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Statut aspectuel verbal et stratégie discursive: le cas d'étrangement1

Published online by Cambridge University Press:  21 November 2013

CAMINO ÁLVAREZ-CASTRO*
Affiliation:
Universidad de Oviedo
*
Adresse pour correspondance: Camino Álvarez-Castro, Universidad de Oviedo, Facultad de Filosofía y Letras, C/ Teniente Alfonso Martínez s/n, 33011Oviedo, Espagne, e-mail: caminoac@uniovi.es
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Résumé

L'article présente une recherche portant sur le fonctionnement de l'unité étrangement dans le discours, à partir des notions d'aspect et de stratégie discursive. L'approche adoptée vise à rendre compte du lien entre forme et sens par le biais de critères linguistiques et d'outils théoriques issus de la théorie de la polyphonie. Nous posons comme hypothèse que l'adverbe étrangement opère une sélection verbale sur la base de critères sémantiques aspectuels, et qui transparaît dans les propriétés distributionnelles des emplois. Ce faisant, il conditionne dans le même temps la structure polyphonique de l'énoncé dans lequel il apparaît.

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Copyright © Cambridge University Press 2013 

1 INTRODUCTION

Le rapport entre deux fonctions différentes des adverbes en –ment, à savoir le marqueur de discours et l'adverbe de manière, est au cours de ces dernières décennies à l'origine d'un grand nombre d'études portant sur la formation des marqueurs de discours et sur la polyfonctionnalité qui caractérise particulièrement ces adverbes.Footnote 2 D'un point de vue diachronique, une position assez répandue (Traugott et Dasher, Reference Traugott and Dasher2002, parmi d'autres)Footnote 3 soutient que les adverbes de manière en –ment sont à l'origine des marqueurs de discours en –ment, comme résultat d'un processus cognitif de subjectivation, dans le sens de Traugott (Reference Traugott, Wright and Stein1995): l'ancrage du sens dans la croyance subjective du locuteur ou dans son attitude envers la proposition, donnant ainsi lieu à une codification explicite de cette attitude ou une évaluation dans la grammaire d'une langue et à une signification conventionnelle. Il s'agit dans ce cas d'un processus diachronique de changement sémantique dans lequel des adverbes de manière assument progressivement un fonctionnement discursif suite à l'acquisition d'une signification plus subjective et expressive. Cette évolution graduelle est concomitante avec d'autres changements, y compris syntaxiques.Footnote 4

Par ailleurs, étant donné que le changement syntactico-sémantique est cumulatif et persistant, il arrive qu'en synchronie, ainsi à l'époque contemporaine, les deux fonctions puissent coexister et opérer de manière simultanée. C'est ce que nous constatons en (1) et (2), les locuteurs francophones interprétant étrangement comme un marqueur de discours et comme un adverbe de manière, respectivement:

  1. (1) Étrangement, le directeur de jeu n'a pas sifflé penalty quand le joueur local a été accroché dans la surface.

  2. (2) Il s'habille étrangement.

C'est dans cette perspective synchronique que se situe le présent travail sur l'adverbe étrangement, celui-ci n'échappant pas à cet écart entre les différentes fonctions adverbiales qu'il est censé remplir.Footnote 5 L'ampleur des données qui seront abordées ici suggère qu'il est nécessaire en premier lieu de décrire en détail les propriétés de cet adverbe. Cette première étape s'avère essentielle avant de pouvoir espérer procéder à une comparaison avec d'autres adverbes regroupés avec étrangement dans la littérature.

Mon propos consiste à soutenir que des différences dans la distribution et les contraintes sémantiques régissent les conditions d'interprétation et font le départ entre les deux catégories mentionnées. Je présenterai d'abord un aperçu des observations faites sur le fonctionnement de l'adverbe étrangement dans le cadre de plusieurs classifications adverbiales et de diverses études de détail proposées par les linguistes. Ces premières réflexions me conduiront ensuite à l'analyse linguistique d'un vaste corpus, constitué à partir du Corpus français (CF) de l'Université de Leipzig, du corpus de Le Monde Diplomatique (LMD) et de plusieurs romans contemporains. Cette analyse permettra de mettre en valeur d'une part les propriétés formelles d'étrangement, et d'autre part, les critères afférents à la sélection sémantique mise en œuvre par étrangement lorsqu'il suit un verbe non copulatif fini.

Par ailleurs, partant de la théorie de la polyphonie (Ducrot, Reference Ducrot1984 ; Anscombre, Reference Anscombre2005a ; Donaire, Reference Donaire2006, Reference Donaire, Anscombre, Rodríguez Somolinos and Gómez-Jordana2012, parmi d'autres) et du principe selon lequel tout énoncé est polyphonique, entendant par là que tout énoncé se décompose fondamentalement en une série de points de vue correspondant lors de l'interprétation à des rôles discursifs, je postulerai qu'on gagne à voir derrière les modes de fonctionnement de l'adverbe étrangement le dessein de deux chemins polyphoniques différents et à expliquer sa façon d'opérer par renvoi à une stratégie discursive qu'il aide à construire.

2 ÉTRANGEMENT DANS LES ANALYSES LINGUISTIQUES

L'adverbe étrangement est souvent rattaché aux ‘adverbes de phrase’ dans les travaux de classification d'adverbes. C'est ainsi à propos des occurrences comme la suivante:

  1. (3) Philippe Dupin resta un long moment silencieux. Joséphine n'osait pas l'interrompre. Cet homme si parfait l'intimidait et pourtant, étrangement, il ne lui avait jamais paru si humain. Le portable de Philippe se remit à sonner et il ne décrocha pas. Joséphine lui en fut reconnaissante. (K. Pancol, Les yeux jaunes des crocodiles, Paris: Albin Michel, 2006: 84)

Pour Mørdrup (Reference Mørdrup1976), Molinier (Reference Molinier1990) et Molinier et Levrier (Reference Molinier and Levrier2000), il s'agirait d'un ‘adverbe de phrase disjonctif d'attitude’. Contrairement aux adverbes ‘conjonctifs’, qui ont une fonction connective entre deux propositions, avec un adverbe disjonctif le locuteur montre son attitude vis-à-vis de ce qui est dit. Selon Schlyter (Reference Schlyter1977), c'est un ‘adverbe de phrase illocutif’. Il possède une force illocutoire et exprime l'attitude du locuteur. Dans la classification de Nølke (Reference Nølke1990), étrangement serait rangé parmi les ‘adverbiaux d'énoncé évaluatifs’, dénomination différente des précédentes mais qui recouvre également le fait d'apporter un commentaire subjectif à un contenu présenté comme un ‘fait’.Footnote 6 En ce sens, Gezundhajt (Reference Gezundhajt2000: 258), qui reprend Schlyter (Reference Schlyter1977), signale que, dans le cas des adverbes qu'elle appelle ‘adverbes de modalité appréciative’, il ne s'agit pas d'un commentaire sur les conditions de vérité de la phrase, mais d'une appréciation de l'énonciateur sur la relation prédicative. Cela nous permet de différencier, par exemple, étrangement dans Étrangement, le directeur de jeu n'a pas sifflé penalty quand le joueur local a été accroché dans la surface et probablement dans Max est probablement venu. Cet avis est partagé par Hermoso Mellado-Damas (Reference Hermoso Mellado-Damas2002) qui signale que les adverbes de modalité appréciative renvoient à un phénomène énonciatif et subjectif, en ce sens qu'ils expriment une attitude subjective du locuteur, de même que les adverbes d'énonciation (des adverbes de phrase également, comme franchement dans Franchement, tu me déçois), mais cette fois vis-à-vis des contenus énoncés (le ‘dit’) et non de son propre acte énonciatif (le ‘dire’).

On voit ainsi que des caractéristiques d'ordre énonciatif entrent en ligne de compte dans les descriptions de Nølke (Reference Nølke1990), de Gezundhajt (Reference Gezundhajt2000), de Hermoso Mellado-Damas (Reference Hermoso Mellado-Damas2002) parmi d'autres, creusant ainsi dans la voie indiquée auparavant par Schlyter (Reference Schlyter1977) et Ducrot (Reference Ducrot1980). Plus récemment, Bonami et Godard (Reference Bonami, Godard, Choi-Jonin, Bras, Dagnac and Rouquier2005, Reference Bonami, Godard, McNally and Kennedy2008) proposent un traitement sémantico-pragmatique des adverbes évaluatifs, qui met en relief leur fonctionnement dialogique dans un cadre théorique pragmatique. Ils soulignent que les adverbes évaluatifs sont ‘orientés vers le locuteur’ en ce sens qu'un ‘locuteur qui prononce un évaluatif n'engage en rien son interlocuteur’ (Bonami et Godard, Reference Bonami, Godard, Choi-Jonin, Bras, Dagnac and Rouquier2005: 35).

Malgré les différences entre les approches, un certain consensus s'impose sur le fait qu'il s'agit d'un type d'emploi dépassant le niveau de la phrase et qui permet d'évaluer les contenus assertés.

Dans certains travaux, on reconnaît également un deuxième emploi d'étrangement comme ‘modificateur’ (dit ‘adverbe de constituant’), opérant à l'intérieur de la phrase et modifiant donc directement le sémantisme d'un constituant de la phrase. Molinier et Levrier (Reference Molinier and Levrier2000: 455) incluent cet étrangement dans la catégorie des ‘adverbes de manière orientés vers le sujet’, car il est orienté vers le verbe et vers son sujet en même temps. C'est le cas dans (2), répété ci-dessous:

  1. (2) Il s'habille étrangement.

Ils signalent (2000: 129) que ce type d'adverbe apparaît dans des phrases où il existe une relation ‘de nature active’ entre le sujet et le verbe, en ce sens qu'il ne modifie que des verbes non statifs.Footnote 7

La notion d'orientation vers le sujet ne fait toutefois pas l'unanimité en ce qui concerne l'emploi d'étrangement comme adverbe de constituant. Pour Guimier (Reference Guimier1996), la nature sémantique du sujet ne détermine pas la portée de l'adverbe sur le sujet et il se sert d'étrangement pour illustrer ce qu'il appelle les ‘adverbes de manière’. Dans l'exemple (4), pris à Rolland par Guimier (Reference Guimier1996: 61), qui ne donne pas de référence exacte, étrangement exprimerait une appréciation subjective portée sur le procès:

  1. (4) Ses yeux me rappelaient étrangement ceux de mon père.

Le binôme ses yeux (sujet) – rappeler (verbe) ne semble pas, en effet, afficher une relation de nature active. En outre, un des critères soulignés par Rodríguez Ramalle (Reference Rodríguez Ramalle2003: 56–57) pour délimiter la classe d'adverbes de manière orientés vers le sujet rend nécessaire la présence d'un verbe ne dénotant pas un état et sélectionnant un sujet agentif. Non seulement un verbe comme rappeler est catalogué comme statif,Footnote 8 mais en plus son sujet ne joue pas non plus le rôle sémantique d'un agent. De la même manière que des verbes comme naître ou mourir prennent comme sujet un patient et non pas un agent (Rodríguez Ramalle, Reference Rodríguez Ramalle2003: 56), il ne semble pas que le verbe rappeler dans l'exemple (4) sélectionne un sujet agentif.

La compatibilité du verbe rappeler avec étrangement n'est pas pour autant remise en question, ce qui nous montre que l'adverbe étrangement ne se comporte pas dans ces cas en tant qu'adverbe de manière orienté vers le sujet. Dans (4) un adverbe a priori qualitatif comme étrangement tend à prendre une valeur intensificatrice, dans le sens de singulièrement. Je reviendrai plus tard sur les propriétés distributionnelles et sémantiques de la combinaison rappeler + étrangement.

Cet examen de quelques études linguistiques, dont certaines sont devenues des classiques dans le domaine, autorise à dire qu'à tout le moins, les deux fonctions adverbiales présentées dans l'introduction coexistent bel et bien dans le cas d'étrangement.

3 QUELQUES FAITS DISTRIBUTIONNELS

L'application aux exemples attestés dans notre corpus des critères formels proposés par les auteurs cités dans la section précédente confirme notre distinction d'au moins deux emplois distincts pour l'adverbe étrangement. Les premières divergences apparaissent sur le plan syntaxique. Alors que dans (5a) et (6a) l'adverbe est déplaçable sans que l'évaluation appréciative portée par le locuteur soit modifiée (voir le résultat dans (5b) et (6b)), ce n'est pas le cas pour (7a) ou (8a) (voir le résultat dans (7b) et (8b)): Footnote 9

  1. (5a) Étrangement, le premier fonctionnaire de France ne semble pas concerné par cette mesure. Quel exemple ! (CF)

  2. (5b) Le premier fonctionnaire de France, étrangement, ne semble pas concerné par cette mesure.

  3. (6a) On n'y voit pour ainsi dire rien: l'image montre de la blancheur à n'en plus finir, éclaboussée de taches noires que la muséographie qualifie étrangement de bruits visuels et qui nous sont présentées comme de probables déprédations du temps et du froid sur la pellicule. (A. Nothomb, Le fait du prince, Paris: Albin Michel, 2008: 101)

  4. (6b) Étrangement, la muséographie les qualifie de bruits visuels.

  5. (7a) Au lieu de son éternel keffieh, le raïs porte un chapeau de fourrure et sourit étrangement: ce n'est pas le Arafat que je connais depuis notre première rencontre en août 1982, à Beyrouth-Ouest assiégée. (LMD, novembre 2005)

  6. (7b) !Étrangement, le raïs sourit.

  7. (8a) Junior décida de poursuivre ses recherches, se concentra de toutes ses forces, passa dans le troisième repli de la zone de jouissance et trouva une image d'Hortense étrangement déformée. Peinte par Francis Bacon. Deux petits seins fermes, un ventre dur, de longues jambes fuseaux et un sexe immense, un long tuyau rouge qui serpentait, se déformait, se tordait et dans lequel flottaient des petites éponges pourpres en forme de ressorts. (K. Pancol, Les écureils du Central Park sont tristes le lundi, Paris: Albin Michel, 2010: 708)

  8. (8b) !Étrangement, il trouva une image d'Hortense déformée.

Dans les exemples (5) et (6), la plus grande liberté pour varier la position de l'adverbe est associée à une séparation de l'adverbe par une virgule du reste de la chaîne phrastique ou à une pause et une intonation montante pour l'adverbe lorsqu'il est postposé au verbe ; en outre, à l'impossibilité d'extraction par C'est. . .que (voir 9 et 10), propriété partagée par les adverbes de phrase (Schlyter, Reference Schlyter1977: 104 ; Molinier, Reference Molinier1990: 28) et qui permet d'établir l'absence de tout rapport au verbe.

  1. (9) *C'est étrangement que le premier fonctionnaire de France ne semble pas concerné par cette mesure.

  2. (10) *C'est étrangement que la muséographie les qualifie de bruits visuels.

Dans les exemples (7) et (8), la difficulté à déplacer l'adverbe va de pair, respectivement, avec la postposition à un verbe (avec continuité intonative) ou l'antéposition à un adjectif. De plus, l'adverbe peut être extrait dans C'est. . .que (voir 11): Footnote 10

  1. (11) C'est étrangement qu'il sourit.

Par ailleurs, étrangement vérifie également une autre propriété qui sépare les adverbes de phrase des adverbes de constituant, à savoir la restriction qui lie type de phrase et emploi adverbial. Comme les adverbes de phrase, dans l'exemple (12), étrangement ne peut figurer en tête d'une interrogation, car l'évaluation appréciative doit porter sur un contenu nécessairement asserté:

  1. (12a) Le rapport souffre cependant des limitations dues aux conditions mêmes de sa fabrication en tant que rapport d'agence intergouvernementale. Étrangement, il sous-estime le rôle, pourtant fondamental, joué par les télévisions satellitaires – en particulier la chaîne pionnière Al-Jazira (7) – dans l'émergence d'une opinion publique arabe autonome [. . .]. (LMD, juillet 2005)

  2. (12b) *Étrangement, est-ce qu'il sous-estime le rôle joué par les télévisions satellitaires ?

Il n'en va pas de même dans l'exemple (7c), où étrangement semble bien supporter d'être sous la modalité interrogative. L'adverbe y figure comme focus de l'interrogation.

  1. (7a) Au lieu de son éternel keffieh, le raïs porte un chapeau de fourrure et sourit étrangement [. . .].

  2. (7c) Le raïs, sourit-il étrangement ou normalement ?

Une dernière considération concernant la coordination avec d'autres adverbes complètera cet examen des propriétés formelles d'étrangement. Dans l'exemple (13) la coordination de étrangement avec un autre adverbe de phrase (i.e. évaluant le contenu propositionnel de l'assertion) est possible. Par contre, il n'est pas possible d'insérer un autre adverbe indiquant la cause ou la manière (i.e. participant au contenu propositionnel).

  1. (13) Malheureusement et étrangement / ?Étrangement et malicieusement, le rapport de l'agence intergouvernementale masque l'importance des télévisions satellitaires dans l'émergence d'une opinion publique.

Dans (14), ce phénomène se produit à l'inverse:

  1. (14) Au lieu de son éternel keffieh, le raïs porte un chapeau de fourrure et sourit étrangement et malicieusement/ *malheureusement et étrangement.

4 VERBE+ÉTRANGEMENT: CRITÈRES DE SÉLECTION SÉMANTIQUE

Ces divergences sur le plan formel ne font que traduire des différences sur le plan sémantique. Dans une étude récente (Álvarez-Castro, soumis) j'ai constaté que l'adverbe étrangement opère une sélection adjectivale sur la base de critères sémantiques liés à la classe d'adjectif attribut ou épithète qu'il accompagne. L'examen de la combinaison étrangement + adjectif révèle l'existence de deux grands sous-types distributionnels (avec un étrangement adverbe de phrase et un étrangement adverbe de constituant, respectivement) correspondant à deux sous-classes d'adjectifs regroupant chacune plusieurs propriétés sémantiques. Au vu du mécanisme de sélection adjectivale opérée par cet adverbe, la question qui se pose maintenant dans cette étude est de savoir quelles sont les restrictions de sélection sémantique à l'origine des différents modes d'emploi d'étrangement lorsqu'il suit un verbe non copulatif fini. Considérons les exemples suivants:

  1. (6a) On n'y voit pour ainsi dire rien: l'image montre de la blancheur à n'en plus finir, éclaboussée de taches noires que la muséographie qualifie étrangement de bruits visuels et qui nous sont présentées comme de probables déprédations du temps et du froid sur la pellicule. (A. Nothomb, Le fait du prince, Paris: Albin Michel, 2008: 101)

  2. (7a) Au lieu de son éternel keffieh, le raïs porte un chapeau de fourrure et sourit étrangement: ce n'est pas le Arafat que je connais depuis notre première rencontre en août 1982, à Beyrouth-Ouest assiégée. (LMD, novembre 2005)

  3. (15) Je me souviens d'une fille qui n'arrêtait pas de me regarder. Et je dois dire que je la regardais aussi. À vrai dire, nous nous regardions. La morbidité de la journée [ils assistent à l'enterrement d'une femme qui s'est suicidée dans la maison de retraite] offrait étrangement un éclairage nouveau sur les possibilités de la vie. Ma tristesse me poussait dans une envie, et je n'étais pas loin même d'une certaine frénésie. (D. Foenkinos, Les souvenirs, Paris: Gallimard, 2011: 61)

  4. (16) On se rappelle souvent de cet ouragan car il se comporta étrangement en bifurquant de sa trajectoire dès qu'il toucha terre. Alors qu'il semblait se diriger rapidement vers La Havane, il prit une direction oblique et imprévisible vers le centre de l'Île.Footnote 11 (source: http://www.cubania.com/post/cuba-oeil-cyclone.aspx)

  5. (17) Sans être grammaticalement incorrecte, la construction en voici sonne étrangement, notamment en association avec le participe. (Delahaie, Reference Delahaie2009: 48)

  6. (18) On a beaucoup d'idées fausses sur cette époque. C'est une période charnière de l'histoire de France. . . Une époque qui ressemble étrangement à la nôtre: l'argent remplace le troc et prend une place prépondérante dans la vie des gens, les villages se vident, les villes se développent, la France s'ouvre aux influences étrangères, le commerce se répand dans toute l'Europe, la jeunesse, ne trouvant pas sa place dans la société, se révolte et devient violente. (K. Pancol, Les yeux jaunes des crocodiles, Paris: Albin Michel, 2006: 122)

  7. (19) L'incident rappelle étrangement celui de son coéquipier Kimi Raikkonen au GP d'Europe à Valence au mois d'août. Le Finlandais avait lui aussi arraché le tuyau de ravitaillement et renversé un mécanicien. Heureusement, dans les deux cas, la victime n'a pas subi de blessure grave. (CF)

On peut observer que l'adverbe étrangement se combine avec certains verbes statifs (ressembler et rappeler) et avec des verbes dynamiques (sourire, se comporter, . . .), comme en témoigne leur compatibilité avec se passer. Les verbes statifs ne supportent pas cette combinaison, parce que les différentes phases des situations statiques sont identiques entre elles:

  1. (20) Ce qui s'est passé, c'est que le raïs a souri [. . .].

  2. (21) Ce qui s'est passé, c'est que l'ouragan s'est (curieusement) comporté [. . .].

  3. (22) Ce qui s'est passé, c'est que la construction en voici a (mal) sonné [. . .].

  4. (23) *Ce qui s'est passé, c'est que cette époque a ressemblé [. . .].

  5. (24) *Ce qui s'est passé, c'est que cet incident a rappelé un autre [. . .].

À la distinction aspectuelle statif versus dynamique pourrait s'ajouter une autre distinction, celle qui oppose les verbes qui ont un sujet agentif et ceux dont le sujet est non-agentif. S'il est vrai que l'agentivité est une preuve de dynamicité, il est aussi admis que tous les verbes dynamiques ne sont pas agentifs. On trouve d'ailleurs dans les exemples un verbe dynamique non agentif et ergatif (7a). L'analyse des exemples fournis par le corpus fait ressortir un ensemble de faits que j'analyserai par la suite, quant à la sélection verbale opérée par étrangement sur la base de ces distinctions d'ordre sémantique.

Étrangement peut se combiner avec certains verbes tels que sourire et sonner (exemples 7a et 17), qui dénotent des procès ayant en commun ces deux propriétés aspectuelles: dynamicité et atélicité. La dynamicité étant vérifiée à l'aide du test de compatibilité avec se passer, l'atélicité peut être vérifiée dans les cas qui nous occupent au moyen du test linguistique utilisé par Gosselin (Reference Gosselin1996), qui reprend celui de Vendler (Reference Vendler1967): incompatibilité des prédicats atéliques, conjugués au passé composé, avec un circonstanciel télique comme en une heure, pour désigner la durée de l'action considérée:

  1. (25) *Marie a souri en une heure.

  2. (26) *La cloche a sonné en une heure.

Dans l'exemple (16), qui admet de même que les précédents la paraphrase ‘de manière étrange’, on a affaire au verbe se comporter qui se rapproche des verbes sourire et sonner et fonctionne en l'occurrence comme eux. Une autre propriété sémantique rapproche ces verbes: les situations dénotées n'étant pas bornées dans le temps, du moins leurs bornes n'étant pas marquées par le prédicat, aucun d'entre eux n'exprime l'état résultant dans sa décomposition sémantique. Quant au verbe se comporter, le fait de renvoyer à une construction verbale –puisqu'il nécessite un complément– accroît la difficulté pour établir un état résultant (s'être comporté). Dans le même temps, le couplage d'étrangement adverbe de constituant avec le verbe est d'autant plus manifeste avec le verbe se comporter qu'il sélectionne un argument sémantique qui doit nécessairement être exprimé au niveau syntaxique et qui intervient dans la construction d'un prédicat complexe. Le déplacement de l'adverbe donne lieu à une séquence ayant du moins un sens différent:

  1. (27) !Étrangement, on se souvient souvent de cet ouragan car il se comporta en bifurquant de sa trajectoire dès qu'il toucha terre.

Le lien sémantique de l'adverbe avec ces verbes est détectable également par la possibilité d'enchaînement sur un autre constituant ou sur voire + adverbe surenchérissant sur la base adjectivale de l'adverbe étrangement.

  1. (28) Le raïs porte un chapeau de fourrure et sourit étrangement et de façon crispée / étrangement voire inexplicablement.

  2. (29) L'ouragan se comporta étrangement et de façon inquiétante / étrangement voire inexplicablement.

De par son sens, le verbe sourire présente, par ailleurs, la particularité d'avoir non pas un sujet agentif, mais un ‘sujet d'expérience’ ou ‘lieu psychologique’ (caractéristique des verbes psychologiques). C'est un verbe intransitif ergatif, qui désigne un processus ‘interne’ au sujet, à distinguer des verbes intransitifs agentifs.Footnote 12 Une des propriétés caractéristiques de la classe d'intransitifs ergatifs, citée par Zribi-Hertz (Reference Zribi-Hertz1987: 28) parmi d'autres, est l'impossibilité de la forme impersonnelle passive, comme illustré dans:

  1. (30) *Il a (beaucoup) été souri au cours de la soirée.

qui s'oppose à la possibilité de cette forme caractéristique des intransitifs agentifs: Footnote 13

  1. (31) Il a beaucoup été ri au cours de la soirée.

J'en viens ainsi à la question du rapport sémantique d'étrangement au sujet de la phrase, thèse défendue par Molinier et Levrier (Reference Molinier and Levrier2000). Je reprends la thèse de Rodríguez Ramalle (Reference Rodríguez Ramalle2003: 77–79) selon laquelle un adverbe de manière orienté vers le sujet sélectionne des verbes non statifs avec un sujet agent et est compatible avec tous les verbes dynamiques, indépendamment de leur statut aspectuel. Or, il n'en est rien pour ce qui est d'étrangement. D'un côté, il peut se combiner avec un sujet non-agentif (voir l'exemple (7a)). De l'autre, la sensibilité d'étrangement relativement à la classe d'action verbale exprimée par le prédicat va à l'encontre du deuxième critère définitoire de Rodríguez Ramalle. Observons les exemples forgés suivants:

Prédicat d'activité

  1. (32) Paul sourit malicieusement.

  2. (<Paul sourit de manière malicieuse>, <Paul a montré sa malice par son sourire>)

  3. (33) Paul sourit étrangement (et de façon crispée).

  4. (<Paul sourit de manière étrange>, !<Paul a montré son étrangeté par son sourire>)

Prédicat d'achèvement

  1. (34) Paul mit malicieusement un vase de fleurs sur la table de sa fiancée.

  2. (<Paul mit le vase de fleurs de manière malicieuse>, <Paul a montré sa malice par son geste>)

  3. (35) *Paul mit étrangement un vase de fleurs sur la table de sa fiancée.

  4. (!<Paul mit le vase de fleurs de manière étrange>, !<Paul a montré son étrangeté par son geste>)

Qu'il se combine avec un prédicat d'activité ou avec un prédicat d'achèvement, l'adverbe malicieusement étend sa portée sur le sujet, ce qui n'est jamais le cas d'étrangement. De plus, la lecture d'un adverbe de constituant n'est pas accessible avec tous les prédicats dynamiques.

Dans les exemples (6a) et (15), repris ici de façon abrégée, étrangement ne serait pas un adverbe de constituant.

  1. (6a) [. . .] l'image montre de la blancheur à n'en plus finir, éclaboussée de taches noires que la muséographie qualifie étrangement de bruits visuels [. . .].

  2. (15) [. . .] La morbidité de la journée [ils assistent à l'enterrement d'une femme qui s'est suicidée dans la maison de retraite] offrait étrangement un éclairage nouveau sur les possibilités de la vie. Ma tristesse me poussait dans une envie, et je n'étais pas loin même d'une certaine frénésie.

J'ai déjà souligné le détachement intonatif, qui a pour effet de séparer l'adverbe du reste de la phrase, à la manière des adverbes de phrase. À cela s'ajoutent des caractéristiques supplémentaires intéressantes concernant les propriétés aspectuelles des prédicats verbaux considérés.

Le classement aspectuel des verbes tels que qualifier de (dans le sens de ‘taxer’) ou offrir (dans le sens de ‘présenter’) soulève néanmoins des questions annexes qui méritent un bref détour. Tels qu'ils sont employés dans (6a) et (15), tous deux seraient rangés dans le dictionnaire des verbes français de Dubois et Dubois-Charlier (Reference Dubois and Dubois-Charlier1997) du côté de deux sous-classes sémantiques correspondant à un domaine ‘figuré’, emboîtées dans une autre classe sémantique (‘frapper, toucher’ pour qualifier ; ‘don, privation' pour offrir). Les classifications traditionnelles s'intéressant à la typologie verbale peinent à classer ce genre des verbes car construites sur la notion d'action, qui semble absente dans des énoncés tels que (6a) et (15). Les verbes qualifier de et offrir s'apparenteraient ainsi à des verbes d'états, ce qui semble ressortir de leur incompatibilité avec la forme progressive en train de:

  1. (36) *Les experts sont en train de qualifier les taches noires de bruits visuels.

  2. (37) *La morbidité de la journée est en train d'offrir un éclairage nouveau sur les possibilités de la vie.

Or, il n'en est pas nécessairement ainsi dans les deux cas considérés. Cette incompatibilité est aussi partagée par les événements non duratifs. Afin de cerner la valeur de ces verbes en emploi momentané, j'utiliserai le test proposé par van Voorst (Reference van Voorst1992: 78–79) pour mettre en évidence l'écart entre les états et les autres classes aspectuelles: incompatibilité des prédicats statifs avec un adverbe ou autre expression renvoyant à l'effort qu'implique l'événement. Les états ne peuvent recevoir cette caractérisation associée à un type quelconque de changement.

  1. (38) *Il connaît la réponse sans difficulté.

  2. (39) Les experts ont qualifié sans difficulté les taches noires de bruits visuels.

  3. (40) ?La morbidité de la journée a offert sans difficulté un éclairage nouveau sur les possibilités de la vie.

Le verbe qualifier de vérifie ce test, ce qui fait penser sinon à un dynamisme au sens classique de Vendler-Mourelatos, du moins à un état résultant. La bizarrerie de (40) tient au caractère non agentif du sujet représenté par la morbidité de la journée. La notion d'effort véhiculée par sans difficulté implique la présence d'un sujet agentif. Dans son étude sur les verbes psychologiques et leur fonctionnement aspectuel, van Voorst (Reference van Voorst1992) s'intéresse également aux verbes d'action en lecture psychologique (ou abstraite). Ce serait le cas du verbe offrir dans (15). À cela s'ajoute le fait que le rôle sémantique du sujet de la phrase n'est pas celui d'un agent.

J'utiliserai en outre un deuxième test proposé par van Voorst (Reference van Voorst1992: 88), qui reprend Tenny (Reference Tenny1989), pour mettre en évidence que les prédicats de (6a) et (15) ne rendent pas compte d'un événement duratif au vu de leur incompatibilité avec un modificateur aspectuel tel que partiellement. Cet adverbe focalise sur le développement d'un événement délimité qui n'a pas atteint sa conclusion. Qualifier de et offrir dans (6a) et (15) n'expriment pas des événements mesurables, en ce sens qu'il n'existe pas de processus conduisant vers un état résultant (les taches noires sont qualifiées de bruits visuels, un éclairage nouveau est offert) pouvant être divisé en sous-parties ou mesuré.

  1. (41) Max a partiellement habillé son frère.

  2. (42) *Les experts ont partiellement qualifié les taches noires de bruits visuels.

  3. (43) *La morbidité de la journée a partiellement offert un éclairage nouveau sur les possibilités de la vie.

Cela étant, observons à présent la distance de verbes tels que qualifier de par rapport à sourire sur la manière dont ils se combinent avec étrangement. Rodríguez Ramalle (Reference Rodríguez Ramalle2003: 60–64) souligne qu'il existe une différence entre les diverses orientations des adverbes de manière verbale, selon qu'ils sont orientés vers l'activité ou vers la réalisation. Comparons ainsi les deux exemples suivants:

Prédicat d'activité

  1. (44) Le raïs sourit étrangement.

  2. (<C'est de manière étrange qu'il sourit >, !<C'est étrange qu'il sourie>)

Prédicat d'achèvement

  1. (45) [. . .] que la muséographie qualifie étrangement de bruits visuels [. . .].

  2. (!<C'est de manière étrange que la muséographie les qualifie de bruits visuels>, <C'est étrange que la muséographie les qualifie de bruits visuels>)

De ce test rapide se dégage le constat qu'un étrangement adverbe de constituant ne se combine pas avec les prédicats tels que qualifier X de x. Cet adverbe est orienté vers la façon dont se déroule l'activité et non pas vers la manière dont elle se conclut.Footnote 14 D'où l'incompatibilité d'un étrangement de constituant avec un prédicat exprimant un état résultant, ce qui ressortait aussi de l'exemple (35).

5 UN CAS INTERMÉDIAIRE ?

Je voudrais maintenant attirer l'attention sur l'existence de quelques exemples qui sont problématiques vis-à-vis de la classification montrée dans la section précédente. Il s'agit de l'emploi de l'adverbe étrangement avec deux verbes statifs à caractère non-agentif: ressembler et rappeler, dans les exemples (18) et (19). La caractérisation aspectuelle de ces verbes constitue déjà un trait suffisamment singulier, car ils constituent les seuls cas de combinaison d'étrangement avec un verbe statif d'après les données du corpus de travail. Sans vouloir prétendre fournir une réponse définitive, j'avancerai ici quelques autres de ses propriétés particularisantes. D'une part, la possibilité de substituer beaucoup –ou d'autres constituants exprimant un haut degré d'intensité– à étrangement permet de mettre en évidence un glissement de la valeur qualitative de l'adverbe (qu'il tient de sa base adjectivale) vers une valeur intensificatrice. Il est en même temps envisageable de considérer qu'il véhicule l'attitude du locuteur envers les contenus assertés, ce qui est rendu par la possibilité de remplacer étrangement par l'incise exclamative C'est étrange ! (quoique l'intensité ainsi exprimée soit bien moindre):

  1. (46) Une époque qui ressemble étrangement (beaucoup/extraordinairement) à la nôtre. / Une époque qui ressemble à la nôtre, c'est étrange !

  2. (47) L'incident rappelle étrangement (beaucoup/extraordinairement) celui de son coéquipier Kimi Raikkonen au GP d'Europe à Valence au mois d'août. / L'incident rappelle celui de son coéquipier Kimi Raikkonen au GP d'Europe à Valence au mois d'août, c'est étrange !

En outre, même si beaucoup est substituable à étrangement, cela ne veut pas dire que cet emploi de l'adverbe étrangement soit analogue à l'emploi d'indicateur d'intensité de beaucoup. Beaucoup et étrangement ne se situent pas toujours sur la même échelle d'intensité: étrangement ne peut pas indiquer le haut degré de façon complètement objective, car il assure aussi une fonction expressive. Dans les exemples (46) et (47), il renvoie à l'intensification d'une propriété qui est non seulement décrite mais aussi montrée, jouée.Footnote 15 La fonction expressive du langage mise en jeu est aussi mise en évidence à l'aide d'enchaînements. Alors qu'un adverbe comme assez, qu'on qualifierait sans problème de ‘descriptif’, peut se voir aisément enchaîner par et même beaucoup, pour indiquer une progression montante dans l'échelle associée à la notion gradable exprimée par le verbe, il ne peut pas se voir enchaîner par et même étrangement:

  1. (48) Cette époque ressemble assez et même beaucoup / *assez et même étrangement à la nôtre.

Cela étant, je fais l'hypothèse que ce côté expressif est aussi présent dans les emplois où étrangement fonctionne manifestement comme un adverbe de phrase. Le critère de l'exclamative mettra encore une fois ce point en évidence. Tandis que cette expressivité est détectable dans (15) par la possibilité de remplacer étrangement par l'incise exclamative C'est étrange !, il n'en va pas de même pour (7a), du moins sans entraîner un changement de sens:

  1. (15) [. . .] La morbidité de la journée offrait étrangement un éclairage nouveau sur les possibilités de la vie [. . .]. / La morbidité de la journée offrait un éclairage nouveau sur les possibilités de la vie, c'est étrange !

  2. (7a) Au lieu de son éternel keffieh, le raïs porte un chapeau de fourrure et sourit étrangement [. . .]. / ! Au lieu de son éternel keffieh, le raïs porte un chapeau de fourrure et sourit, c'est étrange !

L'absence de la fonction expressive d'étrangement dans ce dernier énoncé transparaît plus nettement par une autre propriété. Si on substitue sa paraphrase naturelle ‘de manière étrange’ à étrangement, l'adjectif étrange préfère le modifieur intensif très à tout.Footnote 16

  1. (49) Au lieu de son éternel keffieh, le raïs porte un chapeau de fourrure et sourit de manière (très/ ?tout) étrange.

Cela étant, l'emploi d'étrangement avec les verbes ressembler et rappeler affiche encore deux autres propriétés qui le rapprochent des adverbes de phrase, à savoir la mobilité et l'impossibilité d'extraction par C'est. . .que (voir exemples 50 et 51). La mobilité est toutefois sujette à une restriction particulière, la position frontale n'étant pas admise, ce qui était possible dans l'exemple (6b).

  1. (50a) [. . .] Les films rendent compte d'une initiation spirituelle préalable au combat et glorifient les combattants morts, rappelant étrangement les films des «martyrs d'Al-Qaida», tournés à l'occasion de chaque attentat-suicide d'envergure en Irak. (LMD, novembre 2006)

  2. (50b) [. . .] Les films rendent compte d'une initiation spirituelle préalable au combat et glorifient les combattants morts, rappelant les films des «martyrs d'Al-Qaida», étrangement.

  3. (50c) [. . .] les films rendent compte d'une initiation spirituelle préalable au combat et glorifient les combattants morts, *étrangement, rappelant les films des «martyrs d'Al-Qaida».

  4. (51) *C'est étrangement que ces films rappellent les films des «martyrs d'Al-Qaida».

D'autre part, on ne peut faire abstraction du lien sémantique entre l'adverbe et le verbe, au vu de la possibilité d'enchaînement de voire + adverbe, sur le mode des exemples (28) et (29):

  1. (28) Le raïs porte un chapeau de fourrure et sourit étrangement voire inexplicablement.

  2. (29) L'ouragan se comporta étrangement voire inexplicablement.

  3. (52) Une époque qui ressemble étrangement voire extraordinairement à la nôtre.

Toutes ces considérations montrent qu'il s'agit d'un emploi véhiculant l'attitude du locuteur envers les contenus assertés, tout en ne partageant pas toutes les propriétés que les classifications largement admises attribuent aux adverbes de phrase. En même temps, de ces exemples se dégage une ambigüité qui rapproche cette forme des adverbes de constituant. La question reste donc ouverte de savoir s'il s'agit une variante d'un adverbe de phrase ou d'un mode de formation à part entière et qu'il conviendrait d'étudier.Footnote 17

6 STRATÉGIE DISCURSIVE ET STRUCTURES POLYPHONIQUES D'ÉTRANGEMENT

Je vais maintenant rassembler les propriétés exposées dans les sections 3 et 4 et en faire une présentation dans le cadre théorique que je me suis donné. Comme toutes les théories scientifiques, il s'agit de rendre compte des observables au moyen d'une organisation abstraite d'entités également abstraites (Anscombre, Reference Anscombre, Anscombre, Donaire and Haillet2013: 14). Rappelons que pour l'essentiel, dans le cadre polyphonique, tout énoncé consiste en l'attribution de rôles discursifs aux personnages de discours et en une certaine organisation de ces rôles discursifs. Ces rôles ainsi que leur organisation, relevant du niveau des observables, sont obtenus à partir de l'interprétation d'une structure sémantique profonde affectée à l'énoncé considéré. Au niveau profond, tout rôle discursif est représenté par un point de vue (pdv), ayant une source et un contenu ou objet construit. La dimension polyphonique d'un énoncé est représentée ainsi par une organisation complexe de points de vue.Footnote 18

Dans cette optique, les opérations instruites par la signification d'étrangement constituent un type concret de stratégie discursive, notion présente chez Anscombre dès (Reference Álvarez-Castro1983). Suivant cette voie, très récemment Haillet (Reference Haillet, Anscombre, Donaire and Haillet2013: 34) considère ‘qu'il y a stratégie discursive là où le discours met en relation deux (ou plusieurs) points de vue’. En d'autres termes, la stratégie discursive que l'adverbe étrangement aide à construire met en jeu des ressources linguistiques, dont notamment une structure polyphonique reliant des points de vue. Il a été constaté dans les sections précédentes que l'adverbe étrangement conditionne la configuration sémantique de l'énoncé où il apparaît et en même temps la dimension polyphonique de celui-ci, comme nous le verrons par la suite. Les propriétés décelées conduisent à identifier deux structures polyphoniques différentes, correspondant aux deux grands modes de fonctionnement d'étrangement.

Observons de nouveau l'exemple (12a):

  1. (12a) Le rapport souffre cependant des limitations dues aux conditions mêmes de sa fabrication en tant que rapport d'agence intergouvernementale. Étrangement, il sous-estime le rôle, pourtant fondamental, joué par les télévisions satellitaires – en particulier la chaîne pionnière Al-Jazira – dans l'émergence d'une opinion publique arabe autonome [. . .]. (LMD, juillet 2005)

L'énoncé ‘étrangement, il sous-estime le rôle, pourtant fondamental, joué par [. .] une opinion publique arabe autonome’ met en scène trois points de vue:

  1. a) un premier point de vue pdv 1 pose que le rapport n'accorde pas une grande importance aux télévisions satellitaires. Son contenu est anaphorisable par ce qui, ce qui atteste de la présence de ce pdv 1: Footnote 19

    1. (53) Étrangement, le rapport sous-estime le rôle joué par les télévisions satellitaires, ce qui diminue sa valeur.

Ce qui reprend ici ‘le fait que le rapport sous-estime le rôle joué par les télévisions satellitaires’ et non pas ‘Étrangement, le fait que le rapport sous-estime le rôle joué par les télévisions satellitaires’ (cette dernière idée pouvant être élaborée par <[. . .] ce qui est contraire à mes attentes>). Sans mention d'attribution à une source quelconque, le locuteur devient par défaut la source de ce pdv 1.

  1. b) un deuxième point de vue pdv 2 énonce une loi générale ou lieu commun, dont la présence peut être détectée grâce à l'enchaînement par le connecteur mais. Des exemples comme (54) et (55) s'expliquent aisément à partir de ce que la langue présente comme un lieu commun: <si les télévisions satellitaires jouent un rôle fondamental alors il faut leur accorder de l'importance>.

    1. (54) Les télévisions satellitaires sont particulièrement importantes pour l'émergence d'une opinion publique autonome dans cette région, mais le rapport de l'agence intergouvernementale semble l'oublier.

    2. (55) Les télévisions satellitaires sont particulièrement importantes pour l'émergence d'une opinion publique autonome dans cette région, #mais le rapport de l'agence intergouvernementale se fait l'écho de leur importance.

C'est en vertu de ce lieu commun que p 1 ‘Les télévisions satellitaires sont particulièrement importantes pour l'émergence d'une opinion publique autonome dans cette région' est présentée comme orientée vers la conclusion r 1 <le rapport doit se faire l'écho de leur importance>, d'où la présence du connecteur mais pour introduire un contenu p 2 lié à une conclusion contraire r 2 <le rapport ne leur accorde pas d'importance>. Au contraire, le connecteur mais est inacceptable lorsque p 2 est orienté vers une conclusion r 2 dans la même direction que r 1 <le rapport doit se faire l'écho de leur importance>. Le lieu commun ayant force de loi, il peut être (partiellement) explicité en surface (‘pourtant fondamental' dans l'exemple (12a)) ou bien il peut être reconstitué à partir du contexte.

La source de pdv 2 est identifiée à une voix collective et anonyme (aussi appelée ON-locuteur), d'où émane le lieu commun ici présenté. D'après Anscombre (Reference Anscombre, Colas-Blaise, Kara, Perrin and Petitjean2010), la présence sous-jacente d'un savoir partagé attribué à une voix collective et anonyme se retrouve dans le fonctionnement de certains connecteurs, en particulier concessifs. Dans l'exemple (12a), pourtant n'est compréhensible que par rapport à une phrase générique du type: <les télévisions satellitaires jouent un rôle fondamental>. L'émanation d'une voix collective transparaît aussi dans des propriétés formelles. Cette voix admet un introducteur du type de On sait que (Anscombre, Reference Anscombre, Colas-Blaise, Kara, Perrin and Petitjean2010): <On sait que si les télévisions satellitaires jouent un rôle fondamental, alors il faut leur accorder de l'importance>. Le locuteur fait partie de cette voix collective, ce qui ressort de l'existence d'un troisième point de vue:

  1. c) un troisième point de vue pdv 3, dont l'objet construit, bien différent de celui de pdv 1, est reconnaissable dans la paire suivante, dont (56) est une adaptation de (12a):

    1. (56) Le rapport souffre cependant des limitations dues aux conditions mêmes de sa fabrication en tant que rapport d'agence intergouvernementale. Étrangement, il sous-estime le rôle joué par les télévisions satellitaires.

    2. (57) Le rapport souffre cependant des limitations dues aux conditions mêmes de sa fabrication en tant que rapport d'agence intergouvernementale. #Étrangement, il accorde toute son importance au rôle joué par les télévisions satellitaires.

L'incongruité de (57), contrairement à l'acceptabilité de (56), atteste de la présence de pdv 3, dont l'objet construit serait <le fait que le rapport n'accorde pas d'importance aux télévisions satellitaires est contraire à ce qu'on pouvait s'attendre (au vu de pdv 2)>. Ce qui m'amène à conclure que le locuteur assume le contenu de pdv 2, tout en n'étant pas sa source. C'est la présence de ce pdv 3 qui rend valide (56) et non pas (57). Ce fait provient bien de l'adverbe étrangement puisque la bizarrerie signalée dans (57) disparaît si on élimine l'adverbe. Cette exceptionnalité est montrée et non simplement décrite ou affirmée, autrement dit, la relation entre la source du point de vue et le contenu relève d'une attitude de ‘monstration' (Anscombre, Reference Anscombre, Anscombre, Donaire and Haillet2013).Footnote 20 N'ayant pas de marques spécifiques d'attribution à un autre personnage du discours, le locuteur apparaît par défaut comme origine de ce pdv 3.

Étrangement sert une dynamique polyphonique différente dans les énoncés où il assure le rôle d'un adverbe de constituant:

  1. (17) Sans être grammaticalement incorrecte, la construction en voici sonne étrangement, notamment en association avec le participe. (Delahaie, Reference Delahaie2009: 48)

Quand on énonce ‘la construction en voici sonne étrangement’, l'énoncé fait intervenir deux points de vue:

  1. a) un premier point de vue pdv 1 est chargé de présenter un contenu qui souligne l'exceptionnalité de la manière actuelle dont la construction sonne. Ce contenu est anaphorisable par cela, ce qui me permet de postuler la présence d'un point de vue dans la structure polyphonique affectée à cet énoncé:

    1. (58) La construction en voici sonne étrangement. Cela explique l'incompréhension de l'auditeur.

Cela renvoie au fait que la construction en voici sonne de manière étrange ou exceptionnelle et non pas au fait que la construction en voici sonne. L'énoncé considéré représente son locuteur comme origine de ce pdv 1. Dans la mesure où ‘la construction en voici sonne étrangement’ comporte une qualification, une expérience directe pour le locuteur de ce qui est qualifié est requise, même si la qualification n'est pas directe car elle résulte d'un jugement (Anscombre, à paraître: 11). Le je trouve que performatif nous aidera à faire ressortir cet aspect: selon Anscombre, qui reprend Ducrot (Reference Ducrot1975), cette tournure ‘exige une expérience directe de M [état du monde représenté par l'énoncé]’: Footnote 21

  1. (59) Je trouve que la construction en voici sonne étrangement.

b) un deuxième point de vue pdv 2 correspond à ce que la langue représente comme la manière naturelle ou typique dont les constructions sonnent. Ce pdv 2 présente la forme d'une phrase générique, convoquée par la signification des mots qui constituent l'énoncé. Il apparaît comme essentiel à l'interprétation de l'énoncé et à l'existence de pdv 1, car son contenu représente la norme par rapport à laquelle étrangement souligne une distance. Il est associé au substantif dans leur rapport au verbe: <les constructions sonnent d'une certaine manière>.Footnote 22 L'énoncé attribue la responsabilité de pdv 2 à une communauté linguistique ou ON-locuteur dont fait partie le locuteur. Nous le vérifions à nouveau sur la compatibilité avec On sait que: <On sait qu'il y a une certaine manière dont les constructions sonnent généralement>.

Par conséquent, le schéma polyphonique de ce dernier énoncé est constitué de deux pdv: celui ayant une existence liée à une énonciation particulière et relevant d'une représentation morphologique, identifiable dans la surface de l'énoncé, et celui imposé par la langue et à la représentation lexicale, car attaché à la signification des unités lexicales.

7 CONCLUSION

L'objectif du présent travail a été de décrire et d'expliquer le fonctionnement de l'adverbe étrangement dans le discours, à partir des notions d'aspect et de stratégie discursive. C'est ainsi que l'approche déployée vise à rendre compte du lien entre la forme (l'adverbe étrangement suivant un verbe non copulatif fini ou en position détachée) et le sens (les effets produits) par le biais de critères linguistiques et d'outils théoriques issus entre autres de la théorie de la polyphonie. Une mise au jour des propriétés formelles et sémantiques des occurrences d'étrangement a fait ressortir des conditions d'émergence pour chaque cas de figure considéré. En effet, des contraintes liées aux propriétés aspectuelles des prédicats conditionnent l'accessibilité aux différentes interprétations lorsque l'adverbe étrangement suit un verbe. C'est ainsi qu'il a été constaté, par exemple, que cet adverbe se combine avec des verbes dynamiques, dont certains en emploi psychologique ou abstrait. L'exception est représentée par l'emploi de deux verbes statifs, où étrangement est aisément interprété comme marquant une attitude de ‘monstration'. En outre, étrangement convient aux prédicats n'impliquant pas d'état résultant lorsqu'il s'agit de les modifier sémantiquement et, au contraire, aux prédicats impliquant un état résultant lorsque le locuteur exprime un jugement d'évaluation sur les contenus assertés.

En partant de ces résultats, j'ai voulu appliquer les principes d'une approche polyphonique du discours à l'analyse des modes de fonctionnement de l'adverbe étrangement. La signification d'étrangement permet une stratégie discursive en ce sens que l'adverbe aide à configurer une structure polyphonique reliant des points de vue et instaurant des relations entre ces divers points de vue. Ce qui est sous-jacent à ces emplois c'est donc la mise en jeu de plusieurs points de vue, parmi lesquels un discours virtuel attribué à un ON-locuteur qui sert de fondement pour accroître la force argumentative d'un autre point de vue émanant du locuteur et qui souligne la distance d'un contenu par rapport à ce discours virtuel. L'attitude de la source du point de vue quant à son contenu est aussi prise en compte dans la structure sémantique affectée à certaines occurrences d'étrangement.

Il serait intéressant d'élargir maintenant la perspective de cette analyse vers une perspective contrastive avec d'autres adverbes qui font partie de la famille des évaluatifs (des adverbes proches tels que bizarrement ou curieusement; des adverbes plus éloignés, tels que malheureusement ou paradoxalement). Cela amènerait sans doute à une connaissance et une compréhension plus approfondies de leur fonctionnement sémantique au vu de leurs similitudes et différences. Les opérations instruites par la signification de ces unités constituent des stratégies discursives diverses qui configurent des agencements particuliers définissant chaque unité. Cela pourrait fournir de nouveaux critères de groupement, aptes à compléter ceux qui ont été proposés par la tradition.

CORPUS

CF: Corpus français-Université de Leipzig (en ligne).

LMD: Le Monde Diplomatique (1978–2006). Cédérom.

Footnotes

1

Ce travail s'inscrit dans le cadre du projet de recherche FFI2009–08714 (‘Dictionnaire d'opérateurs sémantico-pragmatiques en français contemporain'), financé par le Ministère de la Science et de l'Innovation espagnol. Je tiens à remercier María Luisa Donaire et Francis Cornish pour leurs commentaires éclairants sur des versions antérieures de cet article. Je suis également redevable à trois relecteurs anonymes de la revue pour leurs précieux commentaires.

2 Le terme de ‘marqueur de discours’ est une traduction de marcador discursivo ou marcador del discurso dû à Martín Zorraquino et Portolés (Reference Martín Zorraquino, Portolés Lázaro, Bosque and Demonte1999). Le terme français est utilisé ici dans le sens large de Rodríguez Somolinos (Reference Rodríguez Somolinos2011). Du fait de renvoyer à une fonction sémantico-pragmatique et non à une catégorie grammaticale particulière, ce concept recouvre une classe hétérogène d'éléments. Dans le domaine adverbial, une première dichotomie concerne la différence entre ‘adverbes de phrase ou de statut périphérique’ et ‘adverbes intégrés à la proposition' (Molinier, Reference Molinier1990), également dits de constituant, et parmi lesquels on retrouve les adverbes de manière.

3 Cf. Company Company (Reference Company Company2011) pour une discussion.

4 La discussion sur la genèse des marqueurs de discours a été axée ces dernières années sur la question de savoir si ce processus de changement diachronique relève de la grammaticalisation ou non. Cf. Traugott (Reference Traugott, Wright and Stein1995) ou Dostie (Reference Dostie2004), parmi bien d'autres.

5 Mon intérêt pour l'adverbe étrangement s'inscrit dans un programme de recherche plus large sur les ‘opérateurs discursifs’, où il a été question de représenter des unités instruisant des stratégies discursives diverses et présentant des propriétés syntaxiques et sémantico-pragmatiques différenciées. Cf. Anscombre, Donaire et Haillet (Reference Haillet, Anscombre, Donaire and Haillet2013).

6 Bonami et Godard (Reference Bonami, Godard, Choi-Jonin, Bras, Dagnac and Rouquier2005, Reference Bonami, Godard, McNally and Kennedy2008) s'intéressent au type d'argument des ‘evaluative adverbs’ et dénoncent le manque de clarté du statut ontologique de la notion de ‘fait’. Le caractère de ‘prédicat’ des adverbes, au sens où ils ont au moins un argument qui correspond à la contribution sémantique d'une partie de la phrase dans laquelle ils apparaissent, est souligné dans plusieurs études, parmi eux Bonami et Godard (Reference Bonami, Godard, Choi-Jonin, Bras, Dagnac and Rouquier2005, Reference Bonami, Godard, McNally and Kennedy2008). Selon une conception classique, la catégorie des ‘faits’ s'identifie à celle des propositions vraies. Or l'argument d'un adverbe évaluatif n'est pas forcément une proposition vraie. Quand il apparaît dans l'antécédent d'un système conditionnel, il n'impose pas la vérité de l'antécédent (pour l'argumentation de détail, cf. Bonami et Godard, Reference Bonami, Godard, Choi-Jonin, Bras, Dagnac and Rouquier2005: 20‒21). Bonami et Godard soutiennent que l'argument des adverbes évaluatifs a bien les propriétés attendues d'une proposition. Cette question ne se pose toutefois pas dans ce travail dans ces termes. Le cadre théorique que je me suis donné se situe dans une autre optique, en ce sens qu'il s'intéresse à la représentation sémantique au niveau profond de l'objet qui est construit par le discours. Cette représentation sémantique prend la forme d'une série des points de vue (pdv) mis en scène par l'énoncé. Je soutiens que étrangement instruit une certaine stratégie discursive en ce sens que sa signification consiste à mettre en relation plusieurs pdv. Cf. section 6.

7 La notion d'orientation vers le sujet a été utilisée depuis longtemps dans la description des adverbes. Pour Schlyter (Reference Schlyter1977: 110), qui considère cette orientation vers le sujet dans le cas de ceux qu'elle appelle ‘adverbes de phrase-sujet’, le sujet doit être agentif ou doit pouvoir contrôler l'action représentée.

8 Sur la base de critères tels que ceux que proposent Vendler (Reference Vendler1967) ou Lakoff (Reference Lakoff, Steinberg and Jakobovits1971).

9 Le point d'exclamation veut dire que le sens de l'exemple (8a) a été modifié en (8b). Ce symbole sera utilisé par la suite pour indiquer le même effet dans d'autres exemples.

10 Des restrictions syntaxiques empêchent d'appliquer le test de la clivée à (8).

11 Le verbe se rappeler étant transitif direct en français standard, j'opterai pour se souvenir pour d'éventuels tests de vérification sur cet exemple.

12 Les verbes ergatifs ont fait l'objet de nombreuses études, ainsi: Zribi-Hertz (Reference Zribi-Hertz1987) ou Dixon (Reference Dixon1994), parmi bien d'autres.

13 Je prends cet exemple à Anscombre (Reference Anscombre2005b).

14 Un des relecteurs m'a suggéré que l'adverbe étrangement peut être interprété comme adverbe de constituant en (6a) et (45), auquel cas l'énoncé peut être paraphrasé par <la qualification est étrange>. Remarquons que cette interprétation repose en réalité sur un glissement de sens, l'adverbe n'étant plus un adverbe de manière verbale comme il le serait en (44). Il ne décrit pas la manière de qualifier les taches mais une appréciation de cette qualification. Par ailleurs, contrairement aux adverbes de manière verbale, l'adverbe étrangement serait tout à fait acceptable en position détachée en tête de phrase négative: Étrangement, les experts n'ont pas qualifié les taches de [. . .].

15 Anscombre (Reference Anscombre2009, Reference Anscombre, Anscombre, Donaire and Haillet2013) signale que la position du locuteur par rapport à un événement peut être présenté de deux façons: elle peut être ‘décrite’ ou ‘montrée’. Il renvoie à cet égard aux concepts de ‘représentation' et de ‘expressivité’ de Bühler, pour qui il s'agit de fonctions fondamentales du langage. Cette différence correspond à la différence entre les deux énoncés suivants empruntés à Anscombre (Reference Anscombre, Anscombre, Donaire and Haillet2013): J'ai mal et Qu'est-ce que j'ai mal ! La douleur est la même, la différence fondamentale résidant dans l'attitude du locuteur: décrite dans un cas, montrée dans l'autre. Je reviendrai plus tard sur cet aspect.

16 Anscombre (Reference Anscombre2009) traite de la relation entretenue par la construction tout + adjectif avec le haut degré. Il montre sur des exemples que dans un contexte de type ‘descriptif’ très est préféré à tout.

17 Sous la réserve imposée par le besoin de développer les pistes de réflexion ici présentées, une redéfinition des critères linguistiques utilisés par les classifications traditionnelles des adverbes ainsi que de leur groupement pourrait s'imposer.

18 Cette expression, point de vue (pdv), est une désignation d'une formule de la métalangue et ne doit pas être comprise dans son sens en langue naturelle. Il s'agit d'une entité abstraite, constituée de plusieurs variables. Je ne peux pas présenter les détails du cadre théorique ici, faute de place. Pour une description détaillée de cette version de la polyphonie, cf. Anscombre (Reference Anscombre, Anscombre, Donaire and Haillet2013). S'inscrivant dans cette lignée, cette analyse tentera de mettre en œuvre des critères linguistiques opératoires pour contrôler l'instanciation des variables ‘source’ et ‘objet construit’ ainsi que l'organisation de ces variables. Toutefois, je ne rentrerai pas ici dans les relations hiérarchiques de domination qui relient les pdv liés à un énoncé, selon l'approche développée par Anscombre.

19 Le recours à des critères comme celui-ci permet d'introduire une systématique indispensable afin de postuler la présence d'un pdv. L'existence d'un pdv ou plutôt la détermination de son contenu est détectable dans certains cas par la reprise anaphorique, critère utilisé dès Anscombre (Reference Anscombre1983). Ainsi, dans Lia ne viendra pas à la fête, parce qu'elle sait que ça m'embête, ça peut être interprété comme qu'elle vienne à la fête ou qu'elle ne vienne pas à la fête. Cela renforce selon Anscombre (Reference Anscombre1983, Reference Anscombre, Anscombre, Donaire and Haillet2013) la thèse selon laquelle la négation descriptive est le siège de deux pdv. Par ailleurs, tout pdv contient dans sa structure une source ou origine, variable qui correspond lors de l'interprétation à un personnage du discours. Il en sera aussi question dans cette analyse.

20 La relation entre la source et l'objet construit est de nature variable et interne à un pdv. À la différence de l'attitude d'assertion, l'attitude de monstration est en rapport direct avec la fonction expressive du langage (cf. note 14). Dans le cas de (56), l'étrangeté serait le cadre –l'espace discursif tel qu'il est défini dans Anscombre, Reference Anscombre1990– à l'intérieur duquel s'inscrit le discours.

21 La représentation d'un état du monde construite par l'énoncé ouvre le débat sur une intéressante discussion quant à la nature de cette représentation et à la conception du discours mise à contribution.

22 Il s'agit d'un point de vue de langue, attaché à la signification des unités lexicales, ce qu'Anscombre (Reference Anscombre2001a) définit comme des phrases stéréotypiques. Selon Donaire (Reference Donaire, Anscombre, Rodríguez Somolinos and Gómez-Jordana2012: 22) ces pdv stéréotypiques, imposés par la langue, interviennent ‘dans la construction du sens et déterminent les relations entre les divers pdv identifiables dans la surface de l'énoncé’. Ce qui rejoint selon elle l'idée d'Anscombre (Reference Anscombre2001b: 62) selon laquelle: ‘il n'y a pas de contexte zéro, et [que] le contexte zéro est en fait le contexte stéréotypique (primaire)’.

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