1. INTRODUCTION
Le but de ce travail est d’examiner le choix des articles susceptibles d’introduire les noms déverbaux employés comme ‘noms d’événements complexes’ (NEC), illustrés en (1) :
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1.
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a. La construction d’une cabane par Paul a fait la joie de ses enfants.
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b. La découverte de l’Amérique par Christophe Colomb a bouleversé le monde occidental.
-
Les noms d’événements complexes sont des noms déverbaux disposant d’une structure argumentale (Grimshaw, Reference Grimshaw1990), et apparaissant régulièrement accompagnés de leur argument interne. A la suite de Grimshaw et Alexiadou (Reference Alexiadou2001), Borer (Reference Borer, Moore and Polinsky2003), Roy et Soare (Reference Roy, Soare, Iordăchioaia, Roy and Takamine2013) entre autres, nous adoptons un point de vue selon lequel les NEC doivent être analysés suivant les principes de la syntaxe.
Selon Grimshaw, ces noms sont systématiquement précédés par l’article défini ou par l’’article zéro’ en anglais, et n’admettent pas la pluralisation. Il s’avère cependant que le français ne présente pas ce type de contraintes, comme en attestent les exemples (2–3) :
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2.
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a. {Une / l’} invasion de l’Europe (par les Barbares) a eu lieu en 382.
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b. En 1944, {un / le} bombardement de la ville (par les Alliés) a détruit de nombreuses habitations.
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3.
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a. Les invasions successives de l’Europe (par les Barbares) se sont répétées pendant des siècles.
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b. Les bombardements répétés de la ville (par les Alliés) ont détruit toutes les habitations.
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Dans ce travail, nous considérons trois problématiques liées au choix du déterminant des NEC. En premier lieu, nous examinons pourquoi l’article défini est toujours possible (voire même obligatoire) pour introduire les NEC dès la première mention; au contraire, l’article indéfini peut parfois être agrammatical. Dans un second temps, nous montrons que, sauf cas particulier, les NEC qui admettent l’indéfini singulier admettent également le pluriel, et peuvent donc être caractérisés comme des noms comptables. Enfin, nous nous intéressons à ce que signale le choix des articles – en d’autres termes, l’emploi massif ou comptable d’un NEC – et, à la suite de Mourelatos (Reference Mourelatos1978), voir aussi Declerck (Reference Declerck2007), nous avancerons que c’est par ce biais que le français marque l’opposition entre perfectif et imperfectif pour cette classe de noms.
Notre article s’organise comme suit. Dans la section 2, nous présentons les propriétés sémantiques, syntaxiques et morphosyntaxiques caractéristiques des NEC; nous montrons que sur le plan morphosyntaxique, les NEC du français s’opposent à ceux de l’anglais, tels que les a décrits Grimshaw (Reference Grimshaw1990), vis-à-vis du choix de l’article et de la pluralisation. Dans la section 3, nous montrons que la présence de l’article défini avec les NEC en première mention tient au fait que ceux-ci présentent les caractéristiques typiques des SN possessifs, dont cet emploi de l’article défini fait partie. La section 4 est consacrée à la distribution et à la valeur du nombre avec les NEC. En nous fondant sur des arguments tant sémantico-syntaxiques que contextuels, nous montrons que les NEC en emploi comptable fonctionnent selon des modalités propres à l’aspect perfectif. La section 5 récapitule et développe nos observations sur les interactions entre le type d’événement décrit, le nombre, le choix des articles et la définitude. La conclusion est présentée dans la section 6.
2. LES NOMS DEVERBAUX D’EVENEMENT: TYPOLOGIE ET PROPRIETES
Les noms déverbaux, autrement dit les noms construits ou convertis à partir d’une base verbale, sont susceptibles de présenter diverses interprétations, selon le type de suffixe qui leur est associé. Nous nous restreignons ici à ceux qui dénotent des événements complexes, et se caractérisent non seulement par leurs propriétés aspectuelles (Reichenbach, Reference Reichenbach1947; Godard et Jayez, Reference Godard and Jayez1995; Gross et Kiefer, Reference Gross and Kiefer1995; Haas, Huyghe et Marín, Reference Haas, Huyghe, Marín, Durand, Habert and Laks2008; Haas et Huyghe, Reference Haas, Huyghe, Moline and Vetters2010), mais aussi par la présence d’une structure argumentale de type verbal.
2.1 Les noms d’événements complexes: propriétés
Parmi les noms événementiels, Grimshaw (Reference Grimshaw1990) établit deux sous-classes: les noms d’événements (NE) dit ‘simples’, et les noms d’événements complexes, disposant, en plus de leur structure aspectuelle, d’une structure argumentale. Au niveau syntaxique, ces deux classes présentent une distinction fondamentale: les noms d’événements complexes héritent de la structure argumentale du verbe de base, alors que les arguments des noms d’événements simples sont facultatifs et ont une distribution différente.
Selon Alexiadou (Reference Alexiadou2001), Borer (Reference Borer, Moore and Polinsky2003) et Roy et Soare (Reference Roy, Soare, Iordăchioaia, Roy and Takamine2013), cette différence est due au fait que les NEC conservent dans leur structure interne les projections syntaxiques verbales liées au caractère événementiel (vP) et à l’agentivité (voiceP) (Kratzer, Reference Kratzer, Rooryck and Zaring1996); au contraire, le caractère événementiel d’un NES est établi au niveau conceptuel, et n’est pas lié à sa structure syntaxique – d’où le fait que des noms simples comme film ou match puissent faire partie des seconds, mais pas des premiers.
En conséquence, on adoptera pour les noms déverbaux de ces deux classes les représentations (4), où n représente le niveau de la nominalisation :
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4.
Les propriétés de ces deux classes telles que décrites par Grimshaw sont résumées dans le tableau (1), où elles sont confrontées à celles de ces mêmes noms en emploi dit ‘résultatif’.
Tableau 1: Propriétés des nominalisations événementielles.
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20161006042625142-0083:S0959269515000216:S0959269515000216_tab1.gif?pub-status=live)
Les exemples ci-dessous illustrent ces propriétés.
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5.
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a. La construction d’une cabane [par Paul] [en deux mois] [pour y ranger ses outils] (nous a tous impressionnés.)
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b. Dans le jardin, il y a une construction en bois (*par Paul) (*en deux mois) (*pour y ranger ses outils).
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6.
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a. La protection des civils (par les militaires) pendant deux ans (a permis d’éviter une catastrophe humanitaire.)
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b. La protection {constante / régulière} des civils (par les militaires) (a permis d’éviter une catastrophe humanitaire.)
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7.
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a. L’expression délibérée *(de sentiments d’agressivité) par les patients (est encouragée.)
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b. L’expression *(de sentiments de colère) pour évacuer son agressivité (est encouragée.)
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c. L’expression (des patients) (est encouragée.)
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L’exemple (5a), dans lequel le nom construction est associé au SP [d’une cabane] correspondant à l’argument interne du verbe construire, est un NEC, comme en attestent la possibilité d’insérer un agent introduit par par, un SP temporel introduit par en et une subordonnée de but. A l’inverse, en (5b), construction est un nom résultatif, et n’admet aucun de ces modifieurs.
En (6a), on peut à nouveau constater la présence des arguments interne (des civils) et externe (par les militaires) de protection, de même que celle d’un SP introduit par pendant en (6a), et d’un adjectif de fréquence en (6b).
Les exemples (7) montrent le caractère obligatoire du SP indiquant l’argument interne en présence du SP agentif en par (7a) ou de la subordonnée de but (7b). L’exemple (7c) contraste avec (7a) dans la mesure où le seul argument présent est l’argument externe, ici introduit par de (vs par). En l’absence d’argument interne, un exemple de ce type doit être analysé, selon Grimshaw, comme un nom d’événement simple.
Avant de passer aux propriétés nominales des NEC, le nombre et la définitude, ajoutons une remarque; en plus des cas d’ambiguïtés événement/résultat, fréquemment mentionnés (cf. (5)), il existe aussi des cas d’ambiguïtés NEC/NES, comme le montrent (7) ci-dessus et (8):
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8.
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a. L’attaque *(du train postal) par les malfaiteurs
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b. L’attaque (des malfaiteurs) (contre le train postal)
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En (8a), le nom attaque fonctionne comme un NEC: il conserve les mêmes arguments que le verbe, un agent et un thème, qui sont exprimés respectivement par un SP en par et un SP en de. Comme cela est attendu pour un NEC, le SP en de ne peut pas être supprimé en présence du SP en par. A l’inverse, attaque en (8b) fonctionne comme un NES: ses arguments sont réalisés différemment, notamment, c’est le SP en de qui réalise l’argument externe du verbe, le thème étant introduit par la préposition contre, absente de la structure verbale. En outre, leurs réalisations sont indépendantes l’une de l’autre.Footnote 2
2.2 Nombre et définitude des NEC
Outre ces critères distinctifs, Grimshaw observe également deux caractéristiques qui, selon elle, sont propres aux NEC.
D’une part, en anglais, ces noms ne peuvent être introduits que par deux déterminants, l’article défini ou l’‘article zéro’. D’autre part, la pluralisation est exclue. Les exemples originaux de Grimshaw (Reference Grimshaw1990: 17) sont présentés sous (9):
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9.
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a. They studied assignments.
‘Ils ont étudié {les devoirs / les sujets}’.
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b. They studied {the / one / that / an} assignment.
‘Ils ont étudié {le / un / ce} {devoir /sujet}’.
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c. They observed the assignment of the problem (by the teacher).
‘Ils ont étudié la distribution du problème (par l’enseignant)’.
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d. *They observed assignments of the problem (by the teacher).
‘Ils ont étudié des distributions du problème (par l’enseignant)’.
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e. Assignment of long problems always causes difficulties.
‘La distribution de longs problèmes cause toujours des difficultés’.
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f. They observed {the / *one / *an / *that} assignment of the problem.
‘Ils ont observé {la / une /cette} distribution du problème’.
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Les exemples (9a–b) présentent le NES assignment, qui se traduit par ‘devoir’, ‘sujet (de devoir)’. Ce nom peut être pluralisé (9a), et admet de nombreux déterminants (9b). En (c), la présence du complément [of the problem] ‘du problème’ et la possibilité d’utiliser un agent en par indiquent que le NE est complexe; on relèvera le changement de lecture, assignment s’interprétant plutôt comme ‘distribution’. L’exemple (9d) indique que, dans ce cas, le pluriel est exclu; en outre, l’’article zéro’ induit ici une lecture indéfinie, qui contraste avec la lecture générique de (9e), où ce déterminant est associé à un nom singulier. (9f) révèle enfin que les déterminants autres que le défini ou l’‘article zéro’ sont impossibles avec le NEC.
Ces exemples suscitent une première question: les observations de Grimshaw portant sur l’anglais, on peut se demander si les NEC du français présentent des propriétés identiques (à l’exclusion bien sûr de l’’article zéro’, dont l’emploi est très restreint dans cette langue).
Pour répondre à cette question, considérons les exemples (10–13):
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10.
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a. *Les constructions d’une cabane (par Paul) (pour y ranger ses outils) (nous ont impressionnés.)
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b. *Les protections des civils (par les militaires) (ont permis d’éviter une catastrophe humanitaire.)
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c. *Les expressions (délibérées) de sentiments d’agressivité (par les patients) (sont bénéfiques.)
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11.
-
a. Les invasions successives de l’Europe (par les Barbares) (se sont répétées pendant des siècles.)
-
b. Les bombardements répétés de la ville (par les Alliés) (ont détruit toutes les habitations.)
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12.
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a. *Une construction d’une cabane (par Paul) (pour y ranger ses outils) (nous a impressionnés.)
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b. *Une protection des civils (par les militaires) (a permis d’éviter une catastrophe humanitaire.)
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c. *Une expression délibérée de sentiments d’agressivité (par les patients) (est bénéfique.)
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13.
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a. Une (première) invasion de l’Europe (par les Barbares) (a eu lieu en 382.)
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b. (En 1944,) un bombardement de la ville (par les Alliés) (a détruit de nombreuses habitations.)
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Les exemples (10–11) présentent un contraste: alors que les NEC construction, protection et expression ne peuvent être employés qu’au singulier, invasion et bombardement tolèrent la pluralisation (voir Roodenburg, Reference Roodenburg2006; Knittel, Reference Knittel2010; Reference Knittel2011). En outre, comme le montrent (12–13), le contraste entre ces deux classes est également observable en ce qui concerne le choix de l’article: les noms qui tolèrent le pluriel (invasion et bombardement) admettent également d’être introduits par l’article indéfini un(e); au contraire, construction, protection et expression peuvent seulement être déterminés par l’article défini.
Pour compléter nos données, nous avons recherché d’autres NEC indéfinis dans le corpus journalistique de l’Est Républicain (années 1999, 2002, 2003).Footnote 3 Quelques exemples significatifs sont donnés sous (14); pour faciliter leur repérage, les NE sont présentés entre crochets.
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14.
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a. “On s’oriente vers [une démolition de la barre Montaigne]”, livre J.-G.D.
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b. Le trésorier du club a obtenu le quitus après [une présentation des comptes].
-
c. La réunion s’est terminée par [une dégustation des produits locaux].
-
d. Les soldats du feu ont procédé à [une ventilation des locaux].
-
e. [Un renforcement de la réglementation] est à l’étude, indique Y.R.
-
f. Ils proposent [une modification d’un texte de loi de 1991 afin d’interdire purement et simplement le stockage souterrain].
-
Le caractère complexe des NE des exemples (14) peut être vérifié par l’ajout de subordonnées de but, ou d’agents introduits par par (cf. tableau (1)), typiques des NEC, bien que la structure phrastique doive parfois être modifiée afin de permettre leur insertion. Il est à noter que l’exemple (14f) comporte déjà une subordonnée infinitive, qui peut être analysée comme dépendant du nom modification. Footnote 4
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15.
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a. “On s’oriente vers [une démolition de la barre Montaigne par une entreprise spécialisée]”, livre J.-G.D.
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b. [Une présentation des comptes par le trésorier du club] lui a permis d’obtenir le quitus.
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c. La réunion s’est terminée par [une dégustation des produits locaux dans le but de les faire connaître].
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d. [Une ventilation des locaux afin d’évacuer les fumées toxiques] a été organisée par les soldats du feu.
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e. [Un renforcement de la réglementation par les autorités] est à l’étude indique Y.R.
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f. [Une modification d’un texte de loi de 1991 afin d’interdire purement et simplement le stockage souterrain] a été proposée.
-
Nous avons donc confirmation du caractère complexe des NE de (14–15).
Revenons à présent aux exemples (10–13). Nous avons vu que les NEC qui admettent l’indéfini un(e) sont également ceux qui tolèrent la pluralisation. Si les NE des exemples (14) sont de même nature, la pluralisation devrait être possible. Les exemples (16) indiquent que c’est effectivement le cas; à nouveau, la pluralisation peut nécessiter des modifications au niveau phrastique:
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16.
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a. [Des présentations des comptes] ont permis aux trésoriers d’obtenir le quitus.
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b. Les réunions se terminent toujours par [des dégustations des produits locaux].
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c. Les soldats du feu ont procédé à [plusieurs ventilations des locaux].
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d. [Des renforcements de la réglementation] sont à l’étude indique Y.R.
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e. Ils proposent [des modifications d’un texte de loi de 1991 afin d’interdire purement et simplement le stockage souterrain].
-
Une exception doit cependant être relevée concernant démolition (17), qui ne peut pas apparaître au pluriel. Nous y reviendrons en section 5.
-
17. *On s’oriente vers [des démolitions de la barre Montaigne]
A l’exception de démolition (14a), les structures attestées des exemples (14) se comportent donc bien comme les exemples construits de (11) et (13).
En outre, il est à noter que les NEC des exemples (14) peuvent également être introduits par l’article défini, comme l’indique (18):
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18.
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a. “On s’oriente vers [la démolition de la barre Montaigne]”, livre J.-G.D.
-
b. Le trésorier du club a obtenu le quitus après [la présentation des comptes].
-
c. La réunion s’est terminée par [la dégustation des produits locaux].
-
d. Les soldats du feu ont procédé à [la ventilation des locaux].
-
e. [Le renforcement de la réglementation] est à l’étude indique Y.R.
-
f. Ils proposent [la modification d’un texte de loi de 1991 afin d’interdire purement et simplement le stockage souterrain].
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Les observations qui viennent d’être faites confirment qu’il existe deux classes de NEC en français.
D’une part, les noms comme invasion, bombardement, et les exemples présentés en (14) comportent des NEC qui admettent d’être introduits par un(e) et sont pluralisables. En d’autres termes, ces noms présentent la même détermination que les noms comptables (cf. un livre/des livres). De tels NEC peuvent être modifiés par des adjectifs tels que autre, nouveau, ou des ordinaux (Meinschaefer, Reference Meinschaefer and Fradin2005):
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19. Une {première / seconde / autre / nouvelle} invasion de l’Europe par les Barbares a eu lieu en 382.
L’ajout de tels modifieurs va de pair avec une interprétation itérative de invasion; or l’itérativité repose sur la pluriactionnnalité (Laca, Reference Laca, Godard, Roussarie and Corblin2006a,Reference Laca, Tasmowski and Vogeleerb; Lasersohn, Reference Lasersohn1995; Van Geenhoven, Reference Van Geenhoven2004), ou pluralité événementielle. Ceci confirme bien que les noms de cette classe ont des propriétés comptables. Enfin, ils tolèrent tant l’article défini que les articles indéfinis.
A cette première classe s’oppose celle qui rassemble des noms tels que protection ou expression. Comme nous l’avons vu en (10) et (12), ces NEC ne tolèrent ni l’introduction par un(e), ni la pluralisation. Ainsi, pour référer à une pluralité d’événements, on utilise des adverbes de fréquence, couplés à la forme non plurielle:
-
20. La protection occasionnelle des civils (par les militaires) a permis d’éviter plusieurs catastrophes.
Nous avons donc ici à faire à des noms cumulatifs,Footnote 5 une propriété partagée par les massifs concrets. Cet argument s’ajoutant aux précédents, nous proposons de considérer les noms de cette classe comme non comptables, se distinguant cependant des NES et des massifs concrets par le fait que le seul article susceptible de les introduire est l’article défini, le partitif semblant exclu avec cette classe de noms.Footnote 6
2.3 Les NEC: des définis faibles
Dans les exemples qui précèdent, nous avons pu observer que l’article défini est toujours possible pour introduire un NEC en français, même si, lorsque le NE est comptable, il n’est pas le seul déterminant acceptable.
Or, il s’avère que l’article défini utilisé dans ces structures se caractérise comme ‘cataphorique’, au sens de Zribi-Hertz (Reference Zribi-Hertz2003), d’après Vendler (Reference Vendler1967), Vergnaud (Reference Vergnaud1985), Guillaume (Reference Guillaume1975) et Kleiber (Reference Kleiber1990); en d’autres termes, il est légitimé par la présence des dépendances du nom qu’il introduit, et ce, dès la première mention. Dans cet emploi, et depuis les travaux de Poesio (Reference Poesio, Harvey and Santelmann1994), l’article défini est appelé ‘défini faible’.
Plus précisément, l’article défini cooccurrent avec les NEC se caractérise comme un défini faible long (au sens de Corblin, Reference Corblin2013; Zribi-Hertz et Jean-Louis, Reference Zribi-Hertz, Jean-Louis, Cabredo-Hofherr and Zribi-Hertz2014), dans la mesure où le nom tête de syntagme est associé à un complément introduit par de.
Dans la section qui suit, nous examinons en détail la structure et les propriétés des SN dont la tête est un NEC, afin de dégager les particularités susceptibles de légitimer le défini faible.
3. LA DÉFINITUDE DES NEC
Cette section est consacrée à la description de la structure des NEC, que nous analyserons, à la suite de Knittel (Reference Knittel2010), comme têtes d’une structure connue sous le nom de SN Possessif (Milner, Reference Milner1982; Kayne, Reference Kayne1994; Szabolcsi, Reference Szabolcsi, Kiefer and Kiss1994; Zribi-Hertz, Reference Zribi-Hertz, Guéron and Zribi-Hertz1998; Knittel, Reference Knittel2009), et dont l’article défini cataphorique est un trait distinctif.
3.1 Les SN possessifs: propriétés
Les SN possessifs, depuis Milner (Reference Milner1982), ont fait l’objet de nombreuses études, dont nous résumons les principales observations dans le tableau 2:
Tableau 2: Caractéristiques des SN possessifs.
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20161006042625142-0083:S0959269515000216:S0959269515000216_tab2.gif?pub-status=live)
Examinons ces caractéristiques en détail.
Le point (i), repris sous (21) présente la structure typique des SN possessifs, illustrés par les exemples (22):
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21. Art. Def. N1Obj.Poss. de [Det N2Possesseur]SN2
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22.
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a. la voiture des (=de les) voisins
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b. les livres de Max
-
c. l’odeur de ces fleurs
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La propriété (ii) fait état d’une relation de prédication unissant les deux éléments nominaux. Plus spécifiquement, la relation possessive transparaît dans le fait que tout SN possessif entretient une relation d’implication avec une phrase simple contenant être ou avoir. En conséquence, le SN (23a) est paraphrasable par la phrase (23b), où le Possesseur apparaît comme sujet, et l’Objet Possédé comme partie du prédicat (Szabolcsi, Reference Szabolcsi, Kiefer and Kiss1994; Zribi-Hertz, Reference Zribi-Hertz, Guéron and Zribi-Hertz1998):
-
23.
Comme nous le verrons dans la section 3.3, les NEC se paraphrasent, comme la plupart des noms construits sur des prédicats, par des structures en être, et non en avoir.
Il est à noter que le terme ‘possessif’ ne doit pas être interprété comme renvoyant strictement à la relation sémantique d’appartenance. Il s’agit plutôt de l’étiquette d’une structure syntaxique qui permet, entre autres, l’expression de l’appartenance – d’où la caractérisation de cette structure en termes de propriétés syntaxiques. Dans cette optique, les termes ‘Possesseur’ et ‘Objet Possédé’ sont à comprendre comme les noms des positions syntaxiques typiques de cette construction (au même titre que sujet et objet dans la phrase, par exemple), d’où l’emploi des majuscules.
La propriété (ii) est illustrée sous (24–26), pour lesquels les SN (a) impliquent les phrases (b), et réciproquement:
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24.
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25.
-
26.
La propriété (iii), mise en évidence par Milner (Reference Milner1982), stipule que le Possesseur ne peut pas être pronominalisé, comme le montrent les exemples (b) de (27–29); selon (iv), le Possesseur alterne avec un déterminant possessif (Milner, Reference Milner1982; Godard, Reference Godard1986), voir (27–29)(c):
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27.
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a. la voiture des voisinsi
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b. *la voiture d’euxi
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c. leuri voiture
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28.
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a. les livres de Max
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b. *les livres de luii
-
c. sesi livres
-
-
29.
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a. l’odeur de ces fleursi
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b. *l’odeur d’ellesi
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c. leuri odeur
-
La propriété (v) indique que les SN Possessifs admettent l’article défini dès la première mention, ce que nous avons précisé dans la section précédente. L’emploi de l’article indéfini n’est pas toujours possible (30c), et, lorsqu’il l’est, produit une lecture partitive (30a,b): N1 renvoie dans ce cas à une sous-partie des objets possédés. Ainsi, parler d’une voiture des voisins implique que les voisins ont plusieurs voitures, et fait référence à l’une d’entre elles. Comme le montre (30c), lorsque l’Objet Possédé est unique pour un Possesseur donné (cf. le fait qu’une fleur ne peut avoir plusieurs odeurs) – l’indéfini est exclu, puisque la valeur partitive l’est aussi.
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30.
Enfin, le point (vi) indique que de est l’élément pivot des SN possessifs. Il est en effet le seul ‘relateur’ possible entre le Possesseur et l’Objet Possédé. Ainsi, dans les exemples (31), où les deux noms sont reliés par la préposition pour, les propriétés listées précédemment n’apparaissent pas :
-
31.
On constate en (31a) que l’article indéfini est possible; il s’agit d’ailleurs de celui qui sera utilisé en première mention. En outre, cet exemple ne présente pas de lecture partitive saillante. Le défini (b) n’apparaît que dans les mentions ultérieures et, en conséquence, ne peut pas être caractérisé comme un défini faible. On notera que ni (a) ni (b) ne sont paraphrasables par Marie a une/la lettre. Il n’y a donc pas de relation prédicative entre les deux noms. L’exemple (c) indique que le SN2 peut être repris par un pronom; enfin, en (d), on constate que le déterminant possessif sa peut apparaître en cooccurrence avec le SP (vs: *leur voiture d’eux), sous réserve qu’ils ne soient pas coréférents.Footnote 7 En l’absence des propriétés listées dans le tableau 2, il est donc impossible d’analyser (31) comme un SN Possessif.
La nécessité de de dans ce type de SN a été analysée par Milner (Reference Milner1982), qui considère que cet élément n’est pas une préposition, mais un marqueur casuel de génitif. Si tel est bien le cas,Footnote 8 la présence de propriétés typiques distinguant les SN Possessifs de ceux qui contiennent un nom et son complément prépositionnel peut en apparaître comme la conséquence.
3.2 Valeur et fonction de la construction possessive
Comme nous l’avons mentionné plus haut, les SN possessifs se caractérisent par des propriétés syntaxiques, et non sémantiques. La question qui s’ensuit est de savoir quelle est la fonction de cette structure.
Notre hypothèse suit les propositions avancées par Knittel (Reference Knittel2009), adaptées de Heller (Reference Heller, Mikkelsen and Potts2002) et Vikner et Jensen (Reference Vikner and Jensen2002), selon qui la construction possessive a la propriété d’introduire une position argumentale au sein d’un SN. En d’autres termes, la construction possessive a la capacité de transformer un nom simple en nom relationnel.
Si nous envisageons cette question sous son aspect syntaxique, cela signifie que l’emploi de la construction possessive est un moyen de légitimer syntaxiquement une dépendance nominale, par le biais de l’assignation du génitif, si l’on en croit Milner (Reference Milner1982),Footnote 9 comme nous l’avons mentionné ci-dessus.
La prise en compte de ces aspects syntaxique et sémantique nous permet d’envisager deux cas. Dans les exemples (27) et (28) ci-dessus, les noms voiture et livre sont des noms ‘simples’, au sens où ils ne nécessitent pas de dépendances. La construction possessive permet la légitimation syntaxique d’une dépendance nominale dont la relation au nom tête est quelconque. Dans les exemples ci-dessus, l’interprétation est prioritairement de type appartenance (le livre appartient à Max, la voiture appartient aux voisins), mais d’autres relations pourraient être envisagées selon le contexte (Partee et Borschev, Reference Partee, Borschev, Lang, Maienborn and Fabricius-Hansen2003). Par exemple, les livres de Max pourrait renvoyer aux livres que Max préfère, à ceux qu’il a empruntés à la bibliothèque, qu’il a écrit, qu’il aimerait acheter, etc.
A l’inverse, si l’on considère les noms dont le sens est relationnel tels que père, cousine, tante, etc., la relation sémantique qu’ils entretiennent avec leur dépendance nominale est fixe et stable: le fils de Paul, par exemple, n’a qu’une seule interprétation, celle d’une relation familiale entre ascendant et descendant. Dans ce cas, la construction possessive n’assume qu’une fonction syntaxique, la présence de la dépendance étant requise par sens lexical du nom relationnel lui-même.
Dans les sections précédentes, nous avons montré d’une part que la relation possessive permettait à tout nom de devenir syntaxiquement relationnel, et d’autre part que les SN possessifs comportaient un argument introduit par de, et analysable comme un génitif.
Or, il s’avère que ces deux propriétés sont celles que Barker (Reference Barker, Kim, Lander and Partee2005) et Corblin (Reference Corblin2013) considèrent comme caractéristiques des définis faibles possessifs,Footnote 10 autrement dit des SN possessifs introduits par un article défini susceptible d’apparaître dès la première mention, i.e. faible.
Dans la section qui suit, nous montrons que cette caractérisation s’applique également aux syntagmes dont la tête est un NEC.
3.3 Les NEC sont des définis faibles possessifs
Comme nous l’avons précisé plus haut, tout NEC peut être introduit par l’article défini, alors que l’emploi de l’article indéfini n’est possible que pour une sous-partie d’entre eux. Par ailleurs, dans la mesure où les NEC se caractérisent par la présence d’un argument, ils ont la structure de SN complexes. En outre, dans l’ensemble des exemples examinés dans la section 2, le complément est introduit par de. Nous retrouvons donc les caractéristiques des définis faibles possessifs.
Puisque nous avons montré ci-dessus que les définis faibles possessifs décrits par Barker (Reference Barker, Kim, Lander and Partee2005) et Corblin (Reference Corblin2013) correspondaient à ce que les syntacticiens appellent des SN possessifs, nous avançons à présent l’hypothèse que les NEC décrits dans la section 2 en sont également.Footnote 11
Reprenons sous (32) quelques exemples significatifs décrits précédemment:
-
32.
Si ces exemples sont bien des SN possessifs, ils doivent vérifier l’ensemble des propriétés listées dans le tableau (2). C’est effectivement ce qu’attestent les exemples qui suivent. Les propriétés illustrées par chaque exemple sont indiquées en fin de ligne par le numéro qui leur a été attribué dans le tableau (2). On notera que la phrase correspondant au NEC présente deux spécificités, par rapport à celle que l’on construit sur un SN possessif dont la tête n’est pas déverbale. D’une part, le verbe employé est être, et non avoir, et a un statut d’auxiliaire. D’autre part, en lien avec cette première propriété, le nom d’événement réapparaît sous une forme verbale de participe passé à valeur passive, et fonctionne comme le prédicat de la phrase. Ces propriétés sont liées à la valeur prédicative du nom déverbal, héritée du verbe correspondant.Footnote 12
-
33.
-
34.
-
35.
-
36.
Les exemples (33–36) indiquent que les SN dont la tête est un NEC vérifient bien les propriétés caractéristiques des SN Possessifs. On relèvera que les paraphrases en (ii) correspondent à des phrases contenant le verbe dont le NEC est dérivé sous une forme passive. Enfin, les NEC qui admettent l’emploi de l’article indéfini (invasion en (35e) et bombardement en (36e)) sont bien ceux-là mêmes qui avaient été présentés comme tels dans la section 2.
En outre, les observations avancées dans la section 3.3 nous permettent de comprendre pourquoi les NEC doivent apparaître comme des SN Possessifs; selon Grimshaw (Reference Grimshaw1990), les NEC ont un argument obligatoire, correspondant à l’argument interne du verbe de base (voir section 2). Toutefois, à la différence d’un verbe, un nom n’a pas la capacité de légitimer syntaxiquement un argument direct.Footnote 13 C’est pour cette raison que la construction possessive est nécessaire: en assignant le génitif à l’argument sémantiquement requis par le nom, elle légitime sa présence au niveau syntaxique, comme c’est d’ailleurs le cas dans les langues casuelles.
Ainsi, la présence de l’article défini avec ces noms n’apparaît que comme une conséquence indirecte de leur caractère complexe; c’est en effet la construction possessive qui permet (ou impose) l’emploi du défini faible, structure elle-même requise par la conservation obligatoire de l’argument du verbe de base par le nom.
Dans cette section, nous avons examiné les facteurs qui déterminent la présence de l’article défini. Rappelons cependant que, si le défini est toujours possible, l’indéfini un(e) ne l’est qu’avec les noms que nous avons identifiés comme comptables. Dans la section suivante, nous examinons la valeur que prend le trait [±comptable] dans le domaine des noms d’événements complexes.
4. LES NEC ET L’OPPOSITION MASSIF/COMPTABLE
Pour commencer cette section, rappelons, en les précisant, les observations faites plus haut.
Dans la section 2.2 nous avons postulé que les NEC se subdivisaient en deux classes: les NEC comptables, qui admettent le pluriel et l’article un(e), et les NEC non comptables, qui les rejettent au profit du seul défini faible. Or, comme cela a été vu en (18), tous les NEC admettent le défini faible. Si cet article est le seul compatible avec les NEC massifsFootnote 14 (cf. note 6), et que le caractère comptable d’un NEC est signalé par l’emploi des indéfinis un(e) / des, cela signifie alors que le défini faible signale pour sa part qu’un NEC est en emploi massif. C’est ainsi que s’explique l’agrammaticalité des exemples (10b,c), répétés sous (37):
-
37.
-
a. *Les protections des civils (par les militaires) (ont permis d’éviter des catastrophes.)
-
b. *Les expressions (délibérées) de sentiments d’agressivité (par les patients) (sont bénéfiques.)
-
Notre hypothèse aboutit donc à contraster les deux classes de NEC non pas selon l’opposition entre les NEC massifs et les NEC comptables, mais entre les NEC qui admettent les deux emplois, massif et comptable, et ceux qui n’en admettent qu’un: l’emploi massif.
La distribution des articles selon ce critère est résumée dans le tableau (3):
Tableau 3: Distribution des articles selon l’emploi [± comptable] du NEC.
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20161006042625142-0083:S0959269515000216:S0959269515000216_tab3.gif?pub-status=live)
Si l’opposition massif/comptable est, comme nous le supposons, valide dans le domaine des noms d’événements complexes, il en résulte deux questions. Premièrement, on peut s’interroger sur ce que cette distinction encode; dans le domaine des noms concrets, on oppose traditionnellement par ce biais les noms dénotant des substances (eau, sable) à ceux qui renvoient à des entités individuées (livre, pomme). Qu’en est-il dans le domaine des noms abstraits d’événements, et plus spécifiquement des NEC ? Deuxièmement, le tableau (3) indique que certains NEC ne disposent pas d’un emploi comptable. La question soulevée est alors de déterminer quelles sont leurs propriétés.
C’est à ces questions que nous tentons de répondre dans ce qui suit.
4.1 Les NE comptables sont-ils téliques ?
Un point de vue fréquent dans la littérature (voir en particulier Mourelatos, Reference Mourelatos1978; Bach, Reference Bach and Saenz1976; Krifka, Reference Krifka1989) est de considérer que le caractère [±comptable] d’un nom reflète le caractère [±borné] de l’événement qu’il décrit.
Cependant, le terme de ‘borne’ peut s’entendre de deux manières. D’une part, il peut s’agit du telos, que Declerk (Reference Declerck2007) ou encore Smith (Reference Smith1991) qualifient de ‘borne finale naturelle’, au-delà duquel l’événement ne peut se poursuivre. On devrait donc dans ce cas obtenir une partition selon le trait [± comptable] parallèle à l’opposition [± télique], et relevant donc de l’aspect lexical.
D’autre part, il peut s’agir de la borne correspondant à l’aspect grammatical, qui apparaît lorsque l’événement, indépendamment de sa télicité, est présenté dans son ensemble, ce qui correspond à l’aspect perfectif. Selon cette seconde hypothèse, seuls les événements présentés sous le point de vue perfectif, c’est-à-dire dans leur globalité, seraient bornés, et donc comptables.
En résumé, selon le parallélisme suggéré plus haut avec le bornage spatial des noms comptables concrets, le bornage temporel des NEC comptables peut relever de la télicité (Bach, Reference Bach and Saenz1976; Krifka, Reference Krifka1989) ou de la perfectivitéFootnote 15 (Mourelatos, Reference Mourelatos1978).
En ce qui concerne le français, de nombreux auteurs (Haas, Huyghe et Marin, Reference Haas, Huyghe, Marín, Durand, Habert and Laks2008; Haas et Huyghe, Reference Haas, Huyghe, Moline and Vetters2010; Heyd et Knittel, Reference Knittel2009; Huyghe, Reference Huyghe2011), ont observé un décalage entre atélicité et massivité, dans la mesure où il existe dans cette langue des noms d’activités comptables, comme l’indiquent les exemples qui suivent:
-
38.
-
a. Il a {voyagé / couru / discuté} pendant 2 heures.
-
b. {un / des} voyage(s) ; {une / des} course(s) ; {une / des} discussion(s)
-
Les exemples (38) présentent des NES comptables, pourtant dérivés de verbes d’activité. Les exemples (39), issus de notre corpus journalistique et initialement présentés sous (14), comportent des NEC dont la tête (dégustation, ventilation) est également un nom d’activité, comme le confirme l’insertion possible de SP introduits par pendant, compatibles seulement avec des événements atéliques (Vendler, Reference Vendler1967). Or, ces noms sont bien introduits par un(e), ce qui indique leur caractère comptable.
-
39.
-
a. La réunion s’est terminée par une dégustation des produits locaux pendant une heure.
-
b. Une ventilation des locaux pendant deux heures a dûe être organisée par les pompiers.
-
Puisque des événements atéliques peuvent être décrits par des NES et des NEC comptables, il nous faut en conclure que le caractère comptable du nom n’est pas lié à l’atélicité de l’événement auquel il renvoie. Ce point de vue est également partagé par Huyghe (Reference Huyghe2011), qui observe que les noms d’événements simples comptables n’ont pas de culmination. Cette première hypothèse étant à rejeter, nous examinons celle qui associe le caractère comptable d’un NEC à la perfectivité.
4.2 Les NEC comptables sont perfectifs
L’hypothèse que nous souhaitons défendre, à la suite de Mourelatos (Reference Mourelatos1978), est que les bornes sur lesquelles repose l’emploi comptable d’un NEC donné sont celles induites par l’aspect grammatical, c’est-à-dire par la perfectivité. Nous suggérons donc que les NEC comptables du français décrivent des événements sous le point de vue perfectif.
Plus spécifiquement, nous avançons que la présence de la catégorie grammaticale du nombre, autrement dit l’emploi du NEC sous une forme comptable ([± pluriel]), permet d’encoder l’aspect perfectif, qui est, dans le cas des verbes, réalisé par la flexion verbale, également de nature grammaticale. A l’inverse, l’emploi d’un NEC sous une forme [- comptable] présente l’événement de manière imperfective. Signalons toutefois une différence importante entre les catégories flexionnelles du nom et du verbe : en plus de marquer l’aspect grammatical (im)perfectif, la flexion verbale indique le temps.Footnote 16 Par comparaison, la flexion nominale pourrait être qualifiée de défective, puisqu’elle ne marque que l’opposition singulier / pluriel des comptables. Elle indique donc seulement le point de vue, selon les termes de Smith (Reference Smith1991), c’est-à-dire si l’événement décrit est présenté dans sa globalité ou en partie. Notons que, même dans le cas de la flexion des verbes, situation dans le temps et point de vue sont indépendants, puisqu’on peut présenter tant une situation imperfective dans le passé (il construisait une maison), qu’une situation perfective dans le futur (il sera parti), comme le note Declerck (Reference Declerck2007). La flexion nominale, pour sa part, ne spécifie pas à quel moment du temps (passé / présent / futur) se déroule un événement donné, mais cette information peut être fournie par la flexion du verbeFootnote 17 lorsque le NEC apparait dans une phrase finie (cf. j’ai assisté / j’assiste / j’assisterai à la destruction de l’immeuble).
Examinons à présent les arguments qui viennent à l’appui de cette hypothèse. Le premier nous est fourni par la distribution des SP de durée introduits par de.
Les exemples journalistiques, initialement présentés sous (14) et repris en (40), nous indiquent que les NEC comptables sont compatibles avec de tels SP :
-
40.
-
a. On s’oriente vers une démolition [de deux semaines] de la barre Montaigne.
-
b. Le trésorier du club a obtenu le quitus après une présentation des comptes [de 30 minutes].
-
c. La réunion s’est terminée par une dégustation des produits locaux [de deux heures].
-
d. Les soldats du feu ont procédé à une ventilation des locaux [de deux heures].
-
On observera que les SP en de sont compatibles aussi bien avec des NEC téliques (a,b) qu’atéliques (c,d); bien qu’ils mesurent une durée, leur distribution n’est donc pas parallèle à celle des SP en en ou pendant. Si ces SP sont indépendants de l’(a)télicité, une autre hypothèse est qu’ils permettent spécifier l’intervalle temporel entre la borne initiale et la borne finale effective, qu’elle soit intrinsèque ou arbitraire. Cela nécessite que les événements soient présentés dans leur globalité, autrement dit sous l’aspect perfectif, qui inclut des bornes initiales et finales. De la même manière, dans le domaine concret, un SP de mesure en de ne peut être employé que pour évaluer une dimension d’un nom délimité et individué, c’est-à-dire comptable (cf. {une / *de la} tarte de 500g). C’est donc seulement le caractère événementiel du nom, couplé à la notion de durée, qui oppose le fonctionnement des NEC et des concrets.
Si notre hypothèse est correcte, elle prédit qu’un événement décrit par un nom massif n’est pas compatible avec ces SP, le point de vue imperfectif qu’il véhicule présentant l’événement ‘en déroulement’, et excluant la borne finale. Autrement dit, un NEC introduit par le défini faible devrait être incompatible avec un SP en de. Cela est effectivement le cas, comme en attestent les exemples (41), dans lesquels l’article indéfini initialement présent avec les NEC a été remplacé par le défini; l’indice F signale la lecture forte, f la lecture faible.
-
41.
-
a. On s’oriente vers la*f/F démolition [de deux semaines] de la barre Montaigne.
-
b. Le trésorier du club a obtenu le quitus après la*f/F présentation des comptes [de 30 minutes].
-
c. La réunion s’est terminée par la*f/F dégustation des produits locaux [de deux heures].
-
d. Les soldats du feu ont procédé à la*f/F ventilation des locaux [de deux heures].
-
Dans les exemples ci-dessus, la lecture faible du défini est exclue: l’article ne peut pas être interprété comme dans les exemples examinés dans la section 3.3, où les NEC décrivaient des événements nouveaux, non familiers au sens de Heim (Reference Heim1982). Ceci s’explique tout naturellement si on assimile la lecture faible à l’emploi massif, et à l’interprétation imperfective, qui exclut la référence à la durée effective de l’événement.Footnote 18
Notons toutefois que l’article défini n’est pas impossible s’il s’agit ici du défini fort (F), anaphorique. Ainsi, en (a), par exemple, la démolition de deux semaines semble être présentée comme une option parmi d’autres, de durées différentes et dont il a déjà été question auparavant.
Une seconde lecture également disponible repose sur une interprétation habituelle de l’événement, sous réserve qu’un adjectif de fréquence soit inséré (42); l’expression de durée indique alors la durée habituelle de l’événement:
-
42.
-
a. Le trésorier du club a obtenu le quitus après l’habituelle présentation des comptes [de 30 minutes].
-
b. La réunion s’est terminée par la traditionnelle dégustation des produits locaux [de deux heures].
-
Dans de tels contextes, le SP en de, typique du perfectif, se trouve sous la portée de l’adjectif de fréquence; l’aspect habituel, imperfectif par nature, résulte donc d’un changement de type, du perfectif vers l’imperfectif. Comme l’ont noté Iordachioaia et Soare (Reference Iordachioaia, Soare, Aboch, van der Linden, Quer and Sleeman2009), cette lecture est fréquemment disponible pour les formes imperfectives en présence de marqueurs spécifiques.
Notre hypothèse rend donc parfaitement compte du contraste en (40–41); la définitude faible (f) n’est a priori pas compatible avec les SP de durée en de car le point de vue imperfectif (véhiculé par l’emploi massif) qu’elle indique ne permet pas l’évaluation de la durée effective de l’événement. En conséquence, seule l’interprétation forte du défini émerge. Ceci va donc dans le sens de notre analyse.
D’autres arguments en faveur de notre hypothèse sont fournis par les contextes dans lesquels les NEC indéfinis de notre corpus journalistique apparaissent.
Un premier type de contexte favorable est celui dans lequel le NEC indéfini est présenté comme inclus dans une série d’événements successifs:
-
43.
-
a. [Le trésorier du club a obtenu le quitus]E2 après [une présentation des comptes]E1.
-
b. [Les cas de récidive]E2 après [une annulation du permis pour conduite sous l’empire d’un état alcoolique]E1 sont également légion.
-
c. [(Elle) est actuellement condamnée au fauteuil roulant]E2 à la suite d’[une amputation du pied droit]E1.
-
Selon Smith (Reference Smith1991), l’insertion dans une série est un contexte fréquemment observé pour les événements perfectifs. En effet, les événements seront compris comme se succédant si l’événement antérieur est présenté comme terminé, donc perfectif, lorsque le suivant commence.
Les positions argumentales de verbes tels que débuter ou se terminer constituent un second contexte dans lequel les NEC indéfinis sont fréquents.
-
44.
-
a. La réunion s’est terminée par une dégustation des produits locaux.
-
b. Les recherches des élèves ont donc débuté au CDI avec une étude des proverbes en rapport avec la notion de vérité.
-
Dans de tels exemples, on peut analyser les NEC comme renvoyant à des phases d’un événement plus grand. A nouveau, puisque ces sous-événements se succèdent, l’emploi du perfectif se trouve tout naturellement favorisé.
Les arguments qui viennent d’être présentés, qu’ils soient contextuels ou qu’ils reposent sur des tests linguistiques, vont bien dans le sens d’une distinction de perfectivité encodée par l’emploi massif ou comptable des NEC. Plus précisément, l’emploi comptable permet selon nous d’introduire l’idée que l’événement auquel renvoie le NEC a atteint la borne finale de son déroulement. En tant qu’événement perfectif, il est circonscrit dans le temps,Footnote 19 au même titre que les noms comptables concrets, de par leur conditionnement intrinsèque en unités, sont circonscrits dans l’espace.
4.3 L’opposition NES / NEC: aspects syntaxiques
Dans ce qui précède, nous avons fait l’hypothèse que, pour les NEC, le trait [± comptable] correspond au trait [± perfectif]. L’approche que nous suggérons s’inscrit dans la continuité de divers travaux sur les nominalisations d’une part, et sur le parallélisme entre structure du SN et structure de la phrase d’autre part.
Du côté des nominalisations, nous avons admis dans la section 2 que les NEC conservaient dans leur structure interne les projections de l’événement (vP) et de l’agentivité (voiceP) du verbe de base (45a); autrement dit, la seule différence syntaxique entre le NEC et le verbe correspondant (45b) est la présence de la projection nominale nP:Footnote 20
-
45.
Les projections de la flexion, qui dominent voiceP et nP, sont à leur tour en concordance avec la nature des projections inférieures: alors que la structure verbale n’est compatible qu’avec IP, la projection de la flexion verbale en temps, mode et accord, la projection flexionnelle qui domine un élément nominal est celle du nombre (NumP). De ce fait, on observera des projections flexionnelles formellement identiques pour les NES et les NEC (46a,b), mais différentes de celles du verbe (46c):
-
46.
Doit-on pour autant en déduire que le nombre fonctionne comme un marqueur de perfectivité dans le cas des NES? Notre réponse est négative. En effet, dans le cas des NEC comme dans celui des verbes, la présence d’une structure verbale permet déjà la détermination de l’aspect lexical, notamment lorsque celui-ci est lié aux propriétés de l’objet, selon qu’il est spécifié ou non pour la quantité. En conséquence, le nombre, en tant que trait [± comptable] peut s’interpréter comme une projection aspectuelle d’une autre nature. Les NES au contraire n’ont pas une telle structure, ce qui empêche d’assimiler le nombre à la perfectivité, qu’ils soient ou non déverbaux (cf. match, film, etc).
Notre analyse est donc que l’interprétation du trait [± comptable] comme [± perfectif] repose sur la présence d’une structure verbale, au contraire de l’aspect lexical, qui peut être déterminé syntaxiquement ou conceptuellement (cf. section 2.1).
Nos observations vont dans le sens des travaux de Kayne (Reference Kayne1994) et Szabolcsi (Reference Szabolcsi, Kiefer and Kiss1994), qui posent l’idée d’un parallélisme entre les structures fonctionnelles du SN et de la phrase; les projections du nombre et de la détermination dans le SN seraient les contreparties respectives de celles de la flexion et des complémenteurs dans la phrase:
-
47.
Dans une telle optique, il est attendu que la présence de projections verbales sous le niveau du nom (NP/nP) entraîne non seulement des parallélismes interprétatifs au niveau flexionnel IP, mais aussi des similarités au niveau supérieur, c’est-à-dire entre CP et DP. Ainsi, la variation entre déterminants selon le caractère [± massif] serait parallèle à celle qui impose, par exemple, l’emploi de que (C) avec le subjonctif (I) mais pas avec l’indicatif dans les indépendantes.
La section suivante est consacrée à l’étude des interactions entre les articles, le nombre, et la définitude.
5. INTERACTIONS ENTRE NOMBRE, ARTICLES ET (IN)DEFINITUDE
Dans la section précédente, nous avons observé que la définitude faible, liée à la massivité du NEC, n’était pas compatible avec l’emploi de SP de durée introduits par de. Une conséquence attendue de notre analyse est que les NEC introduits par le défini faible, puisque massifs, ne devraient pas apparaître au pluriel. Les exemples en (48) indiquent que c’est effectivement le cas; seule la lecture forte, i.e. anaphorique, est possible:
-
48.
-
a. Ces réunions se sont terminées par les*f/F dégustations des produits locaux.
-
b. Les pompiers ont procédé aux (=à les*f/F) ventilations des locaux.
-
c. On a procédé aux (=à les*f/F) modifications d’un texte de loi de 1991.
-
d. Les*f/F assouplissements des conditions d’admission ont été mis en place.
-
e. Ils ont obtenu le quitus après les*f/F présentations des comptes.
-
Nous pouvons à présent formuler quelques observations quant à la distribution du nombre d’une part, et des articles d’autre part.
Premièrement, nous avons vu que les NEC indéfinis pouvaient apparaître tant au singulier qu’au pluriel, selon le nombre d’événements considérés. A l’inverse, ceux qui sont introduits par le défini faible sont des massifs; faute de renvoyer à des événements perfectifs, donc circonscrits dans le temps, ils ne dénotent pas des occurrences, et ne peuvent être pluralisés. De ce fait, les NEC massifs contrastent avec les autres noms massifs, événementiels ou non qui, à l’indéfini, nécessitent l’article partitif (voir note 6). Quant aux définis forts, on peut supposer que leur nombre, singulier ou pluriel (cf. (48)), est hérité des mentions précédentes.
Notre analyse laisse deux questions en suspens. D’une part, nous avons observé que le NEC démolition, présenté initialement en (14a), disposait d’une propriété particulière: bien qu’introduit par l’article indéfini,Footnote 21 sa pluralisation est impossible (17). Les exemples pertinents sont rappelés sous (49); comme l’indique (c), cette contrainte est indépendante de l’article utilisé:
-
49.
-
a. On s’oriente vers une démolition de la barre Montaigne.
-
b. *On s’oriente vers des démolitions de la barre Montaigne.
-
c. On s’oriente vers {la / *les} démolition(s) de la barre Montaigne.
-
Ce phénomène s’explique en fait par la nature sémantique du NE : démolition est en effet un ‘once-only predicate’ (de Swart Reference De Swart1991, Laca Reference Laca, Godard, Roussarie and Corblin2006a,Reference Laca, Tasmowski and Vogeleerb): il décrit un procès qui ne peut affecter son patient qu’une seule fois. [Démolition de la barre Montaigne] étant un événement unique, il est logique que sa pluralisation soit impossible. Par contraste, si le complément est pluriel, comme en (50), le NE peut faire référence à plusieurs événements, et le pluriel redevient possible:
-
50. L’espace sera gagné par des démolitions de bâtiments.
Le même contraste est d’ailleurs observable dans le domaine concret pour certains noms relationnels ou inaliénables (cf. *les {têtes / mères} de Max vs les {têtes / mères} des enfants).
Il reste à comprendre pourquoi l’indéfini singulier est possible. Le contraste présenté en (51) en fournit une explication:
-
51.
Le remplacement de s’orienter vers, qui décrit un événement potentiel, par assister à, qui implique que l’événement est effectif, rend l’indéfini agrammatical. On peut donc en conclure que c’est le caractère irrealis/prospectif de s’orienter vers qui légitime l’emploi de l’indéfini singulier. On peut d’ailleurs observer que l’indéfini est fréquemment utilisé dans ce type de contexte, comme le montrent les exemples qui suivent, relevés eux aussi dans notre corpus journalistique; l’ajout possible d’un agent introduit par par indique que nous avons bien à faire à des NEC:
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52.
-
a. [Un renforcement de la réglementation (par les autorités)] est à l’étude indique Y.R. [=(14e)]
-
b. Ils proposent [une modification d’un texte de loi de 1991 (par le parlement)] afin d’interdire purement et simplement le stockage souterrain] [=(14f)]
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c. [Une inauguration des travaux (par le maire)] aura lieu vendredi 6 septembre.
-
d. Une formation des délégués (par des experts) sera mise en place sur deux journées.
-
e. Ils demanderont un assouplissement des conditions d’admission physiques (par la fédération).
-
Dans de tels contextes, on peut supposer que ce qui est visé, c’est le résultat (la formation exhaustive des délégués, un texte de loi effectivement modifié, des conditions d’admission réellement assouplies, etc.) qui implique que l’événement soit réalisé dans son entièreté. La manière dont il va se dérouler pas plus que ses étapes éventuelles ne sont envisagées. Ce type de valeur est bien celui qui est associé à l’aspect perfectif, puisque un événement présenté sous ce point de vue l’est dans son ensemble; selon Declerck (Reference Declerck2007), la structure interne de l’événement n’est pas décrite dans la forme perfective. Si l’emploi de l’indéfini un(e) est bien caractéristique du trait comptable, lié à la perfectivité, il est logique qu’il soit fréquent dans ce type de contextes.
Par ailleurs, nous avons distingué dans la section 3 deux classes des NEC: ceux qui sont [±comptables], et admettent tant le défini faible que l’indéfini (invasion, bombardement), et ceux qui sont [-comptables] et rejettent les indéfinis singulier et pluriel (protection, expression). Sur quoi se fonde cette dichotomie?
Les données que nous avons observées nous amènent à suggérer que les NEC non pluralisables sont dérivés de deux classes de verbes.
D’une part, un nom comme expression est construit sur le verbe exprimer, qui appartient à la classe des ‘push-verbs’ (Verkuyl, Reference Verkuyl1993). Les verbes de cette classe ont la propriété de demeurer atéliques même associés à un complément à Quantité Spécifiée [+QS], (cf. (53)), au contraire des autres verbes, dont l’(a)télicité repose sur la (non-)spécification de la quantité du complément (54):Footnote 22
-
53.
-
a. J’ai poussé [une voiture]+QS {pendant / *en} deux heures.
-
b. J’ai poussé [des voitures]−QS {pendant / *en} deux heures.
-
-
54.
-
a. Il a mangé [une pomme]+QS {en / *pendant} deux heures.
-
b. Il a mangé [des pommes]−QS {*en / pendant} deux heures.
-
Il s’avère que les verbes poursuivre ou conduire, ou encore protéger et exprimer, fonctionnent sur le modèle de (53) ; tous donnent lieu à des NEC strictement massifs:
-
55.
-
a. La police a poursuivi {un suspect+QS / des suspects−QS} {*en / pendant} deux heures.
-
b. {La / *une} poursuite d’un suspect par la police.
-
-
56.
-
a. Max a conduit {une voiture+QS / des voitures−QS} {*en / pendant} deux heures.
-
b. {La / *une} conduite d’une voiture pendant deux heures.
-
-
57.
-
a. Les militaires ont protégé {un civil+QS / des civils−QS} {*en / pendant} deux ans.
-
b. {La / *une} protection des civils pendant deux ans.
-
-
58.
-
a. Il a exprimé {un sentiment+QS / des sentiments−QS} d’agressivité {*en / pendant} deux heures.
-
b. {La / *une} expression d’un sentiment d’agressivité pendant deux heures.
-
Par ailleurs, d’autres noms, construits sur certains verbes statifs, semblent présenter un comportement similaire:
-
59.
-
a. {La / *une / *les} possession(s) d’un ordinateur (par les étudiants) est un facteur de réussite.
-
b. *Il est en train de posséder un ordinateur.
-
c. *Elle possède lentement un ordinateur.
-
-
60.
-
a. La loi interdit {la / *une / *les} détention(s) d’une arme de guerre (par les chasseurs).
-
b. *Il est en train de détenir une arme.
-
c. *Elle détient lentement une arme.
-
L’impossibilité d’employer ces verbes avec le progressif (59a)–(60a), ainsi qu’avec des adverbes dynamiques (b) indique bien que les verbes détenir et posséder sont statifs. Un phénomène identique apparaît avec la paire dissimuler/dissimulation (61). On notera que dissimuler est ambigu entre une lecture d’accomplissement, non stative et télique (b), et une lecture stative (c), partagée par le nom strictement massif (a).
-
61.
Les exemples de NEC strictement massifs qui viennent d’être présentés en (55–61), s’ils sont bien apparentés à des verbes décrivant des états ou à des ‘push-verbs’, possèdent la propriété commune d’être construits sur des prédicats strictement atéliques, indépendamment de la quantité spécifiée ou non de l’objet. Puisqu’ils ne contiennent ni limites ni même étapes internes, de tels prédicats décrivent des événements susceptibles de se prolonger indéfiniment. Ils sont donc intrinsèquement non délimités, et ne peuvent en eux-mêmes être circonscrits dans le temps (au même titre que des prédicats atéliques intransitifs, comme dormir ou nager par exemple). Au contraire, si les propriétés de l’objet peuvent influencer la télicité du prédicat verbal ou nominal, il devient possible d’en spécifier des occurrences, et la pluralisation du NEC correspondant est plus naturelle.
Si elle est correcte, notre analyse semble donc indiquer que la variation des NEC selon le trait [±comptable] est au moins partiellement dépendante de la télicité, puisque seuls les prédicats qui peuvent connaître un emploi télique sont susceptibles d’être pluralisés. Même si nous maintenons que c’est bien la valeur de perfectivité qui est signalée par l’emploi comptable, le critère de la télicité est donc indirectement impliqué dans le phénomène.
En résumé, il nous semble donc que le caractère strictement massif de certains NEC repose sur les propriétés sémantiques du prédicat verbal (SV) sous-jacent, parce qu’il s’agit soit de ‘once-only events’, soit de verbes strictement atéliques.
D’un autre côté, si certains NEC sont strictement massifs, on peut s’interroger sur l’existence de NEC strictement comptables, et qui, en conséquence, seraient incompatibles avec le défini faible. Il s’avère que nous n’avons pas relevé de NEC de ce type, ce qui n’est pas totalement inattendu dans la mesure où c’est la construction possessive qui induit la présence du défini faible. Il faut relever à l’inverse que certains NEC sont fréquemment employés au pluriel en cooccurrence avec des adjectifs à valeur itérative (cf.: Les attaques répétées du troupeau par des chiens errants ont amené les éleveurs à organiser des battues). Si la lecture pluriactionnelle/fréquentative est une valeur possible des formes imperfectives (Van Geenhoven, Reference Van Geenhoven2004), cela signifie que le défini faible ne véhicule pas l’emploi massif à valeur imperfective pour cette classe de noms.
6. CONCLUSION
Dans cet article, nous nous sommes intéressée à la distribution des articles introduisant les NEC en français. Nous avons tout d’abord observé une dichotomie entre les NEC qui admettent les indéfinis et la pluralisation, qui contrastent avec leurs équivalents anglais décrits par Grimshaw (Reference Grimshaw1990), et ceux qui ne peuvent être introduits que par l’article défini. Nous avons en premier lieu procédé à l’étude du défini, et nous avons montré, à la suite de Knittel (Reference Knittel2009, Reference Knittel2010), que cet article se caractérise comme un défini faible (Poesio, Reference Poesio, Harvey and Santelmann1994; Barker, Reference Barker, Kim, Lander and Partee2005), susceptible d’apparaître dès la première mention du nom. Pour rendre compte de sa présence, nous avons montré que les NEC apparaissent sous la forme de SN Possessifs, dont l’article défini faible est une propriété caractéristique. Dans la mesure où les NEC introduits par le défini faible ne sont pas pluralisables, nous les avons caractérisés comme des noms massifs. Dans ce cas, l’article défini faible vient remplacer le partitif, qui semble impossible avec les NEC, dont la structure syntaxique interne est verbale. A l’inverse, l’emploi indéfini les caractérise comme comptables.
Nous interrogeant sur le facteur distinguant les emplois massif et comptable, d’ailleurs possibles pour de nombreux NEC, nous avons suggéré, en nous fondant sur des arguments tant linguistiques que contextuels, que les NEC en emploi comptable ont une valeur perfective, alors que l’emploi massif, associé au défini faible, signale l’aspect imperfectif. Quant aux NEC strictement imperfectifs, nous les avons analysés comme résultant de la nominalisation de verbes strictement atéliques (‘push-verbs’ ou verbes statifs), ou de ‘once-only predicates’, pour lesquels des occurrences ne peuvent être circonscrites.
Ajoutons pour finir que la description syntaxique des NEC proposée ici est sommaire, et qu’elle demande à être complétée sur le plan formel. Borer (Reference Borer, Moore and Polinsky2003, Reference Borer2005), de même que Knittel (Reference Knittel2015) pour le hongrois, par exemple, proposent d’insérer dans la structure nominale un ou plusieurs niveaux aspectuels, qu’il pourrait être utile de prendre en compte pour proposer une analyse plus fine de la relation entre aspect, nombre et définitude. Nous réservons cette tâche à de futurs travaux.