INTRODUCTION
1.1 Le français de Suisse romande
Du point de vue linguistique, comme le souligne Knecht (Reference Knecht and Valdman1979), la Suisse romande ne peut être isolée des régions françaises avoisinantes, notamment de l'est et du sud-est de la France. Par conséquent, le français parlé en Suisse romande ne se distingue que très peu de celui de l'Hexagone. En outre, il n'est pas homogène (Knecht, Reference Knecht and Valdman1979): ses particularismes peuvent être diffusés sur une partie plus ou moins étendue du territoire romand, déborder ou non des frontières et se retrouver parfois en Belgique, au Canada ou ailleurs. Au vu de ces considérations, il paraît donc plus adéquat d'adopter le terme de «variétés romandes» plutôt que celui de «français de Suisse romande», ce qui se reflète également dans l'analyse détaillée d'extraits de conversation issus de locuteurs provenant de quatre régions romandes (Gland dans le canton de Vaud, Meinier dans le canton de Genève, Veyras en Valais et Bévilard dans le Jura bernois) présentée par Andreassen, Maître et Racine (2010).
Même si les particularités romandes peuvent se situer à tous les niveaux (lexical, syntaxique, morphophonologique, phonétique, phonologique, etc.; pour une revue récente, voir Andreassen et al., Reference Andreassen, Maître, Racine, Detey, Durand, Laks and Lyche2010), c'est sur le plan lexical qu'elles ont été le plus étudiées, notamment par le Glossaire des patois de la Suisse romande (GPSR, cf. http://www.gpsr.ch/), le Dictionnaire historique du parler neuchâtelois et suisse romand (Pierrehumbert, Reference Pierrehumbert1926) ainsi que le Dictionnaire suisse romand (DSR, Thibault, Reference Thibault2004), qui constituent les trois principaux ouvrages lexicographiques du 20ème siècle issus de la tradition dialectologique romande. Comme le relève entre autres Singy (Reference Singy1996), c'est toutefois surtout au niveau de la production phonique – segmentale et suprasegmentale – que les différentes variétés romandes sont identifiables. L'ensemble des indices phoniques est utilisé par les locuteurs pour identifier les différents accents romands, globalement selon une catégorisation qui peut être qualifiée de cantonale (neuchâtelois, jurassien, fribourgeois, valaisan, vaudois et genevois), même si, à l'intérieur même des régions, une catégorisation plus précise est souvent effectuée.
Par ailleurs, les représentations qu'ont les Romands de leur propre parler semblent directement liées aux indices phoniques. En effet, lorsque Singy (Reference Singy2004) – dans une grande enquête portant sur les représentations des Vaudois – a demandé aux participants de mentionner les éléments permettant de reconnaître plus ou moins aisément leur manière de parler, c'est l'accent (dans le sens mentionné ci-dessus d'une série d'indices phoniques permettant de caractériser une région) qui est cité le plus souvent (90%). Les différences lexicales se placent, quant à elle, en deuxième position (70%). En troisième position, on trouve l'une des particularités les plus médiatisées des variétés romandes, le débit de parole (26%): les Suisses romands ont en effet la réputation de parler lentement. Cela se reflète également dans les qualificatifs choisis – parmi une liste proposée – pour déterminer l'accent vaudois puisque 56% des femmes et 40% des hommes, issus de la classe moyenne, le considèrent comme «lent». Enfin, Singy (Reference Singy2004) relève également qu'un tiers des répondants ayant mentionné la lenteur du débit l'associe à des propos à connotation négative, comme par exemple «affreusement lent» (Singy, Reference Singy2004, p. 64).
En outre, cette supposée lenteur est d'une part très souvent citée dans la littérature – par exemple, par Knecht et Rubattel (Reference Knecht and Rubattel1984), même si ces auteurs ne présentent aucune donnée ni référence à une étude empirique pour étayer cette constatation – et, d'autre part, largement exploitée et ce, depuis fort longtemps, par les médias, notamment dans la publicité. Mentionnons pour seul exemple la dernière campagne publicitaire française – datant de début 2009 – pour un très célèbre bonbon suisse qui utilise le slogan suivant sur l'une de ses affiches: «Si les Suisses parlent lentement, c'est parce qu'ils savourent». Toutefois, que signifie exactement «parler lentement»?
1.2 Les variables temporelles
Lorsqu'un locuteur produit un énoncé, ce dernier se compose généralement de parole articulée («suites sonores») et d'arrêts de la parole («pauses»). Afin de rendre compte de la dimension temporelle d'un énoncé (alternance entre suites sonores et pauses dans un énoncé d'une durée donnée), Grosjean et Deschamps (Reference Grosjean and Deschamps1975) introduisent et définissent la notion de «variables temporelles», parmi lesquelles se trouvent, entre autres, le débit. Ce dernier (également appelé «vitesse de parole») s'obtient à partir du temps total de locution, qui, comme le montre la Figure 1, se compose du temps d'articulation (temps passé à produire des suites sonores) et du temps de pause (temps passé à produire des pauses). Ainsi, le débit (exprimé généralement en syll/min) traduit la vitesse générale de locution et tient compte non seulement de la vitesse à laquelle le locuteur articule, mais également du temps de pause produit par celui-ci.

Figure 1. Variables temporelles (en encadré); figure tirée et adaptée de Grosjean et Deschamps, 1975.
La vitesse d'articulation, autre variable temporelle (exprimée généralement en syll/sec), dépend, quant à elle, uniquement du temps d'articulation (cf. Figure 1), et reflète ainsi la vitesse à laquelle un locuteur articule un énoncé, sans tenir compte des éventuelles pauses produites. Finalement, comme on peut le constater sur la Figure 1, le temps de pause donne lieu à deux autres variables temporelles: le nombre et la durée des pauses.
Ainsi, la différenciation des diverses variables temporelles permet d'examiner, à travers le débit, si un locuteur parle rapidement, à travers la vitesse d'articulation, s'il articule rapidement, et à travers le nombre et la durée des pauses, comment il organise son temps de pause.
1.3 Le débit en Suisse romande: études précédentes
La supposée lenteur des Suisses romands ayant été, comme nous l'avons vu précédemment, largement médiatisée, il n'est pas surprenant que différentes études aient essayé d'en rendre compte. La première tentative date, à notre connaissance, du début des années 80, où Schoch, Jolivet et Mahmoudian (travail non publié mais rapporté dans Mahmoudian, Jolivet, Reference Mahmoudian and Jolivet1984) ont comparé la vitesse d'articulation de 30 locuteurs parisiens à celle de 40 locuteurs vaudois, sur la base d'extraits de conversation (15 mesures par participant, soit 450 vitesses d'articulation pour les Parisiens et 600 pour les Vaudois). Les résultats n'ont pas révélé de différence significative entre les deux populations au niveau de la vitesse d'articulation, bien que cette dernière soit légèrement plus élevée pour les Vaudois (5.66 syll/sec) que pour les Parisiens (5.29 syll/sec). Ces résultats sont confirmés par ceux, plus récents, de Miller (Reference Miller2007), qui a comparé les variables temporelles (débit et vitesse d'articulation) de 6 locuteurs du Nord de la France (3 hommes et 3 femmes entre 22 et 40 ans) et de 6 locuteurs vaudois (3 hommes et 3 femmes, entre 19 et 35 ans), sur la base de la lecture du texte «La Bise et le Soleil». En effet, les résultats n'ont à nouveau pas révélé de différence significative entre les deux populations, ni au niveau du débit, ni au niveau de la vitesse d'articulation, bien que les Vaudois présentent une vitesse d'articulation moyenne de 5.70 syll/sec contre 6.15 syll/sec pour les Français.
Une troisième étude récente, basée sur les données de quatre points d'enquête du corpus PFC («Phonologie du français contemporain», www.projet-pfc.net, Durand, Laks, Lyche, 2009), présente des résultats légèrement différents. En effet, Goldman et Simon (Reference Goldman and Simon2007) ont comparé les variables temporelles de 23 locuteurs de variétés dites «standard» (Lyon et Tournai) à celles de 24 locuteurs de variétés plus «régionales» (Nyon et Liège), sur la base de la lecture du texte PFC («Le Premier Ministre ira-t-il à Beaulieu?»). Les résultats montrent une différence au niveau du débit entre les variétés standard – qui sont plus rapides – et régionales. En revanche, ils ne révèlent aucune différence au niveau de la vitesse d'articulation entre les deux types de variétés. Cette étude ne permet toutefois pas de tirer des conclusions au niveau du débit des locuteurs vaudois puisque la comparaison porte sur deux variétés standard (française et belge) vs deux variétés régionales (suisse et belge).
Finalement, Woehrling, Boula de Mareüil et Adda-Decker (Reference Woehrling, Boula de Mareüil and Adda-Decker2008) ont examiné divers aspects prosodiques en lecture et en parole spontanée dans différentes régions francophones (Nord de la Loire, Alsace, Belgique, Suisse). Ils rapportent, entre autres, une durée phonémique plus longue pour les locuteurs suisses (de Nyon) que pour les locuteurs du Nord de la Loire, avec une différence plus importante entre les deux groupes en parole spontanée (85 ms et 77 ms respectivement) qu'en lecture (86 ms et 81 ms, respectivement). Relevons toutefois que les auteurs ne fournissent pas de détails statistiques concernant les différences entre les locuteurs suisses et français.
Ainsi, il ne semble pas y avoir de consensus sur la question. En effet, sur les quatre études qui se sont appuyées sur des données, deux ne montrent aucune différence dans la vitesse de parole de locuteurs suisses et français, alors que la troisième révèle une différence qui ne peut pas être imputée directement aux variétés romandes et que la dernière ne fournit pas de détails statistiques. Au vu de ce manque d'uniformité, nous présentons ci-après une nouvelle étude visant à apporter de nouvelles données pour examiner cette question controversée.
1.4 Objectif
L'objectif de cette recherche consiste à comparer les variables temporelles produites en lecture par des locuteurs de différentes régions, et ce, en tenant compte de certaines variables identifiées comme jouant un rôle au niveau de la production du débit, à savoir l’âge et le sexe des locuteurs (voir, entre autres, Smith, Wasowicz, Preston, 1987; Quené, Reference Quené2005; Jacewicz, Fox, O'Neill, Salmons, 2009), variables qui n'ont pas systématiquement été contrôlées dans les études présentées précédemment. Pour cela, nous avons utilisé les données orales de trois points d'enquête du projet PFC (Durand et al., Reference Durand, Laks, Lyche, Durand, Laks and Lyche2009). Les données suisses proviennent de locuteurs vaudois (région nyonnaise, cf. Andreassen et Lyche, Reference Andreassen, Lyche, Durand, Laks and Lyche2009 pour une analyse complète du point d'enquête) et neuchâtelois (du bas du canton, cf. Racine et Andreassen, à paraître, pour une analyse complète du point d'enquête), alors que les données françaises sont tirées du point d'enquête réalisé à Brunoy, en Ile-de-France.
2 MÉTHODE
2.1 Participants
Dans chacun des trois points d'enquête, la sélection des locuteurs s'est effectuée sur la base de deux variables dont l'importance a été démontrée dans diverses études (Smith et al., Reference Smith, Wasowicz and Preston1987; Quené, Reference Quené2005; Jacewicz et al., Reference Jacewicz, Fox, O'Neill and Salmons2009), à savoir l’âge et le sexe des locuteurs. Aussi, nous avons fait en sorte que les groupes de 8 locuteurs issus des trois régions (Brunoy, Nyon et Neuchâtel) comprennent, d'une part, le même nombre d'hommes (4) et de femmes (4). D'autre part, nous nous sommes assurés qu'il n'y ait pas de différences d’âge entre les trois groupes (F (2, 21) = 0.077, n.s.), ni entre les hommes et les femmes (F (1, 22) = 0.001, n.s.), ni entre les hommes et les femmes au sein des trois groupes (F (2, 18) = 0.003, n.s.). Ainsi, le groupe de Brunoy était constitué de 8 locuteurs, 4 hommes et 4 femmes, âgés de 27 à 63 ans (moyenne: 50.13 ans), le groupe de Nyon, de 8 locuteurs, 4 hommes et 4 femmes, âgés de 31 et 65 ans (moyenne: 48.25 ans) et le groupe de Neuchâtel, de 8 locuteurs, 4 hommes et 4 femmes, âgés de 27 et 75 ans (moyenne: 47.13 ans).
2.2 Matériel
Nous avons extrait le deuxième paragraphe du texte «Le premier ministre ira-t-il à Beaulieu», texte que chacun des participants a lu lors de la récolte de données effectuée dans le cadre du projet PFC (Durand et al., Reference Durand, Laks, Lyche, Durand, Laks and Lyche2009). La base de données PFC constitue, à l'heure actuelle, l'une des plus grandes bases de données orales pour le français. Par ailleurs, la méthodologie de récolte des données, similaire pour toutes les enquêtes, permet d'assurer la comparabilité des données des différents points d'enquête. Le paragraphe que nous avons utilisé dans la présente étude, et qui se trouve ci-dessous, comprend 160 mots.
Le maire de Beaulieu – Marc Blanc – est en revanche très inquiet. La cote du Premier Ministre ne cesse de baisser depuis les élections. Comment, en plus, éviter les manifestations qui ont eu tendance à se multiplier lors des visites officielles? La côte escarpée du Mont Saint-Pierre qui mène au village connaît des barrages chaque fois que les opposants de tous les bords manifestent leur colère. D'un autre côté, à chaque voyage du Premier Ministre, le gouvernement prend contact avec la préfecture la plus proche et s'assure que tout est fait pour le protéger. Or, un gros détachement de police, comme on en a vu à Jonquière, et des vérifications d'identité risquent de provoquer une explosion. Un jeune membre de l'opposition aurait déclaré: «Dans le coin, on est jaloux de notre liberté. S'il faut montrer patte blanche pour circuler, nous ne répondons pas de la réaction des gens du pays. Nous avons le soutien du village entier».
2.3 Mesures acoustiques
Une segmentation automatique des frontières de phonèmes, de syllabes et de mots a été effectuée à l'aide du logiciel EasyAlign (Goldman, Reference Goldman2011) pour les productions de Brunoy et de Neuchâtel. Quant aux productions de Nyon, nous avons utilisé les productions segmentées automatiquement par l'aligneur du LIMSI (Gauvain, Lamel, Adda, Reference Gauvain, Lamel and Adda2002), productions utilisées dans Goldman et Simon (Reference Goldman and Simon2007). Nous avons ensuite vérifié et corrigé manuellement toutes les frontières de phonèmes et de syllabes de chaque production.
En ce qui concerne l'identification des pauses, nous avons choisi de ne pas adopter de seuil minimum pour la durée des pauses. Toutes les pauses, même les plus courtes, ont donc été prises en compte. Ce choix a été motivé par la volonté de ne pas omettre certaines pauses courtes, éventuellement réalisées à un débit rapide. Afin de déterminer si le silence qui précède l'explosion des occlusives devait être considéré comme tel ou comme une pause, nous avons suivi la procédure suivante (appliquée à chaque locuteur): la durée du silence de pré-explosion de tous les mots commençant par une occlusive (sauf lorsque ces mots se trouvaient avant une pause dont le statut ne faisait aucun doute) a été mesurée. Puis, nous avons calculé la moyenne et l’écart-type de ces durées. Une valeur limite a été déterminée en additionnant deux écarts-type à la moyenne. Ainsi, si la durée du silence de pré-explosion était supérieure à la valeur limite, ce silence était considéré comme une pause; s'il était inférieur, il gardait son statut de silence de pré-explosion.
2.4 Analyse des données
Sur la base des mesures acoustiques, nous avons obtenu, pour chaque production, le nombre de syllabes phonétiques produites – en tenant compte des phénomènes d’élision ou d’épenthèse (par exemple, la séquence «dans le coin» contient 3 syllabes si le schwa de «le» est produit, et 2 syllabes s'il n'est pas produit) –, le temps total de locution, le temps d'articulation ainsi que le temps de pause. Puis, pour chaque locuteur de chacune des régions, nous avons calculé le débit (en syll/min, n = 8 pour chaque région) et compté le nombre de pauses produites (n = 8 pour chaque région). De plus, nous avons considéré la durée de toutes les pauses produites dans les trois régions (en ms; Brunoy: n = 210; Neuchâtel: n = 230; Nyon: n = 198). Finalement, nous avons calculé la vitesse d'articulation (en syll/sec) pour chacune des suites sonores produites dans les trois régions (Brunoy: n = 218; Neuchâtel: n = 238; Nyon: n = 206). Afin de déterminer l'impact de la variété régionale sur ces variables temporelles, des analyses statistiques (analyse de variance et régression linéaire multiple) ont ensuite été effectuées sur le débit, le nombre et la durée des pauses, ainsi que sur la vitesse d'articulation.
3 RÉSULTATS ET DISCUSSION
3.1 Débit
La Figure 2 présente la distribution du débit (en syll/min) en fonction de la variété régionale (Brunoy, Neuchâtel et Nyon). Comme nous pouvons le constater, les trois distributions ne sont pas similaires, avec davantage de locuteurs rapides à Brunoy, et davantage de locuteurs plus lents dans les deux régions suisses.

Figure 2. Distribution du débit (en syll/min) en fonction de la variété régionale (Brunoy, Neuchâtel et Nyon). Les centres de classes (de 11 syll/min) se trouvent en abscisse.
Ces différences se reflètent dans les mesures de débit des trois variétés régionales (cf. Tableau 1). Néanmoins, une analyse de variance ne révèle pas de différence statistiquement significative entre le débit des trois variétés (F (2, 21) = 1.02, n.s.), bien que la différence entre Brunoy et Neuchâtel s'approche du seuil de signification. Il est cependant important de souligner ici que la puissance de notre test statistique est faible en raison du nombre limité de locuteurs dans chaque région. De ce fait, nous émettons l'hypothèse que la différence entre Brunoy et Neuchâtel pourrait être validée statistiquement avec un plus grand nombre de locuteurs.
Tableau 1. Mesures (de tendance centrale et de dispersion) du débit en fonction de la variété régionale (Brunoy, Neuchâtel et Nyon).

Etant donné que le débit tient compte du temps de pause et du temps d'articulation, nous examinons, dans les sections suivantes, le nombre et la durée des pauses ainsi que la vitesse d'articulation, afin de déterminer si les locuteurs des trois variétés régionales présentent des différences au niveau de ces variables temporelles.
3.2 Nombre et durée des pauses
Le Tableau 2 présente les mesures de tendance centrale et de dispersion pour le nombre et la durée des pauses en fonction de la variété régionale (Brunoy, Neuchâtel et Nyon). On constate que le nombre de pauses est similaire dans les trois variétés (F (2, 21) = 0.8, n.s.). Il faut toutefois considérer ces résultats avec réserve étant donné le nombre restreint de données dans chaque région.
Tableau 2. Mesures (de tendance centrale et de dispersion) du nombre et de la durée des pauses en fonction de la variété régionale (Brunoy, Neuchâtel et Nyon).

En ce qui concerne la durée des pauses, bien que les locuteurs de Brunoy produisent, en moyenne, des pauses plus longues que les locuteurs des deux régions suisses, la différence ne se voit statistiquement pas confirmée (F (2, 635) = 0.59, n.s.), et ce, en considérant un nombre élevé de données dans chaque région (plus de 200 données). Au vu de ces résultats, il semblerait que les locuteurs des trois variétés régionales ne se différencient pas au niveau des pauses, qu'il s'agisse de leur nombre ou de leur durée. L'absence de différence pourrait s'expliquer par l'influence de la ponctuation lors de la lecture du texte: les locuteurs produisent une pause en présence d'une virgule ou d'un point (21 occurrences dans le texte).
3.3 Vitesse d'articulation
La Figure 3 présente la distribution de la vitesse d'articulation (en syll/sec) en fonction de la variété régionale (Brunoy, Neuchâtel et Nyon). Nous observons des distributions similaires pour les trois régions, avec toutefois une distribution légèrement décalée vers la droite à Brunoy par rapport aux régions suisses, ce qui indique des vitesses d'articulation supérieures à Brunoy qu’à Neuchâtel et à Nyon.

Figure 3. Distribution de la vitesse d'articulation (en syll/sec) en fonction de la variété régionale (Brunoy, Neuchâtel et Nyon). Les centres de classes (de 1 syll/sec) se trouvent en abscisse.
Cette observation se voit confirmée tant par les valeurs de tendance centrale (cf. Tableau 3) que par des analyses statistiques révélant une différence significative entre la vitesse d'articulation des trois variétés (F (2, 659) = 8.2, p < 0.001, avec une puissance statistique de 97%). Plus précisément, la vitesse d'articulation des deux variétés suisses est plus lente que celle de Brunoy.
Tableau 3. Mesures (de tendance centrale et de dispersion) de la vitesse d'articulation en fonction de la variété régionale (Brunoy, Neuchâtel et Nyon).

Nous avons cherché à expliquer les différences observées entre les vitesses d'articulation des trois variétés régionales. En effet, comme nous l'avons mentionné auparavant, les chercheurs ayant examiné les variables temporelles issues de productions de diverses régions n'ont pas systématiquement contrôlé l’âge et/ou le sexe des locuteurs. Par conséquent, nous avons effectué une analyse de régression multiple en tenant compte de ces variables, afin de déterminer si, outre la variété régionale, l'interaction entre cette dernière et l’âge et le sexe des locuteurs avait une influence sur la vitesse d'articulation.
Hormis l'effet de la variété régionale déjà mentionné, les résultats montrent une différence entre la vitesse d'articulation des hommes et des femmes selon la variété régionale. Comme on peut le constater sur la Figure 4, les hommes articulent plus rapidement que les femmes à Brunoy (β = 0.64, t (655) = 4.82, p < 0.001) et à Neuchâtel (β = 0.33, t (655) = 2.59, p < 0.01), tandis que l'on n'observe pas de différence entre la vitesse d'articulation des hommes et des femmes à Nyon (β = 0.09, t (655) = 0.63, n.s.).

Figure 4. Vitesse d'articulation (syll/sec) (estimée par le modèle) en fonction de la variété régionale (Brunoy, Neuchâtel, Nyon) et du sexe des locuteurs.
De plus, les résultats soulignent une différence de vitesse d'articulation en fonction de l’âge des locuteurs, selon la variété régionale examinée. En effet, comme le montre la Figure 5, l’âge n'a pas d'effet sur la vitesse d'articulation des locuteurs de Brunoy (β = 0.002, t (655) = 0.56, n.s.), alors qu'il affecte la vitesse d'articulation des locuteurs de Neuchâtel (β = -0.02, t (655) = -3,77, p < 0.001), et plus fortement encore la vitesse d'articulation des locuteurs de Nyon (β = -0.03, t (655) = -5.82, p < 0.001). Ainsi, dans les deux variétés suisses, la vitesse d'articulation diminue avec l’âge.

Figure 5. Vitesse d'articulation (syll/sec) (estimée par le modèle) en fonction de la variété régionale (Brunoy, Neuchâtel, Nyon) et de l’âge des locuteurs.
En résumé, la variété régionale ne constitue pas à elle seule le paramètre déterminant la vitesse d'articulation d'un locuteur. En effet, l'interaction de la variété régionale avec l’âge d'une part, et avec le sexe des locuteurs d'autre part permet de mieux comprendre les différences observées entre Brunoy, Neuchâtel et Nyon.
4 CONCLUSION
L'objectif de cette étude était de déterminer si l'idée commune que les Suisses romands parlent lentement se confirme empiriquement. Pour ce faire, nous avons comparé diverses variables temporelles (débit, nombre et durée des pauses et vitesse d'articulation) issues de productions lues par des locuteurs provenant d'une région française (Brunoy) et de deux régions suisses romandes (Neuchâtel et Nyon).
En ce qui concerne le débit, bien que les locuteurs de Brunoy présentent un débit plus rapide que les locuteurs suisses romands, cette différence n'est pas confirmée statistiquement. L'absence de différence au niveau statistique est toutefois à considérer avec prudence, étant donné la faible puissance de notre test statistique due au nombre limité de données. Aussi, l’émergence d'une différence entre le débit des locuteurs des trois variétés régionales est à envisager avec un plus grand nombre de données.
Pour ce qui est des pauses, les résultats ont non seulement montré que les locuteurs des trois variétés régionales ne se distinguent pas au niveau du nombre de pauses – résultat à considérer avec précaution étant donné le nombre restreint de données –, mais ils ont également révélé, de manière statistiquement fiable, que les locuteurs ne se différencient pas non plus au niveau de la durée des pauses. Ainsi, les pauses ne constituent pas un facteur permettant de discriminer les productions des Suisses romands de celles des locuteurs de Brunoy.
Quant à la vitesse d'articulation, les résultats ont d'une part mis en évidence une différence entre les locuteurs des trois variétés régionales, les locuteurs de Brunoy articulant plus rapidement que les locuteurs suisses romands. Ils ont d'autre part souligné le rôle différent de l’âge et du sexe des locuteurs, selon la région, dans la production de la vitesse d'articulation. En effet, pour ce qui est du sexe des locuteurs, contrairement à Nyon, les hommes articulent plus rapidement que les femmes à Brunoy et à Neuchâtel. Quant à l’âge, il constitue un facteur de ralentissement de la vitesse d'articulation à Neuchâtel et à Nyon, mais pas à Brunoy. Ainsi, la variété régionale, couplée à l’âge ou au sexe des locuteurs, permet d'expliquer les différences observées entre la vitesse d'articulation des locuteurs de Brunoy, Neuchâtel et Nyon.
Bien que les deux variétés suisses romandes se ressemblent dans la mesure où leur vitesse d'articulation est chacune plus lente qu’à Brunoy, elles se distinguent l'une de l'autre quant à l'influence qu'exercent l’âge et le sexe des locuteurs sur la vitesse d'articulation. En effet, l’âge est un facteur important à Nyon, alors qu'il l'est dans une mesure moindre à Neuchâtel, et le sexe est déterminant à Neuchâtel, tandis qu'il ne l'est pas à Nyon. Cela confirme – au niveau prosodique – l'existence de différences entre les variétés romandes, différences que les chercheurs ont déjà soulignées, sur le plan segmental surtout (voir par exemple Andreassen et al., Reference Andreassen, Maître, Racine, Detey, Durand, Laks and Lyche2010).
Cette étude, si elle montre qu'il existe une différence au niveau de la vitesse d'articulation entre les locuteurs des trois régions, souligne surtout que la variété régionale ne constitue pas le seul paramètre déterminant et que son impact se combine avec celui d'autres facteurs comme l’âge et le sexe des locuteurs. Ainsi, cette recherche met l'accent sur le besoin, dans l’étude du débit et des variables temporelles – et à plus grande échelle, dans l’étude de phénomènes prosodiques – de contrôler l'influence de variables sociolinguistiques, telles que l’âge, le sexe et la provenance géographique des locuteurs. Ce travail montre en effet que ce dernier facteur doit être pris en compte même lorsque les locuteurs sont originaires du même pays.
Une autre variable se doit d’être prise en considération dans l’étude du débit: le style de parole. En effet, le débit varie selon la charge cognitive de la tâche réalisée, autrement dit selon le style de parole (pour une description détaillée, voir Schwab, Reference Schwab2007). Lucci (Reference Lucci1983), par exemple, a montré que le débit est plus rapide en lecture – une tâche qui ne requiert pas un effort cognitif important – qu'en parole spontanée, tâche qui demande, quant à elle, un effort cognitif important de planification. De même, Simon, Auchlin, Avanzi et Goldman (Reference Simon, Auchlin, Avanzi, Goldman, Abecassis and Ledegen2010) ont rapporté un débit et une vitesse d'articulation plus rapides en lecture que dans d'autres styles de parole (ex. interview radiophonique, récit conversationnel, discours politique, etc.). Par conséquent, on pourrait supposer que la différence de vitesse d'articulation que l'on observe en lecture entre les locuteurs de Brunoy et les locuteurs suisses se manifeste dans une mesure différente en parole spontanée, par exemple. Schwab, Dubosson et Avanzi (soumis) ont examiné la vitesse d'articulation en lecture et en parole spontanée (conversation informelle) chez des locuteurs parisiens et suisses romands de Neuchâtel (entre autres). De manière très surprenante, ils rapportent une vitesse d'articulation plus rapide en conversation qu'en lecture, et ce, quelle que soit la variété des locuteurs. De plus, leurs résultats révèlent, comme ceux de la présente étude, une vitesse d'articulation plus rapide pour les locuteurs parisiens que pour les locuteurs neuchâtelois, quel que soit le style de parole. Mais surtout, ils mettent en évidence que la différence entre la vitesse d'articulation des Parisiens et des Neuchâtelois est similaire en lecture et en conversation. Ainsi, la différence de vitesse d'articulation que l'on observe, dans la présente étude, entre des locuteurs de la région parisienne et des locuteurs suisses ne semble pas conditionnée par le style de parole.
Ajoutons finalement qu'il serait d'intéressant d'examiner en détail la nature des différences de vitesse d'articulation entre les locuteurs des diverses variétés. On sait, par exemple, que les locuteurs des variétés suisses, contrairement aux locuteurs de l'Hexagone, utilisent la durée vocalique comme trait distinctif (il vit [vi] – la vie [vi:], cf. Racine et Andreassen, à paraître). De plus, comme l'ont montré Schwab, Avanzi, Goldman, Montchaud et Racine (Reference Schwab, Avanzi, Goldman, Montchaud and Racine2012), les locuteurs suisses produisent davantage de syllabes pénultièmes proéminentes que les locuteurs parisiens, proéminences qui se traduisent principalement par un allongement syllabique. Ainsi, l'utilisation de la durée syllabique comme trait distinctif et la présence plus marquée de syllabes pénultièmes proéminentes dans les variétés suisses pourraient expliquer, du moins en partie, la vitesse d'articulation plus lente des locuteurs de Neuchâtel et de Nyon, par rapport aux locuteurs de Brunoy. De futures études sont par conséquent nécessaires pour déterminer plus précisément l'origine des différences observées entre la vitesse d'articulation des locuteurs suisses romands et parisiens.
En conclusion, ce travail, réalisé sur la base d'extraits produits en lecture, fournit d'intéressantes pistes de recherche et de solides bases méthodologiques pour l'approfondissement de l’étude des différences de débit, que cela soit en lecture ou en parole spontanée.