Émanant d'une thèse dirigée par Élisabeth Stark, l'ouvrage de Charlotte Meisner a l'ambition de fournir une analyse explicative de la vieille question de l'emploi variable de ne en français contemporain. Promettant une analyse de la négation, le sous-titre est donc en bonne partie trompeur, même si la catégorie grammaticale dans son ensemble est envisagée, surtout dans son développement historique. Pour autant, la seule étude de ne est conséquente, parce que ce clitique négatif est un des marqueurs les plus saillants du registre en français, sujet à des variations nombreuses et mouvantes depuis que, pour des raisons sociolinguistiques, on en documente de façon quantitative le comportement. D'où cette idée de variation pluridimensionnelle, évoquée dans le titre principal. Les brins de ces variations seront-ils toutefois réunis en une tresse solide et bien nouée? La question laisse à voir le défi auquel se mesure notre collègue.
L'ouvrage comprend quatre chapitres principaux, encadrés d'un chapitre introductif et d'une conclusion qui résume l'argument principal. La bibliographie, sans être exhaustive (à l'impossible nul n'est tenu), ne présente pas d'oublis choquants. Initiative à saluer, l'annexe donne l'URL du corpus, que d'autres chercheurs pourront donc consulter à leur tour. Une version étendue de l'annexe, présentant les normes de transcription et les tableaux quantitatifs des résultats, est également accessible en ligne. L'absence d'index est regrettable.
Le chapitre 2 donne un état des lieux. Au bout d'une tentative de panorama, bien rapide, de la question de la négation, l'auteure passe en revue les approches empiriques et explicatives de la variation de ne. Dans ce long chapitre, tout est posé: on y trouve un tableau des paramètres externes et internes associés à la variabilité de ne (disparition plus avancée en français nord-américain, chez les jeunes, et dans les interactions informelles; présence avec des sujets nominaux plutôt que clitiques, en subordonnée plutôt qu'en principale), suivi des quatre grandes hypothèses faites au sujet de cette variabilité. La littérature présente une hypothèse sociolinguistique qui fait de ne un marqueur de registre, une hypothèse diglossique où ne serait une caractéristique du registre normé absente de la grammaire vernaculaire, une hypothèse syntaxique sur la tendance à la réduction des clitiques qui défavoriserait l'emploi de ne, et une hypothèse pragmatique sur la valeur d'emphase que ne en serait venu à marquer.
En vue de départager ces hypothèses, le chapitre 3 s'attarde sur le corpus, les motivations de sa conception, la population qu'il sonde, la situation d'enregistrement, le protocole de transcription, les paramètres d'analyses de la variable ne, et l'analyse statistique. Comptant un peu plus de 16,000 mots, le corpus présente les productions orales de deux populations de locuteurs (suisses et français) dans une situation formelle (examen) et informelle (conversation), ce qui permet de tester l'effet du registre et les déterminismes linguistiques internes.
L'analyse détaillée des données, appuyée par des vérifications statistiques, figure au chapitre 4. Les facteurs primaires sont le type de sujet (clitique léger, lourd et sujet nominal), le type de phrase (principale vs subordonnée) et la formalité de l’échange. Les autres éléments négatifs de la proposition, le temps verbal et la nationalité des locuteurs ont un effet secondaire. Des faits de fréquence sont mentionnés – les verbes fréquents s'associent à un emploi plus rare de ne – mais cette dimension n'est pas explorée plus avant.
Le chapitre 5 articule le déterminisme central expliquant l'usage et l'omission de ne. La structure accentuelle du français tendrait à regrouper la chaîne parlée en groupes accentuels, avec accent sur la fin du groupe, accent optionnel sur l'initiale du groupe, et une alternance entre accent haut et accent bas. Les clitiques ne pouvant porter l'accent, se trouvent ainsi découragées les longues suites de clitiques, qui seront fusionnés (je te le > ∫tl), réduits ou omis (je (le) lui ai dit), laissant ne pour compte. C'est pourquoi l'emploi de ne se manifeste surtout avec des groupes nominaux: redoublés ou non, ceux-ci peuvent porter l'accent, comme le relatif qui et certains clitiques ‘lourds’ (nous, vous), contrairement aux clitiques plus légers (je, tu). C'est de cette structure accentuelle que dépendrait la distribution sociolinguistique de ne: étant donné que la conversation libre favorise l'emploi de sujets réduits et que, parmi ces sujets réduits, les clitiques défavorisent l'usage de ne, on comprend pourquoi l'omission de ne y est plus importante que dans des situations formelles. L'auteure identifie par ailleurs un groupe de locutrices suisses qui n'emploie jamais ne, réalisant ainsi l'aboutissement de l’évolution diachronique de la négation de proposition.
L'entreprise de Meisner aura-t-elle été audacieuse ou téméraire? Il convient de noter que la variabilité de ne remonterait au 17e siècle, pour des raisons à établir dans des travaux ultérieurs; il faudra alors expliquer comment le comportement de ne, et nombre de ses manifestations, est historiquement relié à la structure accentuelle, dont, aux yeux de l'auteure (242), la forme actuelle daterait du début du 19e siècle. L'articulation entre manifestations et déterminisme est pourtant convaincante et ouvre des perspectives de recherche fort intéressantes. Ceci étant, on aurait pu s'attendre que soit fournie la structure accentuelle effective en corpus de quelques exemples critiques avec et sans réalisation de ne.
Dans l'ensemble, malgré des raccourcis occasionnels, l'ouvrage est bien organisé et d'une lecture le plus souvent agréable (sans trop de coquilles). Il apporte une contribution nouvelle à la recherche sur les liens entre registre et grammaire. S'opposant à l'idée de grammaires séparées pour les registres vernaculaires et normés, il illustre comment les marqueurs des paradigmes grammaticaux obéissent à des logiques structurées qui se prêtent à marquer la variation situationnelle sans la surdéterminer. Une épaisseur du signe linguistique en somme, dont il reste à espérer qu'elle soit articulée aussi heureusement dans des travaux à venir.