1. INTRODUCTION
Dans cet article nous proposons un examen du fonctionnement de l'adverbe honnêtement en français contemporain. Nous identifierons tout d'abord les différents emplois de cet adverbe – qui seront étayés par des propriétés objectivement repérables – pour ensuite tâcher d’établir un lien entre ces emplois et la catégorie sémantique des marqueurs d'attitude énonciative, établie par Anscombre (Reference Anscombre2009a).
Notre hypothèse de départ est que l'adverbe honnêtement connait aujourd'hui un triple fonctionnement: en tant qu'adverbe qui caractérise la réalisation de l'action évoquée par le verbe de l’énoncé, comme adverbe qui montre l'attitude du locuteur vis-à-vis de sa propre énonciation, et comme adverbe qui indique un degré moyen, ou un peu plus élevé que la moyenne, du contenu de l'adjectif qu'il modifie. Chacun de ces fonctionnements est justifié par des propriétés syntaxiques et sémantiques distinctes; ainsi nous situons-nous à l'interface entre la syntaxe et la sémantique, et avec comme objectif de caractériser le lien existant entre forme et sens dans ces emplois.Footnote 2
Pour vérifier cette hypothèse, nous avons appliqué une série de tests linguistiques de type syntaxique et sémantique (i.e. extraction par c'est. . . que, possibilité de figurer en tête de phrase négative, possibilité d’être le focus de la négation, diverses possibilités de paraphrase, enchaînements, etc.) à un corpus que nous avons élaboré aux premiers stades de notre recherche. Nous avons, en effet, annoté deux cents occurrences de l'adverbe honnêtement de la base de données FRANTEXT, comprises entre 1950 et 2013.
Cette étude s'inscrit dans la lignée des travaux du groupe OPÉRAS, dirigé par M. L. Donaire (Université d'Oviedo), sur les opérateurs sémantico-pragmatiques de la langue française (c'est-à-dire, des entités linguistiques dont l'emploi a pour effet de mettre en place une stratégie discursive spécifique et dont le fonctionnement peut être appréhendé à travers des propriétés morphosyntaxiques, sémantiques et pragmatiques différenciées). Les adverbes – y compris honnêtement – font partie des unités pouvant rentrer dans cette catégorie.
2. FONCTIONS ET PROPRIÉTÉS D'HONNÊTEMENT
Comme nous venons de le signaler dans l'introduction, à la suite de l'application d'une série de tests syntaxiques et sémantiques – empruntés dans une bonne mesure à Schlyter, Reference Schlyter1977 et Molinier et Levrier, Reference Molinier and Levrier2000 –, nous avons pu distinguer trois usages différents de l'adverbe honnêtement en français contemporain; à savoir :
i. un adverbe qui caractérise la réalisation de l'action évoquée par le verbe de l’énoncé:
(1) Il a coupé le pain et l'a distribué honnêtement. (Sorj Chalandon, 2011, Retour à Killybegs).
ii. un adverbe qui montre l'attitude du locuteur vis-à-vis de sa propre énonciation, de son propre dire:
(10) — Honnêtement, je ne pouvais pas les laisser là, a murmuré Semelle. N'importe qui aurait pu les voler. (Daniel Pennac, 1999, Aux fruits de la passion).
iii. et un adverbe qui indique un degré moyen, ou un peu plus élevé que la moyenne, du contenu de l'adjectif qu'il modifie:
(26) Le passage s'est fait dans l'euphorie factice d'un réveillon organisé chez Pinaud. C’était bon et honnêtement copieux (Benoîte et Flora Groult, 1994, Journal à quatre mains).
Si nous regardons de près les spécificités de ces trois emplois, nous constaterons que chacun d'entre eux répond de façon spécifique aux tests syntaxiques et sémantiques que nous avons appliqués. Nous aborderons dans les chapitres infra l’étude détaillée de ces trois types de fonctionnement, ainsi que de leurs propriétés les plus saillantes.
2.1 Honnêtement1
Nous avons dénommé – de façon tout à fait arbitraire – honnêtement 1 l'un des emplois de l'adverbe honnêtement que nous avons identifié. Nous pouvons illustrer ce premier type de fonctionnement à l'aide de quelques exemples extraits de notre corpus:
(1) Maman a levé les yeux au ciel. Elle n'aimait pas qu'on plaisante avec l'enfer. Nous nous sommes signés. J'ai tout de suite aimé cet homme-là. Il a coupé le pain et l'a distribué honnêtement. (Sorj Chalandon, 2011, Retour à Killybegs).
(2) Elles me posaient la question pour parler en bonnes commerçantes, mais il y avait aussi un certain intérêt humain, et je leur ai répondu honnêtement. (Vanessa Gault, 2006, Le corps incertain).
(3) Que faire? Il se déplaçait déjà sur trois pattes. Le médecin me conseilla de le faire amputer à la hauteur de l’épaule en me précisant honnêtement qu'il y avait de fortes chances pour que ce cancer reprenne ailleurs (Annie Duperey, 1999, Les chats de hasard).
(4) J'essaye honnêtement de me rappeler ce que Julie m'a appris sur ce vin du Jura (Daniel Pennac, 1995, Monsieur Malaussène).
(5) Il sut ainsi que, l’été précédent, Saraï était souvent et longuement sortie en son absence, soit que Léah lui ménageât des rendez-vous payés, soit qu'elle aidât honnêtement ces femmes à plisser des dentelles ou à fabriquer des pommades, mais le silence de Saraï jetait sur ces allés et venues une teinte louche (Marguerite Yourcenar, 1982, Un homme obscur).
(6) Mes amis sont honnêtement convaincus que je me suis régulièrement trompé à chaque tournant, parce qu'ils ont eux-mêmes eu tort au bon moment, avec tout le monde. Nous traversons tous un désert archicomble. (Régis Debray, 1996, Loués soient nos seigneurs: une éducation politique).
À partir de ces exemples – que nous croyons représentatifs de ce premier fonctionnement de l'adverbe honnêtement –, nous pouvons relever une série de propriétés syntaxiques et sémantiques susceptibles de caractériser la plupart des occurrences de cet emploi.
Ainsi avons-nous constaté qu’honnêtement 1:
a) présente une structure de surface H (X), où H représente l'adverbe honnêtement et X, le segment matériel qu'il modifie. Dans cet emploi, honnêtement 1 porte toujours sur un prédicat à l'intérieur de l’énoncé (portée endophrastique, cf. Guimier, Reference Guimier1996).
Ce type d'emploi satisfait un critère proposé par Molinier (Reference Molinier1990) pour identifier les adverbes intégrés à la proposition. En effet, honnêtement 1:
b) admet la possibilité d’être extrait dans une phrase clivée:
1b. C'est honnêtement qu'il a distribué le pain.
2b. C'est honnêtement que je leur ai répondu.
Nous vérifions ainsi la capacité d’honnêtement 1 à être le focus de la phrase.
D'autres propriétés viennent corroborer le fait que nous sommes face à un emploi qui opère au sein du cadre propositionnel:
c) honnêtement 1 accepte la possibilité d’être le foyer de la négation:
1c. Il l'a distribué, mais il ne l'a pas distribué honnêtement.
4c. Je leur ai répondu, mais je ne leur ai pas répondu honnêtement.
d) honnêtement 1 admet aussi la possibilité d’être le foyer d'une interrogation (Mørdrup, Reference Mørdrup1976) (cf. exemple 7):
(7) L'armée américaine avait produit toute une bibliothèque de rapports et analyses sur les circonstances et les effets des explosions. Et l'armée française s’était procurée (honnêtement ? On peut se poser la question étant donné le peu d'enthousiasme des États-Unis pour les désirs de bombe du général de Gaulle, mais je ne m'engagerai pas dans d'oisives spéculations [. . .]). (Jacques Roubaud, 1997, Mathématique: récit).
e) De même, honnêtement 1 peut constituer à lui seul une réponse:
2e. Comment leur ai-je répondu? Honnêtement.
Ces trois dernières propriétés viennent confirmer l'aptitude d’honnêtement 1 à être le focus de la phrase (ce qui s'avérera impossible pour d'autres emplois d’honnêtement, comme nous le verrons par la suite).
f) En ce qui concerne sa place dans l’énoncé, même s'il peut apparaître en position initiale (cf. exemple 8) ou préverbale (cf. exemple 6), nous avons remarqué qu'il a une nette préférence pour la position post-verbale (56 occurrences sur 135 exemples d’honnêtement 1 repérés dans notre corpus ; cf. exemples 3–5), suivie de la position finale (43 occurrences sur 135; cf. exemples 1–2). Cette distribution adverbiale se révèle propre aux adverbes intégrés à la proposition, et plus particulièrement aux adverbes de manière.
(8) On devait déclarer tout ce qu'on introduisait dans Paris. Très honnêtement mon père déclarait ses deux poulets et payait une petite somme. (Laurent Schwartz, 1997, Un mathématicien aux prises avec le siècle).
g) Lorsque honnêtement 1 figure – plutôt exceptionnellement (5 occurrences sur 135) – en tête de phrase (cf. exemple 8), c'est en tête d'une phrase déclarative et active qu'il se situe; dans ce cas, il indiquera la façon dont est accomplie l'action signalée par le verbe (et non pas un commentaire de la part du locuteur sur sa propre énonciation, cf. honnêtement 2).
Quant aux propriétés sémantiques de ce premier type de fonctionnement d’honnêtement, nous pouvons signaler que:
h) honnêtement 1 porte sur une forme verbale (que ce soit un verbe fini – cf. exemples 1–2 et 4–6 –, un infinitif – cf. exemple 9–, un gérondif – cf. exemple 3 –, etc.):
(9) Je vais décrire plus honnêtement les différents types de journaux de voyage que j'ai pu pratiquer moi-même, ou que j'ai vus dans mon entourage (Philippe Lejeune, 2005, Signes de vie, le pacte autobiographique).
i) Étant donné qu’honnêtement 1 modifie une forme verbale et indique la manière dont a été réalisée l'action évoquée par cette forme verbale, il admet la paraphrase par de (d'une) manière / façon + Adj (honnête):
1i. Il l'a distribué de manière honnête.
2i. Je leur ai répondu de façon honnête.
j) Enfin, honnêtement 1 fait partie des adverbes qui établissent une relation entre un verbe et un syntagme nominal qui remplit le cas ‘agent’. Il apparaît ainsi avec des verbes agentifs et a comme autre paraphrase possible la paraphrase par le verbe ‘faire’ (Schlyter, Reference Schlyter1977):
1j. Il l'a distribué, et il l'a fait honnêtement.
2j. Je leur ai répondu, et je l'ai fait honnêtement.
Au vu de toutes ces propriétés, nous pouvons conclure qu’honnêtement 1 est un adverbe intégré à la proposition (ou un adverbe de constituant ou adverbe adjoint). Nous sommes, en effet, devant un circonstant de manière. Plus spécifiquement, il s'agit d'un adverbe de manière orienté vers le sujetFootnote 3 qui caractérise la réalisation de l'action évoquée par le verbe de la proposition.
2.2 Honnêtement2
Nous avons dénommé – de façon à nouveau tout à fait arbitraire – honnêtement 2 un deuxième emploi d’honnêtement identifié dans notre corpus.
Voici quelques exemples représentatifs de cet honnêtement 2:
(10)
— Et les valises ?
— . . .
— . . .
— Honnêtement, je ne pouvais pas les laisser là, a murmuré Semelle. N'importe qui aurait pu les voler.
— Elles sont où ?
— . . .
— . . .
— . . .
— Chez moi (Daniel Pennac, 1999, Aux fruits de la passion: 56).
(11) Au verso, Fedora m’écrivait qu'elle avait vu beaucoup de bagarres entre étudiants et policiers à Rome. Soi-disant pire qu’à Paris. Je m'en tapais un peu, honnêtement, des manifs romaines. (Stéphane Osmont, 2012, Éléments incontrôlés).
(12) Tu veux boire quelque chose ? Un petit lait chaud avec de la fleur d'oranger comme me faisait Paulette ?
— Non, je te remercie. . . Où j'en étais ?
— Le vertige. . .
— Oui, le vertige. . .. Honnêtement, il ne m'aurait pas fallu beaucoup plus qu'une pichenette dans le dos pour me faire basculer, mais au lieu de ça, le hasard portait des gants noirs en chevreau très doux et m'a tapé (Anne Gavalda, 2004, Ensemble, c'est tout).
(13) Il va mieux maintenant, ses cheveux ont repoussé, il a de l'esprit, on peut dire que c'est un homme séduisant mais on ne peut pas dire, honnêtement, que ce n'est pas un problème dans la vie et avec les femmes d’être unijambiste. (Emmanuel Carrère, 2009, D'autres vies que la mienne).
(14)
— [. . .] Et en l'espèce, c'est toi qu'elle voulait. Je pense que quand tu as résisté, elle a fait un détour.
— Tu crois ?
— Je n'en suis pas sûre, honnêtement. Mais il est possible que tu te sois fait rouler dans la farine. (Hélène de Monferrand, 1991, Journal de Suzanne).
(15) On me parle de « faire mon deuil », honnêtement je n'y crois pas. Bien sûr je n'en suis pas à mon premier mort, mais jamais la grande faucheuse ne m'avait touchée de si près (Annie Duperey, 1993, Je vous écris).
En ce qui concerne les critères définissant ce deuxième emploi, nous pouvons signaler que les exemples d’honnêtement 2 se caractérisent par :
a) le déploiement d'une structure de surface H (X, Y), où H représente l'adverbe honnêtement et X et Y, deux segments matériels, et qui dans sa version canonique est de type: X honnêtement 2 Y.
À la différence d’honnêtement 1 – qui présente une structure comportant un seul segment matériel –, nous pouvons toujours repérer deux segments différents dans la structure de surface d’honnêtement 2.
À cette première caractéristique, nous pouvons ajouter les deux conditions suivantes qu’honnêtement 2 doit également remplir :
b) la possibilité de figurer en position détachée en tête de phrase négative (cf. exemples 10 et 12),
c) et l'impossibilité d'extraction par C'est . . . que.
10. * C'est honnêtement je ne pouvais pas les laisser là.
11. * C'est honnêtement que je m'en tapais un peu des manifs romaines.
Honnêtement 2 – à nouveau à la différence d’honnêtement 1 et, comme nous le verrons infra, d’honnêtement 3 – peut assumer sans problème ces deux conditions. La première permet d’établir la portée de l'adverbe sur l'ensemble de la phrase (portée exophrastique au sens de Guimier, Reference Guimier1996) ; la seconde permet d’établir l'absence de rapport de l'adverbe vis-à-vis du verbe de l’énoncé (cf. Molinier et Levrier, Reference Molinier and Levrier2000 : 45).
D'autres propriétés viennent confirmer qu’honnêtement 2 se situe en dehors du cadre propositionnel:
d) Il ne peut pas être focus de la négation – à la différence d’honnêtement 1 et d’honnêtement 3 : il n'est jamais sous la portée de la négation.
10. * Je pouvais les laisser là, mais je ne pouvais pas les laisser là honnêtement.
11. * Je m'en tapais un peu des manifs romaines, mais je ne m'en tapais pas honnêtement.
e) honnêtement 2 ne peut être non plus focus d'une interrogation – à la différence d’honnêtement 1 et d’honnêtement 3 :
10. * Je pouvais les laisser là honnêtement?
11. * Je m'en tapais un peu des manifs romaines honnêtement?
f) Concernant sa distribution dans l’énoncé, honnêtement 2 figure surtout en position incise (28 occurrences sur 55 exemples d’honnêtement 2 repérés dans notre corpus ; cf. exemples 11, 13 et 15) ou en tête de phrase (en position initiale détachée, 24 occurrences sur 55, cf. exemples 10 et 12), mais peut aussi apparaitre en position finale (détachée, 3 occurrences sur 55; cf. exemple 14).
On remarquera que cette distribution est complètement différente de celle établie supra pour honnêtement 1.
g) Par ailleurs, cet emploi admet aisément son déplacement à gauche ou à droite de l’énoncé sans que cela entraîne un quelconque changement de sens, ce qui n'est pas possible pour honnêtement 1, et encore moins pour honnêtement 3, dont la mobilité est nettement plus réduite.
11. Je m'en tapais un peu, honnêtement, des manifs romaines.
11g’. Honnêtement, je m'en tapais un peu des manifs romaines.
11g’’. Je m'en tapais un peu des manifs romaines, honnêtement.
h) D'un point de vue prosodique, honnêtement 2 est toujours isolé du reste de l’énoncé. À la différence d’honnêtement 1 et d’honnêtement 3, honnêtement 2 n'est jamais intonativement intégré à l’énoncé: à l'oral, on marque toujours une pause avant et après son énonciation, ce qui la plupart des cas se traduira à l’écrit par une virgule ou un autre signe de ponctuation. Néanmoins, nous pouvons constater quelques exceptions à cette norme écrite (cf. exemples 15 et 16); et même le cas contraire où la pause est tellement marquée, que l'adverbe honnêtement constitue à lui seul un énoncé (cf. exemple 17).
(16) Coda m'a répliqué qu'honnêtement il ne supportait pas les peintres plus jeunes que lui (Hervé Guibert, 1989, L'incognito).
(17) Une femme, vivante, coquette, et qui attend la visite d'un homme qui ne l'a pas vue depuis plus de trente ans, ne pouvait pas faire moins. Honnêtement. (Anne Gavalda, 2008, La consolante).
i) À la différence d’honnêtement 1 (et d’honnêtement 3, cf. infra), honnêtement 2 peut apparaître en tête de n'importe quel type de phrase: déclarative affirmative (cf. exemple 18) et négative (cf. exemples 10 et 12), interrogative (cf. exemple 19) et même impérative (cf. exemple 20).
(18) Honnêtement, on espérait plus du traitement qu'on a décidé de continuer sans grande conviction et un peu, a pensé Juliette, parce qu'on ne savait pas quoi faire d'autre (Emmanuel Carrère, 2009, D'autres vies que la mienne).
(19) Honnêtement, tu ne pouvais pas attendre que je parte en weekend ? (Anne Vergne, 1984, L'Innocence du boucher).
(20) Honnêtement, enlève ce chapeau! Il ne te va pas du tout.
Cette propriété montre qu’honnêtement 2 ne pose aucune restriction sur la modalité de la phrase et peut se combiner avec toutes les modalités possibles, ce qui n'est pas le cas pour honnêtement 1 qui, en position initiale détachée, se combine strictement avec des phrases déclaratives (cf. supra).
j) D'un point de vue sémantique, honnêtement 2 admet comme paraphrases possibles: Je suis honnête en te disant / lorsque je te dis que P ou encore Ce que je fais honnêtement c'est te dire que P (où P reprend le contenu de la proposition assertée).
10j’. Je suis honnête en te disant / lorsque je te dis que je ne pouvais pas les laisser là.
10j’’. Ce que je fais honnêtement c'est te dire que je ne pouvais pas les laisser là.
Ces paraphrases confirment le caractère exophrastique de la portée de l'adverbe et le fait que, lorsqu'il utilise honnêtement 2, le locuteur vient ajouter un commentaire sur son propre acte énonciatif.
k) La structure sémantique de cet opérateur est de forme p honnêtement 2 q, p et q étant deux contenus sémantiques différenciés. Dans ce type d'emplois, l'adverbe honnêtement2 relie deux contenus sémantiques différents et qualifie l’énonciation dans laquelle l’énoncé est apparu en lui attribuant le caractère de ‘honnête’: le locuteur intervient dans l’énoncé et signale qu'il parle depuis son honnêteté. Il est question ici d'une honnêteté montrée, et non pas décrite, au sens d’Anscombre (Reference Anscombre2009a) (cf. infra, § 4).
Au regard de toutes les propriétés ci-dessus mentionnées, nous sommes en mesure d'affirmer que, dans les exemples avec honnêtement 2, nous sommes face à un adverbe de phrase et, plus exactement, face à un disjonctif de style, ou encore – à l'intérieur de cette dernière classe – face à un adverbe d’énonciationFootnote 4 qui montre l'attitude du locuteur vis-à-vis de son propre acte énonciatif.
2.3 honnêtement3
S'il n'est pas surprenant qu'un même adverbe puisse assumer deux emplois différents, les cas où l'adverbe présente un troisième emploi sont beaucoup plus rares (même si l'on en connait quelques-uns: franchement, apparemment, naturellement, sérieusement,Footnote 5, etc.).
Au cours de notre recherche nous avons été confrontée à certaines occurrences d’honnêtement qui ne répondaient pas vraiment aux critères établis pour honnêtement 1, et encore moins à ceux établis pour honnêtement 2. C'est à partir de l'examen exhaustif de ces exemples que nous avons pu attester de l'existence d'un troisième type de fonctionnement. Comme notre corpus (tiré de la base de données FRANTEXT) fournissait peu d'exemples de ce troisième type de fonctionnement, nous avons dû élargir le champ de recherche afin de disposer d'une quantité suffisamment représentative d'occurrences. Ainsi sommes-nous arrivée à une quinzaine d'exemples d’honnêtement 3.
Dans cet emploi nous avons affaire à un adverbe qui indique un degré moyen, ou un peu plus élevé que la moyenne, du contenu de l'adjectif qu'il modifie.
Regardons quelques exemples du fonctionnement de cet honnêtement 3:
(25) Le passage s'est fait dans l'euphorie factice d'un réveillon organisé chez Pinaud. C’était bon et honnêtement copieux (Benoîte et Flora Groult, 1994, Journal à quatre mains).
(26) Elle était touchante la jolie Élodie, honnêtement rondelette dans son blouson de toile à manches courtes avec sa jupe-culotte assortie au short bleu marine de Jean. (Robert Sabatier, 1980, Les Fillettes chantantes).
(27) Ce portable n'est certes pas minuscule mais reste tout à fait honnêtement petit ! (www.ciao.fr/Nokia_3410__Avis_465494).
(28) Une poussette doit être honnêtement spacieuse pour permettre les mouvements du corps. (http://www.etichete.info/poussette-a-canne-xzoga.htm)
(29) Le vocabulaire traduit bien l'imprécision dans laquelle se trouve le public honnêtement cultivé mais non spécialiste (Corpus Le Monde).
(30) Sur cette belle idée de départ, Robert Bierman a tourné avec efficacité et sans génie un épisode dans le style TV haut de gamme. Lesley Ann Warren n'est pas franchement irrésistible, sa fille (prise en otage) est trop moche pour qu'on verse une rançon ‘a l'affreux maniaque qui ne parait que brièvement. Quant au détective, il fait un peu léger. Mais l'ensemble est honnêtement divertissant (Corpus Le Monde).
Nous pouvons attester l'existence de cet honnêtement 3 grâce à l'application des critères syntaxiques et sémantiques suivants:
a) honnêtement 3 présente une structure de surface H (X), où H représente l'adverbe honnêtement et X, un segment matériel.
Comme nous pouvons le constater, cette structure est la même que connait honnêtement 1 (cf. supra).
En revanche, honnêtement 3:
b) n'admet pas la possibilité d’être extrait dans une phrase clivée – à la différence d’honnêtement 1:
25. * C'est honnêtement qu'il est copieux.
28. * C'est honnêtement qu'elle doit être spacieuse.
c) et est inacceptable en position détachée en tête de phrase négative – à la différence d’honnêtement 1 et d’honnêtement 2:
25. * Honnêtement, il n'est pas copieux.
28. * Honnêtement, elle ne doit pas être spacieuse.
Cette dernière propriété corrobore la dépendance de cet emploi vis-à-vis du verbe de la proposition (sa portée est donc endophrastique).
d) Par ailleurs, honnêtement 3 peut apparaître sous la portée de la négation, et parfois en être même son focus:
29d. Le public était cultivé, mais il n’était pas honnêtement cultivé.
e) Il peut être également foyer de l'interrogation:
29e. Le public, était-il cultivé ? Honnêtement cultivé?
Ces deux dernières propriétés – communes à honnêtement 1 et à honnêtement 3 – indiquent que nous sommes face à un adverbe intégré à la proposition, portant sur un prédicat au sein de l’énoncé.
f) En outre, honnêtement 3 ne peut jamais figurer en position initiale, ce qui constitue une différence remarquable vis-à-vis d’honnêtement 1 et d’honnêtement 2:
27. * Honnêtement ce portable n'est certes pas minuscule mais reste tout à fait petit.
Sa mobilité dans l’énoncé est très réduite – à la différence notamment d’honnêtement 2 mais aussi d’honnêtement 1. En effet,
g) honnêtement 3 porte toujours sur un adjectif (ou sur un participe passé) et apparaît normalement devant la forme adjectivale qu'il modifie.
Il s'agit là de l'une des propriétés les plus saillantes de cet emploi, puisque la postposition de l'adverbe entraînerait soit une difficulté dans l'interprétation (cf. exemple 27g), soit une lecture en tant qu'adverbe qui caractérise l'action évoquée par le verbe (donc honnêtement 1 ; cf. exemple 29g):
27g. C'est honnêtement petit vs. * C'est petit honnêtement (pas de lecture possible, sauf comme adverbe d’énonciation si l'on marque une pause entre l'adjectif et l'adverbe).
29g. Le public honnêtement cultivé (= correctement, suffisamment) vs. Le public cultivé honnêtement (= de manière honnête).
h) D'un point de vue sémantique, honnêtement 3 signale un degré moyen, ou un peu plus élevé que la moyenne du contenu, de l'adjectif qu'il modifie.
i) De ce fait, honnêtement 3 peut être paraphrasable par correctement, suffisamment dans certaines de ses occurrences:
29i. Une poussette doit être suffisamment spacieuse pour permettre les mouvements du corps.
30i. Le vocabulaire traduit bien l'imprécision dans laquelle se trouve le public moyennement cultivé mais non spécialiste.
j) Il ne semble pas difficile de retrouver la valeur sémantique de degré dans l’étymologie même de l'adjectif sur lequel l'adverbe a été construit (i.e. honnête). En effet, le Trésor de la Langue Française informatisé propose les définitions suivantes pour l'adjectif honnête:
I. Conforme (quant à la probité, à la vertu) à une norme morale socialement reconnue.
II. Conforme aux bienséances, à certains comportements socialement valorisés constituant une norme reconnue.
III. P. ext. Qui se trouve dans la moyenne.
A. [En parlant de qqc. de quantifiable, de mesurable] Honnête abondance, aisance; fortune honnête; obtenir un résultat honnête. Votre lune de miel a duré un temps assez honnête.
B. [En parlant d'une chose pour laquelle on peut établir un classement, une hiérarchie qualitative] Avoir une honnête culture; livre, œuvre honnête. Une œuvre de bon artisan, une toile honnête qui ne révèle aucune individualité
C. [En parlant d'une pers. dont on juge les performances, les résultats obtenus dans une activité] Joueur honnête. [. . .] Le tennis par exemple, où je n'étais qu'un honnête partenaire (CAMUS, Chute, 1956, p. 1498).
Nous pouvons vérifier que la valeur de degré est déjà présente dans la troisième définition, et en particulier dans l'acception A, où l'on signale que l'adjectif honnête peut être appliqué à quelque chose de quantifiable ou mesurable (comme, par exemple, l'abondance, la fortune, l'aisance, un résultat, la durée de la lune de miel, etc.).
Eu égard à toutes ces propriétés, nous pouvons conclure que l'emploi d’honnêtement 3 correspond à celui d'un adverbe de manière quantifieur intensif (Molinier et Levrier, Reference Molinier and Levrier2000) ou d'un adverbe de degré (Schlyter, Reference Schlyter1977), qui indique un degré moyen, ou un peu plus élevé que la moyenne, du contenu de la forme adjectivale qu'il modifie.
Nous pouvons vérifier qu'il s'agit d'un adverbe de degré car il remplit les deux conditions suivantes, propres aux adverbes de ce genre:
k) honnêtement 3 admet le comparatif de supériorité (C'est plus qu'honnêtement + Adj),
29. Une poussette doit être plus qu'honnêtement spacieuse pour permettre les mouvements du corps.
l) ainsi que la possibilité de surenchérissement avec et même:
26. Elle est honnêtement rondelette, et même un peu grosse.
28. C'est honnêtement petit, et même minuscule.
3. ANALYSE DES EMPLOIS D’HONNÊTEMENT: PROPRIÉTÉS ET CAS AMBIGUS
Nous avons résumé dans le tableau ci-dessous (cf. Tableau 1) les propriétés les plus saillantes évoquées dans la description du fonctionnement de l'adverbe honnêtement en français contemporain afin de faciliter la caractérisation de ses emplois ainsi que leur comparaison.
Tableau 1. Emplois et propriétés d'honnêtement en français contemporain

À la suite de l'analyse des exemples de notre corpus, nous avons montré que l'adverbe honnêtement connait trois fonctionnements différenciés en français contemporain, l'existence de ce triple fonctionnement ayant été étayée par des propriétés linguistiques objectivement repérables.
Nous avons, en outre, pu constater que les configurations des propriétés caractérisant honnêtement 1 et honnêtement 3 se ressemblent davantage que celle d’honnêtement 2, ce qui n'est pas étonnant car les deux premiers sont des adverbes qui opèrent toujours au sein du cadre propositionnel (c'est-à-dire, en emploi endophrastique; contrairement à d’honnêtement 2, qui est toujours exophrastique).
Lorsque l'on énonce honnêtement 1 (X), on caractérise la réalisation de l'action évoquée par le verbe de l’énoncé : on précise la manière dont cette action a été accomplie (à savoir, qu'elle a été réalisée de manière honnête). D'après les données fournies par notre corpus, ce fonctionnement se situe largement en tête en termes de fréquence, avec un peu plus de deux tiers de toutes les occurrences attestées (135 occurrences sur 200; soit 67,5 % des cas).
Lorsque l'on énonce honnêtement 3 (X), on désigne un degré moyen, ou un degré un peu plus élevé que la moyenne, du contenu de la forme adjectivale modifiée par l'adverbe. Cet emploi semble être peu fréquent en français contemporain (avec à peine une quinzaine d'exemples trouvés après avoir élargi le contexte de recherche et le corpus).
Enfin, lorsqu'il énonce honnêtement 2 (X, Y), le locuteur qualifie l’énonciation dans laquelle l’énoncé est apparu et lui attribue le caractère d'honnête. Cet emploi est le second par ordre de fréquence en français contemporain, puisque ses occurrences représentent presque un tiers du total (55 occurrences sur 200; soit 27,5 % des cas).
Revenant à honnêtement 3, nous avons signalé que son antéposition vis-à-vis de la forme adjectivale qu'il modifie semble jouer un rôle essentiel dans son interprétation, au point qu'une postposition de l'adverbe entrainerait une lecture comme adverbe caractérisant la réalisation de l'action évoquée par le verbe (donc honnêtement 1). À cet égard, Flament-Boistrancourt (Reference Flament-Boistrancourt2011: 132) observe que le déplacement vers la gauche de l’énoncé de l'adverbe autrement fait infléchir son interprétation vers l'intensif. Comparons les deux exemples que Flament-Boistrancourt propose pour illustrer cette affirmation: Lia est intelligente autrement (= d'une autre façon) vs Lia est autrement intelligente (= à un très haut degré). Un argument semblable pourrait être appliqué à l'adverbe objet de notre étude.
Si notre caractérisation en termes des propriétés syntaxiques et sémantiques nous permet d'identifier et de classer un très grand nombre d'occurrences de notre corpus, il se trouve toutefois des cas ambigus (c'est-à-dire, où au moins deux interprétations seraient possibles).
Ces ambiguïtés peuvent concerner, par exemple, des emplois qui pourraient être rangés sous honnêtement 1 ou bien sous honnêtement 3, comme c'est le cas de l'exemple (31):
(31) Il faut finir ce qui est commencé. Et d'abord espérer que Les danseurs se monteront avec Preyer, dans de bonnes conditions, de façon que je sois honnêtement rétribué (Jean-Patrick Manchette, 2008, Journal: 1966–1974).
Dans cet exemple, nous pourrions faire une lecture d’honnêtement rétribué en tant qu'adverbe qui caractérise la réalisation de l'action subsumée par le verbe de l’énoncé (donc rétribué de manière honnête = honnêtement 1), ou bien en tant qu'adverbe indiquant un degré moyen, ou un degré un peu plus élevé que la moyenne, du contenu du prédicat qu'il modifie (donc rétribué correctement, suffisamment = honnêtement 3). À la différence de l'exemple (6) (‘Mes amis sont honnêtement convaincus’), où le sémantisme verbal infléchissait l'interprétation vers celle d'un adverbe indiquant la réalisation de l'action subsumée par le verbe (= ‘Mes amis sont convaincus de manière honnête’, donc honnêtement 1), dans l'exemple (31), le sémantisme verbal ne nous permet pas de prendre une décision définitive.
De façon analogue, lorsque l'adverbe est situé en position initiale détachée, il peut se produire des convergences entre les adverbes ajoutant un commentaire de la part du locuteur sur sa propre énonciation et les adverbes indiquant la réalisation de l'action subsumée par le verbe (en d'autres termes, entre un emploi extra-prédicatif à portée exophrastique et un emploi extra-prédicatif à portée endophrastique). Certains exemples admettraient alors une double interprétation comme honnêtement 1 ou bien comme honnêtement 2 (cf. exemple 32):
(32) Consterné, il songeait à la juste colère du droguiste, lorsqu'il apprendrait par sa femme la coupable maladresse du commis. Honnêtement, il essaya de mesurer sa faute et évoqua l'apparition du couloir. (Marcel Aymé, 2002, Nouvelles complètes).
Dans cet emploi, nous pourrions interpréter Honnêtement, il essaya de mesurer sa faute et évoqua l'apparition du couloir soit comme un adverbe qui ajoute un commentaire du locuteur sur sa propre énonciation (donc honnêtement 2), paraphrasable par ‘Ce que je fais honnêtement c'est te dire qu'il essaya de mesurer sa faute’; soit comme un adverbe qui indique la façon dont a été accomplie l'action évoquée par le verbe et est donc paraphrasable par de manière honnête: ‘Il essaya de manière honnête de mesurer sa faute’.Footnote 6
Bien que la position initiale détachée reste très rare pour honnêtement 1 (d'après les données fournies par notre corpus, seulement 3 cas possibles sur 135) et soit, en revanche, assez fréquente pour honnêtement 2, l'ambigüité de cet exemple (et d'autres semblables) ne pourrait pas être levée sans un apport supplémentaire d’éléments co-textuels ou contextuels.
Qui plus est, il existe encore des exemples, comme (33),Footnote 7, qui pourraient même recevoir trois interprétations différentes:
(33) Honnêtement, elle a présenté les arguments de toutes les parties.
En effet, cet exemple peut admettre une première interprétation comme adverbe ajoutant un commentaire du locuteur sur sa propre énonciation et donc paraphrasable par ‘Ce que je fais honnêtement, c'est te dire qu'elle a présenté les arguments de toutes les parties’; une deuxième interprétation comme adverbe indiquant la manière dont l'action évoquée par le verbe a été accomplie, et donc paraphrasable par de manière honnête: ‘Elle a présenté de manière honnête les arguments de toutes les parties’. Ou encore, une troisième interprétation en tant qu'adverbe qui instruit une prédication seconde, portant sur l'ensemble du contenu propositionnel et paraphrasable par ‘ce qui est honnête’: ‘Ce qui est honnête, elle a présenté les arguments de toutes les parties’.Footnote 8 En dehors de tout autre apport co(n)textuel, aucun élément ne nous permettrait d’élucider à priori l'interprétation de cet exemple.
Même s'il existe – comme nous venons de le constater – des cas ambigus, où l'interprétation de l'adverbe ne peut pas être déterminée avec certitude, les caractéristiques sémantiques et syntaxiques (et parfois prosodiques) que nous avons proposées nous semblent adéquates pour caractériser un très large nombre d'occurrences de l'adverbe honnêtement en français contemporain.
4. LE TRIPLE FONCTIONNEMENT D'HONNÊTEMENT ET LE LIEN AVEC LES MARQUEURS D'ATTITUDE ÉNONCIATIVE
Comme nous l'avons déjà évoqué, il n'est pas étonnant de constater un double fonctionnement d'un adverbe en français contemporain (souvent l'un à caractère intra-prédicatif; l'autre à caractère exophrastique). En ce sens, Anscombre et al. soulignent même la banalité de l'existence dans nos langues d'adverbes au double fonctionnementFootnote 9: ‘L'apparition d'un apparemment d’énonciation qui concurrence un adverbe de constituant (comme sincèrement) ou même l’élimine (comme décidément) n'est pas étonnante. Il s'agit là d'un mouvement fréquent dans nos langues et est donc [. . .] banal’ (Anscombre et al., Reference Anscombre2009: 56).
Après avoir mené une étude synchronique et diachronique approfondie des usages de l'adverbe apparemment, Anscombre et al. (Reference Anscombre2009: 55) situent l'apparition de l'adverbe de constituant dans une étape antérieure de l'histoire de la langue française à celle de l'adverbe d’énonciation. Ils constatent l'existence d'un apparemment adverbe de constituant déjà en français médiéval (xve siècle) et datent l'apparition de l’apparemment adverbe d’énonciation dans le courant du xviiie siècle.
Bango (Reference Bango, Anscombre, Donaire and Haillet2018) a mené une étude sur la diachronie d’honnêtement et signale que cet adverbe est présent dans les textes français depuis le XIIe siècle, tout d'abord avec la graphie onestement, ensuite avec la graphie honnestement. En ancien et moyen français, il ne connait qu'une seule acception: ‘d'une manière honnête’ (donc notre honnêtement 1). L'analyse diachronique de Bango nous apprend également que la première édition du Dictionnaire de l'Académie Française (1694) mentionne une deuxième acception de cet adverbe: ‘Il signifie quelquefois suffisamment, passablement (Il en a honnestement mangé)’ (donc notre honnêtement 3). D'après le Dictionnaire historique de la langue française (1992) d'Alain Rey, c'est à partir de la signification ‘selon les normes moyennes ou raisonnables’ que l'adverbe honnêtement prend le sens de ‘suffisamment’ (1611): honnêtement payé. La valeur d’honnêtement comme adverbe d’énonciation (donc honnêtement 3) n'apparait qu’à partir du XVIIIe siècle.
L’étude diachronique sert à confirmer que c'est à partir du sens de l'adverbe caractérisant la réalisation de l'action évoquée par le verbe que sont apparus les deux autres sens. L'emploi d’honnêtement 1 reste non seulement le plus fréquent en français contemporain, mais est également à l'origine des deux autres sens.
Il serait alors intéressant de pouvoir établir un lien entre ces trois types de fonctionnements de l’honnêtement, vu que tous partent d'un même emploi et d'un sens premier. Pour ce faire, nous avons eu recours à la catégorie sémantique des marqueurs d'attitude énonciative, établie par Anscombre (Reference Anscombre2009a).
Nous avons déjà mentionné que ce qui caractérise les adverbes d’énonciation (i.e. sincèrement, franchement, sérieusement ou l'adverbe qui nous occupe, honnêtement) est le fait de refléter une attitude du locuteur vis-à-vis de sa propre énonciation. Comme le fait remarquer Anscombre, il s'agit dans tous les cas d'une attitude qui n'est pas décrite mais montrée. Dans les termes de cet auteur, ‘en disant Sincèrement, ça ne casse pas de briques, on ne se décrit ni ne se présente comme sincère, on parle depuis sa sincérité’ (Anscombre, Reference Anscombre2009a: 3). La différence entre description et monstration est celle qui existe entre affirmer son soulagement au moyen d'un énoncé comme ‘Je suis soulagé!’ (description) et dire ‘Quel soulagement!’ ou encore ‘Ouf!’ (monstration) (cf. ibidem).
Notons, par ailleurs, que ce n'est pas seulement la classe des adverbes d’énonciation qui sert à transmettre l'attitude du locuteur; d'après Anscombre, la classe des adverbes de degré partage également le fait d'impliquer fortement le locuteur. Ce serait le cas d'adverbes comme vachement, rudement, foutrement et, si notre analyse est juste, honnêtement 3. Dans cet emploi, honnêtement 3 indique un degré moyen, ou un peu plus élevé que la moyenne, du contenu de l'adjectif qu'il modifie, mais il l'indiquerait – comme l'ensemble de la classe – ‘au travers d'une attitude énonciative du locuteur’ (Anscombre, Reference Anscombre2009b: 67). Schlyter semble être du même avis, puisqu'elle aussi fait remarquer que ‘la notion de degré est souvent attachée à une valorisation de la part du locuteur: beaucoup de ces adverbes [de degré] ont une utilisation nettement émotive’; elle en fournit l'exemple suivant: Ça commence sérieusement à me faire chier (Schlyter, Reference Schlyter1977: 48), où l'adverbe sérieusement prendrait une valeur intensive.
Anscombre va encore plus loin en proposant même une catégorie sémantique des marqueurs d'attitude énonciative, susceptible de traverser plusieurs catégories morpho-syntaxiques. Des adverbes comme franchement, sincèrement, sérieusement, ou honnêtement 2 en position initiale détachée, ou bien des adverbes comme vachement, rudement, carrément ou honnêtement 3 en emploi intensif feraient partie de cette catégorie sémantique à côté des interjections, des phrases exclamatives, etc. Selon cet auteur, les deux types d'adverbes ou d'usage étudiés ne s'opposeraient pas à proprement parler, mais représenteraient deux sous-classes de la classe sémantique plus large des marqueurs d'attitude énonciative (Anscombre, Reference Anscombre2009b: 73).
CONCLUSION
Dans cet article nous avons voulu montrer et justifier l'existence de trois types de fonctionnement de l'adverbe honnêtement en français contemporain. Grâce à l'application d'une série de tests de type foncièrement syntaxique (i.e. extraction par c'est. . . que, possibilité à figurer en tête de phrase négative, possibilité d’être focus de la négation, etc.) et sémantique (i.e. différentes possibilités de paraphrase, enchaînements, etc.), nous avons réussi à caractériser de façon distincte ces trois emplois.
Ainsi avons-nous identifié un premier fonctionnement d’honnêtement (i.e. honnêtement 1), où il caractérise la réalisation de l'action évoquée par le verbe ; un deuxième emploi (i.e. honnêtement 2), où honnêtement montre l'attitude du locuteur vis-à-vis de son propre dire; et enfin, un troisième fonctionnement (i.e. honnêtement 3), où honnêtement signale le degré ou l'intensité du contenu de l'adjectif qu'il modifie.
Nous avons vu, en outre, que ces trois fonctionnements partent tous d'un premier emploi et sens d’honnêtement: celui en tant qu'adverbe caractérisant la réalisation de l'action subsumée par le verbe de l’énoncé (i.e. honnêtement 1). Si le passage d'un adverbe de manière à un adverbe d’énonciation reste assez fréquent dans l'histoire de la langue française – comme en témoignent bon nombre d'adverbes connaissant ce double emploi (i.e. heureusement, malheureusement, personnellement, tristement, gaiment, apparemment, sérieusement, etc.), la transition de l'adverbe de manière orienté vers le sujet (honnêtement 1) à l'adverbe de degré (honnêtement 3) reste plus rare. Voici une singularité de l'adverbe objet de notre étude, qu'il semble néanmoins partager avec d'autres adverbes sémantiquement proches (i.e. franchement, sincèrement). Nous pourrions alors nous demander pourquoi des adverbes liés au champ lexical de la sincérité se révèlent aussi aptes à entrer dans des emplois énonciatifs et intensifs. Celle-ci est une étude qui devrait être prochainement entreprise.