1. COMPARAISONS DES GRANDES «FAMILLES» DE FRANÇAIS DU CANADA
Le français fait montre d'une diversité impressionnante au plan global, ce qui nous présente un véritable laboratoire sociolinguistique pour l’étude du changement linguistique et de la variation, des phénomènes de contact, de l'aménagement linguistique, de l'acquisition, etc. Par contre, d'après Françoise Gadet (Reference Gadet, Martineau and Nadasdi2011:132), «[o]n peut alors se demander pourquoi les chercheurs sur le français n'ont pas davantage exploité une telle opportunité.» L'article de Mougeon, Hallion, Bigot et Papen répond bien aux appels de Gadet en faveur d'augmenter le nombre d’études sur les différentes variétés, ce qui nous permet d'explorer la «palette de diversité» du français (Gadet Reference Gadet, Martineau and Nadasdi2011:132). En ce qui a trait plus précisément aux français de l'Ouest canadien, les articles sur ces variétés sont de plus en plus nombreux, ce qui contraste avec la situation depuis quelques décennies. À titre d'exemple, le livre Le français canadien parlé hors Québec: aperçu sociolinguistique (dir. par Mougeon et Beniak Reference Mougeon and Beniak1988) est organisé en deux parties, la première sur le français ontarien et la seconde sur le français acadien, ce qui tient compte des variétés de français de l'est du Canada, mais pas de l'ouest. En dépit du fait que les variétés de français à l'ouest de l'Ontario sont exclues de ce livre, Mougeon et Beniak (Reference Mougeon and Beniak1988:2) remarquent qu'il «est toutefois à souhaiter [. . .] [que] la linguistique du français canadien continuera sa poussée vers l'Ouest». Ce n'est pas par erreur qu'ils excluent ces variétés, mais plutôt parce qu'il y a un véritable «manque d’études sur le français de l'Ouest canadien» (1988:2).
Depuis les années 1980, le nombre d’études sur ces variétés a augmenté (Papen Reference Papen2004, Papen et Bigot Reference Papen, Bigot, LeBlanc, Martineau and Frenette2010, Hallion Bres Reference Hallion Bres2006, Walker Reference Walker, Valdman, Auger and Piston-Hatlen2005, etc.) et un livre consacré uniquement aux variétés de français de l'Ouest canadien, À l'ouest des Grands Lacs: communautés francophones et variétés de français dans les Prairies et en Colombie-Britannique (dir. par Papen et Hallion) est paru en 2014. Ainsi, l'ajout des travaux sur les variétés de français de l'Ouest canadien aux nombreuses études sur d'autres variétés laurentiennes et sur le français acadien nous permet de mieux saisir la diversité des français du Canada.
L'article de Mougeon, Hallion Bres, Bigot et Papen compare quatre variétés de français laurentien parlé hors Québec, notamment le français de Welland (Ontario), Saint-Boniface (Manitoba), Bonnyville (Alberta) et le français mitchif de Saint-Laurent (Manitoba). C'est certain qu'il est important de comparer à l'intérieur de ce que les auteurs appellent les grandes «familles» de français nord-américains (par exemple les variétés de français laurentien, les variétés de français acadien, etc.). Je suggère néanmoins qu'une comparaison entre les familles (par exemple entre les variétés laurentiennes et acadiennes) nous permet également de saisir la palette de diversité du français dans le contexte canadien. À titre d'exemple d'une étude qui se sert d'une telle approche, l'article de Martineau (Reference Martineau2005) présente une analyse comparative entre les variétés laurentiennes et acadiennes dans une perspective historique. De plus, King (Reference King2013) présente une analyse comparative à l'intérieur de la famille de variétés acadiennes, mais elle étend la comparaison aux variétés laurentiennes, louisianaises et le français hexagonal. Bien qu'il y ait des divergences et des convergences à l'intérieur des familles, il y a également des points de convergence entre les familles qui mériteraient d'une étude approfondie selon une approche comparative.
2. QUELQUES POINTS DE COMPARAISON ENTRE LE FRANÇAIS LAURENTIEN ET LE FRANÇAIS ACADIEN: L'ASSIBILATION DE /t/ ET /d/ ET LE «/ʃ/ SAINTONGEAIS»
On associe souvent certains traits linguistiques à certaines variétés en tant qu'indicateurs ou stéréotypes (Labov Reference Labov1976). Bien que ces traits soient souvent répandus dans certaines variétés, il existe toutefois certains cas d'exceptions. Comment expliquer ces différences? Est-ce que les similarités entre les familles sont dues au contact? Au Canada, deux traits sont souvent associés à l'une ou l'autre des familles de variétés de français:
– l'assibilation des occlusives /t/et /d/ devant les voyelles fermées [i] et [y] ainsi que les voyelles semi-fermées [j] et [ɥ], comme en (1). Les variantes assibilées sont [ts] et [dz], tandis que les variantes non-assibilées sont [t] et [d].
(1)
– le /ʃ/ dit «saintongeais», un phénomène où le phonème /ʃ/ possède, en plus du [ʃ], les variantes [ç] et [x] et le phonème /ʒ/ a les variantes [h], [ɣ] et [ɦ] en plus du [ʒ], comme en (2).
(2)
Dans le premier cas, l'assibilation des occlusives /t/ et /d/ est un phénomène bien saillant et souvent décrit comme un trait stéréotypé des variétés laurentiennes (Friesner Reference Friesner2010), tandis que les occlusives se prononcent en général sans assibilation en français acadien (Friesner Reference Friesner2010:36). S'appuyant sur la prononciation de douze mots dans l’Atlas linguistique de l'est du Canada (Dulong et Bergeron Reference Dulong and Bergeron1980), Friesner relève des taux catégoriques d'assibilation dans la plupart du sud du Québec et des taux variables d'assibilation dans le nord-est et dans le nord-ouest du Nouveau-Brunswick ainsi qu’à l’Île-du-Prince-Édouard (cf. Figure 4, Friesner Reference Friesner2010:38). Ce résultat soutient les résultats d'autres études qui ont remarqué que l'assibilation se trouve en français acadien du Nouveau-Brunswick (McKillop et Cichocki Reference McKillop, Cichocki, Ducos and Phlipponneau1989) ainsi qu’à l’Île-du-Prince-Édouard (King et Ryan Reference King, Ryan, Mougeon and Beniak1988). De plus, Cichocki et Perreault (Reference Cichocki and Perreault2014) montrent que l'assibilation est en croissance dans les variétés acadiennes du Nouveau-Brunswick. Dans l'ensemble, ces résultats remettent en question le fait que «presque tout le monde soit d'accord sur le fait que ce phénomène n'existe pas chez les Acadiens» (Friesner Reference Friesner2010:36). Ces résultats soulèvent plusieurs questions quant à la distribution de l'assibilation en variétés de français parlé au Canada: est-ce que l'assibilation dans les variétés acadiennes est due au contact avec les variétés laurentiennes? Est-ce que l'assibilation dans les variétés acadiennes s'est produit indépendamment des variétés laurentiennes (c.-à-d. un changement interne)? Si l'assibilation se diffuse actuellement en Acadie, est-ce que ce trait va demeurer un trait stéréotypé du français laurentien? Est-ce que le système de contraintes qui opèrent sur la variation en français acadien est le même que dans les variétés laurentiennes? L'approche comparative, surtout entre les familles de variétés de français, permettra de répondre à ces questions.
Pour ce qui est de l'autre trait, le «[ʃ] saintongeais», nommé d'après son origine dans l'ancienne province de la Saintonge en France, est souvent associé aux variétés acadiennes. Dans les variétés de français néo-écossais, Flikeid et Richard (Reference Flikeid and Richard1993:139) remarquent que le [ʃ] saintongeais se trouve à la Baie Sainte-Marie, communauté du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse, ainsi qu’à Rivière-Bourgeois, située à proximité de l'Isle Madame. Bien que ce trait soit absent des variétés acadiennes de l’Île-du-Prince-Édouard (King Reference King2000), Lucci (Reference Lucci1972) remarque qu'il se trouve à Moncton et King (Reference King2000) mentionne que ce phénomène se trouve dans le français acadien de Terre-Neuve. En dépit du fait que c'est un trait qu'on retrouve surtout dans les variétés acadiennes, il se trouve également dans certaines variétés laurentiennes. Par exemple, le français laurentien de la région de Beauce fait montre du [ʃ] saintongeais (Chidaine Reference Chidaine, Gendron and Straka1967), ce qui pourrait être dû au fait qu'une population acadienne s'est installée dans cette région du Québec. Par contre, le [ʃ] saintongeais apparaît également dans le français de Bonnyville en Alberta (Rochet Reference Rochet1993). Tout comme on l'a vu pour l'assibilation des occlusives, on peut se poser des questions en ce qui concerne la diffusion du [ʃ] saintongeais: est-ce que le système de contraintes qui influencent le [ʃ] saintongeais en français laurentien le même qu'en français acadien? Peut-on expliquer, du point de vue diachronique, pourquoi ces traits se retrouvent dans différentes variétés de français laurentien? Qu'est-ce que la comparaison entre les variétés suggère du point de vue de l'origine de ces variétés? L'approche comparative entre les familles nous permettrait de déterminer si ce sont véritablement les mêmes systèmes linguistiques et si la répartition de traits est due au contact entre variétés.
3. LES PROBLÈMES MÉTHODOLOGIQUES LIÉS À LA COMPARAISON
Afin de comparer différentes variétés de français laurentien, les auteurs ont dû se servir de différents corpus. Les différences entre les corpus posent plusieurs problèmes quant à la comparabilité des données. En voici quelques-uns:
– Les corpus ont été recueillis à différentes époques. Par exemple, certains corpus ont été recueillis dans les années 1970 (le corpus de Welland en 1975 et le corpus de Bonnyville en 1976), d'autres dans les années 1980 (le corpus de Saint-Laurent en 1987) et encore d'autres dans les années 1990 (le corpus de Saint-Boniface entre 1995 et 1997). Évidemment, ce genre d'intervalle peut être utile dans le cadre d'une étude en temps réel, mais ce n'est pas le but de la présente étude. Par conséquent, il faut tenir compte du fait qu'un changement des contraintes linguistiques ou extralinguistiques aurait pu se produire pendant les vingt années qui séparent les corpus.
– La répartition des locuteurs selon certains facteurs sociaux dans un corpus ne représente pas toujours la communauté. À titre d'exemple, les auteurs (p. 131) identifient le fait que «trois des quatre échantillons de locuteurs ne sont pas représentatifs de l'ensemble de la population où ils ont été prélevés. Ainsi, les deux échantillons de Welland et Bonnyville ne reflètent pas la prédominance des locuteurs des couches sociales basses dans ces deux communautés.» Pour tenir compte de ce fait, ils remarquent que «ces deux échantillons sous-estiment la fréquence de la variante populaire rien que et surestiment celle de la variante standard seulement» (p. 30). En dépit du fait que les corpus ne reflètent pas la distribution des locuteurs dans la communauté selon divers facteurs sociaux, il est possible de comparer tout en tenant compte de ces différences lorsqu'on analyse les résultats, ce que les auteurs ont fait lorsqu'ils se sont rendu compte qu'il y avait une fréquence assez élevée de la variante ne . . . que à Saint-Boniface. Pour expliquer ce résultat, ils suggèrent que ceci «reflète la surreprésentation des locuteurs hautement éduqués dans ce corpus» (p. 141).
– Dans certains cas, l'enquêteur était membre de la communauté, tandis que dans d'autres cas, l'enquêteur provenait de l'extérieur de la communauté. Par exemple, les entrevues du corpus de Saint-Boniface ont été recueillies par une intervieweuse originaire de la France, tandis que les entrevues du corpus de Saint-Laurent ont été recueillies par un membre de la communauté. Conséquemment, le statut de l'intervieweur (membre de la communauté ou non) pourrait influencer les données. Dans son étude sur les emprunts et les alternances de code en français acadien de la Nouvelle-Écosse, Flikeid (Reference Flikeid1989) a montré que lorsqu'elle était l'intervieweuse, les entrevues avaient moins de mots d'origine anglaise que si l'intervieweuse était membre de la communauté. Ainsi, le fait que l'intervieweuse du corpus de Saint-Boniface est locutrice d'une variété de français différente de celle de la communauté pourrait influencer les résultats. À titre d'exemple, la variante ne . . . que, que les auteurs (p. 141) décrivent comme une forme «hyper-norme» en français laurentien, est plus fréquente dans le corpus de Saint-Boniface que dans les autres corpus. Ils expliquent ce taux élevé de ne . . . que par la surreprésentation des locuteurs éduqués dans leur échantillon, tel que mentionné ci-dessus. Évidemment, cette surreprésentation explique en partie le taux élevé de ne . . . que, mais il se pourrait également que ces locuteurs éduqués aient des taux plus bas de cette variante si l'intervieweuse était locutrice de la même variété de français (c.-à-d. le français de Saint-Boniface) et non pas une locutrice d'une variété de français hexagonal.
En dépit du fait qu'il y a plusieurs problèmes méthodologiques qui se posent lorsqu'on veut comparer des données à partir de différents corpus, il est tout à fait possible de comparer si l'on tient compte de ces différences. Dans le cadre de leur étude, les auteurs sont bien conscients des problèmes liés à ce genre de comparaison et ils se sont servis de ces différences pour expliquer certains résultats. De plus, l'approche variationniste permet en grande partie de contourner le problème de différents corpus afin de comparer les systèmes de contraintes qui opèrent sur la variable.
4. CONCLUSION
La présente étude de Mougeon, Hallion, Bigot et Papen démontre que bien qu'il y ait certains problèmes lorsqu'on compare entre variétés à partir de différents corpus, il est tout à fait possible d'analyser différentes variétés selon une approche comparative. Bien que les auteurs aient choisi de se concentrer sur le français laurentien, il serait également intéressant d’élargir la comparaison à d'autres familles de français (par ex. les variétés acadiennes, les variétés louisianaises, etc.). L'ensemble des études qui se concentrent sur la comparaison à l'intérieur des familles ainsi qu'entre les familles nous permet de mieux saisir la palette de diversité du français. Somme toute, cette étude apporte un éclairage sur la diversité des variétés de français parlé dans l'Ouest canadien ainsi que la palette de diversité à l'intérieur de la famille des variétés laurentiennes.
1. COMPARAISONS DES GRANDES «FAMILLES» DE FRANÇAIS DU CANADA
Le français fait montre d'une diversité impressionnante au plan global, ce qui nous présente un véritable laboratoire sociolinguistique pour l’étude du changement linguistique et de la variation, des phénomènes de contact, de l'aménagement linguistique, de l'acquisition, etc. Par contre, d'après Françoise Gadet (Reference Gadet, Martineau and Nadasdi2011:132), «[o]n peut alors se demander pourquoi les chercheurs sur le français n'ont pas davantage exploité une telle opportunité.» L'article de Mougeon, Hallion, Bigot et Papen répond bien aux appels de Gadet en faveur d'augmenter le nombre d’études sur les différentes variétés, ce qui nous permet d'explorer la «palette de diversité» du français (Gadet Reference Gadet, Martineau and Nadasdi2011:132). En ce qui a trait plus précisément aux français de l'Ouest canadien, les articles sur ces variétés sont de plus en plus nombreux, ce qui contraste avec la situation depuis quelques décennies. À titre d'exemple, le livre Le français canadien parlé hors Québec: aperçu sociolinguistique (dir. par Mougeon et Beniak Reference Mougeon and Beniak1988) est organisé en deux parties, la première sur le français ontarien et la seconde sur le français acadien, ce qui tient compte des variétés de français de l'est du Canada, mais pas de l'ouest. En dépit du fait que les variétés de français à l'ouest de l'Ontario sont exclues de ce livre, Mougeon et Beniak (Reference Mougeon and Beniak1988:2) remarquent qu'il «est toutefois à souhaiter [. . .] [que] la linguistique du français canadien continuera sa poussée vers l'Ouest». Ce n'est pas par erreur qu'ils excluent ces variétés, mais plutôt parce qu'il y a un véritable «manque d’études sur le français de l'Ouest canadien» (1988:2).
Depuis les années 1980, le nombre d’études sur ces variétés a augmenté (Papen Reference Papen2004, Papen et Bigot Reference Papen, Bigot, LeBlanc, Martineau and Frenette2010, Hallion Bres Reference Hallion Bres2006, Walker Reference Walker, Valdman, Auger and Piston-Hatlen2005, etc.) et un livre consacré uniquement aux variétés de français de l'Ouest canadien, À l'ouest des Grands Lacs: communautés francophones et variétés de français dans les Prairies et en Colombie-Britannique (dir. par Papen et Hallion) est paru en 2014. Ainsi, l'ajout des travaux sur les variétés de français de l'Ouest canadien aux nombreuses études sur d'autres variétés laurentiennes et sur le français acadien nous permet de mieux saisir la diversité des français du Canada.
L'article de Mougeon, Hallion Bres, Bigot et Papen compare quatre variétés de français laurentien parlé hors Québec, notamment le français de Welland (Ontario), Saint-Boniface (Manitoba), Bonnyville (Alberta) et le français mitchif de Saint-Laurent (Manitoba). C'est certain qu'il est important de comparer à l'intérieur de ce que les auteurs appellent les grandes «familles» de français nord-américains (par exemple les variétés de français laurentien, les variétés de français acadien, etc.). Je suggère néanmoins qu'une comparaison entre les familles (par exemple entre les variétés laurentiennes et acadiennes) nous permet également de saisir la palette de diversité du français dans le contexte canadien. À titre d'exemple d'une étude qui se sert d'une telle approche, l'article de Martineau (Reference Martineau2005) présente une analyse comparative entre les variétés laurentiennes et acadiennes dans une perspective historique. De plus, King (Reference King2013) présente une analyse comparative à l'intérieur de la famille de variétés acadiennes, mais elle étend la comparaison aux variétés laurentiennes, louisianaises et le français hexagonal. Bien qu'il y ait des divergences et des convergences à l'intérieur des familles, il y a également des points de convergence entre les familles qui mériteraient d'une étude approfondie selon une approche comparative.
2. QUELQUES POINTS DE COMPARAISON ENTRE LE FRANÇAIS LAURENTIEN ET LE FRANÇAIS ACADIEN: L'ASSIBILATION DE /t/ ET /d/ ET LE «/ʃ/ SAINTONGEAIS»
On associe souvent certains traits linguistiques à certaines variétés en tant qu'indicateurs ou stéréotypes (Labov Reference Labov1976). Bien que ces traits soient souvent répandus dans certaines variétés, il existe toutefois certains cas d'exceptions. Comment expliquer ces différences? Est-ce que les similarités entre les familles sont dues au contact? Au Canada, deux traits sont souvent associés à l'une ou l'autre des familles de variétés de français:
– l'assibilation des occlusives /t/et /d/ devant les voyelles fermées [i] et [y] ainsi que les voyelles semi-fermées [j] et [ɥ], comme en (1). Les variantes assibilées sont [ts] et [dz], tandis que les variantes non-assibilées sont [t] et [d].
(1)
– le /ʃ/ dit «saintongeais», un phénomène où le phonème /ʃ/ possède, en plus du [ʃ], les variantes [ç] et [x] et le phonème /ʒ/ a les variantes [h], [ɣ] et [ɦ] en plus du [ʒ], comme en (2).
(2)
Dans le premier cas, l'assibilation des occlusives /t/ et /d/ est un phénomène bien saillant et souvent décrit comme un trait stéréotypé des variétés laurentiennes (Friesner Reference Friesner2010), tandis que les occlusives se prononcent en général sans assibilation en français acadien (Friesner Reference Friesner2010:36). S'appuyant sur la prononciation de douze mots dans l’Atlas linguistique de l'est du Canada (Dulong et Bergeron Reference Dulong and Bergeron1980), Friesner relève des taux catégoriques d'assibilation dans la plupart du sud du Québec et des taux variables d'assibilation dans le nord-est et dans le nord-ouest du Nouveau-Brunswick ainsi qu’à l’Île-du-Prince-Édouard (cf. Figure 4, Friesner Reference Friesner2010:38). Ce résultat soutient les résultats d'autres études qui ont remarqué que l'assibilation se trouve en français acadien du Nouveau-Brunswick (McKillop et Cichocki Reference McKillop, Cichocki, Ducos and Phlipponneau1989) ainsi qu’à l’Île-du-Prince-Édouard (King et Ryan Reference King, Ryan, Mougeon and Beniak1988). De plus, Cichocki et Perreault (Reference Cichocki and Perreault2014) montrent que l'assibilation est en croissance dans les variétés acadiennes du Nouveau-Brunswick. Dans l'ensemble, ces résultats remettent en question le fait que «presque tout le monde soit d'accord sur le fait que ce phénomène n'existe pas chez les Acadiens» (Friesner Reference Friesner2010:36). Ces résultats soulèvent plusieurs questions quant à la distribution de l'assibilation en variétés de français parlé au Canada: est-ce que l'assibilation dans les variétés acadiennes est due au contact avec les variétés laurentiennes? Est-ce que l'assibilation dans les variétés acadiennes s'est produit indépendamment des variétés laurentiennes (c.-à-d. un changement interne)? Si l'assibilation se diffuse actuellement en Acadie, est-ce que ce trait va demeurer un trait stéréotypé du français laurentien? Est-ce que le système de contraintes qui opèrent sur la variation en français acadien est le même que dans les variétés laurentiennes? L'approche comparative, surtout entre les familles de variétés de français, permettra de répondre à ces questions.
Pour ce qui est de l'autre trait, le «[ʃ] saintongeais», nommé d'après son origine dans l'ancienne province de la Saintonge en France, est souvent associé aux variétés acadiennes. Dans les variétés de français néo-écossais, Flikeid et Richard (Reference Flikeid and Richard1993:139) remarquent que le [ʃ] saintongeais se trouve à la Baie Sainte-Marie, communauté du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse, ainsi qu’à Rivière-Bourgeois, située à proximité de l'Isle Madame. Bien que ce trait soit absent des variétés acadiennes de l’Île-du-Prince-Édouard (King Reference King2000), Lucci (Reference Lucci1972) remarque qu'il se trouve à Moncton et King (Reference King2000) mentionne que ce phénomène se trouve dans le français acadien de Terre-Neuve. En dépit du fait que c'est un trait qu'on retrouve surtout dans les variétés acadiennes, il se trouve également dans certaines variétés laurentiennes. Par exemple, le français laurentien de la région de Beauce fait montre du [ʃ] saintongeais (Chidaine Reference Chidaine, Gendron and Straka1967), ce qui pourrait être dû au fait qu'une population acadienne s'est installée dans cette région du Québec. Par contre, le [ʃ] saintongeais apparaît également dans le français de Bonnyville en Alberta (Rochet Reference Rochet1993). Tout comme on l'a vu pour l'assibilation des occlusives, on peut se poser des questions en ce qui concerne la diffusion du [ʃ] saintongeais: est-ce que le système de contraintes qui influencent le [ʃ] saintongeais en français laurentien le même qu'en français acadien? Peut-on expliquer, du point de vue diachronique, pourquoi ces traits se retrouvent dans différentes variétés de français laurentien? Qu'est-ce que la comparaison entre les variétés suggère du point de vue de l'origine de ces variétés? L'approche comparative entre les familles nous permettrait de déterminer si ce sont véritablement les mêmes systèmes linguistiques et si la répartition de traits est due au contact entre variétés.
3. LES PROBLÈMES MÉTHODOLOGIQUES LIÉS À LA COMPARAISON
Afin de comparer différentes variétés de français laurentien, les auteurs ont dû se servir de différents corpus. Les différences entre les corpus posent plusieurs problèmes quant à la comparabilité des données. En voici quelques-uns:
– Les corpus ont été recueillis à différentes époques. Par exemple, certains corpus ont été recueillis dans les années 1970 (le corpus de Welland en 1975 et le corpus de Bonnyville en 1976), d'autres dans les années 1980 (le corpus de Saint-Laurent en 1987) et encore d'autres dans les années 1990 (le corpus de Saint-Boniface entre 1995 et 1997). Évidemment, ce genre d'intervalle peut être utile dans le cadre d'une étude en temps réel, mais ce n'est pas le but de la présente étude. Par conséquent, il faut tenir compte du fait qu'un changement des contraintes linguistiques ou extralinguistiques aurait pu se produire pendant les vingt années qui séparent les corpus.
– La répartition des locuteurs selon certains facteurs sociaux dans un corpus ne représente pas toujours la communauté. À titre d'exemple, les auteurs (p. 131) identifient le fait que «trois des quatre échantillons de locuteurs ne sont pas représentatifs de l'ensemble de la population où ils ont été prélevés. Ainsi, les deux échantillons de Welland et Bonnyville ne reflètent pas la prédominance des locuteurs des couches sociales basses dans ces deux communautés.» Pour tenir compte de ce fait, ils remarquent que «ces deux échantillons sous-estiment la fréquence de la variante populaire rien que et surestiment celle de la variante standard seulement» (p. 30). En dépit du fait que les corpus ne reflètent pas la distribution des locuteurs dans la communauté selon divers facteurs sociaux, il est possible de comparer tout en tenant compte de ces différences lorsqu'on analyse les résultats, ce que les auteurs ont fait lorsqu'ils se sont rendu compte qu'il y avait une fréquence assez élevée de la variante ne . . . que à Saint-Boniface. Pour expliquer ce résultat, ils suggèrent que ceci «reflète la surreprésentation des locuteurs hautement éduqués dans ce corpus» (p. 141).
– Dans certains cas, l'enquêteur était membre de la communauté, tandis que dans d'autres cas, l'enquêteur provenait de l'extérieur de la communauté. Par exemple, les entrevues du corpus de Saint-Boniface ont été recueillies par une intervieweuse originaire de la France, tandis que les entrevues du corpus de Saint-Laurent ont été recueillies par un membre de la communauté. Conséquemment, le statut de l'intervieweur (membre de la communauté ou non) pourrait influencer les données. Dans son étude sur les emprunts et les alternances de code en français acadien de la Nouvelle-Écosse, Flikeid (Reference Flikeid1989) a montré que lorsqu'elle était l'intervieweuse, les entrevues avaient moins de mots d'origine anglaise que si l'intervieweuse était membre de la communauté. Ainsi, le fait que l'intervieweuse du corpus de Saint-Boniface est locutrice d'une variété de français différente de celle de la communauté pourrait influencer les résultats. À titre d'exemple, la variante ne . . . que, que les auteurs (p. 141) décrivent comme une forme «hyper-norme» en français laurentien, est plus fréquente dans le corpus de Saint-Boniface que dans les autres corpus. Ils expliquent ce taux élevé de ne . . . que par la surreprésentation des locuteurs éduqués dans leur échantillon, tel que mentionné ci-dessus. Évidemment, cette surreprésentation explique en partie le taux élevé de ne . . . que, mais il se pourrait également que ces locuteurs éduqués aient des taux plus bas de cette variante si l'intervieweuse était locutrice de la même variété de français (c.-à-d. le français de Saint-Boniface) et non pas une locutrice d'une variété de français hexagonal.
En dépit du fait qu'il y a plusieurs problèmes méthodologiques qui se posent lorsqu'on veut comparer des données à partir de différents corpus, il est tout à fait possible de comparer si l'on tient compte de ces différences. Dans le cadre de leur étude, les auteurs sont bien conscients des problèmes liés à ce genre de comparaison et ils se sont servis de ces différences pour expliquer certains résultats. De plus, l'approche variationniste permet en grande partie de contourner le problème de différents corpus afin de comparer les systèmes de contraintes qui opèrent sur la variable.
4. CONCLUSION
La présente étude de Mougeon, Hallion, Bigot et Papen démontre que bien qu'il y ait certains problèmes lorsqu'on compare entre variétés à partir de différents corpus, il est tout à fait possible d'analyser différentes variétés selon une approche comparative. Bien que les auteurs aient choisi de se concentrer sur le français laurentien, il serait également intéressant d’élargir la comparaison à d'autres familles de français (par ex. les variétés acadiennes, les variétés louisianaises, etc.). L'ensemble des études qui se concentrent sur la comparaison à l'intérieur des familles ainsi qu'entre les familles nous permet de mieux saisir la palette de diversité du français. Somme toute, cette étude apporte un éclairage sur la diversité des variétés de français parlé dans l'Ouest canadien ainsi que la palette de diversité à l'intérieur de la famille des variétés laurentiennes.