reference Angouri and Heywood2008). L'appartenance française du Groupe a certainement également influencé toute cette construction, ne serait-ce que dans la décision de confier aux mêmes managers (deux Français et un Néerlandais) la responsabilité de l'ensemble du projet – y compris l'adaptation, après traduction, de NPA – afin, selon le P.-D.G. lui-même (Collomb, Reference Collomb2007: 11), de garantir l'identité entre les deux versions. Or, en dépit de cette construction élaborée, ces deux versions montrent des différences sémantiquement significatives.
On a relevé tous les passages dont les formulations s'opposaient et tenté d'en déterminer les raisons. Par exemple, le nous collectif ambigu propre à ce genre de discours (Suomela-Salmi et Gambier, Reference Suomela-Salmi, Gambier, Moirand, Ali-Bouacha, Beacco and Collinot1994: 221) n'abrite pas toujours les mêmes référents dans PoA ou NPA. De même, les désignations/quantifications du personnel allocutaire divergent souvent, concourant à dégager des images différentes des protagonistes. On a recherché dans la nature linguistique des quantifieurs, puis dans l'environnement discursif des syntagmes, l'origine des dissemblances et mobilisé à cet effet le modèle d'analyse de Greimas (infra) ainsi que la théorie des cas profonds (Fillmore, Reference Fillmore, Cole and Sadock1977) ou ‘rôles sémantiques’. En effet, faute de pouvoir rapprocher les fonctions grammaticales d'une langue à l'autre, on a analysé les relations des syntagmes désignatifs avec leur cotexte (ou environnement verbal) déterminant ainsi leurs fonctions ‘dans la configuration sémantico-logique censée représenter le sens de la phrase’ (Riegel, Pellat et Riou, Reference Riegel, Pellat and Riou1994: 125). On ne s'est donc pas intéressé au verbe et au sujet mais à l'action – ou au processus – et à celui qui l'accomplit ou la subit. On a ainsi mis au jour les positionnements accordés à l'allocutaire individuel ou collectif. Ainsi, dans:
(1) Donner ànos collaborateurs toutes les opportunités de contribuer au succès du Groupe. Nos collaborateursincarnent la culture et le savoir-faire du Groupe
le syntagme nos collaborateurs apparaît successivement comme bénéficiaire de l'action donner, agent de contribuer (après décomposition en deux phrases successives) et agent d’incarner. On a parfois procédé à quelques transformations quand l'action était transférée sur une autre catégorie grammaticale, comme dans:
(2) Faire de la qualité un engagement de tous nos collaborateurs
où le procès décrit par engagement incombe à tous nos collaborateurs, syntagme jouant donc un rôle d’agent. Les références à l'allocutaire reposant sur des classes de vocables différentes ont ainsi pu être rapprochées, comme dans:
(3) Offering a uniquely participative and supportive environment where people act out of convictions
Créer un cadre de travail participatif et stimulant, où l'initiative personnelle est encouragée
L'indéfini people, agent de act n'a pas de réel pendant dans NPA: c'est d'aptitude personnelle qu'il est question, caractérisant transformé en de chaque individu, siège du procès – ‘entité où se manifeste un état physique ou psychique’ (ibidem). Plusieurs niveaux de différence sont alors apparus: une action (PoA) vs une aptitude (NPA), un allocutaire dans une masse d'individus indifférenciés (PoA) vs un individu indéterminé doté d'aptitudes qui lui sont propres (NPA).
On a cherché à trouver une cohérence à ces dissemblances et entrepris d'analyser les images discursives des protagonistes se dégageant de chaque version.
4 ANALYSES
L'analyse des discours de PoA et de NPA montre que les images de l'énonciateur, voix de la Direction, de même que celle du personnel auquel il s'adresse divergent d'une version à l'autre.
4.1 L'énonciateur-Direction
La première personne – dans laquelle se reconnaît le je pluriel de la rédaction collective (Kerbrat-Orecchioni, Reference Kerbrat-Orecchioni1980: 41) – et les possessifs qui la relaient dans les discours expriment la voix de l'entreprise, sans pour autant référer systématiquement à une même configuration. Il s'agit soit d'un nous/we, je collectif, voix de la Direction s'adressant au personnel soit d'un nous/we inclusif réunissant ‘le je énonciateur collectif (la direction) et le je lecteur destinataire’ (Cusin-Berche, Reference Cusin-Berche2003: 118), généralement réservé aux relations du groupe avec l'extérieur (environ une dizaine de cas à rapprocher des 134 occurrences de PoA et 131 de NPA).
Le relevé exhaustif des occurrences impliquant simultanément l'énonciateur et l'allocutaire révèle cependant quelques cas insolites, telle une personne inclusive en lieu et place d'un je collectif dans l'une des versions:
(4) Every employee is expected to demonstrate commitment to these values.
Chacun d'entre nous est invité à démontrer son engagement à ces valeurs.
ou une absence d'inscription faisant pendant à une personne inclusive:
(5) Teamwork provides the opportunity to complement our individual skills and strengths and to compensate for our weaknesses and shortcomings.
Le travail en équipe permet de renforcer et d'enrichir les compétences individuelles et de compenser les faiblesses et les lacunes.
Peut-il y avoir un lien entre le sujet traité et ces apparentes anomalies? Dans l'énoncé (4) supra, par exemple, les valeurs en question ont une portée qui dépasse le seul cadre professionnel: courage, intégrité, responsabilité, respect d'autrui Footnote 4. L'énonciateur-Direction de PoA en exige le respect: Every employee is expected to demonstrate commitment [. . .]. À l'inverse, la personne inclusive de NPA se « disloque » pour devenir l'un des membres du Groupe – Chacun de nous – et préfère inviter plutôt qu'exiger. Même phénomène en (5), mais inversé: c'est dans PoA que la personne se disloque alors que l'énonciateur de NPA disparaît derrière une tournure impersonnelle.
On est tenté de voir dans la nature même des vertus à respecter la motivation de la stratégie de l'énonciateur de NPA: en s'imposant les mêmes obligations, la Direction les rend plus acceptables. La même interprétation vaudrait aussi pour (5). En opérant un retrait total au profit d'un discours impersonnel, l'énonciateur ne laisse subsister aucun lien apparent entre l'énoncé et les collaborateurs, quand il s'agit d'évoquer plus intime encore que les qualités morales, l'être lui-même, ses compétences, ses faiblesses ou ses lacunes.
Que dire de la stratégie de l'énonciateur de PoA dans ces mêmes énoncés? Le sujet traité explique-t-il également l'exigence du respect par l'employé de qualités morales et la posture individuelle – apparemment contradictoire – de membre du groupe pour évoquer l'essence même de la nature humaine? Seule une conception de l'entreprise comme une communauté dont la Direction serait à la fois membre et leader moralFootnote 5 le permettrait. Ne disposant cependant que de ces quelques occurrences, on ne dépassera pas le stade des conjectures. La représentation discursive de l'allocutaire apporte un nouvel éclairage.
4.2 L'allocutaire-Personnel
Postulé par cette première personne (Benveniste, Reference Benveniste1966: 82), l'allocutaire prend corps différemment dans les syntagmes désignatifs des deux versions, dans la façon de désigner comme de quantifier l'allocutaire-personnel.
4.2.1 Les désignations
A moins qu'il ne soit scindé en sous-classes comme manager(s) ou responsables, ou simplement people ou personne, l'allocutaire est désigné par les vocables employee ou our people (PoA) et collaborateur (NPA).
L'approche lexicographique montre que, si les deux lexèmes de PoA désignent des êtres animés en position subordonnée (ou d'appartenance), les liens à l'énonciateur diffèrent: au salaire rétribuant le travail de l’employee se substitue une relation d'appartenance teintée d'affectivité ou de familiarité pour our people. Sans procéder à une analyse sémique ‘translangue’ difficilement réalisable (Rastier, Reference Rastier1987: 36), le rapprochement avec le sémème de collaborateur indique des différences significatives dans la relation interpersonnelle évoquée: ni appartenance, ni subordination, mais participation à une œuvre commune.
Les relations représentées sont différentes, l'une asymétrique: la Direction et ses subordonnés (PoA); l'autre, de type (apparemment) horizontal: la Direction et le personnel œuvrant ensemble (NPA).
À ces dissemblances s'ajoutent des quantifications différentes.
4.2.2 Les quantifieurs
Selon la version, les référents convoqués se distinguent soit par le nombre, le syntagme individualisant s'opposant à un syntagme collectif:
(6) Giving our people exciting and challenging responsibilities
Donner à chacun de nos collaborateurs des responsabilités et des défis motivants
soit morphologiquement, un pronom remplaçant le syntagme d'origine:
(7) We expect all of our people to practice the Lafarge Way
Nous voulons que chacun mette en pratique le Lafarge Way
à moins qu'il ne s'agisse de pronoms indéfinis sans recouvrement sémantique intégral:
(8) [. . .] our goal is to help everyone succeed
Notre objectif est d'aider chacun à réussir
Devant la difficulté à appareiller les quantifieurs anglais et français terme à terme, ou l'impossibilité de le faire (Lancri, Reference Lancri1983: 126), on a préféré classer les syntagmes désignatifs selon la singularisation à l'œuvre, en s'appuyant, à cet effet, sur la notation développée par Greimas (Reference Greimas1986: 20) pour les quantifieurs français. Estimant que leur ‘signification ne se précise qu'en relation avec les grandeurs et les collections’, l'auteur les définit par des associations de traits – la grandeur Discrète (D), l'Intégralité (I), la Collection (C) – l'un majeur, l'autre mineur – et la distributivité (T). Cette notation s'est avérée fort utile pour exprimer la distribution et la collectivisation coextensives d'un All of N, ou distinguer un Chaque N d'un Every N (tableau 1).
Tableau 1. La quantification dans PoA et NPA – une comparaison en langue
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary-alt:20160705010357-14581-mediumThumb-S0959269509990457_tab1.jpg?pub-status=live)
*T.I. = Totalité Indifférenciée
Les syntagmes relevés vont d'une singularisation Ø – l'indéfini people –, à la singularisation maximale: tout N. Presque tous les syntagmes désignatifs de PoA (42 sur 48) sont pluriels (sinon morphologiquement, du moins sémantiquement), vs. 31 seulement des 42 syntagmes de NPA.
Les propriétés linguistiques des quantifieurs relevés dans PoA et NPA montrent que la tendance de PoA à collectiviser relève d'une donnée intrinsèque de la langue anglaise, alors que le locuteur français dispose de davantage de quantifieurs singularisants. Par ailleurs, le relevé indique un plus grand nombre de syntagmes désignatifs avec distributif (T) dans PoA (14) que dans NPA (10). Toutefois, les chiffres s'équilibrent si l'on prend en compte les formulations de NPA renvoyant à l'individu, autrement que par un quantifieur, comme dans:
(9) Créer un cadre de travail [. . .] où l'initiative personnelle est encouragée
(10) Ils aident ceux qui font face à des difficultés
On en conclut que la dissemblance perçue lors du rapprochement d'expressions correspondantes (4.2.1 supra) n'est pas d'ordre quantitatif mais concerne les syntagmes comparés terme à terme, amenant à considérer le cotexte des occurrences.
4.2.3 Le cotexte des syntagmes désignatifs
L'analyse des rôles sémantiques révèle une mise en scène de l'allocutaire collectif différente de celle de l'allocutaire individuel.
4.2.3.1 L'allocutaire dans PoA. Comme le montre le tableau 2, dans PoA, les rôles assumés par l'allocutaire collectif sont majoritairement des rôles d'agent de verbes d'action: act, define, seek, implement, etc., ou de siège de procès intellectuels: understand, know. Quand il n'agit pas, celui-ci bénéficie de l'attention de la Direction: il reçoit plus qu'il ne donne, ce dont témoigne particulièrement le cotexte des 16 occurrences de our people, avec: offering a uniquely [. . .] supportive environment; give [. . .] exciting, challenging responsibilities, expressions qui, associées à la métaphore filée de la mère nourricière pour caractériser l'environnement de travail créé pour lui (foster), apparaissent cohérentes avec le trait/affectif/de la désignation our people. Tous ces éléments, ainsi que les nombreuses occurrences des vocables common ou share, évoquent une communauté chaleureuse, ce à quoi concourt également l'opposition contrastive unissant dans un même souffle l'énonciateur-Direction et l'allocutaire-our people, atmosphère absente du: notre Groupe et nos collaborateurs de NPA.
Tableau 2. Les rôles sémantiques
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20151017034351451-0857:S0959269509990457_tab2.gif?pub-status=live)
A = Agent; S = Siège; B = Bénéficiaire; O = Objet; P = Patient
Les syntagmes désignant l'allocutaire-individu assurent également des positions agentives, mais souvent assorties d'une modalité déontique. C'est à l'individu (ou aux individus, du fait de l'affinité des quantifieurs anglais avec le pluriel) que l'énonciateur indique ses obligations, ne le plaçant qu'une fois en position de bénéficiaire. Par ailleurs, la présence – surtout auprès d’employee(s) – de vocables tels commitment, assignments, involving, perform, full potential, reflète la position hiérarchique inhérente à cette désignation.
En conclusion, la Direction se manifeste différemment: soutien pour l'allocutaire collectif, mais obligations pour l'allocutaire individuel.
4.2.3.2 L'allocutaire dans NPA. Le tableau 2 est moins contrasté pour NPA: 18 rôles d'agent ou de siège, dans lesquels l'allocutaire collectif apparaît souvent soumis à des modalités déontiques (ils doivent donner, savoir partager, savoir déléguer, définir, incarner les valeurs du groupe. . .). Lorsqu'il est bénéficiaire (8 occurrences) d'aide, d'encouragements ou de soutien, cela s'intègre à un cadre (quasi) égalitaire évoquant les traits sémantiques de la désignation collaborateur (4.2.1 supra): c'est du ‘donnant/donnant’. A l'affirmation de l'énonciateur de vouloir ‘contribuer au succès’ de ses collaborateurs correspond l'attente que ceux-ci ‘contribue[nt] au succès du Groupe’. L'allocutaire collectif apparaît ainsi au centre d'un réseau d'engagements, d'assurances ou de soutien réciproques.
A l'inverse, bien que le rôle d'agent ou de siège soit également le plus fréquent pour les syntagmes individualisants (22), l'action apparaît généralement subordonnée à un processus intellectuel ou à une modalité (cf. annexe) – généralement une possibilité. Le cotexte témoigne de l'attitude de l'énonciateur: aider, encourager, donner, motivant, voisinent avec le modal pouvoir ou le verbe permettre, ce qui concorde avec les 7 rôles de bénéficiaire relevés (sans contre-partie, cette fois-ci).
L'énonciateur de NPA adresse donc plus volontiers les obligations à l'allocutaire collectif, et les assurances de soutien à l'allocutaire individuel, ce qui pourrait avoir un lien avec l'idée, absente de PoA, que les règles à appliquer nécessitent une acceptation:
(11) These rules should be known by everyone in our organization and implemented consistently throughout the Group.
Ces règles doivent être connues, acceptées et appliquées de façon cohérente au sein du Groupe.
En conclusion, dans les deux versions, la quantification du ‘personnel’ semble s'intégrer à des stratégies discursives différentes de la part de l'énonciateur et témoigner de manières différentes d'assumer la direction du personnel.
Les diverses indications apportées par les premières personnes et les désignations/quantifications se devaient cependant d'être considérées dans leur ensemble.
5 DISCUSSION
Les analyses des discours de PoA et NPA ont montré que des documents, pourtant voulus équivalents et ayant la même entreprise pour toile de fond, renvoyaient à des univers de travail distincts. Le tableau 3 récapitule les résultats: la première personne à travers laquelle l'énonciateur s'exprime, dont on a vu qu'elle ne renvoyait pas systématiquement au même référent Groupe, y incluant ou en excluant le personnel, apparemment selon le sujet évoqué; la désignation de l'allocutaire, renvoyant à une relation asymétrique dans PoA, de type apparemment horizontal dans NPA; et sa quantification mettant en place des configurations différentes qui semblent, elles-aussi, dépendre du cotexte des occurrences.
Tableau 3. Récapitulatif des résultats
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary-alt:20160705010357-64942-mediumThumb-S0959269509990457_tab3.jpg?pub-status=live)
Ces trois niveaux de différences qui, pris indépendamment, intriguent, sans pour autant être significatifs, s'éclairent si on y voit, dans chaque version, les indices de la relation qu'entretient la Direction avec son personnel. Dans PoA, elle assume pleinement sa position directive: au travers d'une première personne, je collectif de la Direction, qui informe les individus de ce qu'ils doivent faire et qui guide les membres du groupe, se rangeant, en tant qu'être humain perfectible, comme l'un d'eux; en indiquant clairement sa position subalterne (employees, our people), les désignations du personnel participent à la mise en scène. Le discours de NPA est beaucoup moins tranché et c'est du côté d'une expression atténuée de l'autorité qu'on trouve une cohérence. Plusieurs éléments y contribuent: la désignation collaborateurs qui gomme la distance hiérarchique, la collectivité à laquelle s'adressent les obligations qui ‘noie’ son potentiel agressif dans le nombre, tandis que les attentions dont l'individu fait l'objet en détournent en quelque sorte l'attention. Par ailleurs, si une pudeur à évoquer les qualités morales (et plus encore les limites de la nature humaine) est perceptible, la façon dont la Direction ‘s'invite’ elle-même à respecter ces qualités, ou pose l'acceptation comme préalable à l'application des règles, tendent également à atténuer l'affirmation de sa position de supériorité.
6 CONCLUSION
On a montré qu'en dépit de tous les efforts déployés pour produire des discours d'une teneur identique, les deux versions des Principes d'Action se distinguent clairement l'une de l'autre. Ces dissemblances relèvent de facteurs complémentaires, d'ordre discursif et d'ordre culturel.
Comme le précise Bakhtine, un énoncé n'est jamais isolé. Produit dans ‘une sphère donnée’ – le monde professionnel états-unien ou français – chaque énoncé apparaît comme ‘une réponse à des énoncés antérieurs [. . .]: il les réfute, les confirme, les complète, prend appui sur eux, les suppose connus et, d'une façon ou d'une autre, il compte avec eux’ (Bakhtine, Reference Bakhtine1984: 298), si bien que ‘[l]’expression de l'énoncé ne peut jamais être comprise et expliquée jusqu'au bout si l'on tient compte seulement de la teneur de l'objet de sens. [. . .] elle manifeste non seulement son propre rapport à l'objet de l'énoncé, mais aussi le rapport du locuteur aux énoncés d'autrui (ibid. 300). Ceci pourrait expliquer que des discours appelés à circuler aux Etats-Unis ou en France portent la trace de discours parents propres à chacun de ces pays.
L'analyse a par ailleurs montré comment des éléments épars s'articulaient en systèmes de sens sous-jacent (la conception de la culture dans laquelle s'inscrivent nos recherches), sans que les scripteurs en aient nécessairement conscience. En témoigne leur conviction d'avoir produit deux versions linguistiques différentes de même teneur, alors qu'ils ont, à leur insu, usé des modes d'expression ayant cours dans leurs sociétés respectives et reflétant les réalités discursives et culturelles partiellement différentes – même entreprise mais culture autre – du contexte dans lequel s'insère chaque version. Ainsi PoA semble, par exemple, s'inscrire dans le cadre de relations contractuelles imposant la définition claire des attributions de chacun (d’Iribarne, Reference Iribarne, Coster and Pichault1994: 108), tandis que NPA pourrait refléter une tradition de relations hiérarchiques ‘à la française’ telle que la rapportait Tocqueville (Reference Tocqueville1981 [1835]: 221), citant un citoyen américain: ‘[. . .] les Français usent quelquefois avec [leurs serviteurs] d'une familiarité, ou se montrent à leur égard d'une politesse que nous ne saurions concevoir. On dirait qu'ils craignent de commander’.
ANNEXE
Extraits des documents considérés (POA et NPA) *Making our people successful*Footnote 6
Courage, integrity, commitment, consideration for others and an overriding concern for the Group's interest are the foundations of our management philosophy. Every employee is expected to demonstrate commitment to these values. This is our way of building trust at all levels of our organization.
Contribuer au succès de nos collaborateurs
Courage, intégrité, responsabilité, respect d'autrui et priorité donnée aux intérêts du Groupe sont les valeurs qui fondent notre philosophie de management. Chacun d'entre nous est invité à démontrer son engagement à ces valeurs. C'est notre façon d'établir un climat de confiance à tous les niveaux de l'entreprise.
Making performance a daily commitment
Striving to continuously improve our offer to our customers and to be ahead of our competitors, seizing every opportunity offered by changing environments and encouraging everyone to always do things better are the everyday priorities for a performance- driven organization.
We want to promote an environment where individuals and teams:
• Seek toconstructively challenge and be challenged.
• Usetheir creativity and find ways to do more with less.
• Addressexisting problems and issues in a systematic way before moving on to new initiatives.
• Increasecontinuously the reliability of our processes in order to improve quality.
• Usebest practices without first trying to reinvent what others have already done successfully.
• Focustheir energy on implementation and drive for results.
• Support, and are supported by the whole organization, always achieving greater performance.
Faire de la performance un engagement quotidien
Améliorer continuellement les produits et services proposés à nos clients et devancer nos concurrents, saisir toutes les opportunités offertes par le changement de nos environnements et encourager chacun à faire toujours mieux, sont les priorités au quotidien d'une organisation centrée sur la performance.
Nous voulons promouvoir un environnement au sein duquel chaque personne, chaque équipe pourra:
• Remettre en cause et accepter d'être remis en cause dans un esprit constructif.
• Faire preuve de créativité et trouver les moyens de faire plus avec moins.
• Résoudre systématiquement les problèmes avant d'essayer d'aller plus loin.
• Accroître de façon continue la fiabilité de nos processus afin d'améliorer la qualité.
• Chercher à mettre en oeuvre nos meilleures pratiques sans essayer de réinventer ce que d'autres ont déjà fait.
• Concentrer son énergie sur l'exécution de sa mission et l'obtention de résultats.
• Soutenir les autres et être soutenu par toute l'organisation, pour aller plus loin dans la performance.