1 PRELIMINAIRES
Je vidai les valises dans la maison où j'allais vivre [. . .] et suivis mon mari dans les cocktails où les femmes, non contentes de me nommer par mon prénom dès la première présentation, firent de moi en un tour de main Emmy, Milly et même Lily. [. . .] Charles qui connaissait mon peu de goût pour la familiarité eut l'air inquiet, mais je n'étais pas venue là pour m'y plaire et me contentai de prendre bonne note des usages locaux. (J. Harpman, La plage d'Ostende, Le Livre de Poche, 1993: 149; soulignement ajouté)
C'est ainsi qu'Emilienne, narratrice francophone (belge en l'occurrence) décrit son arrivée aux États-Unis, et l'agacement que suscite chez elle l'usage d'appellatifs familiers (prénoms et surtout diminutifs) qui sévit dans le monde anglo-saxon; la narratrice revenant plus loin à la charge, à propos de sa fille Esther devenue américaine, et qui se fait appeler ‘Terry’:
Ce Terry me faisait grincer des dents, il me rappelait les Emmy, Milly et autres gracieusetés que j'avais endurées sans broncher pendant deux ans. (J. Harpman, La plage d'Ostende, Le Livre de Poche, 1993: 245; soulignement ajouté)
Les normes qui régissent l'emploi des termes d'adresse varient d'une langue et d'une culture à l'autre, ce qui peut engendrer certains problèmes dans les échanges interculturels. Cette constatation vient renforcer les raisons que l'on a par ailleurs de s'intéresser à ces formes linguistiques particulières: si elles sont ‘périphériques’ d'un point de vue syntaxique, ce sont des unités fondamentales d'un point de vue pragmatique dans la mesure surtout où elles constituent la première ressource dont disposent les locuteurs pour marquer et construire la relation interpersonnelle (ce sont de puissants ‘relationèmes’). En outre, leur emploi pose un certain nombre de problèmes qui n'ont pas encore été traités systématiquement. Ce n'est pas que la littérature en la matière soit inexistante, tant s'en faut. Mais elle concerne dans sa grande majorité les pronoms d'adresse (pour ce qui concerne le français, problème de la répartition des formes Tu et Vous), envisagés dans une perspective sociolinguistique: il s'agit surtout d'établir des correspondances (représentables sous forme de diagrammes) entre les formes observées et les facteurs externes qui déterminent leur choix (âge, statut, sexe des interlocuteurs etc.), dans la lignée de la célèbre étude de Brown et Ford (Reference Brown and Ford1961) qui fait en la matière figure de prototype. Cette approche repose généralement sur la méthode des questionnaires, comme celui qui est utilisé dans une autre étude de référence, à savoir celle de Braun (Reference Braun1988) et de ses collaborateurs de l'Université de Kiel, qui se sont employés à décrire et comparer les systèmes d'adresse dans de nombreuses langues et cultures.
Ces différentes études ont permis de récolter un certain nombre d'informations sur les termes d'adresse, tout en laissant de nombreuses questions en suspens. Nous avons donc constitué à Lyon une petite équipe dont la perspective est à la fois différente et complémentaire, se caractérisant ainsi:
(1) La recherche est focalisée essentiellement sur les noms d'adresse, ou plus précisément les formes nominales d'adresse (dorénavant FNA). Le pronom n'est pris en considération que dans la mesure où il fonctionne en ‘co-occurrence’ avec le nom (Ervin-Tripp, Reference Ervin-Tripp, Gumperz and Hymes1972): ‘madame’ impose le ‘vous’, le prénom est également compatible avec ‘vous’ mais il est plus souvent associé à ‘tu’, etc.
(2) Ces FNA sont envisagées dans une perspective essentiellement pragmatique et interactionnelle (on s'intéresse aux ‘comportements d'adresse’ plutôt qu'aux ‘systèmes d'adresse’, pour reprendre la distinction de Braun).
(3) L'étude repose sur l'analyse de données orales authentiques enregistrées dans diverses situations communicatives, seule méthode permettant d'accéder à la connaissance du fonctionnement réel de la langue: on constate en effet qu'elle met en déroute certaines idées reçues véhiculées par les manuels de savoir-vivre ou d'enseignement du français, et que l'on retrouve même dans les réponses aux questionnaires (du fait de la ‘pression normative’ qui s'exerce sur les informateurs), par exemple l'idée selon laquelle ‘Bonjour madame Dupont’ serait ‘populaire’, et ‘Merci’ non accompagné d'une FNA, familier voire impoli.
(4) Enfin, l'accent est mis sur la question des variations à la fois intraculturelles et interculturelles. D'une part en effet, les FNA apparaissent comme étant extrêmement sensibles au ‘genre’ interactionnel: nous avons donc essayé de diversifier les situations observées (conversations familières, interactions médiatiques, commerces et services, échanges se déroulant en contexte éducatif, assemblées parlementaires . . .). D'autre part, leur emploi varie selon les langues et les cultures: il s'agit donc de décrire comparativement la façon dont ces formes fonctionnent dans des situations similaires mais des cultures différentes (approche contrastive ou ‘cross-culturelle’), afin de pouvoir éventuellement rendre compte de certains problèmes constatés dans la communication ‘interculturelle’.
Pour mener à bien cette comparaison, nous envisageons dans chaque corpus:
(1) La fréquence globale des FNA;
(2) Les différents types de FNA que l'on rencontre, à partir de la classification suivante (établie au départ pour le français, mais on verra que ce sont à peu près les mêmes catégories générales que l'on rencontre partout):
a) Les noms personnels (patronymes, prénoms, diminutifs et surnoms);
b) Les formes monsieur/madame/mademoiselle, qui ont aujourd'hui perdu leur valeur de titre: ce sont les termes d'adresse ‘passe-partout’ en relation non familière;
c) Les titres, qui ont toujours une valeur ‘honorifique’ (‘[mon] capitaine’, ‘chef’, ‘patron’, ‘[cher] Maître’, etc.);
d) Les noms de métier et de fonction: ‘taxi’ (par métonymie), ‘chauffeur’, ‘garçon [de café]’. . .;
e) Les termes relationnels: termes de parenté (‘papa’, ‘grand-mère’, ‘oncle X’ ou ‘tonton’, ‘frangin’ etc.), qui dans de nombreuses langues peuvent être utilisés de façon aussi bien métaphorique que littérale; mais aussi expressions telles que ‘[cher] collègue’, ‘[mes chers] compatriotes’, ‘[cher] confrère’, ‘[salut] voisin!’, ‘[chers] amis’, ‘camarade’, etc.
f) Les labels, qui opèrent un ‘catalogage’ de l'interlocuteur, et ont (à la différence des surnoms) un caractère occasionnel: on va par exemple y recourir pour interpeller un inconnu en le désignant par synecdoque à partir d'une caractéristique physique jugée particulièrement saillante (‘la blonde’, ‘le pull vert’, ‘la casquette’, etc.);
g) Enfin, les termes affectifs, à valeur négative (injures: ‘Ducon’, ‘[Salut] connard’, etc.) ou positive (mots doux plus ou moins lexicalisés, dont le paradigme est ouvert à l'infini: ‘ma belle’, ‘chéri(e)’, ‘mon ange’, ‘mon chou’, ‘mon lapin’ et autres métaphores, animalières ou non, qui peuvent être plus ou moins stéréotypées ou créatives).
Une description complète des FNA doit non seulement faire l'inventaire des unités entrant dans leur composition mais aussi envisager les différents types de combinaisons auxquelles elles se prêtent – en français, ces unités sont soumises à des contraintes combinatoires à la fois relativement strictes et passablement capricieuses: combinaison avec les prédéterminants (article, possessif) ainsi qu'avec certains adjectifs (‘cher’ essentiellement); mais aussi combinaison des FNA entre elles, par exemple: ‘monsieur/madame’ peut se combiner avec le titre (‘monsieur le Premier ministre’, ‘madame le/la juge’), ou avec le patronyme (‘[Bonjour] monsieur Dupont’); en revanche, la combinaison ‘monsieur/madame + prénom’ (‘monsieur Paul’) ne se rencontre que de façon très exceptionnelle, alors qu'elle est bien attestée dans de nombreuses autres langues.
(3) Les fonctions des FNA
La fréquentation de notre corpus nous invite à considérer que les termes d'adresse peuvent intervenir dans l'interaction à trois niveaux, chacun d'entre eux regroupant toute une panoplie de fonctions.
a) Rôle dans l'organisation de l'interaction
À ce niveau, mentionnons, entre autres, les fonctions suivantes:
• L'interpellation (fonction ‘phatique’): les FNA servent d'abord à attirer l'attention d'une personne afin d'engager avec elle un échange verbal (ou de le relancer en cas de ‘désengagement’ de l'allocutaire: ‘Pierre tu m'écoutes?’); à (r)établir le contact avec cette personne, qui devient de ce fait ‘adressée’, et tenue de réagir à cette ‘sommation’ (summons en anglais). L'interpellation (sur laquelle peuvent venir se greffer d'autres valeurs comme la surprise, le reproche etc.) est le seul acte de langage que le terme d'adresse peut réaliser à soi seul. Certains types de FNA (noms de métiers, ‘labels’, ou des formes telles que l'anglais ‘Sir’) sont quasiment confinés dans cet emploi.
• La sélection de l'allocutaire et la gestion des tours de parole: dans les interactions dont le cadrage est complexe et fluctuant, les FNA servent tout au long de leur déroulement à redessiner le format participatif, en permettant au locuteur en place de sélectionner son destinataire principal et son successeur parmi d'autres candidats possibles; ce sont aussi des outils efficaces pour allouer, réclamer, négocier la prise de parole. Cela vaut pour toutes sortes de situations polylogales (classes, sessions parlementaires, réunions de travail etc.), avec des modalités chaque fois différentes.
b) Les FNA comme renforçateurs de l'acte de langage
Lorsque la nature de l'allocutaire est clairement établie, à quoi servent les noms d'adresse? Il semble qu'alors, en rappelant de manière explicite la nature de la relation interlocutive, la FNA ait pour effet de renforcer l'impact de l'énoncé – sans disparaître complètement, la valeur de base de la forme se trouve tout de même sensiblement atténuée: on peut alors parler de valeur interpellative diluée, c'est-à-dire réduite à une simple valeur d'insistance. À partir de cette valeur générale commune, la FNA peut se charger de toutes sortes de valeurs particulières (politesse, agressivité etc.) en fonction de l'acte de langage auquel elle se trouve associée.
c) Rôle par rapport à la relation interpersonnelle
Si cette valeur relationnelle est dans certains cas largement prédominante, elle accompagne toujours secondairement les différentes valeurs envisagées précédemment (une FNA n'est jamais ‘relationnellement neutre’). On peut l'envisager par rapport aux deux principales dimensions relationnelles qui sont classiquement reconnues comme structurant l'espace interactif:
• Axe ‘horizontal’ (dimension de la ‘solidarité’ selon Brown et Gilman, Reference Brown, Gilman and Sebeok1960 ou de la ‘distance’ selon Brown et Levinson, Reference Brown and Levinson1987);
• Axe ‘vertical’ (dimension du ‘pouvoir’): les deux interlocuteurs peuvent instaurer entre eux, via le terme d'adresse, une relation d'égalité ou au contraire de hiérarchie.
À ces deux dimensions il convient d'en ajouter une troisième, qui est particulièrement pertinente dans le cas des termes d'adresse:
• Axe définissant le caractère consensuel ou au contraire conflictuel de la relation interpersonnelle.
C'est à partir de ces principes que nous abordons notre corpus. Je présenterai d'abord les résultats obtenus pour un type de situation communicative sur lequel nous disposons de données relativement abondantes: les échanges en site commercial, dont le fonctionnement en France sera comparé à celui d'autres pays (essentiellement arabophones).Footnote 1 Puis je dirai quelques mots, nécessairement succincts dans le cadre de cette contribution, de ce que nous avons pu observer dans d'autres situations d'interaction, ce qui me permettra de présenter pour finir certains des éléments de conclusion que cette recherche permet d'ores et déjà de dégager.Footnote 2
2 ÉTUDE DE CAS
2.1 L'exemple des petits commerces
2.1.1 En France
Le corpus est constitué d'interactions enregistrées dans une dizaine de sites différents.
(1) Fréquence des FNA
Elle varie d'un site à l'autre, mais elle est toujours relativement faible: tous corpus confondus, on dénombre autour de deux FNA en moyenne par interaction (le commerçant en produisant sensiblement plus que le client).
Ces formes se concentrent essentiellement dans la séquence d'ouverture, et dans une moindre mesure dans la séquence de clôture; elles sont en revanche exceptionnelles dans le corps de l'interaction.
(2) Types de FNA attestés
a) La catégorie très largement dominante est monsieur/madame (exceptionnellement mademoiselle), toujours associés au pronom ‘vous’: cette combinaison constitue le système d'adresse non marqué dans ce type de site.
b) Lorsque les interlocuteurs se connaissent (c'est-à-dire connaissent le nom de leur interlocuteur) sans être pour autant des ‘proches’, on va pouvoir rencontrer la séquence monsieur/madame + patronyme, réputée caractéristique du parler commercial:
Marquant une relation intermédiaire entre ‘monsieur’ et le prénom, cet emploi est dû surtout au commerçant, qui signale ainsi qu'il reconnaît son interlocuteur et l'identifie comme un ‘habitué’.
c) Le prénom, toujours associé au pronom ‘tu’, est réservé à une relation de grande familiarité.
d) On peut enfin rencontrer, mais de façon isolée, des formes affectives (comme ‘ma p'tite Martine [à bientôt]’, ou ‘[merci] mon p'tit’), ainsi que des emplois ludiques, dont une des principales ressources est l'âge de la personne interpellée (‘mademoiselle’ ou ‘jeune homme’ utilisés à l'intention d'une personne d'un âge respectable). On voit aussi apparaître dans certains sites quelques ‘pépère’, ‘mon lapin’, ‘la miss’, ‘mistinguette’, ‘chef’ ou ‘maestro’, ou diverses formes de badinage galant (‘belle dame’, ‘[ma] beauté’, ‘ma jolie’), mais ces fantaisies appellatives restent relativement exceptionnelles.
(3) Valeurs et fonctions
La valeur de la FNA dépend de son emplacement.
Dans la séquence d'ouverture, le terme d'adresse est quasiment systématique venant du commerçant (il apparaît dans 5 cas sur 6 en moyenne, tous sites confondus), en relation avec le fait que c'est lui qui le plus souvent ouvre l'échange verbal. Le client en fait un usage plus modéré: un cas sur deux en moyenne.
Cette FNA peut apparaître seule, ou en accompagnement de la salutation. Dans le premier cas, l'énoncé a presque toujours une intonation montante qui lui donne clairement la valeur d'une offre de service assortie d'une question (‘Je suis à vous, que désirez-vous?’), à laquelle le client réagit en général directement par la formulation de sa requête:
Quand la FNA accompagne une salutation (généralement suivie d'une salutation en retour), elle vient surtout renforcer la politesse de cette formule d'accueil):
Dans la séquence de clôture, la FNA vient toujours en complément d'actes rituels comme la salutation, le vœu, ou le remerciement: son emploi relève donc essentiellement de la politesse. Cet emploi est loin d'être systématique, et il caractérise principalement le discours des vendeurs (il s'agit pour eux de laisser une bonne impression au client, peut-être dans l'espoir de le fidéliser).
Pour conclure, on dira que notre corpus fait d'abord apparaître le caractère fortement stéréotypé des termes d'adresse dans les commerces français, en ce qui concerne aussi bien leurs formes (peu fantaisistes) que leur placement (presque exclusivement dans les séquences liminaires, et surtout en ouverture) et leurs fonctions. À cet égard, on constate que les FNA jouent un rôle à deux niveaux, organisationnel et relationnel; à ce deuxième niveau, elles servent à la fois à marquer un certain type de relation (de familiarité par exemple en cas d'emploi d'un nom personnel) et à rendre l'échange plus ‘poli’. Toutefois, il serait inexact d'assimiler FNA et politesse: le temps n'est plus où un simple ‘Bonjour’, ‘Au revoir’ ou ‘Merci’ était considéré comme impoli, et sévèrement repris (‘Merci qui?’) – on le voit par exemple avec le corpus Décathlon: dans cette chaîne de magasins, les vendeuses doivent absolument se montrer polies sous peine de sanction; elles sont ‘dressées’ à l'être, et soumises à la tyrannie du (S)BAM (‘(Sourire) – Bonjour – Au revoir – Merci’), qu'elles appliquent scrupuleusement (voire mécaniquement). Or de tous nos sous-corpus c'est celui qui comporte le moins de termes d'adresse (il n'y en a même quasiment aucun). Dans nos commerces, la politesse repose principalement sur d'autres procédés (comme la formulation adoucie de la requête, ou le remerciement); inversement, les termes d'adresse jouent bien d'autres rôles que l'on peut même estimer plus importants, comme celui de lancer l'échange (rôle qui découle de la valeur ‘phatique’ du terme d'adresse). Ce qui explique d'une part qu'on les rencontre surtout au début de l'interaction, où ils peuvent assurer seuls le rôle d'‘ouvreurs’, et d'autre part que les commerçants en produisent plus que les clients: c'est peut-être parce qu'ils sont davantage soumis aux obligations de la politesse, mais c'est surtout parce qu'ils jouent un rôle plus actif dans la gestion de l'interaction.
Nous allons maintenant comparer les résultats obtenus à partir de l'analyse de nos corpus français avec ce que nous avons pu observer dans trois autres pays, où les échanges s'effectuent en arabe.
2.1.2 Tunisie, Liban, Syrie
Les corpus recueillis dans des petits commerces tunisiens (Hmed, Reference Hmed2003), libanais (Dimachki, Reference Dimachki2004) et syriens (Traverso, Reference Traverso2006) présentent entre eux, en ce qui concerne le fonctionnement des termes d'adresse, quelques différences de détail mais surtout de nombreuses similitudes, la principale étant la grande variabilité des fréquences, des formes et des emplois.
(1) Les FNA sont nettement plus fréquentes dans les corpus tunisien et syrien que dans le corpus libanais, mais surtout que dans le corpus français.
(2) En ce qui concerne les formes, le cas des FNA illustre à merveille la pertinence de la distinction classique entre ‘langue’ (le système abstrait des formes disponibles) et ‘discours’ (l'emploi de ces formes). Il apparaît en effet que si l'arabe met à la disposition des locuteurs les mêmes catégories générales de noms d'adresse que le français,Footnote 3 les ‘préférences’ manifestées pour telle catégorie ou sous-catégorie varient considérablement d'une langue à l'autre. C'est ainsi que les équivalents de ‘monsieur/madame’ sont en arabe généralement délaissés au profit des catégories suivantes:
a) Termes de parenté: extrêmement bien représentés dans le corpus, ils sont dans ce contexte commercial presque toujours utilisés avec une valeur métaphorique – on trouve par exemple dans le corpus tunisien, par ordre de fréquence décroissante (et traduits en français): ‘mon frère’, ‘ma sœur’, ‘(petite) maman’, ‘papa’, ‘mon fils’, ‘oncle’;
b) Prénoms et termes affectifs (‘ami de toujours’, ‘mon chéri’);
c) Noms de métier et titres, professionnels (‘docteur’, ‘professeur’, ‘chef’) ou religieux (‘cheikh’, ‘pèlerin/pélerine’), ces termes pouvant eux aussi être utilisés par rapport à leur valeur littérale ou simplement choisis pour leur connotation respectueuse;
d) Labels: ‘surnoms momentanés’ tels que ‘ô chaussures jaunes’, ou ‘la patrie’ (adressé à un militaire en uniforme), auxquels on peut adjoindre les ‘noms humains’ tels que ‘ô gens’, ‘ô femme’ etc.
Cette variété des formes attestées s'accompagne d'une grande instabilité dans leur emploi: dans une épicerie par exemple, le commerçant pourra appeler successivement un même client ‘docteur’, ‘mon frère’, ou ‘ami de toujours’.
(3) On constate la même variété en ce qui concerne l'emplacement des termes d'adresse et leur fonction corrélative: loin d'être confinés dans la séquence d'ouverture, ils sont disséminés tout au long de l'interaction, accompagnant par exemple la requête du produit, ou encore les formules votives qui s'échangent rituellement à la fin de la transaction.
Il ressort de ces différentes observations qu'en arabe, les FNA jouent un rôle nettement plus important qu'en français pour moduler la relation interpersonnelle tout au long du déroulement de l'interaction en fonction de ses différentes phases. Par ailleurs, les FNA ne marquent pas du tout le même type de relation dans les corpus français et dans les corpus arabes. Dans les corpus français, où les termes de loin les plus utilisés, par le commerçant comme par le client, sont ‘monsieur/madame’, la symétrie d'emploi reflète une égalité de principe entre les interlocuteurs, accompagnée généralement du maintien d'une certaine distance. Dans les corpus arabes on constate au contraire: d'une part, un emploi le plus souvent dissymétrique, avec cette préférence notable pour les titres et les termes de parenté, qui à l'exception de ‘frère’/ ‘sœur’ expriment tous une relation hiérarchique; et d'autre part, la combinaison fréquente de la valeur hiérarchique avec la valeur de proximité et/ou d'affectivité (exemple: ‘docteur Tariq’). Cette association quelque peu paradoxale à nos yeuxFootnote 4 peut à l'occasion être mise au service de certains objectifs stratégiques (en particulier dans les séquences de marchandage où elle joue un rôle d’ ‘amadouage’), ou créer une sorte d'atmosphère à la fois déférente et enjouée bien différente de celle qui règne généralement dans nos sites commerciaux.
On peut donc pour résumer – en simplifiant à l'extrême des fonctionnements beaucoup plus subtils et complexes – contraster de la façon suivante l'emploi des FNA dans les deux ensembles culturels envisagés: simplicité, stabilité, symétrie, distance, neutralité émotionnelle d'un côté; et de l'autre: variabilité, instabilité, dissymétrie, proximité et affectivité.
Ces observations sur l'emploi des FNA en arabe sont corroborées par l'étude d'autres situations d'interaction. Analysant ainsi des émissions radiophoniques dites de phone-in, Traverso (Reference Traverso2006: 122–126) relève les usages suivants, qui illustrent en même temps l'importance accordée en Syrie au facteur ‘sexe’ des interlocuteurs/interlocutrices dans le choix de la forme d'adresse appropriée:
a) Auditeurs/auditrices s'adressant aux invité(e)s: ‘monsieur/madame/mademoiselle’; ‘madame Fadia’; ‘professeur’, ‘artiste’, ‘chanteuse’; ‘professeur Fouad’;
b) Auditeurs/auditrices s'adressant à l'animateur: ‘professeur Walid’; ‘frère’, ‘frère Walid’;
c) Invité s'adressant à un auditeur: ‘mon frère’, et même ‘mon chéri’;
d) Invité s'adressant à une auditrice: absence de tout terme d'adresse (conduite d’ ‘évitement’);
e) Invitée s'adressant à un auditeur: ‘frère + prénom’, ‘mon frère noble et généreux’;
f) Invitée s'adressant à une auditrice: ‘ma chérie’, ‘mes yeux’, ‘ma vie’, ‘mon âme’, ‘chérie de mon cœur’, ‘âme de mon cœur’.
2.2 Élargissement de la perspective
2.2.1 Les interactions en site commercial dans d'autres langues et cultures
On ne peut ici que mentionner quelques-unes des observations effectuées par des membres de notre équipe travaillant sur d'autres pays et cultures: au Brésil, le fait le plus frappant est l'utilisation, par les commerçants, de ‘mots doux’ (‘mon amour’, ‘mon cœur’, ‘ma vie’. . .) envers un(e) client(e) même inconnu(e). Évoquons aussi le cas de l'Angleterre: un travail en cours de Christophe GagneFootnote 5 tend à montrer que si l'emploi des FNA y est très proche de ce qui a été décrit pour la France, leur fréquence semble nettement inférieure, ce qui peut s'expliquer par les contraintes du système linguistique. En lieu et place de notre ‘monsieur/madame’, l'anglais propose en effet, soit des formes équivalentes mais obligatoirement suivies du patronyme, dont l'utilisation présuppose que celui-ci soit connu du locuteur, soit les termes ‘Sir/Madam’, qui peuvent dans certains cas être jugés excessivement formels. Signalons aussi dans le corpus la présence d'un ‘[thank you] love’Footnote 6 difficilement concevable en France, et qui renvoie au fait plus général que les termes affectifs (‘dear’, ‘darling’, ‘honey’, ‘sweet heart’. . .) sont assurément plus fréquents dans les conversations en anglais qu'en français.
2.2.2 Les FNA dans d'autres situations d'interaction
Comme on l'a dit en introduction, l'objectif de cette recherche collective est d'observer le fonctionnement des FNA dans le plus grand nombre possible de situations communicatives et de genres interactionnels, afin de mettre en évidence la diversité des rôles qui peuvent incomber à ces formes particulières. Dans les débats médiatiques par exemple, elles jouent d'abord un rôle fondamental dans la gestion de l'alternance des tours de parole, pouvant à ce titre être utilisées aussi bien par le modérateur que par les débatteurs eux-mêmes, qui recourent systématiquement au terme d'adresse pour tenter d'imposer leur voix en cas de conflit pour la prise ou la conservation de la parole (‘madame madame (.) madame Royal [. . .]’). Corrélativement, on constate que les FNA se mettent à proliférer dans les séquences à caractère polémique, accompagnant des énoncés à contenu ‘menaçant’ comme les réfutations, accusations, défis, coups de semonce, sommations, menaces, et attaques en tous genres.
Très caractéristique des débats à la française, cet emploi polémique des termes d'adresse se rencontre en fait dans tous les types d'échanges, qu'ils se déroulent en contexte médiatique ou institutionnel, formel ou familier: il apparaît ainsi que dans les conversations familières le terme d'adresse (prénom en l'occurrence), qui est d'un usage relativement rare, survient plutôt dans les moments de tension, par exemple après un ‘mais’, un ‘attends’ ou quelque autre marqueur ‘agonal’, associé à l'expression d'un désaccord, une formule de protestation, ou une manifestation d'agacement. Cet usage n'est certes pas propre au français, mais il est nettement plus rare dans les interactions en arabe ou en anglais, dans lesquelles le terme d'adresse, lorsqu'il accompagne un énoncé ‘menaçant pour la face’ de l'interlocuteur, fonctionne plus comme un adoucisseur que comme un renforçateur de la menace verbale. Le fait que les FNA soient aussi facilement enclins, en France, à se charger d'une connotation agressive, peut donner lieu à bien des malentendus en contexte interculturel – j'avais ainsi noté un matin, au cours de l'émission interactive de France Inter Radiocom c'est vous, que la journaliste ne parvenait pas à cacher son agacement face aux ‘madame’ dont son interlocuteur algérien agrémentait chacune de ses phrases, alors que rien dans son discours ne permettait de supposer que cet appellatif trop insistant relevât d'autre chose que d'un souci de politesse . . .
3 BILAN
On pourrait donner bien d'autres exemples de malentendus reposant sur l'usage des FNA: ils sont à la fois la conséquence et la preuve du fait que si le répertoire de ces formes est à peu près le même partout, il n'en est pas de même en ce qui concerne leur utilisation.
(1) La fréquence des FNA varie d'un type d'interaction à l'autre, mais aussi d'une culture à l'autre, tous genres confondus. Par exemple, en arabe syrien ‘les noms d'adresse sont d'un emploi plus fréquent qu'en France’, d'après Traverso (Reference Traverso2006: 103), cela peut-être pour compenser le fait que l'arabe dispose d'une forme unique de pronom d'adresse. Dans le cas inverse du français comparé à l'espagnol, où les FNA semblent plus rares, on peut faire l'hypothèse que la zone du ‘Vous’ étant plus étendue en France, on a davantage besoin de recourir à ‘Monsieur/madame’ pour marquer une ‘formalité’ qu'en espagnol usted suffit à exprimer: si nous avons mis ici l'accent sur les formes nominales il va de soi qu'elles font système avec les formes pronominales.
(2) En ce qui concerne les formes attestées, la variation concerne essentiellement la fréquence relative des catégories et sous-catégories exploitées: en français, les formes de base sont ‘monsieur/madame’ (éventuellement accompagné du patronyme: contrairement à ce qui est encore affirmé dans les ouvrages normatifs, les syntagmes du type ‘Monsieur Dupont’ sont couramment utilisés en fonction appellative, non seulement dans les commerces et les services mais aussi dans les débats médiatiques, où ils ne produisent pas le moindre effet ‘populaire’), ainsi que le prénom (normalement réservé à une relation familière, mais qui tend aujourd'hui à se répandre dans le parler des médias, en co-occurrence avec le ‘vous’); mais dans de nombreuses autres langues ce sont comme en arabe les termes de parenté et les titres qui sont utilisés préférentiellement, ainsi que des syntagmes associant, de façon pour nous presque agrammaticale, un titre déférent et un prénom affectueux.
(3) En ce qui concerne enfin les valeurs et fonctions des FNA, on va retrouver partout les trois grandes catégories que nous avons distinguées: gestion de l'interaction, renforcement des actes de langage, marquage de la relation interpersonnelle (une même forme pouvant comme on l'a vu – c'est même le cas général – jouer plusieurs rôles à la fois). Mais l'importance relative de ces différentes fonctions peut varier culturellement: on peut par exemple admettre que la fonction relationnelle des FNA sera moindre en France, où l'on joue sur une gamme étroite de formes dans une situation donnée, que dans les pays arabophones mentionnés précédemment, qui exploitent plus largement le paradigme des formes disponibles. Surtout, la conception de la relation varie considérablement d'une culture à l'autre, selon que celle-ci relève d'un ‘ethos’ plutôt proche ou distant, hiérarchique ou égalitaire, consensuel ou conflictuel: les termes d'adresse sont à cet égard des indicateurs précieux. Mais ce sont aussi des formes dont un examen attentif fait apparaître l'extrême complexité de fonctionnement, complexité que nous étions loin de soupçonner quand nous nous sommes engagés dans cette recherche, et dont nous n'avons pu ici donner qu'un faible aperçu.
Les FNA posent d'abord à leurs utilisateurs le problème du choix de la forme appropriée, étant donné que les règles en la matière sont le plus souvent floues et fluctuantes, mais que les effets interactionnels que peut produire un choix malencontreux n'en sont pas moins violents – rien d'étonnant à ce compte au fait, signalé pour diverses langues, que les locuteurs adoptent parfois un comportement d’ évitement du terme d'adresse, qui diminue d'autant leur fréquence. Ce choix peut devenir carrément ‘angoissant’ lorsque les différents facteurs déterminants entrent en conflit:
There are times when it is an agonizing problem to decide just how I am supposed to address someone; for example, a next-door neighbor who is a generation older than I am. For most Americans it is expected that you will address by their first name as soon as the introductions are over. On the other hand there is considerable reluctance to address people who are old enough to be friends of your parents by their first name. The result is a real conflict. (Fasold, Reference Fasold1990: 2)
Notons au passage que cette remarque suggère, outre une plus grande extension des formes de proximité en anglais qu'en français, une plus grande importance attachée aux ‘noms personnels’, qui explique peut-être l'usage plus systématique des présentations (dont le principal intérêt est qu'elles permettent un adressage personnalisé).
Quant aux récepteurs des FNA, ils se trouvent confrontés au problème de la polyvalence généralisée de ces formes – celle par exemple d'un terme affectif tel que ‘chéri’ (ou son équivalent anglais):
‘Tu veux bien répondre, chéri’ m'a-t-elle dit. Elle me dit souvent ‘chéri’, même si ce n'est pas nécessairement en signe d'affection. En fait, je ne connais personne qui puisse prononcer ce mot tendre sur des tons d'hostilité si différents, incluant l'impatience, la désapprobation, la pitié, l'ironie, l'incrédulité, le désespoir et l'ennui. Ce ‘chéri’ n'était cependant pas dépourvu de tendresse. (David Lodge, La vie en sourdine, Paris, Rivages, 2008, 33–4)
En situation interculturelle les problèmes que pose l'utilisation des FNA se trouvent évidemment aggravés. Il en est de même pour leur description: dès lors que l'on se lance dans l'analyse contrastive des termes d'adresse, aux difficultés inhérentes aux particularités de fonctionnement de ces formes viennent s'ajouter les difficultés attenantes à ce type d'approche (problèmes liés à l'interprétation des observables, à la généralisation à partir de la description de faits isolés, etc.). Sans entrer dans le détail de ces problèmes, nous dirons simplement pour conclure qu'une telle recherche ne peut être menée à bien qu'au sein d'une équipe plurilingue et pluriculturelle, à partir de l'observation patiente et minutieuse de données authentiques les plus abondantes et diversifiées possibles; données qu'il n'est pas interdit d'enrichir des notations que l'on peut glaner dans les œuvres de fiction, comme celle-ci que nous citerons en épilogue, en guise d'écho à la citation présentée en exergue, où l'on voyait une francophone s'agacer de la manie anglo-saxonne des diminutifs – c'est au tour d'une jeune américaine (nous sommes cette fois en contexte intraculturel) de s'exaspérer de cet usage, qui n'est donc pas aussi ‘naturel’ qu'on pourrait le penser:
Revenue à la chambre 516 alors qu'il était à peine huit heures et demie, Charlotte s'est sentie plus fatiguée qu'elle ne l'avait jamais été. [. . .] Elle avait eu une rude journée. Assister aux politesses forcées de ‘Jeff’, ‘Billy’ et ‘Lizbeth’ avait été une expérience épuisante. (Tom Wolfe, Moi, Charlotte Simmons, Laffont 2006: 86)